Gamiani ou Deux nuits d’excès (1912)/Préface

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Lecharmeur (p. 5-10).


PRÉFACE


Quelques temps après la révolution de 1830, une dizaine de jeunes gens, pour la plupart destinés à devenir célèbres dans les lettres, la médecine ou le barreau, se trouvaient réunis dans un des plus brillants restaurants du Palais-Royal. Les débris d’un splendide souper et le nombre des flacons vides témoignaient en faveur du robuste estomac, et partant, de la gaieté des convives.

On était arrivé au dessert, et tout en faisant pétiller le champagne, on avait épuisé la conversation sur la politique d’abord, et ensuite sur les mille sujets à l’ordre du jour à cette époque. La littérature devait nécessairement avoir son tour. Après avoir passé en revue les divers genres d’ouvrages qui, depuis l’antiquité, ont tour à tour été l’objet d’une admiration plus ou moins passagère, on en vint à parler du genre érotique. Il y avait là ample matière à discourir. Aussi, depuis les Pastorales de Longus jusqu’aux cruautés luxueuses du Marquis de Sade, depuis les Épigrammes de Martial et Satires de Juvénal jusqu’aux Sonnets de l’Arétin, tout fut passé en revue.

Après avoir comparé la liberté d’expression de Martial, Properce, Horace, Juvénal, Térence, en un mot, des auteurs latins, avec la gêne que s’étaient imposée les divers écrivains érotiques français, quelqu’un fut amené à dire qu’il était impossible d’écrire un ouvrage de ce genre sans appeler les choses par leur nom ; l’exemple de Lafontaine était une exception ; que d’ailleurs, la poésie française admettant ces sortes de réticences et savait même, par la finesse et une heureuse tournure de phrases, s’en créer un charme de plus, mais qu’en prose on ne pourrait rien produire de passionné ni d’attrayant.

Un jeune homme, qui jusqu’alors s’était contenté d’écouter la conversation d’un air rêveur, sembla s’éveiller à ces derniers mots et prenant la parole : « Messieurs, dit-il, si vous consentez à vous réunir de nouveau ici dans trois jours, j’espère vous convaincre qu’il est facile de produire un ouvrage de haut goût sans employer les grossièretés qu’on a coutume d’appeler des naïvetés chez nos bons aïeux, tels que Rabelais, Brantôme, Béroalde de Verville, Bonaventure Desperriers, et tant d’autres, chez lesquels l’esprit gaulois brillerait d’un éclat tout aussi vif, s’il était débarrassé des mots orduriers qui salissent notre vieux langage. »

La proposition fut acceptée par acclamation, et trois jours après, notre jeune auteur apporta le manuscrit de l’ouvrage que nous présentons aux amateurs.

Chacun des assistants voulut en posséder une copie, et l’indiscrétion de l’un d’entre eux permit à un éditeur étranger de l’imprimer en 1833, dans le format in-4o et orné de grandes gravures coloriées.

Cette édition, très incorrecte, fut suivie d’une seconde en 1835 sous la rubrique de Venise ; l’exécution typographique et la correction de celle-ci laissent encore beaucoup à désirer. En voici le texte : « Gamiani ou Deux Nuits d’excès, par Alcide baron de M. A. Venise, chez tous les marchands de nouveautés : Venise 1835, 1 vol. in-18 de 105 pages, enlaidi de 10 gravures abominables. »

Sauf de légères corrections, dues à l’inexpérience d’un génie essayant ses ailes, chacun y pourra reconnaître cette muse sympathique et gracieuse qui, pendant vingt ans, a fait les délices des gens de goût, et dont le génie est encore regretté tous les jours.

Notre jeune auteur eut le rare bonheur de laisser sa virginité à une femme, plus digne que beaucoup d’autres, de cueillir la fleur de sa jeunesse ; mais malheureusement cette femme possédait, comme toutes les autres, un léger quartier de la pomme d’Eve, de sorte qu’elle le trompa : c’était son métier de femme, mais notre poète, à qui toute impression donnait des spasmes en garda la blessure saignante pendant tout le temps de sa courte existence. Il voulut oublier : d’abord débauché par dépit, il devint libertin par goût, parce qu’il commençait à penser que le libertinage seul ne trompait pas ; il eut beau faire, il eut beau chercher l’oubli dans le poison français, il fut moissonné dans sa jeunesse par le souvenir de la première femme qu’il avait toujours aimée, de cette grisette devenue infâme et infime courtisane, dont le cœur sec se riait du mal qu’elle causait.

C’est à la suite de cet abandon qu’il composa les strophes suivantes :

Chantez, chantez encore, rêveurs mélancoliques,
Vos doucereux amours et vos beautés mystiques
Qui baissent les deux yeux.
Des paroles du cœur vantez-vous la puissance,
Et la virginité des robes d’innocence,
Et les premiers aveux.

Ce qu’il me faut à moi, c’est la brutale orgie,
La brune courtisane à la lèvre rougie
Qui se pâme et se tord ;
Qui s’enlace à vos bras dans sa fougueuse ivresse,
Qui laisse ses cheveux se dérouler en tresse,
Vous étreint et vous mord !

C’est une femme ardente autant qu’une Espagnole,
Dont les transports d’amour rendent la tête folle

Et font craquer le lit ;
C’est une passion forte comme une fièvre,
Une lèvre de feu qui s’attache à ma lèvre
Pendant toute une nuit.

C’est une cuisse blanche à la mienne enlacée,
Une lèvre de feu d’où jaillit la pensée ;
Ce sont surtout deux seins.
Fruits d’amour arrondis par une main divine,
Qui tous deux à la fois vibrent sur la poitrine
Qu’on prend à pleines mains !

Eh bien ! venez encore vanter vos pucelles
Avec leurs regards froids, avec leurs tailles frêles,
Frêles comme un roseau ;
Qui n’osent d’un seul doigt, vous toucher, ni rien dire,
Qui n’osent regarder et craignant de sourire
Ne boivent que de l’eau !

Non ! vous ne valez pas, ô tendres jeunes filles,
Au teint frais et si pur caché sous la mantille
Et dans le blanc satin,
Les femmes du grand ton. En tout, tant que vous êtes,
Non ! vous ne valez pas, ô mes femmes honnêtes
Un amour de catin !