Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/43

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 158-161).

Comment l’escharmouche de Picrochole feut rencontré par Gargantua, et comnent le moyne tua le capitaine Tyravant, et puis fut prisonnier entre les ennemys.

Chapitre XLIII.



Picrochole, à la relation de ceulx qui avoient evadé à la roupte lors que Tripet fut estripé, feut esprins de grand courroux, ouyant que les diables avoient couru suz ses gens, et tint son conseil toute la nuict, auquel Hastiveau et Toucquedillon conclurent que sa puissance estoit telle qu’il pourroit defaire tous les diables d’enfer s’ilz y venoient, ce que Picrochole ne croyoit du tout, aussy ne s’en defioit il. Pourtant envoya soubz la conduicte du conte Tyravant, pour descouvrir le pays, seize cents chevaliers tous montez sus chevaulx legiers, en escarmousche, tous bien aspergez d’eau beniste et chascun ayant pour leur signe une estolle en escharpe, à toutes adventures, s’ilz rencontroient les diables, que par vertus tant de ceste eau Gringorienne que des estolles, yceulx feissent disparoir et esvanouyr. Coururent doncques jusques près La Vau Guyon et la Maladerye, mais oncques ne trouverent personne à qui parler, dont repasserent par le dessus, et en la loge et tugure pastoral, près le Couldray, trouverent les cinq pelerins, lesquels liez et baffouez emmenerent comme s’ilz feussent espies, non obstant les exclamations, adjurations et requestes qu’ilz feissent. Descendus de là vers Seuillé, furent entenduz par Gargantua, lequel dist à ses gens :

«  Compaignons, il y a icy rencontre, et sont en nombre trop plus dix foys que nous. Chocquerons nous sus eulx ?

— Que diable (dist le moyne) ferons nous doncq ? Estimez vous les hommes par nombre, et non par vertus et hardiesse ? » Puis s’escria : « Chocquons, diables, chocquons ! »

Ce que entendens, les ennemys pensoient certainement que feussent vrays diables, dont commencerent fuyr à bride avallée, excepté Tyravant, lequel coucha sa lance en l’arrest et en ferut à toute oultrance le moyne au milieu de la poictrine ; mais, rencontrant le froc horrifique, rebouscha par le fer, comme si vous frappiez d’une petite bougie contre une enclume. Adoncq le moyne avec son baston de croix luy donna entre col et collet sus l’os acromion si rudement qu’il l’estonna et feist perdre tout sens et movement, et tomba es piedz du cheval. Et, voyant l’estolle qu’il portoit en escharpe, dist à Gargantua : « Ceulx cy ne sont que prebstres : ce n’est q’un commencement de moyne. Par sainct Jean je suis moyne parfaict : je vous en tueray comme de mousches. »

Puis le grand gualot courut après, tant qu’il atrapa les derniers, et les abbastoit comme seille, frappant à tors et à travers.

Gymnaste interrogua sus l’heure Gargantua s’ilz les debvoient poursuivre. À quoy dist Gargantua :

«  Nullement, car, selon vraye discipline militaire, jamais ne fault mettre son ennemy en lieu de desespoir, parce que telle necessité luy multiplie sa force et accroist le couraige qui jà estoit deject et failly, et n’y a meilleur remede de salut à gens estommiz et recreuz que de ne esperer salut aulcun. Quantes victoires ont esté tollues des mains des vaincqueurs par les vaincuz, quand il ne se sont contentés de raison, mais ont attempté du tout mettre à internition et destruire totallement leurs ennemys, sans en vouloir laisser un seul pour en porter les nouvelles ! Ouvrez tousjours à voz ennemys toutes les portes et chemins, et plustost leurs faictes un pont d’argent affin de les renvoyer.

— Voyre, mais (dist Gymnaste) ilz ont le moyne.

— Ont ilz (dist Gargantua) le moyne ? Sus mon honneur, que ce sera à leur dommaige ! Mais, affin de survenir à tous azars, ne nous retirons pas encores ; attendons icy en silence, car je pense jà assez congnoistre l’engin de noz ennemys. Ils se guident par sort, non par conseil. »

Iceulx ainsi attendens soubz les noiers, ce pendent le moyne poursuyvoit, chocquant tous ceulx qu’il rencontroit, sans de nully avoir mercy, jusque à ce qu’il rencontra un chevalier qui portoit en crope un des pauvres pelerins. Et là, le voulent mettre à sac, s’escria le pelerin. « Ha, Monsieur le Priour, mon amy, Monsieur le Priour, sauvez moy, je vous en prie ! » Laquelle parolle entendue, se retournerent arriere les ennemys, et, voyans que là n’estoit que le moyne qui faisoit cest esclandre, le chargerent de coups comme on faict un asne de boys ; mais de tout rien ne sentoit, mesmement quand ilz frapoient sus son froc, tant il avoit la peau dure. Puis le baillerent à guarder à deux archiers, et, tournans bride, ne veirent personne contre eulx, dont existimerent que Gargantua estoit fuy avecques sa bande. Adoncques coururent vers les Noyrettes tant roiddement qu’ilz peurent pour les rencontrer, et laisserent là le moyne seul avecques deux archiers de guarde

Gargantua entendit le bruit et hennissement des chevaulx et dict à ses gens :

«  Compaignons, j’entends le trac de noz ennemys, et jà apperçoy aulcuns d’iceulx qui viennent contre nous à la foulle. Serrons nous icy, et tenons le chemin en bon ranc. Par ce moyen nous les pourrons recepvoir à leur perte et à nostre honneur. »