Géographie physique - Quilleboeuf, excursions et études météorologiques à l’embouchure de la Seine

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Géographie physique - Quilleboeuf, excursions et études météorologiques à l’embouchure de la Seine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 559-581).
GÉOGRAPHIE PHYSIQUE





QUILLEBOEUF.


EXCURSIONS ET ÉTUDES MÉTÉOROLOGIQUES A L’EMBOUCHURE DE LA SEINE.






Pour étudier le développement des lois de la nature dans le monde entier, les observateurs ont parcouru les diverses régions, et ensuite les théoriciens, en rassemblant les faits analogues, ont pu en conclure les principes généraux qui forment le beau domaine de la géographie physique. Il semble néanmoins que, pour saisir les mille détails dont se compose tout ce qui se rapporte au climat de chaque lieu de la terre, les études faites par un habitant de chaque pays sans les inconvéniens d’un voyage rapide, de l’ignorance de la langue et de la nouveauté des objets, offriraient à la connaissance de la vérité plus de chances favorables que la manière trop habituelle d’observer en courant. En un mot, comme l’ont fait plusieurs auteurs grecs qui nous ont laissé des descriptions de la Grèce, il serait avantageux que la France fût parcourue par un Français, la Grande-Bretagne par un Anglais, et ainsi des autres pays, à la condition cependant que ces voyageurs indigènes fussent préparés pour leurs recherches locales comme on l’est ordinairement pour l’exploration des pays étrangers. En effet, quand on visite les provinces même voisines de Paris, on est frappé de circonstances remarquables relatives à la chaleur, à l’arrosement naturel, à l’humidité, aux brouillards, à la qualité du sol et à ses productions, enfin aux divers modes dont ce sol est exploité par les habitans, sans compter les rivières qui se perdent sous terre, les précipices et accidens de terrain, les effets curieux des vents, des tempêtes et des orages, les particularités des marées de nos côtes et de nos rivières, — tous phénomènes non moins remarquables ou imposans que ceux auxquels les touristes ont donné une célébrité européenne.

Nous avons déjà signalé dans cette Revue la beauté et la salubrité de climat des régions de la France qui longent la Méditerranée dans la portion occidentale de son bassin. Cependant on met toujours un voyage en Italie au rang des jouissances hygiéniques que procure un climat privilégié ; or rien ne serait plus facile que de prouver la supériorité de la France sur l’Italie, en comparant les deux bords opposés de la Méditerranée. Tout le monde sait du reste que les Romains quittaient l’été le sol brûlant et malsain de leur pays pour les vallées fraîches et salubres du Roussillon et de la Gaule narbonnaise. En signalant la France à l’attention des voyageurs et surtout de ses propres habitans, il faut reconnaître toutefois qu’il leur manque beaucoup des données qui peuvent rendre un voyage utile. Sans doute il est pour chaque province, et principalement pour les grandes villes, des itinéraires descriptifs où l’on peut recueillir quelques indications scientifiques ; mais l’énumération des monumens et des produits de la civilisation y occupe toujours la plus grande place. On semble ne voyager que pour voir les hommes et non point la nature ; on oublie que c’est la qualité du terrain et toute la météorologie en général qui sert de base à la population, qui détermine ses subsistances, son commerce, ses manufactures, et les influences beaucoup trop négligées auxquelles est soumise la santé publique.

La description physique de chaque localité devenant ainsi l’objet d’un travail spécial, la science aurait bientôt d’utiles résultats à signaler, et l’ensemble de ces monographies météorologiques ne tarderait pas à constituer pour la France de précieux matériaux qu’on exploiterait ensuite tant au profit des théories physiques qu’au point de vue de la statistique et de l’économie politique. Plusieurs bons esprits isolés et fixés sur divers points de la France, qui ne trouvent point à employer utilement leurs loisirs et leur capacité, pourraient se charger de ces reconnaissances météorologiques, si les corps savans surtout avaient publié des canevas ou listes d’observations à faire et de renseignemens à recueillir. Au total, il s’agit d’abord de faire, sauf à faire mieux ensuite. Les Grecs, trois siècles avant notre ère, étaient déjà riches de descriptions topographiques : « Il est des écrivains, dit Aristote, qui nous ont représenté la nature d’une contrée restreinte, l’aspect d’une seule ville, le cours d’un vaste fleuve, les beaux sites d’une montagne. Nous avons la description du mont Ossa, celle de la ville de Nyssa, consacrée à Bacchus, celle des grottes du Parnasse, enfin de plusieurs localités tout à fait particulières. » Aristote semble traiter de petits esprits les auteurs de ces monographies si exceptionnelles ; mais la science moderne réserve son admiration pour ce qui est bien observé, et à côté des Humboldt, des Pallas et des grands navigateurs, elle aime à placer tous ceux qui ont apporté une pierre, fût-elle unique, à l’édifice de la connaissance du monde.

Jusqu’ici, toutes les descriptions de contrées semblent avoir été ou tout à fait consacrées à l’étude des populations, en omettant les particularités physiques du pays qu’elles occupent, ou tout à fait consacrées à la physique, à la géologie, à la météorologie du sol, des eaux et de l’air, sans aucun égard à la population, qui, suivant l’expression d’Homère, trouve une mère nourrice dans la terre. Indépendamment de l’importance des productions de chaque localité, le seul moyen de jeter quelque intérêt dramatique sur les descriptions physiques, c’est cependant d’y faire intervenir l’espèce humaine. Lorsqu’en descendant le cours de la Seine, on arrive près de Villequier, en face d’une vallée profonde d’où s’élança la rafale subite, le pampero qui fut si fatal à la famille d’un des premiers poètes de notre époque, doit-on s’interdire de rappeler les effets désastreux de ces aspirations aériennes et les nombreux accidens qui en ont été la suite ? À ce point de vue, l’ouvrage tout récent et déjà très célèbre de l’amiral Smyth sur la Méditerranée, ouvrage qu’il conviendra d’examiner prochainement ici, semble un modèle admirable à suivre. À chaque particularité de la nature, l’amiral Smyth rattache un fait historique intéressant qui se trouve ainsi mieux connu ou mieux compris. Sur cette mer et autour de cette mer, berceau du monde civilisé, l’histoire nous montre depuis trois mille ans l’homme favorisé ou contrarié par les grands phénomènes physiques, et tantôt triomphant, tantôt victime, toujours témoin intéressé de la lutte des élémens. C’est comme une voix qui crie aux indifférens ces paroles sévères : Posteri, posteri, vestra res agitur ! c’est-à-dire : « Apprenez par l’expérience du passé à vous garantir des in convenions de l’avenir. »

Il n’est peut-être aucune localité dans le monde qui offre des phénomènes si divers et si imposans que les alentours de la petite ville de Quillebœuf, située au point où le lit de la Seine s’élargit en véritable bras de mer, dans une contrée où la nature et l’homme semblent avoir déployé ou rencontré tout ce qu’il y a de plus accidenté dans le sol, — les eaux, les marais, les promontoires, les cultures et les monumens. Cette ville de quatorze cents âmes n’est en quelque sorte qu’un accessoire propre à désigner la portion inférieure du bassin de la Seine au point où dominent tantôt l’Océan fougueux, tantôt le régime paisible du fleuve qui a baigné les quais de la capitale de la France. Nulle région n’est plus propre que celle dont Quillebœuf est le centre à montrer ce que certaines localités peuvent offrir à la science de problèmes divers à résoudre et de phénomènes à observer.

Avant tout, il faut dire un mot de la population de ce port de sauvetage. Quillebœuf a le privilège de fournir à la navigation de la Seine et de l’Océan, en dehors de l’embouchure du fleuve, une pépinière de hardis pilotes, qui, aguerris par les dangers de la difficile navigation de ces parages, vont trouver en mer les navires qui arrivent au Havre et à Honfleur, et les guident avec sûreté dans nos ports. Lorsque par un temps désastreux ou de grosse mer, et surtout de fatale brume, on aperçoit au large un esquif ballotté par les vagues comme une mouette maritime, on reconnaît un pilote de Quillebœuf placé comme une bouée de sauvetage pour les vaisseaux qui abordent en France. Un nombre considérable de ces habiles marins guident aujourd’hui nos vaisseaux dans la Mer-Noire et dans la Baltique. Ils se distinguent par leur zèle, comme par leur capacité et leur intrépidité. On se loue de leur caractère facile comme de leur intelligence.

En moins de deux heures et demie, on franchit l’intervalle de Paris à Rouen, qui exigeait précédemment quinze ou seize heures de voitures incommodes. On peut voir, dans une épître de Jean-Baptiste Rousseau, appelé dans le XVIIIe siècle le grand Rousseau, qu’il met quatre jours pour arriver de Paris

A Rouen, séjour du sophisme.


Ce Rouen qu’un autre poète apostrophait ainsi :

Cette ville où l’on voit le commerce insolent
Estimer le coton bien plus que le talent.

Lorsqu’on pense que cette belle cité est la patrie des deux Corneille et de Fontenelle, qu’elle est ornée de magnifiques édifices anciens et modernes, et qu’une race vigoureuse et active joint les avantages du commerce à ceux des travaux de nombreuses manufactures, on est peu disposé à trouver du sophisme dans les intelligens efforts qui ont produit là une noble et riche ville de cent mille habitans. Quant aux grandes basiliques qui, à Rouen, à Caen et dans une foule d’autres localités, ont signalé par leur construction gigantesque l’époque du moyen âge, je saisis cette occasion de faire connaître le motif d’économie politique qui a présidé à leur érection, d’autant plus que l’emploi des mêmes efforts, dirigés vers un but mieux assorti aux tendances utilitaires de notre époque, pourrait conduire à de notables améliorations dans le régime agricole d’un grand nombre de points de la France et de toutes les contrées aujourd’hui stérilisées par le séjour permanent de races nombreuses qui en épuisent les ressources.

Lorsqu’à la suite des expéditions militaires et des guerres prolongées, la paix venait rendre inutiles les armées des souverains, que faire de ces populations belliqueuses qui ne pouvaient reprendre les habitudes de la vie ordinaire, et qui n’auraient pas trouvé de place dans une société organisée sans elles ? Alors point d’hôtel des invalides, point de budget ; la religion seule, par les aumônes des fidèles, pouvait pourvoir à la vie de ces nombreux vétérans. Le souverain se trouvait fort à propos avoir fait un vœu à quelque saint vénéré dans le pays. Tous les soldats devenaient maçons, et sauf à laisser l’ouvrage imparfait quand le but philanthropique était atteint, on assurait le sort d’ouvriers énergiques, qui autrement eussent pu devenir très dangereux. voilà le secret de l’érection de ces immenses basiliques, qui, malgré leurs beautés architecturales, n’ont point échappé à la critique philosophique du XVIIIe siècle, où elles ont été signalées comme des monumens ruineux de superstition et d’ignorance. Ayons un peu de charité pour nos pères ; peut-être ne sera-ce que de la justice. Et de nous que pensera la postérité ?

À voir l’universalité de ces constructions, on aurait cependant dû présumer qu’un motif de profonde politique sociale leur avait donné naissance. Maintenant, s’il s’agissait d’employer à d’utiles travaux publics les vétérans de nos armées, déjà plies à la discipline et aux exigences de la vie commune, faudrait-il en faire des constructeurs d’édifices religieux, comme le devinrent ces preux du temps de Charlemagne, ces Renaud de Montauban, ces Maugis, qui finissent pieusement par servir les architectes des cathédrales ? Qu’on employât quelques vétérans à bâtir quelques églises un peu moins mesquines que les tristes constructions dont le régime municipal dote les villes modernes à la honte du plus noble de tous les arts, l’architecture monumentale, il n’y aurait pas grand mal à cela ; mais il est d’autres travaux publics où les efforts simultanés d’une masse considérable d’ouvriers, travaillant à bon marché comme font les soldats, produiraient les effets les plus avantageux. Si l’on songe aux urgentes améliorations que réclame l’immense delta du Rhône, entre Avignon, Cette et Marseille ; si l’on relève sur le littoral et le long des rivières de la France les terrains à conquérir, à consolider, à fertiliser et à assainir, on voit que l’emploi ne manquerait guère à nos émérites de la victoire. Malheureusement la plupart des localités que nous venons de nommer pourraient faire craindre pour la santé de ces ouvriers militaires. Le mieux serait donc d’établir des régimens de planteurs ; on reviendrait ainsi à une de ces théories qui, indiquées à l’époque de 1830, semblent depuis complètement oubliées. Les défrichemens et le déboisement, qui suivent la présence de l’homme dans une contrée, ont pour effet de dessécher le terrain, de dénuder les coteaux et les plaines élevées de leur terre végétale, et par suite de rendre stériles de grands espaces qui produisaient naguère de riches moissons, ou qui nourrissaient des bestiaux nombreux. Aristote signale de son temps le territoire d’Argos comme desséché par une culture trop exigeante. Celui d’Athènes, précédemment trop humide et trop marécageux, lui paraît être dans les meilleures conditions possibles de fertilité et de richesse productive. Il pronostique l’époque où les champs d’Athènes seront à leur tour semblables à ceux d’Argos, desséchés et épuisés par la culture. Il y a longtemps que sa prédiction s’est vérifiée et qu’ont disparu de cette belle Attique, suivant les strophes d’Euripide, même les fleuves sur les bords desquels Vénus enfantait la blonde Harmonie.

Tout le monde a vu, sous le dernier règne, avec quel soin les forêts de l’état, et notamment les bois qui avoisinent Paris, ont été repeuplés d’essences diverses dans toutes leurs clairières un peu considérables. Un décret récent a pourvu au boisement et à la fixation des dunes du bassin d’Arcachon, près de Bordeaux, c’est-à-dire à la conquête de plusieurs milliers d’hectares. Le travail du planteur et en général l’arboriculture n’offriraient donc à des militaires convenablement embrigadés rien de pénible ou de répugnant. Mais pour sortir des généralités et revenir à cette fertile Normandie, qui fait l’admiration des cultivateurs anglais (les premiers cultivateurs du monde) arrivant des districts les plus productifs de leur île, je choisirai les coteaux dénudés qui dans le voisinage de Pont-Audemer, le long du cours de la Rille, affligent les regards par la plus triste absence de toute végétation. Imaginons sur leurs crêtes un système de fossés ou de tranchées formant une lisière de quelques dizaines de mètres seulement ; qu’au moyen de terres rapportées, s’il le faut, d’amendemens et surtout de clôtures, un fourré continu d’arbres et de buissons couronne toutes ces hauteurs : alors les terrains inférieurs, soustraits à la vaine-pâture, recevront peu à peu des semences ; il se formera une nouvelle couche de détritus de plantes ; les eaux pluviales, arrêtées dans leur course trop rapide, fertiliseront les flancs de la colline, au lieu d’en entraîner la terre végétale. Les sources taries par le déboisement reparaîtront, et l’action desséchante du vent, paralysée par les arbres, laissera reprendre à la contrée l’aspect qu’offrent maintenant les plus heureuses vallées de ce riche pays.

À partir de Rouen peut commencer l’étude de ce que produisent tous les agens physiques dans le vaste domaine de la nature vivante et inanimée. Deux fois par jour, l’Océan envoie ses flots salés, qui, après avoir pénétré à plus de 50 kilomètres dans l’intérieur des terres, propagent ensuite dans l’eau douce du fleuve une onde profonde, qui est sensible au-dessus de Rouen jusqu’à Pont-de-l’Arche, situé, en remontant le cours de la Seine, à 60 kilomètres de la capitale normande. Si l’on dessine sur une carte l’effet curieux de ces marées, on verra par exemple que, tandis que la Seine au-dessus de Pont-de-l’Arche coule constamment vers son embouchure, il est des points entre Rouen et Pont-de-l’Arche, comme entre Rouen et la mer, où la rivière, poussée par la marée, remonte vers sa source ; mais au moment où ce fait se produit au-dessus de Rouen, la rivière a déjà cessé de monter aux environs de Caudebec, et de là jusqu’à quelques kilomètres de son embouchure, elle coule vers l’Océan. Là elle rencontre la marée montante, qui la fait de nouveau rétrograder vers sa source, formant ainsi des alternatives bizarres de mouvemens directs et de mouvemens rétrogrades, depuis la portion du bassin qui précède Rouen jusqu’à son embouchure dans l’Océan Atlantique. On estime que la vitesse de propagation des ondes de marée dans le lit de la Seine est environ de 30 kilomètres à l’heure. Le flot remonte de Quillebœuf à Rouen à peu près en quatre heures.

Les écrivains du moyen âge avaient déjà remarqué combien ces mouvemens alternatifs étaient favorables aux transports des marchandises et aux communications entre les riverains. De Rouen à Quillebœuf, le cours de la Seine n’est pas moins sinueux qu’entre Paris et Poissy. À chaque saillie des terres se trouve une ville ou un bourg considérable ; c’est ainsi qu’on rencontre La Bouille, Duclair, Caudebec et Lillebonne. Dans les rentrans du fleuve, il va sans dire que, le terrain manquant, la population manque de même. Dans un de ces rentrans, entre Duclair et Caudebec, sont les restes de la célèbre abbaye de Jumiéges, terrains marécageux et malsains, concédés autrefois aux moines, qui les ont assainis et mis en rapport, sans doute après avoir payé la fertilité du nouveau terroir par la vie de plusieurs colons aussi bien que par leurs travaux. Les environs marécageux de l’abbaye de Saint-Denis, près Paris, concédés également à cause de leur peu de valeur, offrent la même série d’améliorations et d’assainissemens. De tels témoignages répondent éloquemment aux préjugés qui ont longtemps eu cours sur l’ignorance des moines. C’est dans les murs des cloîtres que se conservait au moyen âge la civilisation intellectuelle et morale ; c’est là seulement que se concluaient les traités de paix, de transmission d’héritages souverains, et tout ce qui regarde la diplomatie, dont presque toutes les fonctions étaient remplies par des religieux. Le nom d’Agnès Sorel plane encore au-dessus des ruines de Jumiéges, où la cour se tint à plusieurs époques. Les richesses de cette abbaye, augmentées par de pieuses dotations, s’étendirent des deux côtés de la Seine, et rivalisèrent avec celles de Saint-Denis. Quillebœuf tout entier appartenait aux moines de Jumiéges. Une œuvre modeste des premiers habitans de l’abbaye atteste que depuis bien des siècles le régime de la rivière, ses crues, ses marées et le niveau de ses rives sont restés invariables. C’est une modeste jetée, haute seulement d’environ un mètre, et qui court sous les arbres fruitiers à une petite distance du rivage. Rien de mieux entendu, de mieux construit, de plus habilement dirigé que cette petite digue, dont le sommet fournit à peine un sentier pour un seul homme, et dont l’utilité égale la modestie. Quand on compare ce petit travail des ponts et chaussées monastiques avec l’orgueilleuse jetée de la Loire, œuvre des Romains, entre Blois et Tours, laquelle porte une route de première classe, on s’étonne de ce que peut la pauvreté aidée par la persévérance. La petite jetée de Jumiéges, n’ayant d’ailleurs été construite que tout juste à la hauteur nécessaire pour s’opposer à l’envahissement des eaux, nous sert de témoin qu’à l’époque où on l’éleva, les actions de la nature n’étaient ni plus fortes ni plus faibles qu’elles le sont maintenant.

Les rivières que reçoit la Seine, à partir de Rouen, sont d’un si médiocre volume, que l’augmentation des eaux du fleuve doit être attribuée principalement aux sources de fond qui viennent sourdre dans le lit même de la rivière. C’est là un fait dont l’art des ingénieurs profite aujourd’hui, et l’habile M. Belgrand, chargé de la navigation de la Seine entre Paris et Rouen, s’en est notamment préoccupé. Ce qu’on peut tirer de données théoriques et pratiques de ce mouvement des eaux, tant pour la culture des végétaux que pour l’élève des animaux, est vraiment incroyable.

Lorsqu’on remonte par la pensée aux temps primitifs du globe, c’est-à-dire à ceux qui ont précédé ou accompagné la dernière catastrophe qui a déterminé l’état actuel de la surface du globe, on ne peut guère se refuser, — en considérant la vallée encaissée de la Seine, avec de hautes falaises à droite et à gauche, tellement disposées que les saillans d’un côté correspondent aux rentrans de l’autre, — on ne peut guère se refuser, disons-nous, à l’idée d’un brisement de la couche qui forme le continent actuel, brisement qui a dû s’opérer de manière à laisser une vaste fente, une vallée profonde, comblée ensuite par les éboulemens des falaises voisines et par les dépôts fluviatiles.

La facilité avec laquelle, au-dessous de Quillebœuf, l’Océan crée et détruit des terrains rend vraisemblable toute formation de vallée renfermant un cours d’eau, surtout lorsque cette vallée s’ouvre sur l’Océan et en reçoit les eaux et les marées. Il y a quelques dizaines d’années, sur la rive gauche de la Seine, située entre le promontoire de Quillebœuf et celui de La Roque, on naviguait à la vapeur dans une portion du lit qui forme maintenant une immense terre cultivée où paissent des centaines de chevaux et de bêtes à cornes, en attendant que l’Océan vienne reprendre son ancien domaine. Tous ces grands effets n’ont au reste rien de plus merveilleux que ces petites alluvions qui forment le sol de nos petites prairies, dont le terrain a été déposé par les cours d’eau qui les traversent ; mais ce qui passe inaperçu quand c’est l’œuvre lente du temps commande l’attention, lorsque de grands effets se produisent en un petit nombre d’années. Tout le long du cours de la Seine, aux endroits où la marée arrive en cataracte, elle ronge le bord et pénètre de plus en plus dans le terrain qu’elle délaie. On dit alors que la prairie est en fonte, et telle propriété qui rapportait autrefois 25,000 francs de rente se trouve aujourd’hui réduite à une lisière tellement étroite, qu’elle perd toute valeur. Les ventes et les transactions se font d’après la durée présumée de la propriété vendue, laquelle, au bout de plusieurs siècles, sera reproduite de nouveau par l’action du fleuve et de la mer, suivant des alternatives à périodes immenses. Entre Quillebœuf et l’Océan, le bassin de la Seine, large de 10 à 12 kilomètres, fournit au courant du fleuve un lit comparativement étroit, qui se transporte capricieusement de la rive droite à la rive gauche, et que les pilotes de Quillebœuf sont continuellement occupés à sonder, à reconnaître et à garnir de signaux fixes ou flottans, indiquant les passes et les dangers.

Le promontoire assez bas de Quillebœuf fait exactement face à la pleine mer, vers laquelle le fleuve se dirige en ligne droite, formant comme une immense porte qui rappelle les colonnes d’Hercule, et s’ouvre sur l’Océan entre les hauteurs escarpées qui dominent Honfleur à gauche, et celles qui dominent Le Havre à droite. La perspective qu’offrent des deux côtés de ce vaste bassin les caps richement boisés qui viennent s’y terminer à droite et à gauche présente des points de vues d’une admirable variété ; mais c’est surtout à l’automne et au printemps, lorsque le soleil couchant descend dans toute sa majesté sur la portion de l’horizon qui communique avec l’Océan, que tous les effets de perspective aérienne imaginables se déploient dans leur magnificence. Les teintes des lointains varient continuellement depuis le gris terne d’un brouillard aérien jusqu’à l’azur foncé d’un ciel lavé par une pluie récente. On peut même dire qu’il n’est point de quart d’heure où la perspective ne change sur quelque point de l’horizon. Vers l’orient se trouve l’immense bassin qui remonte vers Rouen ; au nord s’étendent des plaines basses tour à tour envahies et abandonnées par la mer ; dans le lointain, on aperçoit les tours en ruine du château de Guillaume, le conquérant de l’Angleterre, la flèche en pierre blanche de l’église de Lillebonne et les colossales ruines d’un théâtre romain. Plus près, et plus à l’ouest, on découvre le château féodal de Tancarville ; au sud, la langue de terre qui vient finir au phare peu élevé de Quillebœuf ; enfin, à l’ouest et à gauche en regardant la mer, un marais immense de plusieurs kilomètres de profondeur, encaissé dans une rangée circulaire de falaises élevées et tellement malsain, qu’il s’y produit les mêmes phénomènes que dans les marais pontins des environs de Rome. Là végètent des habitans faibles et amaigris par la malaria, des enfans jaunes et dévorés par la fièvre, et dont un seul survit à peine sur quatre ou cinq. Par opposition, la nature animale et végétale déploie une exubérance de force qu’on a peine à concevoir. D’innombrables têtes de bétail trouvent dans ces marais une abondante nourriture. Les herbes et le blé atteignent une dimension extraordinaire ; les épis mûrs, au lieu de la couleur pâle de la paille ordinaire, sont d’un orangé foncé ; le gris du lin est complètement bleu ; le tronc des arbres et le poil des animaux sont lisses et brillans ; enfin il semblerait qu’il ne manque rien ici à l’homme, sinon la possibilité de vivre.

Pour en finir avec les curiosités de ce marais appelé Marais-Vernier, nous dirons qu’une portion est occupée par une espèce de lac ou d’étang dont le fond est de la tourbe, et dont les eaux, parfaitement semblables aux ondes du Styx que nous dépeignent les poètes, sont exactement de la teinte de l’encre à écrire, malgré leur transparence remarquable. Si l’on joint à ces curiosités des espèces d’îles flottantes bordées de roseaux, dont la hauteur surpasse celle des habitations rurales, on reproduira la description des îles et des roseaux du Nil par laquelle s’ouvre le roman de Théagène et Chariclée. Quant aux milliers ou plutôt aux millions d’oiseaux de mer qui volent en troupes sur ces immenses rivages, aucune description n’en peut donner une idée.

S’il est un lieu où l’on puisse supposer l’établissement d’une école de paysage, c’est sans contredit Quillebœuf ; là tous les phénomènes de la terre, du ciel et de la mer, semblent s’être réunis pour rivaliser de splendeur. Parfois, lorsque des nuages peu élevés forment une voûte au-dessus de la contrée, les rayons de l’aurore les illuminent par-dessous et jettent d’un bord à l’autre de l’horizon une tenture de pourpre et d’écarlate d’un éclat inoui, et dont le reflet rose pénètre dans tous les lieux qui peuvent apercevoir le moindre espace du ciel. Le soleil couchant est presque toujours accompagné de ces nuages que les physiciens appellent cumulus, et qui nous donnent à Paris, sur le pont-des-Arts et vers l’occident, ces aspects de ciel célèbres pour leur beauté. À cause de la courbure de la terre les nuages de la mer que nous apercevons de Paris sont élevés de 3 kilomètres au-dessus de l’Océan, et ce sont les plus élevés de ces nuages, ou ceux que le vent apporte vers nous, qui produisent ces figures si variées de montagnes, de poissons, d’animaux et d’êtres fantastiques que l’on contemple agréablement le soir sur un fond éclatant et enrichi de toutes les teintes que donne la diffraction de la lumière.

Considéré dans de petites épaisseurs, l’air nous semble parfaitement transparent ; mais dans ces vastes perspectives la moindre influence météorologique de chaud, de froid ou d’humidité agit aussitôt sur sa transparence et sur sa couleur ; c’est donc un voile coloré qui s’interpose entre les objets et notre œil. Lorsque le soleil illumine certains nuages, ils se projettent sur le fond du ciel avec une richesse de couleur qui rappelle les admirables vitraux de Saint-Maclou ou de Saint-Patrice à Rouen. Lorsqu’à côté de ces vitraux on met un tableau à l’huile, il paraît d’un terne repoussant, et lorsque les peintres, par un beau jour d’été, sont au milieu de ce paysage étincelant de Quillebœuf, leur palette ne leur fournit aucun moyen de rendre la splendeur du ciel et des eaux. Rapportées à Paris, leurs peintures paraissent invraisemblables, comme les ciels bleus de Raphaël le paraissent à ceux qui n’ont pas vu l’Italie. Si des hauteurs de la falaise qui domine le port on contemple au soleil levant un arc-en-ciel dont l’arche en plein-cintre semble poser un de ses pieds sur un bord du fleuve et l’autre sur le bord opposé, alors le tableau est si merveilleux, qu’il n’est point d’homme rebelle aux beautés de la nature qui ne contemple avec ravissement cette double écharpe de couleurs splendides. Tout prend ici un caractère grandiose. Qu’un orage accompagné de foudre vienne à éclater sous des nuages lourds et bas, les immenses lointains que chaque éclair révèle à la vue rappellent les descriptions que les Arabes donnent de la foudre dans le désert, où, suivant leur expression, « à un éblouissement subit succède un aveuglement plus subit encore. » Lorsqu’avec l’instrument que les physiciens nomment polariscope on jette sur le fond du ciel ces bandes colorées, brillantes, qui résultent de l’illumination de l’atmosphère, on découvre dans le ciel certains points qui échappent à la polarisation : ces points sont désignés sous le nom de points neutres. M. Arago en a découvert un à l’opposé du soleil. Nous-même, en contemplant, à Étretat, au Havre et à Quillebœuf, l’Atlantique éclairé des derniers feux du jour, nous en avons découvert un second, situé au-dessus du soleil. Enfin l’illustre physicien anglais M. Brewster est parvenu à en découvrir un troisième, très difficile du reste à reconnaître, et qui est situé au-dessous du soleil, quand celui-ci est médiocrement élevé sur l’horizon. Si l’on voulait passer en revue, dans la région où nous sommes placé, tous les effets de nuages, de brouillards, de troubles dans l’air, tant pour le paysage que pour l’aspect du soleil et de la lune, un volume entier ne suffirait pas à en comprendre toutes les descriptions. Les météores aériens, c’est-à-dire les vents, ne se prononcent guère que du côté de la mer ; mais de là ils arrivent sans obstacle jusqu’au promontoire qui s’avance en face de l’embouchure de la Seine. Parfois les gouttes de pluie et les rejaillissemens des vagues du fleuve sont poussés par le vent avec une force telle que, sur la figure et même sur les mains, ils font l’effet de petits cailloux lancés avec force. Dans une grande marée d’équinoxe, lorsque la mer, soulevée par le vent d’ouest, le zéphyre d’Homère, pousse ses lames sur la plage, rien ne résiste à sa furie. Ce fut dans une de ces convulsions de l’air et des eaux que fut démoli le presbytère de Quillebœuf, situé alors presque sur la grève en face de l’Atlantique, et que depuis on a rebâti prudemment un peu plus loin, hors des atteintes de l’Océan et du zéphyre. Tous ceux qui sur les montagnes, sur les rives des mers, dans les plaines, dans les vallées, ont vérifié les descriptions d’Homère ont admiré la fidélité scrupuleuse des tableaux de ce grand peintre de la nature, que le plus stupide des contresens a pu seul nous donner comme aveugle. Ce vent d’ouest est représenté par Homère avec ses caractères véritables ; ce n’est point le vent léger et sans force qui joue et folâtre au printemps avec Flore dans les compositions galantes du siècle de Louis XV : c’est le violent zéphyre, le vent au souffle pernicieux, celui auquel les autres ne résistent pas ; c’est le zéphyre au sifflement aigu qui pousse devant lui la tempête et soulève les flots. Or tels sont encore les caractères de notre vent d’ouest ou zéphyre français, vent dominant de l’Europe. Il y a longtemps qu’Auguste lui élevait un temple dans les environs de Narbonne, pour l’engager à lui souffler moins fort dans les oreilles. Sur les côtes de Bretagne, ce vent désastreux rase la tête de tous les arbres à la hauteur des abris. Tous les pommiers de Normandie ont le tronc penché du côté opposé à la mer par la violence et la persistance de ce vent. À Paris même, les allées du Luxembourg, dans la partie voisine de la pépinière, qui n’est abritée que depuis peu d’années par des constructions élevées à l’ouest du jardin, offrent des arbres inclinés vers l’est par l’effort du vent qui arrive du côté opposé.

Nous pénétrons si peu avant dans le mécanisme de la nature, que souvent nous nous plaignons des agens physiques qui nous sont le plus utiles. Ainsi ce même vent d’ouest qui incommodait si fort Auguste dans les environs de Narbonne, et qui arrivait de l’Océan, par-dessus les vallées de la Garonne et de l’Aude, pour incliner les arbres du littoral vers la Méditerranée ; ce même vent, qui sur les interminables quais de Quillebœuf incommode le visiteur curieux des beaux phénomènes de la nature, donne à cette localité une salubrité qui manque à l’immense cirque du Marais-Vernier, abrité complètement du souffle du vent de mer par les hautes falaises qui viennent aboutir au cap de La Roque. Dans une récente excursion, un de mes compagnons de voyage se félicitait à Quillebœuf d’un appétit peu habituel à son tempérament ; c’était le pays dont parle Sénèque, et où les rats mangent le fer : Venisti hùc ubi mures ferrum rodunt. Heureusement, la nature prévoyante a pourvu abondamment à l’appétit présumé des visiteurs de Quillebœuf. Indépendamment des troupeaux de Normandie engraissés dans le pays d’Auge et sur les rivages du Marais-Vernier, on a la chasse sur les bords de la mer, dans le marais, dans la plaine, sur les falaises et dans les bois ; enfin la mer elle-même y répand son abondance ordinaire. Les gourmets y recherchent pour la qualité la crevette et l’éperlan, que les habitans du pays semblent mépriser à cause de leur trop grande abondance. « Monsieur, me disait le batelier qui nous transportait de Quillebœuf vers Lillebonne, et qui nous montrait une grande quantité d’oiseaux posés sur un banc laissé à sec par la mer, ce banc que vous voyez n’est pas un banc de vase, c’est un banc de gibier ! »

Venons maintenant au régime des eaux dans cette partie de la Seine. La particularité qu’offre la marée dans la portion du fleuve comprise entre Quillebœuf et Caudebec consiste en ce que la mer, au lieu de monter, comme sur les côtes maritimes, par lames successives, se précipite ici par une vraie cataracte qui détruit tout ce qui se rencontre sur son passage. À l’époque de mes premières excursions à l’embouchure de la Seine, vers 1821, c’était à moitié chemin de Quillebœuf à Caudebec que cette cataracte, désignée vulgairement sous le nom de barre, se précipitait avec le plus d’impétuosité, détruisant et délayant les terrains qu’elle attaquait. On peut se faire une idée de l’effet que produit une cataracte de quatre à cinq mètres de hauteur, arrivant avec un bruit formidable sur une largeur de 6 à 700 mètres, et faisant tout à coup remonter le fleuve vers sa source avec la vitesse d’un cheval au galop. Dans ce temps-là, les remorqueurs à vapeur n’existaient pas encore ; quand le vent et le courant venaient à manquer, tout bâtiment était forcé de rester en place, et il périssait infailliblement à la barre suivante. C’est ce qu’attestaient un grand nombre de mâts appartenant à des navires enfoncés sous les vases des bancs, et dont ces débris indiquaient la récente catastrophe. Aujourd’hui la force mécanique de la vapeur rend la navigation indépendante du vent et du courant, qui ne sont pas à la disposition de l’homme. Aussi ces signaux de funeste présage, ces mâts naufragés, ne se montrent aujourd’hui qu’en petite quantité. Personne alors n’avait essayé d’expliquer ce mouvement bizarre des eaux. On savait seulement qu’un effet de ce genre, sous le nom de mascaret, se produisait dans la Dordogne, où Bernard Palissy avait tenté d’en donner une théorie bizarre. Dans plusieurs rivières d’Angleterre, et notamment dans l’Humber et la Severn, ce mascaret porte le nom anglais de bore ; c’est aussi le nom qu’on lui donne dans le Gange. À l’embouchure de l’Amazone, cette crue de la mer par une cascade subite porte le nom de pororoca. Cette influence se fait sentir même sur des points où il n’existe pas de rivière, comme, par exemple, dans l’anse du Mont-Saint-Michel. Frappé d’étonnement à la vue de ces mouvemens si curieux du flux de l’Océan, et comme dit Virgile,

Ingenti motu stupefactus aquarum,


je revins toutes les années contempler ces marées d’équinoxe, si singulières et si violentes. J’étais connu des habitans du littoral. Cela dura au moins un quart de siècle. Enfin les travaux de M. Scott Russell ayant établi que les vagues marchaient bien moins vite dans une eau moins profonde, il me vint en tête que c’était sans doute à la diminution de profondeur de l’eau qui recevait la marée qu’étaient dus la vitesse moindre de l’eau arrivante et le déversement des vagues suivantes par-dessus les premières, qui étaient retardées dans leur marche. Ayant consulté à ce sujet M. Binet de l’Institut, qui veut bien mettre souvent sa science mathématique au bout de la mienne (à peu près comme on mettrait le chemin de Marseille au bout du chemin de Versailles), j’appris que Lagrange avait déjà trouvé par la théorie ce que M. Russell avait constaté par l’expérience sur les marées de la Clyde. Il était donc évident que partout où des vagues qui se succéderaient rencontreraient de l’eau moins profonde, les premières vagues, retardées par la moindre profondeur de l’eau, seraient gagnées de vitesse par celles qui les suivraient, et qu’il en résulterait la cascade que présente le flux arrivant dans une eau moins profonde. Ce n’est ni le resserrement de la rivière, ni la forme des bords, ni leur pente, qui influent sur le phénomène, car dès que le mascaret atteint un endroit plus profond, il cesse à l’instant, parce que les premières vagues qui arrivent dans cette eau plus profonde devancent les suivantes, au lieu d’être devancées par elles. Ceci explique encore pourquoi le long du cours de la Seine, et hors des localités où se produit le mascaret, il se manifeste de petits effets de barre et de fonte des prairies, de destruction d’estacades et d’autres travaux riverains ; c’est que dans cette localité le fond va en se relevant graduellement ; le flot, en y arrivant, est retardé dans sa marche et dépassé par les vagues qui suivent, et qui par conséquent retombent par-dessus les premières.

On cite plusieurs exemples de la terreur inspirée par le mascaret à des marins fort habitués à la mer. Un amiral se présente pour traverser la Severn au moment où le flot allait arriver ; le batelier refuse de le passer, et ce n’est que d’après des ordres qui n’admettaient pas de réplique qu’il entreprend le trajet. L’embarcation, vivement ballottée par le mascaret, ayant surmonté le danger, l’amiral interdit demanda au batelier : Are lost any body here ? — ne se perd-il aucun corps ici ? — La réponse fut : Non, milord ; aucun corps ne se perd ici (no body), car à la dernière marée mon beau-frère s’est noyé, et à la basse mer suivante nous avons retrouvé son corps. — L’équivoque n’était pas rassurante. Quant à moi, je puis affirmer qu’aucun des pilotes de Quillebœuf ni des bateliers d’Aizier ou de Vieux-Port n’a voulu me prendre dans sa barque pour attendre le mascaret au milieu de la rivière. Lorsque je leur disais que je nageais très bien, ils me répondaient que quand la barque, eux et moi nous aurions douze ou quinze pieds de vase par-dessus le corps, il n’y aurait pas de nageur qui pût se tirer de là.

Il est des terrains peu consistans, soit sablonneux, soit marécageux et argileux, où les hommes et les bestiaux s’enfoncent d’une manière périlleuse, et qui semblent absorber comme un gouffre les objets pesans placés à leur surface. Les vases et les bancs noyés de la Seine semblent être de cette nature. On a souvent entrepris de dispendieux travaux pour ramener en flottaison plusieurs navires submergés et envasés ; jamais ces essais n’ont réussi. Les nouveaux endiguemens de la Seine ont couvert une place où, à quelques mètres des quais de Quillebœuf, un navire de l’état, le Télémaque, expédié de Rouen aux États-Unis, périt corps et biens. L’époque de cette perdition coïncidant avec la crise révolutionnaire où devait s’abîmer, à la fin du dernier siècle, l’ancienne monarchie, l’opinion s’était accréditée dans le peuple que ce navire emportait loin de la France les trésors de la couronne. Aussi que de fables, que d’espérances excitées par la présence de cette coque de navire submergé ! Là, vous disait-on en désignant une distance tout au plus égale à la largeur d’une rue de Paris, il y a des trésors à enrichir un roi ! Vouloir essayer de déblayer la vase amassée dans le voisinage du navire, c’était vouloir, à cause de leur fluidité, retirer toutes les vases de la Seine, à moins de circonscrire l’espace occupé par le bâtiment, ce que la violence des flots ne permettait même pas de tenter. Des essais, qu’on fit inutilement à plusieurs reprises, n’aboutirent qu’à sauveter quelques planches et quelques faisceaux de bois. On en conclut que ces objets peu précieux de chargement étaient là pour dissimuler la richesse de la cargaison inférieure. Enfin, il y a peu d’années, une société fut formée, et à grands frais les parties du navire que l’on pouvait atteindre furent cerclées en fer pour servir de point d’attache aux chaînes des flotteurs qui devaient soulever le Télémaque et ses richesses ; mais la coque pourrie ne suivit point le bordage, et on vit s’évanouir les dernières espérances des chercheurs de trésors. J’ai vu moi-même l’agent préposé à ces travaux, qui, disait-on, ne voulait pas survivre à ce désappointement. En cela du moins, comme l’homme de La Fontaine, il fut servi à souhait par la fortune : dans une petite excursion à Aizier, à quelques kilomètres de Quillebœuf, ce malheureux, sautant à bas de sa barque, glissa sur la vase ; il tomba à la renverse et se noya dans le lieu le moins dangereux du rivage. Je ne voudrais pas répondre que plus tard le sol consolidé de la place où gît le Télémaque ne fût fouillé aux dépens de nouveaux actionnaires, car à la honte de la cupide espèce humaine, en fait de valeurs financières, la marchandise qui se vend le mieux, c’est l’espérance, et d’après le peu de valeur que lui assigne mathématiquement la théorie des probabilités, aucune denrée n’est aussi chère. C’est du reste l’histoire de toutes les loteries.

Avant l’établissement des remorqueurs à vapeur, dès qu’un navire était arrêté sur un banc et que la barre arrivait, il était déclaré en perdition ; on l’attachait tant bien que mal aux arbres du cimetière avec des câbles d’un kilomètre de longueur, tout le monde descendait à terre, et on attendait l’effet de la chance, qui souvent était fatale, Il y avait ordre exprès d’abandonner le navire et de sauver l’équipage, comme si le naufrage eût déjà été accompli. J’ai plusieurs fois été témoin des efforts désespérés que faisaient les braves pilotes de Quillebœuf pour sauver des navires que le vent, le courant et surtout le brouillard amenaient dans une position critique. Un matin de forte barre, le brouillard, s’étant dissipé, laissa voir un bâtiment en détresse chargé de bois, et sur lequel étaient huit personnes dans le plus grand danger. À l’instant même, plusieurs embarcations furent mises à l’eau, on attacha des câbles qui, mis au bout l’un de l’autre, faisaient plus de 4 kilomètres. Les premières tentatives ramenèrent à terre sept des huit hommes d’équipage. Le dernier, forcément abandonné, semblait devoir périr, lorsque huit pilotes vigoureux, avec un homme au gouvernail, faisant force de rames, parvinrent à accoster le navire en péril, et non-seulement purent sauver le huitième marin, mais encore amarrer le navire, et, suivant leur expression, « ramener le cheval à l’écurie. » Dans plusieurs de ces circonstances, j’observai qu’un câble fixé au rivage permettait à un bateau de remonter contre le courant, à peu près comme un cerf-volant remonte en sens inverse du vent, par l’effet même de l’impulsion de celui-ci.

C’est au temps des équinoxes de printemps et d’automne, le surlendemain de la nouvelle lune ou de la pleine lune, que les effets du mascaret se font sentir le plus énergiquement[1]. Un jour ou deux avant ou après le maximum d’effet, le mascaret est encore redoutable ; mais ensuite sa force diminue très rapidement. Pour des peuples peu familiers avec les notions astronomiques et encore moins avec celles de la mécanique et de la physique, ce devait être un prodige inexplicable que de voir le mascaret détruisant les vaisseaux d’une expédition, mais seulement à certains jours et dans certaines localités. Cette circonstance a dû se présenter dans plusieurs des invasions normandes. Si à une époque de fort mascaret des vaisseaux ont été arrêtés entre Quillebœuf et Caudebec, ils auront péri au flux subséquent, tandis que ceux dont la pose aura été plus en amont ou plus en aval auront été épargnés, et par là auront fait croire à l’effet d’une volonté surnaturelle agissant contre les victimes.

On sait qu’Alexandre rencontra à l’embouchure de l’Indus un vrai mascaret, qui a été parfaitement décrit par Quinte-Curce[2], bien qu’il fût inexplicable pour lui. Il est curieux que cette observation, recueillie sur les traces du dévastateur des Indes, soit encore la seule que nous ayons sur les mascarets de l’Indus, tandis que ceux de l’Hoogly, l’une des embouchures du Gange, sont connues de tous les marins. Il y a tel Raoul ou Rollon ou Rou, arrivé récemment du Nord pour s’établir en Normandie, qui a dû rencontrer dans la Seine tout juste les mêmes accidens que le vainqueur de l’Asie. Quant à décider lequel des deux était le plus en droit comme envahisseur de nations, je laisse ce soin à d’autres. Pour la férocité dévastatrice, je pense que le conquérant grec n’a point de rival parmi les chefs normands. Ceux-ci s’emparaient du pays pour s’y établir et le coloniser ; on voit, entre la route de Villequier à Lillebonne et la Seine, des communes encore organisées comme au temps de la conquête, où le laboureur habitant son champ même tenait d’une main la charrue et de l’autre l’épée qui lui avait conquis la terre. Dans ces curieux parages, il n’y a point d’agglomération en villages ou en hameaux. Chaque champ, chaque propriété a sa maison. La mairie, l’église, l’auberge, sont à distance, dans des enclos séparés. Les habitations couvrent toute la commune. En cas de guerre, se rendre maître de pareilles localités, dont la population est partout et nulle part, offrirait de grandes difficultés à des armées régulières, marchant en masse et offrant partout trop ou trop peu de force. Ce sont là des traces bien persistantes des mœurs anciennes ; du reste, dès que l’on quitte le littoral de la Seine, on observe que les populations des campagnes sont moins exclusivement de race normande pure. Ces observations m’ont été confirmées par un administrateur qui a été longtemps à la tête de l’arrondissement du Havre, et qui avait curieusement noté les traits distinctif des populations de sa circonscription politique.

On a entrepris et en partie exécuté d’immenses travaux pour améliorer la navigation dans les dangereux parages de Quillebœuf. Le but général de ces constructions est de resserrer le lit de la rivière, de manière à lui donner plus de profondeur en diminuant sa largeur. C’est ainsi que dans plusieurs rivières d’Ecosse et même dans la Tamise, au-dessus de Londres, on a obtenu un flottage bien plus permanent à la basse-mer. Plusieurs personnes ont cru que l’on supprimerait en même temps la barre ou mascaret de la Seine. Sans doute, en donnant plus de profondeur aux eaux d’un fleuve dans une localité, on supprime l’arrêt des ondes en cet endroit ; mais on le reporte plus haut, au point où la profondeur diminue nécessairement, car il est impossible de donner à une rivière la même hauteur d’eau depuis son embouchure jusqu’à sa source. Les grands empierremens qui tracent un bassin restreint et plus profond à la Seine, en amont et en aval de Quillebœuf, ont donc reporté le point où s’opère la diminution de profondeur beaucoup au-dessus de cette ville, dans les environs de Villequier. Pendant bien des années, j’ai vu le mascaret atteindre sa plus grande force à Aizier, à moitié distance de Quillebœuf à Caudebec. Jusqu’ici, aucune crise de mer n’est venue contrarier les travaux des ingénieurs des ponts et chaussées. La grande marée du commencement d’octobre 1854 a été accompagnée d’un si grand calme, que les digues en voie d’exécution n’ont point eu à souffrir.

Rien n’est plus satisfaisant pour le juste orgueil de l’homme intellectuel que de se figurer cette fourmi penseuse debout sur l’extrême langue de terre qui porte aujourd’hui le phare de Quillebœuf. Ce petit être imperceptible au milieu de la vaste enceinte des mers, des promontoires, des vallées, des marais, des plaines, des falaises, a oublié le sentiment de sa nullité de taille dans ce grand monde physique. L’homme s’est dit : Cet Océan indomptable, je le dirigerai ; ces écueils mobiles, je les fixerai ou je les délaierai ; ces passes dangereuses, je les approfondirai ; ce mascaret destructeur, je le rendrai inoffensif. J’emprunterai aux escarpemens des rochers pour endiguer les vases du fleuve, et, tout en travaillant pour la navigation, je conquerrai pour la culture des centaines d’hectares, dont la fertilité future honorera encore mes projets accomplis. — Il l’a pensé, et il l’exécute. L’astronomie lui donne la mesure de l’effort des eaux de l’Océan, la physique les propriétés des matériaux qu’il doit employer et des agens qu’il doit combattre, la mécanique les moyens d’exploitation et de transport. Enfin il n’est pas jusqu’au terrible mélange chimique que le génie destructeur de la guerre a amené sur les champs de bataille, que l’homme n’ait plié à des usages philanthropiques. Avec la poudre de mine, il fait voler en gros éclats les falaises abruptes, dont les rocs détachés sont ensuite voitures par de petites voies de fer improvisées jusqu’au point où elles doivent être submergées pour former plus tard une rive artificielle au bassin amélioré du fleuve. Depuis plusieurs années, des phares à feux fixes et à éclipses, des feux de port et de petits fanaux éclairent l’extrême cours de la Seine et les côtes voisines de l’Océan. Un philosophe de l’antiquité abordant une plage inconnue vit des figures de géométrie tracées sur le sable, et s’écria : « Courage, j’aperçois des traces d’hommes ! » En arrivant sur les côtes de France, nos phares sont pour le navigateur étranger des témoignages de civilisation avancée. Il est poétiquement d’usage de faire entrevoir le temps où nos villes et nos monumens n’existeront plus que pour les antiquaires futurs. Un jour viendra ! disent Homère et Virgile. Eh bien ! moi, je dis qu’il ne viendra pas ce jour où une portion inintelligente et barbare de l’espèce humaine dominera et détruira la portion civilisée, forte de toutes les ressources que la science emprunte à la nature, pas plus qu’on ne verra le bœuf atteler l’homme à la charrue et le chameau lui faire transporter des fardeaux à travers le désert.

L’observateur qui vient d’étudier à Quillebœuf tant de curieux phénomènes maritimes ou météorologiques trouve encore aux environs de cette ville d’autres spectacles non moins dignes de sa curiosité. En face de Quillebœuf s’ouvre, de l’autre côté de la Seine, l’embouchure d’une vallée fertile occupée par de riches pâturages où l’on engraisse de nombreux bestiaux, où l’on élève de jeunes chevaux qui viennent curieusement et inoffensivement offrir leur crinière et leur cou aux caresses du passant étranger. Cet animal sociable et ami de l’homme, pour être ici en liberté, n’en est pas pour cela plus farouche. Là, les eaux rapides de la Bolbec se jettent dans la Seine après avoir prêté leur force motrice à de nombreuses usines et manufactures, et leur irrigation fécondante à la plus belle vallée que jamais la nature ait créée pour l’offrir à l’admiration du poète et de l’homme d’état.

En remontant cette vallée, on arrive, au bout de quelques kilomètres, à Lillebonne, située sur la grande voie romaine qui de Rouen longeait le cours de la Seine au nord jusqu’auprès de son embouchure. Lillebonne est un des points d’où partirent avec Jules-César et avec Guillaume le Conquérant les expéditions dirigées contre l’Angleterre. Des tours normandes, restes du château du duc qui, en 1066, fut couronné roi à Londres, montent dans le ciel à une hauteur prodigieuse, et semblent avoir été inexpugnables avant la poudre de guerre et les canons. On pense avec effroi au ravage que devaient produire des pierres ruées à contre-mont du sommet de créneaux si élevés. J’ai bien des fois visité ces ruines pittoresques, dont une partie est tapissée d’un lierre gigantesque, le plus beau sans doute de tous ceux qui tapissent de nobles ruines ; car il surpasse infiniment celui qui, à Jumiéges, garde le souvenir et le nom d’Agnès Sorel, cette femme qui a marqué son nom dans notre histoire autrement encore que par sa beauté. Aujourd’hui les ruines du château de Lillebonne, conservées et décorées par les soins d’un propriétaire artiste et homme de goût, avec des perspectives uniques, semblent n’avoir échappé à la main destructive du temps et des hommes que pour former un type de tout ce que l’art peut désirer.

Puisque je suis à Lillebonne, où Guillaume fit décider par les états de Normandie la conquête de l’Angleterre, je ne veux pas laisser échapper l’occasion de régler avec les Normands de classe moyenne un compte de vieille rancune relatif à leur expression ordinaire : du temps que nous appartenions à l’Angleterre ! Cette phrase avait toujours le don d’exciter en moi la mauvaise humeur la plus prononcée. — Comment ! leur disais-je, vous étiez aux Anglais ! mais… c’étaient les Anglais qui étaient à vous ! J’ai vu à Londres la rue du Couvre-Feu, indiquant la place de la cloche qui après la conquête forçait les habitans de Londres à rentrer dans leurs maisons comme des poules au coucher du soleil. Après la mort du Conquérant, son fils aîné prit la Normandie et laissa, entendez-vous ? laissa le royaume d’Angleterre au cadet. Les familles aristocratiques anglaises se vantent d’être normandes. J’ai vu près de Windsor, bâti en pierre de Caen, les habitans de la campagne porter encore le costume des paysans normands, et les mots officiels employés pour les relations entre le souverain et les chambres sont également encore français. Apprenez votre histoire pour votre honneur !… — Le bas peuple de Lillebonne, en cela très excusable, fait la plus complète confusion entre Jules-César et Guillaume, entre les ruines du château et celles du théâtre romain qui lui fait perspective. Je n’ose pas rappeler que dans notre récente excursion à Quillebœuf un homme de Lillebonne assez bien mis, que l’un de nous interrogeait sur les souvenirs du Conquérant, répondit qu’on « avait récemment retrouvé les canons de ce fameux guerrier. » Il n’y a donc pas de maîtres d’école en Normandie !

Encore quelques mots sur Lillebonne, cette belle perspective de Quillebœuf, lequel sert de même aussi de perspective à Lillebonne. ici l’abondance des produits de la terre et des manufactures rivalise avec l’abondance des produits des côtes et de la pêche dans l’autre localité. Une jolie église élève vers le ciel une élégante flèche en pierre dont la teinte est celle du marbre blanc. Cette petite basilique, peu riche d’ornemens, contient une seule sculpture qui représente en bas-relief une descente de croix d’une admirable composition, où l’art du statuaire atteint, pour le dramatique, aux effets de la peinture ; mais nous devons nous borner ici à considérer les effets des agens physiques sur les populations humaine, animale, végétale et minérale, ces quatre grandes existences du monde. Un de mes compagnons de voyage, qui a vu à loisir l’Italie, visitait avec nous l’immense théâtre romain de Lillebonne, où trente mille spectateurs pouvaient trouver place, et qui, comme beaucoup d’autres, a servi de forteresse au moyen âge ; il ne le trouvait point inférieur à ceux de l’Italie et de la Gaule romaine. On admire les exploits de Jules-César, qui donna son nom à Lillebonne (Juliobona), et qui eut l’insigne honneur de vaincre trois millions d’hommes et d’en tuer un million. Les Romains sont en général admirés pour le grandiose des constructions qu’ils nous ont laissées ; mais on prend leurs monumens en horreur, quand on se rappelle leurs guerres d’extermination, les populations entières réduites en esclavage et vendues pour enrichir les trafiquans romains qui faisaient la traite à la suite des armées envahissantes, quand on pense surtout à l’argent que fit César en Gaule, dans un pays pauvre, par la vente de nos ancêtres vaincus. La condition des esclaves publics appartenant aux villes, servi publici, était cent fois plus triste que celle des malfaiteurs condamnés aux travaux forcés de Brest, de Rochefort et de Toulon. Qu’on se figure le sort des habitans d’une ville grecque située dans un beau climat, avec les jouissances d’une vie délicate, les représentations théâtrales, la peinture, la sculpture, la poésie, la contemplation de la nature et le culte des divinités mythologiques ! Ils sont conquis et vendus par un général romain ignorant et avide, soit pour lui, soit pour le trésor public ; ils sont envoyés au fond de la Gaule, encore sauvage de mœurs et de climat, pour y périr en bâtissant des monumens splendides, toujours aux fers, avec huit bouchées de pain par jour, parqués dans une prison infecte ! Le théâtre immense de Lillebonne n’est pas encore déblayé, et les explorateurs des anciennes races humaines, sous la bannière du savant M. Serres, trouveront un jour dans l’ossuaire romain de Lillebonne des échantillons de bien des races étrangères à la Gaule avec les os des lions et des bêtes féroces qui les ont mises en pièces sur l’arène du théâtre. Au reste toute l’histoire des Romains, si fatalement mêlée à la nôtre, est dans cette observation : les Romains ne furent pas un peuple, ce n’était qu’une ville.

On aurait lieu de s’étonner que le site de Quillebœuf fût aussi peu connu des touristes parisiens et étrangers, si l’on ne savait qu’il y a peu de temps encore cette petite ville était d’un difficile accès. Il fallait d’abord aller de Rouen à Pont-Audemer, et ensuite se procurer, comme on pouvait, une voiture, un cheval ou une chaise de poste, pour arriver à destination. Maintenant deux voitures au moins font le service avec la plus grande régularité, et pendant les mois d’été les deux bateaux à vapeur de Rouen au Havre y déposent commodément chaque jour les rares curieux qui sont tentés d’y passer quelques heures. Caton disait qu’il s’était toujours repenti d’avoir fait par eau un trajet qu’il pouvait faire par terre. Je suis de l’avis contraire, sauf respect pour la vénérable antiquité, qui du reste n’avait pas nos bateaux à vapeur. Les touristes ne manquent pas de visiter le lac de Genève ; ils ont remarqué l’agrément de ses bords élevés en collines pittoresques, et ils lui ont donné la préférence sur le lac de Constance, qui, quoique plus grand en réalité, ne le paraît pas autant à la vue à cause de l’abaissement de ses bords. Le bassin de la Seine à Quillebœuf est au moins égal en étendue au lac de Genève, auquel il ressemble par l’agréable saillie des collines et des caps boisés qui se mirent dans ses eaux, à la vérité rarement tranquilles ; mais cette porte immense ouverte sur l’Océan et sur le monde, ces mille bâtimens marchant à la voile ou menés par la vapeur, cet envahissement de l’Océan à chaque demi-journée lunaire, les catastrophes même d’une navigation dangereuse, sont des spectacles inconnus aux riverains du lac de l’Athènes de la Suisse, dont la population est à peu près celle du Havre.

Lillebonne marque le terme de cette excursion à l’embouchure de la Seine. En quelques quarts d’heure, après avoir quitté la ville de Jules-César, on atteint à Bolbec le chemin de fer, où volent les locomotives dues à un ingénieur français, M. Seguin, et, chose que les Romains n’eussent jamais pu croire, on se trouve à Paris quatre heures après. Quant à la nouvelle du départ du convoi, grâce au télégraphe électrique, qui est aussi dû aux travaux des savans français, elle est à Paris en moins d’une seconde. Cette voie, que nous indiquons pour le retour, est aussi la plus expéditive et la plus pittoresque pour atteindre Quillebœuf, car une fois sur le bord de la Seine, un drapeau en permanence que le voyageur hisse au haut d’un mât fait arriver de la rive opposée un bateau qui le dépose sain et sauf sur les quais de la ville des pilotes.

La conclusion de l’étude de géographie physique dont Quillebœuf nous a fourni le sujet est facile à tirer. L’exemple de cette localité et des questions si variées qu’elle soulève doit engager les esprits sérieux à donner au public des monographies météorologiques servant de types pour le climat. C’est du climat que dépend en effet la production végétale et animale sur laquelle définitivement est basée la population. Des études historiques sur les diverses communes de la France ont été recommandées et en partie exécutées ; les voyages agronomiques d’Arthur Young, si abondans en détails spéciaux, ont été fort utiles à la science. Les études des localités physiques considérées sous le rapport du terrain et du climat, de la vie végétale et animale, enfin de l’espèce humaine utilisant les minéraux, les plantes et les animaux, offriront de précieux matériaux que l’on coordonnera ensuite, et qui seront la pierre de touche des théories. Les réflexions suggérées par ces études porteront des fruits immédiats. Par ce qui a été fait, on pourra juger de ce qui pourrait et devrait être fait encore, c’est-à-dire présumer les améliorations possibles au physique et au moral. — Mais, dira-t-on, beaucoup de perfectionnemens sont actuellement impossibles. — D’accord ; toutefois l’opinion qu’ils sont désirables est une grande puissance. On rejette souvent une idée parce qu’elle est nouvelle, et qu’on redoute les essais et les déceptions : eh bien ! cette idée vieillira avec le temps, et pour attendre le moins possible, il faut se hâter de la faire éclore au jour de la publicité ; il faut lui donner une date qui lui assure bientôt un âge convenable. La renommée des conquêtes est encore de nos jours la première de toutes, pour notre nation plus que pour toute autre. Combien n’y aurait-il pas à s’enorgueillir plutôt des progrès de l’organisation sociale dans notre pays, progrès qui en ont porté la population de 24 millions à 36, et qui nous ont ainsi paisiblement conquis une nouvelle France comparable à bien des états européens, tout en augmentant sa force et sa richesse ! pour les Français bien gouvernés administrativement, industriellement et scientifiquement, la plus fructueuse de toutes les conquêtes d’ici à bien des années encore, ce sera la conquête de la France !


BABINET, de l’Institut.

  1. L’année prochaine sera signalée par de très fortes marées, qui dépasseront de beaucoup celles de cette année-ci. Le maximum aura lieu le 25 septembre 1855.
  2. Voyez, sur le phénomène décrit par Quinte-Curce et sur quelques détails du sujet qui nous occupe ici, la Revue du 1er  novembre 1852.