Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/32

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 120-123).

Comment Grandgousier, pour achapter paix, feist rendre les fouaces.

Chapitre XXXII.



À tant se teut le bon homme Gallet ; mais Picrochole à tous ses propos ne respond aultre chose sinon : « Venez les querir, venez les querir. Ilz ont belle couille et molle. Ilz vous brayeront de la fouace. »

Adoncques retourne vers Grandgousier, lequel trouva à genous, teste nue, encliné en un petit coing de son cabinet, priant Dieu qu’il vouzist amollir la cholere de Picrochole et le mettre au poinct de raison, sans y proceder par force. Quand veit le bon homme de retour, il luy demanda :

«  Ha ! mon amy, mon amy, quelles nouvelles m’apportez vous ?

— Il n’y a (dist Gallet) ordre ; cest homme est du tout hors du sens et delaissé de Dieu.

— Voyre mais (dist Grandgousier), mon amy, quelle cause pretend il de cest excès ?

— Il ne me a (dist Gallet) cause queconques exposé, sinon qu’il m’a dict en cholere quelques motz de fouaces. Je ne sçay si l’on auroit poinct faict oultrage à ses fouaciers.

— Je le veulx (dist Grandgousier) bien entendre devant qu’aultre chose deliberer sur ce que seroit de faire. »

Alors manda sçavoir de cest affaire, et trouva pour vray qu’on avoit prins par force quelques fouaces de ses gens et que Marquet avoit repceu un coup de tribard sus la teste ; toutesfoys que le tout avoit esté bien payé et que le dict Marquet avoit premier blessé Forgier de son fouet par les jambes. Et sembla à tout son conseil que en toute force il se doibvoit defendre. Ce non ostant dist Grandgousier :

«  Puis qu’il n’est question que de quelques fouaces, je essayeray le contenter, car il me desplaist par trop de lever guerre. »

Adoncques s’enquesta combien on avoit prins de fouaces, et, entendent quatre ou cinq douzaines, commenda qu’on en feist cinq charretées en icelle nuict, et que l’une feust de fouaces faictes à beau beurre, beau moyeux d’eufz, beau saffran et belles espices pour estre distribuées à Marquet, et que pour ses interestz il luy donnoit sept cens mille et troys philippus pour payer les barbiers qui l’auroient pensé, et d’abondant luy donnoit la mestayrie de la Pomardiere à perpétuité, franche pour luy et les siens. Pour le tout conduyre et passer fut envoyé Gallet, lequel par le chemin feist cuillir près de la Sauloye force grands rameaux de cannes et rouzeaux, et en feist armer autour leurs charrettes, et chascun des chartiers ; luy mesmes en tint un en sa main, par ce voulant donner à congnoistre qu’ilz ne demandoient que paix et qu’ilz venoient pour l’achapter.

Eulx venuz à la porte, requirent parler à Picrochole de par Grandgousier. Picrochole ne voulut oncques les laisser entrer, ny aller à eulx parler, et leurs manda qu’il estoit empesché, mais qu’ilz dissent ce qu’ilz vouldroient au capitaine Toucquedillon, lequel affustoit quelque piece sus les murailles. Adonc luy dict le bon homme :

«  Seigneur, pour vous retirer de tout ce debat et ouster toute excuse que ne retournez en nostre premiere alliance, nous vous rendons presentement les fouaces dont est la controverse. Cinq douzaines en prindrent noz gens ; elles furent très bien payées ; nous aymons tant la paix que nous en rendons cinq charrettes, desquelles ceste icy sera pour Marquet, qui plus se plainct. Dadvantaige, pour le contenter entierement, voylà sept cens mille et troys philippus que je luy livre, et, pour l’interest qu’il pourroit pretendre, je luy cede la mestayrie de la Pomardiere, à perpétuité, pour luy et les siens, possedable en franc alloy ; voyez cy le contract de la transaction. Et, pour Dieu, vivons dorenavant en paix, et vous retirez en vos terres joyeusement, cedans ceste place icy, en laquelle n’avez droict quelconques, comme bien le confessez, et amis comme par avant. »

Toucquedillon raconta le tout à Picrochole, et de plus envenima son couraige, luy disant :

«  Ces rustres ont belle paour. Par Dieu, Grandgousier se conchie, le pouvre beuveur ! Ce n’est son art aller en guerre, mais ouy bien vuider les flascons. Je suis d’opinion que retenons ces fouaces et l’argent, et au reste nous hastons de remparer icy et poursuivre nostre fortune. Mais pensent ilz bien avoir affaire à une duppe, de vous paistre de ces fouaces ? Voylà que c’est : le bon traictement et la grande familiarité que leurs avez par cy devant tenue vous ont rendu envers eulx comtemptible : oignez villain, il vous poindra ; poignez villain, il vous oindra.

— Çà, çà, çà, dist Picrochole, sainct Jacques, ilz en auront ! Faictes ainsi qu’avez dict.

— D’une chose, dist Toucquedillon, vous veux je advertir. Nous sommes icy assez mal avituaillez et pourveuz maigrement des harnoys de gueule. Si Grandgousier nous mettoit siege, dès à present m’en irois faire arracher les dents toutes, seulement que troys me restassent, autant, à voz gens comme à moy : avec icelles nons n’avangerons que trop à manger noz munitions.

— Nous, dist Picrochole, n’aurons que trop mangeailles. Sommes nous icy pour manger ou pour batailler ?

— Pour batailler, vrayement, dist Toucquedillon ; mais de la pance vient la dance, et où faim regne, force exule.

— Tant jazer ! dist Picrochole. Saisissez ce qu’ilz ont amené. »

Adoncqnes prindrent argent et fouaces et beufz et charrettes, et les renvoyerent sans mot dire, sinon que plus n’aprochassent de si près pour la cause qu’on leur diroit demain. Ainsi sans rien faire retournerent devers Grandgousier, et luy conterent le tout, adjoustans qu’il n’estoit aulcun espoir de les tirer à paix, sinon à vive et forte guerre.