Gabriel (Hetzel, illustré 1854)/Scène 4-1

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Gabriel (Hetzel, illustré 1854)
GabrielJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 28).

QUATRIÈME PARTIE.

Dans une petite maison de campagne, isolée au fond des montagnes. — Une chambre très-simple, arrangée avec goût ; des fleurs, des livres, des instruments de musique.

Scène PREMIÈRE.


GABRIELLE, seule.
(Elle dessine et s’interrompt de temps en temps pour regarder à la fenêtre.)

Marc reviendra peut-être aujourd’hui. Je voudrais qu’il arrivât avant qu’Astolphe fût de retour de sa promenade. J’aimerais à lui parler seule, à savoir de lui toute la vérité. Notre situation m’inquiète chaque jour davantage, car il me semble qu’Astolphe commence à s’en tourmenter étrangement… Je me trompe peut-être. Mais quel serait le sujet de sa tristesse ? Le malheur s’est étendu sur nous insensiblement, d’abord comme une langueur qui s’emparait de nos âmes, et puis comme une maladie qui les faisait délirer, et aujourd’hui comme une agonie qui les consume. Hélas ! l’amour est-il donc une flamme si subtile, qu’à la moindre atteinte portée à sa sainteté il nous quitte et remonte aux cieux ? Astolphe ! Astolphe ! tu as eu bien des torts envers moi, et tu as fait bien cruellement saigner ce cœur, qui te fut et qui te se sera toujours fidèle ! Je t’ai tout pardonné, que Dieu te pardonne ! Mais c’est un grand crime d’avoir flétri un tel amour par le soupçon et la méfiance : et tu en portes la peine ; car cet amour s’est affaibli par sa violence même, et tu sens chaque jour mourir en toi la flamme que tu as trop attisée par la jalousie. Malheureux ami ! c’est en vain que je t’invite à oublier le mal que tu nous as fait à tous deux ; tu ne le peux plus ! Ton âme a perdu la fleur de sa jeunesse magnanime ; un secret remords la contriste sans la préserver de nouvelles fautes. Ah ! sans doute il est dans l’amour un sanctuaire dans lequel on ne peut plus rentrer quand on a fait un seul pas hors de son enceinte, et la barrière qui nous séparait du mal ne peut plus être relevée. L’erreur succède à l’erreur, l’outrage à l’outrage, l’amertume grossit comme un torrent dont les digues sont rompues… Quel sera le terme de ses ravages ? Mon amour, à moi, peut-il devenir aussi sa proie ? Succombera-t-il à la fatigue, aux larmes, aux soucis rongeurs ? Il me semble qu’il est encore dans toute sa force, et que la souffrance ne lui a rien fait perdre. Astolphe a été insensé, mais non coupable ; ses torts furent presque involontaires, et toujours le repentir les effaça. Mais s’ils devenaient plus graves, s’il venait à m’outrager froidement, à m’imposer cette captivité à laquelle je me dévoue pour accéder à ses prières… pourrais-je le voir des mêmes yeux ? pourrais-je l’aimer de la même tendresse ?… Est-ce que ses égarements n’ont pas déjà enlevé quelque chose à mon enthousiasme pour lui ?… Mais il est impossible qu’Astolphe se refroidisse ou s’égare à ce point ! C’est une âme noble, désintéressée, généreuse jusqu’à l’héroïsme. Que ses défauts sont peu de chose au prix de ses vertus !… Hélas ! il fut un temps où il n’avait point de défauts !… Astolphe ! que tu m’as fait de mal en détruisant en moi l’idée de ta perfection (On frappe.) Qui vient ici ? C’est peut-être Marc.