Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/31

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 116-119).

La harangue faicte par Gallet à Picrochole.

Chapitre XXXI.



«Plus juste cause de douleur naistre ne peut entre les humains que si, du lieu dont par droicture esperoient grace et benevolence, ilz recepvent ennuy et dommaige. Et non sans cause (combien que sans raison) plusieurs, venuz en tel accident, ont ceste indignité moins estimé tolerable que leur vie propre, et, en cas que par force ny aultre engin ne l’ont peu corriger, se sont eulx mesmes privez de ceste lumiere.

«  Doncques merveille n’est si le roy Grandgousier mon maistre est à ta furieuse et hostile venue saisy de grand desplaisir et perturbé en son entendement. Merveille seroit si ne l’avoient esmeu les excès incomparables qui en ses terres et subjectz ont esté par toy et tes gens commis, es quelz n’a esté obmis exemple aulcun d’inhumanité, ce que luy est tant grief de soy, par la cordiale affection de laquelle tousjours a chery ses subjectz, que à mortel homme plus estre ne sçauroit. Toutesfoys sus l’estimation humaine plus grief luy est, en tant que par toy, & les tiens ont esté ces griefz, & tords faictz, qui de toute memoire & ancienneté aviez, toy et tes peres, une amitié avecques luy et tous ses encestres conceu, laquelle jusques à present comme sacrée ensemble aviez inviolablement maintenue, guardée et entretenue, si bien que non luy seulement ny les siens, mais les nations barbares, Poictevins, Bretons, Manseaux et ceulx qui habitent oultre les isles de Canarre et Isabella, ont estimé aussi facile demollir le firmament et les abysmes eriger au dessus des nues que desemparer vostre alliance, et tant l’ont redoubtée en leurs entreprinses que n’ont jamais auzé provoquer, irriter ny endommaiger l’ung, par craincte de l’aultre.

«  Plus y a. Ceste sacrée amitié tant a emply ce ciel que peu de gens sont aujourd’huy habitans par tout le continent et isles de l’ocean, qui ne ayent ambitieusement aspiré estre receuz en icelle à pactes par vous mesmes conditionnez, autant estimans vostre confederation que leurs propres terres et dommaines ; en sorte que de toute memoire n’a esté prince ny ligue tant efferée ou superbe qui ait auzé courir sus, je ne dis poinct voz terres, mais celles de voz confederez ; et, si par conseil precipité ont encontre eulx attempté quelque cas de nouvelleté, le nom et tiltre de vostre alliance entendu, ont soubdain desisté de leurs entreprises.

«  Quelle furie doncqnes te esmeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée, tout droict trespassé, envahir hostilement ses terres, sans en rien avoir esté par luy ny les siens endommagé, irrité ny provocqué ? Où est foy ? Où est loy ? Où est raison ? Où est humanité ? Où est craincte de Dieu ? Cuyde tu ces oultraiges estre recellés es esperitz eternelz et au Dieu souverain qui est juste retributeur de noz entreprinses ? Si le cuyde, tu te trompe car toutes choses viendront à son jugement. Sont ce fatales destinées ou influences des astres qui voulent mettre fin à tes ayzes et repous ? Ainsi ont toutes choses leur fin et periode, et, quand elles sont venues à leur poinct suppellatif, elles sont en bas ruinées, car elles ne peuvent long temps en tel estat demourer. C’est la fin de ceulx qui leurs fortunes et prosperitez ne peuvent par rayson et temperance moderer.

«  Mais, si ainsi estoit phée et deust ores ton heur et repos prendre fin, falloit il que ce feust en incommodant à mon roy, celluy par lequel tu estois estably ? Si ta maison debvoit ruiner, failloit il qu’en sa ruine elle tombast suz les atres de celluy qui l’avoit aornée ? La chose est tant hors les metes de raison, tant abhorrente de sens commun, que à peine peut elle estre par humain entendement conceue, et jusques à ce demourera non croiable entre les estrangiers que l’effect asseuré et tesmoigné leur donne à entendre que rien n’est ny sainct, ny sacré à ceulx qui se sont emancipez de Dieu et Raison pour suyvre leurs affections perverses.

«  Si quelque tort eust esté par nous faict en tes subjectz et dommaines, si par nous eust esté porté faveur à tes mal vouluz, si en tes affaires ne te eussions secouru, si par nous ton nom et honneur eust esté blessé, ou, pour mieulx dire, si l’esperit calumniateur, tentant à mal te tirer, eust par fallaces especes et phantasmes ludificatoyres mis en ton entendement que envers toy eussions faict choses non dignes de nostre ancienne amitié, tu debvois premier enquerir de la verité, puis nous en admonester, et nous eussions tant à ton gré satisfaict que eusse eu occasion de toy contenter. Mais (ô Dieu eternel ! ) quelle est ton entreprinse ? Vouldroys tu, comme tyrant perfide, pillier ainsi et dissiper le royaulme de mon maistre ? Le as tu esprouvé tant ignave et stupide qu’il ne voulust, ou tant destitué de gens, d’argent, de conseil et d’art militaire qu’il ne peust resister à tes iniques assaulx ?

«  Depars d’icy presentement, et demain pour tout le jour soye retiré en tes terres, sans par le chemin faire aulcun tumulte ne force ; et paye mille bezans d’or pour les dommaiges que as faict en ces terres. La moytié bailleras demain, l’aultre moytié payeras es ides de May prochainement venant, nons delaissant ce pendent pour houltaige les ducs de Tournemoule, de Basdefesses et de Menuail, ensemble le prince de Gratelles et le viconte de Morpiaille. »