Gérard de Nerval (Th. Gautier, 1855)

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Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 134-151).






GÉRARD DE NERVAL


NÉ EN 1808. — MORT EN 1855




I


À une époque où chacun aurait voulu marcher dans les rues précédé par les clairons des renommées où nulle affiche ne semblait assez grande, nul caractère assez voyant, où l’on écrivait volontiers sur son chapeau : « C’est moi qui suis Guillot », Gérard de Nerval, cherchait l’ombre avec le soin que mettaient les autres à chercher la lumière ; nature choisie et délicate, talent fin et discret, il aimait à s’envelopper de mystère ; les journaux les moins lus étaient ceux qu’il préférait pour y insérer des articles signés d’initiales imaginaires ou de pseudonymes bientôt renouvelés, dès que l’imagination charmante et le style pur et limpide de ces travaux en avaient trahi l’auteur aux yeux attentifs. Comme Henri Beyle, mais sans aucune ironie, Gérard de Nerval semblait prendre plaisir à s’absenter de lui-même, à disparaître de son œuvre, à dérouter le lecteur. Que d’efforts il a faits pour rester inconnu ! Fritz, Aloysius Block, lui ont servi tour à tour de masque, et il les a rejetés tous deux lorsque le secret du déguisement a été pénétré ; il lui a pourtant fallu accepter la réputation qu’il fuyait ; dissimuler plus longtemps eût été de l’affectation.

Cette conduite n’était nullement, nous pouvons l’affirmer, le résultat d’un calcul pour irriter la curiosité, mais l’inspiration d’une conscience rare d’un extrême respect de l’art. — Quelque soin qu’il mît à ses travaux, il les trouvait encore trop imparfaits, trop éloignés de l’idéal, et les marquer d’un cachet particulier lui eût semblé une vanité puérile.

Un des premiers il traduisit Faust, et le Jupiter de Weimar, lisant cette version qui est un chef-d’œuvre, dit que jamais il ne s’était si bien compris. — C’était une rude tâche alors de faire passer dans notre langue, rendue timide à l’excès, les bizarres et mystérieuses beautés de ce drame ultra-romantique ; il y parvint cependant, et les Allemands, qui ont la prétention d’être inintelligibles, durent cette fois s’avouer vaincus : le sphinx germain avait été deviné par l’Œdipe français.

De cette familiarité avec Gœthe, Uhland, Bürger, L. Tieck, Gérard conserva dans son talent une certaine teinte rêveuse qui put faire prendre parfois ses propres œuvres pour des traductions de poëtes inconnus d’outre-Rhin. Ce germanisme n’était du reste que dans la pensée, car peu de littérateurs de notre temps ont une langue plus châtiée, plus nette et plus transparente. Bien qu’il ait trempé, comme tous les écrivains arrivés aujourd’hui, dans le grand mouvement romantique de 1830, le style du dix-huitième siècle lui suffit pour exprimer tout un ordre d’idées fantastiques ou singulières. — Il écrit un conte d’Hoffmann avec la plume de Cazotte, et dans ses Femmes du Caire on croirait entendre parler M. Galland par la bouche de Schéhérazade : l’étrangeté la plus inouïe se revêt, chez Gérard de Nerval, de formes pour ainsi dire classiques ; il a des pâleurs tendres, des tons amortis à dessein, des teintes passées, comme dans les tapisseries de vieux châteaux, d’une harmonie et d’une douceur extrêmes qui plaisent mieux que les dorures neuves et les enluminures criardes dont on a été si prodigue. Le détail, discrètement atténué, laisse toute la valeur à l’ensemble, et, sur ce fond de nuances neutres ou assoupies, les figures que l’auteur veut mettre en relief se détachent avec une illusion de vie magique pareilles à ces portraits peints sur un champ d’ombres vagues qui retiennent invinciblement le regard.

Les sympathies et les études de Gérard de Nerval l’entraînaient naturellement vers l’Allemagne, qu’il a souvent visitée, et où il a fait de fructueux séjours : l’ombre du vieux chêne teutonique a flotté plus d’une fois sur son front avec des murmures confidentiels ; il s’est promené sous les tilleuls à la feuille découpée en cœur ; il a salué au bord des fontaines l’elfe dont la robe blanche traîne un ourlet mouillé parmi l’herbe verte ; il a vu tourner les corbeaux au-dessus de la montagne de Kyffhausen ; les kobolds sont sortis devant lui des fentes de rocher du Hartz, et les sorcières du Brocken ont dansé autour du jeune poète français, qu’elles prenaient pour un étudiant d’Iéna, la grande ronde du Walpurgisnachtstaum : plus heureux que nous, il s’est accoudé sur la table d’où Méphistophélès faisait jaillir avec un foret des fusées de vins incendiaires. Il a pu descendre les degrés de cette cave de Berlin au fond de laquelle glissait trop souvent l’auteur de la Nuit de la Saint-Sylvestre et du Pot-d’Or. D’un œil calme il a regardé quels jeux de lumière produisait le vin du Rhin dans le rœmer d’émeraude et quelles formes bizarres prenait la fumée des pipes au-dessus des dissertations hégéliennes dans les gasthaus esthétiques.

Ces excursions nous ont valu des pages d’un caprice charmant et qu’on peut mettre sans crainte à côté des meilleurs chapitres du Voyage sentimental de Sterne ; l’auteur de la façon la plus imprévue, mêle la pensée au rêve, l’idéal au réel, le voyage dans le bleu à l’étape sur la grande route ; tantôt il est à cheval sur une chimère aux ailes palpitantes, tantôt sur un maigre bidet de louage, et d’un incident comique il passe à quelque extase éthérée. Il sait souffler dans le cor du postillon les mélodies enchantées d’Achim d’Arnim et de Clément Brentano, et s’il s’arrête au seuil d’une hôtellerie brodée de houblon pour boire la brune bière de Munich, la choppe devient dans ses mains la coupe du roi de Thulé. — Pendant qu’il marche, des figures charmantes sourient à travers le feuillage ; les jolies couleuvres de l’étudiant Anselme dansent sur le bout de leurs queues, et les fleurs qui tapissent le revers du fossé tiennent des conversations panthéistes : la vie cachée de l’Allemagne respire dans ses promenades fantasques, où la description finit en légende et l’impression personnelle en fine remarque philosophique ou littéraire. Seulement, notez-le bien, la veine française ne s’interrompt jamais à travers ces divagations germaniques.

À cette époque de la vie de l’auteur il faut rattacher le beau drame de Léo Burckart, joué à la Porte-Saint-Martin, et qui restera une des plus remarquables tentatives de notre temps. Léo Burckart est un publiciste qui, dans le journal qu’il dirige, a émis des idées politiques et des plans de réforme d’une hardiesse et d’une nouveauté à faire craindre pour lui les rigueurs du pouvoir ; mais le prince, convaincu de sa bonne foi, au lieu de le bannir, lui donne la place du ministre qu’il a critiqué, le sommant de réaliser ses théories et de mettre ses rêves en action. Léo accepte, et le voilà en contact direct avec les hommes et les choses, lui le libre rêveur qui au fond de son cabinet tenait si aisément le monde en équilibre sur le bec de sa plume. Épris d’un idéal abstrait, il veut gouverner sans les moyens de gouvernement ; comme un ministre de l’âge d’or il ferme l’oreille aux chuchotements de la police, et ne sait pas que la vie du prince est menacée et que son propre honneur est compromis. Regardé comme un traître par son ancien parti, suspect au parti de la cour, faisant en personne ce qu’il devrait laisser faire à des subalternes, contrariant les intérêts par des rigorismes outrés, marchant en aveugle dans le dédale des intrigues, en quelques mois de pouvoir il perd sa popularité, ses amitiés et presque son honneur domestique, et résigne sa charge, désabusé de ses rêves, ne croyant plus à son talent, doutant de l’homme et de l’humanité. Cependant ce n’est point un piège machiavélique qu’on lui a tendu ; le prince s’est prêté loyalement à l’expérience ; il a apporté en toute franchise son concours au penseur.

L’impression de ce drame, d’une rare impartialité philosophique, serait triste, s’il n’était égayé par la peinture la plus exacte et la plus vivante des universités ; rien n’est plus spirituellement comique que ces conspirations d’étudiants pour qui boire est la grande affaire, et qui songent à Brutus en chargeant leur pipe. Cette pièce, d’un poëte enivré à la coupe capiteuse du mysticisme allemand, semble, chose bizarre, l’œuvre froidement réfléchie d’un vieux diplomate rompu aux affaires et mûri par la pratique des hommes ; nulle colère, nul emportement, pas une tirade déclamatoire, mais partout une raison claire et sereine, une indulgence pleine de pitié et de compréhension.

De longs voyages en Orient succédèrent à ces travaux. Les femmes du Caire et les Nuits du Rhamadan marquent cette nouvelle période. Passer des brumes d’Allemagne au soleil d’Égypte la transition était brusque, et une moins heureuse nature eût pu en rester éblouie. Gérard de Nerval, dans ce livre, dont le succès grandit à chaque édition, a su éviter l’enthousiasme banal et les descriptions « d’or et d’argent plaquées » des touristes vulgaires. Il nous a introduit dans la vie même de l’Orient, si hermétiquement murée pour le voyageur rapide. — Sous un voile transparent il nous a raconté ses aventures avec ce ton modeste et cette naïveté enjouée qui font de certaines pages des Mémoires du Vénitien Carlo Gozzi une lecture si attrayante. L’histoire de Zeynab, la belle esclave jaune achetée au djellab dans un moment de pitié philanthropique, et qui embarrasse son voyage dotant de jolis incidents à l’orientale, est contée avec un art parfait et une discrétion du meilleur goût. Les mariages à la cophte, les noms arabes, les soirées de mangeurs d’opium, les mœurs des fellahs, tous les détails de l’existence mahométane sont rendus avec une finesse, un esprit et une conscience d’observation rares. Le style se réchauffe et prend des nuances plus ardentes sans rien perdre de sa clarté.

Les légendes de l’Orient ne pouvaient manquer d’exercer une grande influence sur cette imagination aisément excitée, que l’érudition sanscrite des Schlegel, le Divan oriental-occidental de Goethe, les Ghazels de Ruckert et de Platen avaient d’ailleurs préparée depuis longtemps à ces magies poétiques. La Légende du calife Hakem, l’Histoire de Belkis et de Salomon montrent à quel point Gérard de Nerval s’était pénétré de l’esprit mystérieux et profond de ces récits étranges où chaque mot est un symbole ; on peut même dire qu’il en garda certains sous-entendus d’initié, certaines formules cabalistiques, certaines allures d’illuminé qui feraient croire par moments qu’il parle pour son propre compte. Nous ne serions pas très-surpris s’il avait reçu, comme l’auteur du Diable amoureux, la visite de quelque inconnu aux gestes maçonniques tout étonné de ne pas trouver en lui un confrère. Une préoccupation du monde invisible et des mythes cosmogoniques le fit tourner quelque temps dans le cercle de Swedemborg, de l’abbé Terrasson et de l’auteur du Comte de Cabalis. Mais cette tendance visionnaire est amplement contre-balancée par des études d’une réalité parfaite, telles que celles sur Spifane, Rétif de la Bretonne, la plus complète, la mieux comprise que l’on ait faite sur ce Balzac du coin de la borne, étude qui a tout l’intérêt du roman le mieux conduit. Sylvie, l’œuvre la plus récente de l’écrivain, nous semble un morceau tout à fait irréprochable ; ce sont des souvenirs d’enfance ressaisis à travers ce gracieux paysage d’Ermenonville, sur les sentiers fleuris, le long des rives du lac, au milieu des brumes légères colorées en rose par les rougeurs du matin, une idylle des environs de Paris, mais si pure, si fraîche, si parfumée, si humide de rosée, que l’on pense involontairement à Daphnis et Chloé, à Paul et Virginie, à ces chastes couples d’amants qui baignent leurs pieds blancs dans les fontaines ou restent assis sur les mousses aux lisières des forêts d’Arcadie ; on dirait un marbre grec légèrement teinté de pastel aux joues et aux lèvres par un caprice de sculpteur. — Dans cette rapide esquisse, nous sommes loin d’avoir indiqué toutes les œuvres de Gérard de Nerval, qui a versé, comme tout le monde, plus d’une urne dans le tonneau sans fond du journalisme ; nous avons simplement profité de l’occasion d’un livre pour tirer un léger crayon d’une figure plus connue des poëtes que du public. Une amitié d’enfance nous donnait ce droit, nous en avons usé.

(Moniteur, 25 février 1854.)




II



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27 janvier 1855.


Assez d’autres diront les détails de cette triste fin que nul ne pouvait prévoir ni empêcher, et qu’il eût peut-être été plus convenable de taire[1] — Une âme charmante a quitté notre planète, et poursuit son rêve dans ces mondes plus splendides et plus beaux qu’elle avait déjà tant de fois visités en esprit : nous n’en voulons pas savoir davantage.

Celui qui vient de sortir de la vie laisse plus de regrets qu’aucun personnage illustre ; des larmes bien vraies et bien sincères sont tombées sur sa froide dépouille, et nous-même, malgré tout notre empressement, à peine sommes-nous arrivé le premier. Cette nouvelle, répandue avec toute la rapidité des mauvaises nouvelles, a causé dans Paris une véritable stupeur ; Paris si distrait, si affairé, si frivole, s’est arrêté un instant pour s’enquérir de cette mort. S’il eût été maître encore de sa volonté, ce bon Gérard aurait épargné à ses amis, c’est-à-dire à tous ceux qui l’avaient vu une fois, ce chagrin, le seul qu’il leur ait causé, quelque lourd qu’il eût trouvé d’ailleurs le poids de l’existence.

Gérard de Nerval fut suivi des affections les plus constantes, les plus dévouées, les plus fidèles ; nul ne lui a manqué, ni les amis de trente ans, ni les amis d’hier, qui se retrouveront tous autour de son cercueil. Cet affreux malheur ne peut être imputé ni à lui ni aux autres, — amère consolation, mais consolation, du moins. Dans l’affliction que cause sa perte, il n’y a aucun remords, et personne n’a à se reprocher de ne pas l’avoir assez aimé.

Qu’on ne vienne pas faire sur cette tombe qui va s’ouvrir des nénies littéraires, ni évoquer les lamentables ombres de Gilbert, de Malfilâtre et d’Hégésippe Moreau ; Gérard de Nerval n’a été ni méconnu ni repoussé, il faut le dire à l’honneur du siècle, qui a bien assez de ses autres torts ; la célébrité, sinon la gloire, l’avait visité sur les bancs de la classe où l’on nous proposait comme modèle le jeune Gérard, auteur des Élégies nationales et l’honneur du collège Charlemagne. Lorsqu’à dix-huit ans il fit paraître de Faust une traduction devenue classique, le grand Wolfgang Gœthe, qui trônait encore avec l’immobilité d’un dieu sur son olympe de Weimar, s’émut pourtant et daigna lui écrire de sa main de marbre cette phrase dont Gérard, si modeste, d’ailleurs, s’enorgueillissait à bon droit et qu’il gardait comme un titre de noblesse : « Je ne me suis jamais si bien compris qu’en vous lisant. » Tous les théâtres, tous les journaux, ont été ouverts en tout temps à ce pur et charmant écrivain, qui à l’esprit le plus ingénieux, au caprice le plus tendre, joignait une forme sobre, délicate et parfaite. Les revues les plus fermées et les plus dédaigneuses s’honoraient de voir son nom au bas de leurs pages, et de sa part regardaient la promesse d’un article comme une faveur ; la Presse l’acceptait avec joie lorsqu’il voulait bien y écrire, et si nous y faisons seul le feuilleton de théâtre, c’est que son humeur vagabonde s’est lassée bien vite de ce travail à heure fixe, insupportable pour lui, et dont cependant il venait tourner la meule à notre place, avec un dévouement amical qui ne s’est jamais démenti, lorsque notre instinct voyageur nous emportait en Espagne, en Afrique, en Italie ou ailleurs. Fraternelle alternative qu’il comparait à celle des Dioscures, dont l’un parait quand l’autre s’en va. Hélas ! lui est parti pour ne plus revenir.

Ce que notre époque offre de ressources à tout écrivain de talent fut donc mis à sa disposition ; il fit même, il y a quelque quinze ans, un petit héritage qui dora d’un éclat passager les commencements de sa carrière ; mais l’argent était son moindre souci. Jamais l’amour de l’or, qui inspire aujourd’hui tant de fièvres malsaines, ne troubla cette âme pure qui voltigea toujours comme un oiseau sur les réalités de la vie sans s’y poser jamais. Si Gérard n’a pas été riche, c’est qu’il ne l’a pas voulu et qu’il a dédaigné de l’être. Les louis lui causaient une sorte de malaise et semblaient lui brûler les mains ; il ne redevenait tranquille qu’à la dernière pièce de cinq francs. Comme artiste, il avait bien de temps à autre quelque velléité de luxe : un lit sculpté, une console dorée, un morceau de lampas, un lustre à la Gérard Dow, le séduisaient ; il déposait ses emplettes dans une chambre ou chez un camarade, où il les oubliait ; quant au confort, il n’y tenait en aucune façon, et il était de ceux qui, en hiver, mettent leur paletot en gage pour acheter une épingle en turquoise ou un anneau cabalistique. — Quoique souvent on le rencontrât sous des apparences délabrées, il ne faudrait pas croire à une misère réelle. — Sans parler de ce que pouvait lui produire le théâtre, le journal ou le livre, il avait à lui les maisons et la bourse bien ou mal garnie de ses amis dans les moments où son cerveau se refusait au travail. Qui de nous n’a arrangé dix fois une chambre avec l’espoir que Gérard y viendrait passer quelques jours, car nul n’osait se flatter de quelques mois, tant on lui savait le caprice errant et libre ! Comme les hirondelles, quand on laisse une fenêtre ouverte, il entrait, faisait deux ou trois tours, trouvait tout bien et tout charmant, et s’envolait pour continuer son rêve dans la rue. Ce n’était nullement insouciance ou froideur ; mais, pareil au martinet des tours, qui est apode et dont la vie est un vol perpétuel, il ne pouvait s’arrêter. Une fois que nous avions le cœur triste pour quelque absence, il vint demeurer de lui-même quinze jours avec nous, ne sortant pas, prenant tous ses repas à notre heure, et nous faisant bonne et fidèle compagnie. Tous ceux qui le connaissent bien diront que, de sa part, c’est une des plus fortes preuves d’amitié qu’il ait données à personne, Et pourtant quelle obligeance inépuisable, quelle vivacité à rendre service, quel oubli parfait de lui dans ses relations ! Que de courses énormes il a faites à pied, par des temps horribles, pour faire insérer la réclame ou l’article d’un ami !

Le malheur de cette existence — et nous ne savons si nous avons le droit d’écrire un tel mot — a de tout autres causes que les difficultés de la vie littéraire et qu’un vulgaire dénûment d’argent. — L’envahissement progressif du rêve a rendu la vie de Gérard de Nerval peu à peu impossible dans le milieu où se meuvent les réalités. Sa connaissance de la langue allemande, ses études sur les poëtes d’outre-Rhin, sa nature spiritualiste, le prédisposaient à l’illuminisme et à l’exaltation mystique. Ses lectures bizarres, sa vie excentrique, en dehors de presque toutes les conditions humaines, ses longues promenades solitaires, pendant lesquelles sa pensée s’excitait par la marche et quelquefois semblait l’enlever de terre comme la Madeleine dans sa Baume, ou le faisait courir à ras du sol, agitant ses bras comme des ailes, le détachaient de plus en plus de la sphère où nous restons retenus par les pesanteurs du positivisme. Un amour heureux ou malheureux, nous l’ignorons, tant sa réserve était grande, et auquel il a fait lui-même dans plusieurs de ses œuvres, des allusions pudiques et voilées, porta cette exaltation, jusque-là intérieure et contenue, au dernier degré du paroxysme. Gérard ne domina plus son rêve ; mais des soins persistants dissipèrent le nuage qui avait obscurci un moment cette belle intelligence, du moins au point de vue prosaïque, car jamais elle ne lança de plus vifs éclairs et ne déploya de richesses plus inouïes. Pendant de longues heures nous avons écoulé le poëte transformé en voyant qui nous déroulait de merveilleuses apocalypses et décrivait, avec une éloquence qui ne se retrouvera plus, des visions supérieures en éclat aux magies orientales du hatchich.

Quel que fût l’état d’esprit où il se trouvait, jamais son sens littéraire ne fut altéré. À cette époque que nous venons d’indiquer se rapporte une suite de sonnets mystagogiques qu’il fit paraître plus tard sous le titre de Vers dorés, et dont l’obscurité s’illumine de soudains éclats comme une idole constellée d’escarboucles et de rubis dans l’ombre d’une crypte ; les rimes sonnent aussi bien, la phrase quoique d’un mystère à faire trouver Orphée et Lycophron limpides, est d’une langue aussi admirable que si ces vers eussent été faits par un grand poëte de sang-froid.

L’Orient, après l’Allemagne, était la grande préoccupation de Gérard : du plus loin que nous le connaissons, il avait sur le chantier une certaine Reine de Saba, drame énorme, comparable à la Sémiramis trismégiste de Desjardins pour ses dimensions exagérées en dehors de tout cadre théâtral, qui, un instant, dut être mis en opéra à l’intention de Meyerbeer, et, reprenant sa forme de scénario, parut, sous le nom des Nuits du Rhamadan, dans le National, si nous ne nous trompons.

Il put voir le Caire, la Syrie, Constantinople, et il revint de ces voyages plus imbu encore d’idées de cabale, de magisme, d’initiations mystiques ; il but de longs traits à ces coupes vertigineuses que vous présentent les sphinx dont l’indéfinissable sourire de granit rose semble railler la sagesse moderne. Les cosmogonies et les théogonies, la symbolique des sciences occultes, occupèrent son cerveau plus qu’il ne l’aurait fallu, et souvent les esprits les plus compréhensifs ne purent le suivre au faite des Babels qu’il escaladait, ou descendre avec lui dans les syringes à plusieurs étages où il s’enfonçait.

Cependant, à travers cette combustion intérieure dont la flamme n’apparaissait que rarement au dehors, il faisait des récits de voyages, des promenades humoristiques, des nouvelles, des drames, des articles de journaux d’une fantaisie charmante et mesurée, d’un style fin et doux, d’une nuance argentée, car il s’abstint toujours des violentes colorations dont nous avons tous plus ou moins abusé, et le seul défaut qu’on puisse peut-être lui reprocher, c’est trop de sagesse.

Quel chef-d’œuvre que cette nouvelle de Sylvie insérée dans la Revue des Deux Mondes, et que la postérité placera à côté de Paul et Virginie et de la Chaumière indienne ! Quel mélange heureux de rêverie et de sensibilité ! Comme ces doux souvenirs d’enfance s’encadrent bien dans ce frais paysage !

Aurélia, ou le Rêve et la vie montre la raison froide assise au chevet de la fièvre chaude, l’hallucination s’analysant elle-même par un suprême effort philosophique. — Nous avons retrouvé les derniers feuillets de cet étrange travail, sans exemple peut-être, dans les poches du mort. Il le portait avec lui, comptant achever la phrase interrompue… Mais la main a laissé tomber le crayon, et le rêve a tué la vie ; l’équilibre maintenu jusque-là s’était rompu ; — cet esprit si charmant, si ailé, si lumineux, si tendre, s’est évaporé à jamais ; il a secoué son enveloppe terrestre, comme un haillon dont il ne voulait plus, et il est entré dans ce monde d’élohims, d’anges, de sylphes, dans ce paradis d’ombres adorées et de visions célestes, qui lui était déjà familier.

(La Presse, 27 janvier 1855.)
  1. On sait que Gérard de Nerval se pendit en janvier 1855 rue de la Vieille-Lanterne. À propos d’un tableau de M. de Beaulieu exposé en 1859, Théophile Gautier a fait de cette rue la description suivante : « La rue de la Vieille-Lanterne réveille dans toute sa douleur un souvenir poignant. — Oui, voilà bien la noire coupure entre les hautes maisons lépreuses, la grille de l’égout, sinistre comme un soupirail d’enfer, l’escalier aux marches calleuses, le barreau rouillé où pend un reste de lacet ; tout ce sombre poëme de fétidité et d’horreur, ce théâtre préparé pour les drames du désespoir, ce coupe-gorge du vieux Paris conservé comme par fatalité au milieu des splendeurs de la civilisation, et qui, Dieu merci ! a disparu. C’est bien ainsi qu’un froid matin de janvier, piétinant la neige suie, nous la vîmes, l’abominable rue ! témoin d’une agonie solitaire. Au fond de l’étroite fissuré, un pâle rayon faisait luire, sur la place du Châtelet, la Renommée d’or de la fontaine comme un vague symbole de gloire. — Seulement, détail effroyable et sinistre que M. A. de Beaulieu n’a pas connu ou qu’il a volontairement omis, sur la plate-forme de l’escalier voletait et sautillait en sa sombre livrée de croquemort un corbeau privé, dont le croassement lugubre semblait adresser au suicide un appel qui fut entendu, hélas ! Qui sait si le noir plumage de l’oiseau, son cri funèbre, le nom patibulaire de la rue, l’aspect épouvantable du lieu, ne parurent pas, à cet esprit depuis si longtemps en proie au rêve, former des concordances cabalistiques et déterminantes, et si, dans l’âpre sifflement de la bise d’hiver, il ne crut pas entendre une voix chuchoter : C’est là !… » (L’Artiste, 1859.)