Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/40

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 148-151).

Pourquoy les moynes sont refuyz du monde, et pour quoy les ungs ont le nez plus grand que les aultres.

Chapitre XXXX.



Foy de christian ! (dist Eudemon) je entre en grande resverie, considerant l’honnesteté de ce moyne, car il nous esbaudist icy tous. Et comment doncques est ce qu’on rechasse les moynes de toutes bonnes compaignies, les appellans troublefeste, comme abeilles chassent les freslons d’entour leurs rousches ? « Ignavum fucos pecus

(dist Maro),

     a presepibus arcent. »

À quoy respondit Gargantua.

«  Il n’y a rien si vrai que le froc et la cogule tire à soy les opprobres, injures et maledictions du monde, tout ainsi comme le vent dict Cecias attire les nues. La raison peremptoire est parce qu’ilz mangent la merde du monde, c’est à dire les pechez, et comme machemerdes l’on les rejecte en leurs retraictz, ce sont leurs conventz et abbayes, separez de conversation politicque comme sont les retraictz d’une maison. Mais, si entendez pourquoy un cinge en une famille est tousjours mocqué et herselé, vous entendrez pourquoy les moines sont de tous refuys, et des vieux et des jeunes. Le cinge ne guarde poinct la maison, comme un chien ; il ne tire pas l’aroy, comme le beuf ; il ne produict ny laict ny layne, comme la brebis ; il ne porte pas le faiz, comme le cheval.

Ce qu’il faict est tout conchier et degaster, qui est la cause pourquoy de tous repceoyt mocqueries et bastonnades. Semblablement, un moyne (j’entends de ces ocieux moynes) ne laboure comme le paisant, ne garde le pays comme l’homme de guerre, ne guerist les malades comme le medicin, ne presche ny endoctrine le monde comme le bon docteur evangelicque et pedagoge, ne porte les commoditez et choses necessaires à la republicque comme le marchant. Ce est la cause pourquoy de tous sont huez et abhorrys.

— Voyre, mais (dist Grandgousier) ilz prient Dieu pour nous.

— Rien moins (respondit Gargantua). Vray est qu’ilz molestent tout leur voisinage à force de trinqueballer leurs cloches.

— Voyre (dist le moyne), une messe, unes matines, unes vespres bien sonnéez sont à demy dictes.

— Ilz marmonnent grand renfort de legendes et pseaulmes nullement par eux entenduz ; ilz content force patenostres, entrelardées de longs Ave Mariaz, sans y penser ny entendre, et ce je appelle mocquedieu, non oraison. Mais ainsi leurs ayde Dieu, s’ilz prient pour nous, et non par paour de perdre leurs miches et souppes grasses. Tous vrays christians, de tous estatz, en tous lieux, en tous temps, prient Dieu, et l’Esperit prie et interpelle pour iceulx, et Dieu les prent en grace. Maintenant tel est nostre bon Frere Jean. Pourtant chascun le soubhaite en sa compaignie.

Il n’est point bigot ; il n’est poinct dessiré ; il est honeste, joyeux, deliberé, bon compaignon.

Il travaille ; il labeure ; il defent les opprimez ; il conforte les affligez ; il subvient es souffreteux ; il garde les clous de l’abbaye.

— Je foys (dist le moyne) bien dadvantage ; car, en despeschant nos matines et anniversaires on cueur, ensemble je fois des chordes d’arbaleste, je polys des matraz et guarrotz, je foys des retz et des poches à prendre les connis. Jamais je ne suis oisif. Mais or çzâ, à boyre ! à boyre czà ! Aporte le fruict ; ce sont chastaignes du boys d’Estrocz, avec bon vin nouveau, voy vous là composeur de petz. Vous n’estez encores ceans amoustillez. Par Dieu, je boy à tous guez, comme un cheval de promoteur ! » Gymnaste luy dist : « Frere Jean, oustez ceste rouppie que vous pend au nez.

— Ha ! ha ! (dist le moyne) serois je en dangier de noyer, veu que suis en l’eau jusques au nez ? Non, non. Quare ? Quia elle en sort bien, mais poinct n’y entre, car il est bien antidoté de pampre. O mon amy, qui auroit bottes d’hyver de tel cuir, hardiment pourroit il pescher aux huytres, car jamais ne prendroient eau.

— Pourquoy (dist Gargantua) est ce que Frere Jean a si beau nez ?

— Parce (respondit Grandgousier) que ainsi Dieu l’a voulu, lequel nous faict en telle forme et telle fin, selon son divin arbitre, que faict un potier ses vaisseaulx.

— Parce (dist Ponocrates) qu’il feut des premiers à la foyre des nez. Il print des plus beaulx et plus grands.

— Trut avant ! (dist le moyne). Selon vraye philosophie monasticque, c’est parce que ma nourrice avoit les tetins moletz : en la laictant, mon nez y enfondroit comme en beurre, et là s’eslevoit et croissoit comme la paste dedans la met.

Les durs tetins de nourrices font les enfans camuz. Mais, guay, guay ! Ad formam nasi cognoscitur ad te levavi… Je ne mange jamais de confitures. Page, à la humerie ! Item, rousties ! »