Génie du christianisme/Partie 4/Livre 6/Chapitre VI

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Garnier Frères (p. 502-506).

Chapitre VI - Papes et cour de Rome, découvertes modernes, etc

Avant de passer aux services que l’Église a rendus à l’agriculture, rappelons ce que les papes ont fait pour les sciences et les beaux-arts. Tandis que les ordres supérieurs travaillaient dans toute l’Europe à l’éducation de la jeunesse, à la découverte des manuscrits, à l’explication de l’antiquité, les pontifes romains, prodiguant aux savants les récompenses et jusqu’aux honneurs du sacerdoce, étaient le principe de ce mouvement général vers les lumières. Certes, c’est une grande gloire pour l’Église qu’un pape ait donné son nom au siècle qui commence l’ère de l’Europe civilisée, et qui, s’élevant du milieu des ruines de la Grèce, emprunta ses clartés du siècle d’Alexandre pour les réfléchir sur le siècle de Louis.

Ceux qui représentent le christianisme comme arrêtant le progrès des lumières contredisent manifestement les témoignages historiques. Partout la civilisation a marché sur les pas de l’Evangile, au contraire des religions de Mahomet, de Brama et de Confucius, qui ont borné les progrès de la société et forcé l’homme à vieillir dans son enfance.

Rome chrétienne était comme un grand port qui recueillait tous les débris des naufrages des arts. Constantinople tombe sous le joug des Turcs : aussitôt l’Église ouvre mille retraites honorables aux illustres fugitifs de Byzance et d’Athènes. L’imprimerie, proscrite en France, trouve une retraite en Italie. Des cardinaux épuisent leurs fortunes à fouiller les ruines de la Grèce et à acquérir des manuscrits. Le siècle de Léon X avait paru si beau au savant abbé Barthélemi, qu’il l’avait d’abord préféré à celui de Périclès pour sujet de son grand ouvrage : c’était dans l’Italie chrétienne qu’il prétendait conduire un moderne Anacharsis.

" A Rome, dit-il, mon voyageur voit Michel-Ange élevant la coupole de Saint-Pierre ; Raphaël peignant les galeries du Vatican ; Sadolet et Bembe, depuis cardinaux, remplissant alors auprès de Léon X la place de secrétaires ; Le Trissin donnant la première représentation de Sophonisbe, première tragédie composée par un moderne ; Béroald, bibliothécaire du Vatican, s’occupant à publier les Annales de Tacite, qu’on venait de découvrir en Westphalie et que Léon X avait acquises pour la somme de cinq cents ducats d’or ; le même pape proposant des places aux savants de toutes les nations qui viendraient résider dans ses États, et des récompenses distinguées à ceux qui lui apporteraient des manuscrits inconnus… Partout s’organisaient des universités, des collèges, des imprimeries pour toutes sortes de langues et de sciences, des bibliothèques sans cesse enrichies des ouvrages qu’on y publiait et des manuscrits nouvellement apportés des pays où l’ignorance avait conservé son empire. Les académies se multipliaient tellement qu’à Ferrare on en comptait dix à douze ; à Bologne, environ quatorze ; à Sienne, seize. Elles avaient pour objet les sciences, les belles-lettres, les langues, l’histoire, les arts. Dans deux de ces académies, dont l’une était simplement dévouée à Platon et l’autre à son disciple Aristote, étaient discutées les opinions de l’ancienne philosophie et pressenties celles de la philosophie moderne. A Bologne ainsi qu’à Venise, une de ces sociétés veillait sur l’imprimerie, sur la beauté du papier, la fonte des caractères, la correction des épreuves, et sur tout ce qui pouvait contribuer à la perfection des éditions nouvelles… Dans chaque État, les capitales, et même des villes moins considérables, étaient extrêmement avides d’instruction et de gloire : elles offraient presque toutes aux astronomes des observatoires, aux anatomistes des amphithéâtres, aux naturalistes des jardins de plantes, à tous les gens de lettres des collections de livres, de médailles et de monuments antiques ; à tous les genres de connaissances des marques éclatantes de considération, de reconnaissance et de respect… Les progrès des arts favorisaient le goût des spectacles et de la magnificence. L’étude de l’histoire et des monuments des Grecs et des Romains inspirait des idées de décence, d’ensemble et de perfection qu’on n’avait point eues jusque alors. Julien de Médicis, frère de Léon X, ayant été proclamé citoyen romain, cette proclamation fut accompagnée de jeux publics, et, sur un vaste théâtre construit exprès dans la place du Capitole, on représenta pendant deux jours une comédie de Plaute, dont la musique et l’appareil extraordinaire excitèrent une admiration générale. "

Les successeurs de Léon X ne laissèrent point s’éteindre cette noble ardeur pour les travaux du génie. Les évêques pacifiques de Rome rassemblaient dans leurs villa les précieux débris des âges. Dans les palais des Borghèse et des Farnèse le voyageur admirait les chefs-d’œuvre de Praxitèle et de Phidias ; c’étaient des papes qui achetaient au poids de l’or les statues de l’Hercule et de l’Apollon ; c’étaient des papes qui, pour conserver les ruines trop insultées de l’antiquité, les couvraient du manteau de la religion. Qui n’admirera la pieuse industrie de ce pontife qui plaça des images chrétiennes sur les beaux débris des Thermes de Dioclétien ? Le Panthéon n’existerait plus s’il n’eût été consacré par le culte des apôtres, et la colonne Trajane ne serait pas debout si la statue de saint Pierre ne l’eût couronnée.

Cet esprit conservateur se faisait remarquer dans tous les ordres de l’Église. Tandis que les dépouilles qui ornaient le Vatican surpassaient les richesses des anciens temples, de pauvres religieux protégeaient dans l’enceinte de leurs monastères les ruines des maisons de Tibur et de Tusculum et promenaient l’étranger dans les jardins de Cicéron et d’Horace. Un Chartreux vous montrait le laurier qui croît sur la tombe de Virgile, et un pape couronnait le Tasse au Capitole.

Ainsi depuis quinze cents ans l’Église protégeait les sciences et les arts ; son zèle ne s’était ralenti à aucune époque. Si dans le VIIIe siècle le moine Alcuin enseigne la grammaire à Charlemagne, dans le XVIIIe un autre moine industrieux et patient[1] trouve un moyen de dérouler les manuscrits d’Herculanum ; si en 740 Grégoire de Tours décrit les antiquités des Gaules, en 1754 le chanoine Mozzochi explique les tables législatives d’Héraclée. La plupart des découvertes qui ont changé le système du monde civilisé ont été faites par des membres de l’Église. L’invention de la poudre à canon, et peut-être celle du télescope, sont dues au moine Roger Bacon ; d’autres attribuent la découverte de la poudre au moine allemand Berthold Schwartz ; les bombes ont été inventées par Galen, évêque de Munster ; le diacre Flavio de Gioia, Napolitain, a trouvé la boussole ; le moine Despina les lunettes, et Pacificus, archevêque de Vérone, ou le pape Silvestre II, l’horloge à roues. Que de savants, dont nous avons déjà nommé un grand nombre dans le cours de cet ouvrage, ont illustré les cloîtres ou ajouté de la considération aux chaires éminentes de l’Église ! Que d’écrivains célèbres ! que d’hommes de lettres distingués ! que d’illustres voyageurs ! que de mathématiciens, de naturalistes, de chimistes, d’astronomes, d’antiquaires ! que d’orateurs fameux ! que d’hommes d’État renommés ! Parler de Suger, de Ximenès, d’Alberoni, de Richelieu, de Mazarin, de Fleury, n’est-ce pas rappeler à la fois les plus grands ministres et les plus grandes choses de l’Europe moderne ?

Au moment même où nous traçons ce rapide tableau des bienfaits de l’Église, l’Italie en deuil rend un témoignage touchant d’amour et de reconnaissance à la dépouille mortelle de Pie VI[2]. La capitale du monde chrétien attend le cercueil du pontife infortuné qui, par des travaux dignes d’Auguste et de Marc-Aurèle, a desséché des marais infects, retrouvé le chemin des consuls romains et réparé les aqueducs des premiers monarques de Rome. Pour dernier trait de cet amour des arts si naturel aux chefs de l’Église, le successeur de Pie VI, en même temps qu’il rend la paix aux fidèles, trouve encore dans sa noble indigence des moyens de remplacer par de nouvelles statues les chefs-d’œuvre que Rome, tutrice des beaux-arts, a cédés à l’héritière d’Athènes.

Après tout, les progrès des lettres étaient inséparables des progrès de la religion, puisque c’était dans la langue d’Homère et de Virgile que les Pères expliquaient les principes de la foi ; le sang des martyrs, qui fut la semence des chrétiens, fit croître aussi le laurier de l’orateur et du poète.

Rome chrétienne a été pour le monde moderne ce que Rome païenne fut pour le monde antique, le lien universel ; cette capitale des nations remplit toutes les conditions de sa destinée, et semble véritablement la Ville éternelle. Il viendra peut-être un temps où l’on trouvera que c’était pourtant une grande idée, une magnifique institution que celle du trône pontifical. Le père spirituel, placé au milieu des peuples, unissait ensemble les diverses parties de la chrétienté. Quel beau rôle que celui d’un pape vraiment animé de l’esprit apostolique ! Pasteur général du troupeau, il peut ou contenir les fidèles dans les devoirs ou les défendre de l’oppression. Ses États, assez grands pour lui donner l’indépendance, trop petits pour qu’on ait rien à craindre de ses efforts, ne lui laissent que la puissance de l’opinion ; puissance admirable quand elle n’embrasse dans son empire que des œuvres de paix, de bienfaisance et de charité.

Le mal passager que quelques mauvais papes ont fait a disparu avec eux ; mais nous ressentons encore tous les jours l’influence des biens immenses et inestimables que le monde entier doit à la cour de Rome. Cette cour s’est presque toujours montrée supérieure à son siècle. Elle avait des idées de législation, de droit public ; elle connaissait les beaux-arts, les sciences, la politesse, lorsque tout était plongé dans les ténèbres des institutions gothiques ; elle ne se réservait pas exclusivement la lumière, elle la répandait sur tous ; elle faisait tomber les barrières que les préjugés élèvent entre les nations ; elle cherchait à adoucir nos mœurs, à nous tirer de notre ignorance, à nous arracher à nos coutumes grossières ou féroces. Les papes parmi nos ancêtres furent des missionnaires des arts envoyés à des barbares, des législateurs chez des sauvages. " Le règne seul de Charlemagne, dit Voltaire, eut une lueur de politesse, qui fut probablement le fruit du voyage de Rome. "

C’est donc une chose assez généralement reconnue que l’Europe doit au saint-siège sa civilisation, une partie de ses meilleures lois et presque toutes ses sciences et ses arts. Les souverains pontifes vont maintenant chercher d’autres moyens d’être utiles aux hommes : une nouvelle carrière les attend, et nous avons des présages qu’ils la rempliront avec gloire. Rome est remontée à cette pauvreté évangélique qui faisait tout son trésor dans les anciens jours. Par une conformité remarquable, il y a des gentils à convertir, des peuples à rappeler à l’unité, des haines à éteindre, des larmes à essuyer, des plaies à fermer et qui demandent tous les baumes de la religion. Si Rome comprend bien sa position, jamais elle n’a eu devant elle de plus grandes espérances et de plus brillantes destinées. Nous disons des espérances, car nous comptons les tribulations au nombre des désirs de l’Église de Jésus-Christ. Le monde dégénéré appelle une seconde publication de l’Evangile ; le christianisme se renouvelle, et sort victorieux du plus terrible des assauts que l’enfer lui ait encore livrés. Qui sait si ce que nous avons pris pour la chute de l’Église n’est pas sa réédification ! Elle périssait dans la richesse et dans le repos ; elle ne se souvenait plus de la croix : la croix a reparu, elle sera sauvée.

  1. Barthélemi, Voyage en Italie. (N.d.A.)
  2. En l’année 1800. (N.d.A.)