Génie du christianisme/Partie 4/Livre 5/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 475-477).

Chapitre III - Chevaliers de Calatrave et de Saint-Jacques-de-l’Epée, en Espagne

La chevalerie faisait au centre de l’Europe les mêmes progrès qu’aux deux extrémités de cette partie du monde.

Vers l’an 1147, Alphonse le Batailleur, roi de Castille, enlève aux Maures la place de Calatrave en Andalousie. Huit ans après les Maures se préparent à la reprendre sur don Sanche, successeur d’Alphonse. Don Sanche, effrayé de ce dessein, fait publier qu’il donne la place à quiconque voudra la défendre. Personne n’ose se présenter, hors un bénédictin de l’ordre de Cîteaux, dom Didace Vilasquès, et Raymond son abbé. Ils se jettent dans Calatrave avec les paysans et les familles qui dépendaient de leur monastère de Fitero ; ils font prendre les armes aux frères convers, et fortifient la ville menacée. Les Maures étant informés de ces préparatifs renoncent à leur entreprise : la place demeure à l’abbé Raymond, et les frères convers se changent en chevaliers du nom de Calatrava.

Ces nouveaux chevaliers firent dans la suite plusieurs conquêtes sur les Maures de Valence et de Jaën : Favera, Maella, Macalon, Valdetormo, la Fresueda, Valderobbes, Calenda, Aqua-Viva, Ozpipa, tombèrent tour à tour entre leurs mains. Mais l’ordre reçut un échec irréparable à la bataille d’Alarcos, que les Maures d’Afrique gagnèrent en 1195 sur le roi de Castille. Les chevaliers de Calatrave y périrent presque tous avec ceux d’Alcantara et de Saint-Jacques-de-l’Epée.

Nous n’entrerons dans aucun détail touchant ces derniers, qui eurent aussi pour but de combattre les Maures et de protéger les voyageurs contre les incursions des infidèles[1].

Il suffit de jeter les yeux sur l’histoire à l’époque de l’institution de la chevalerie religieuse pour reconnaître les importants services qu’elle a rendus à la société. L’ordre de Malte, en Orient, a protégé le commerce et la navigation renaissante, et a été pendant plus d’un siècle le seul boulevard qui empêchât les Turcs de se précipiter sur l’Italie ; dans le Nord, l’Ordre Teutonique, en subjuguant les peuples errants sur les bords de la Baltique, a éteint le foyer de ces terribles éruptions qui ont tant de fois désolé l’Europe : il a donné le temps à la civilisation de faire des progrès et de perfectionner ces nouvelles armes qui nous mettent pour jamais à l’abri des Alaric et des Attila. Ceci ne paraîtra point une vaine conjecture si l’on observe que les courses des Normands n’ont cessé que vers le Xe siècle, et que les chevaliers teutoniques, à leur arrivée dans le Nord, trouvèrent une population réparée et d’innombrables barbares, qui s’étaient déjà débordés autour d’eux. Les Turcs descendant de l’Orient, les Livoniens, les Prussiens, les Poméraniens, arrivant de l’Occident et du Septentrion, auraient renouvelé dans l’Europe à peine reposée les scènes des Huns et des Goths.

Les chevaliers teutoniques rendirent même un double service à l’humanité, car en domptant des sauvages ils les contraignirent de s’attacher à la culture et d’embrasser la vie sociale. Chrisbourg, Bartenstein, Wissembourg, Wesel, Brumberg, Thorn, la plupart des villes de la Prusse, de la Courlande et de la Sémigalie, furent fondées par cet ordre militaire religieux ; et tandis qu’il peut se vanter d’avoir assuré l’existence des peuples de la France et de l’Angleterre, il peut aussi se glorifier d’avoir civilisé le nord de la Germanie.

Un autre ennemi était encore peut-être plus dangereux que les Turcs et les Prussiens, parce qu’il se trouvait au centre même de l’Europe : les Maures ont été plusieurs fois sur le point d’asservir la chrétienté. Et quoique ce peuple paraisse avoir eu dans ses mœurs plus d’élégance que les autres barbares, il avait toutefois dans sa religion, qui admettait la polygamie et l’esclavage, dans son tempérament despotique et jaloux, il avait, disons-nous, un obstacle invincible aux lumières et au bonheur de l’humanité.

Les ordres militaires de l’Espagne en combattant ces infidèles ont donc, ainsi que l’Ordre Teutonique et celui de Saint-Jean de Jérusalem, prévenu de très grands malheurs. Les chevaliers chrétiens remplacèrent en Europe les troupes soldées, et furent une espèce de milice régulière, qui se transportait où le danger était le plus pressant. Les rois et les barons, obligés de licencier leurs vassaux au bout de quelques mois de service, avaient été souvent surpris par les barbares : ce que l’expérience et le génie des temps n’avaient pu faire, la religion l’exécuta ; elle associa des hommes qui jurèrent, au nom de Dieu, de verser leur sang pour la patrie : les chemins devinrent libres, les provinces furent purgées des brigands qui les infestaient, et les ennemis du dehors trouvèrent une digue à leurs ravages.

On a blâmé les chevaliers d’avoir été chercher les infidèles jusque dans leurs foyers. Mais on n’observe pas que ce n’était, après tout, que de justes représailles contre des peuples qui avaient attaqué les premiers les peuples chrétiens ; les Maures, que Charles-Martel extermina, justifient les croisades. Les disciples du Coran sont-ils demeurés tranquilles dans les déserts de l’Arabie, et n’ont-ils pas porté leur loi et leurs ravages jusqu’aux murailles de Delhi et jusqu’aux remparts de Vienne ? Il fallait peut-être attendre que le repaire de ces bêtes féroces se fût rempli de nouveau, et parce qu’on a marché contre elles sous la bannière de la religion, l’entreprise n’était ni juste ni nécessaire ! Tout était bon, Teutatès, Odin, Allah, pourvu qu’on n’eût pas Jésus-Christ [NOTE 36] !

  1. Shoonbeck, Giustiniani, Hélyot, Fleury et Mariana. (N.d.A.)