Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/47

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 173-176).

Comment Grandgousier manda querir ses legions, et comment Toucquedillon tua Hastiveau, puis fut tué par le commandement de Picrochole.

Chapitre XLVII.



En ces mesmes jours, ceulx de Bessé, du Marché Vieux, du bourg Sainct Jacques, du Trainneau, de Parillé, de Riviere, des Roches Sainct Paoul, du Vaubreton, de Pautille, du Brehemont, du Pont de Clam, de Cravant, de Grandmont, des Bourdes, de La Ville au Mère, de Huymes, de Sergé, de Hussé, de Sainct Louant, de Panzoust, des Coldreaux, de Verron, de Coulaines, de Chosé, de Varenes, de Bourgueil, de l’Isle Boucard, du Croulay, de Narsy, de Cande, de Montsoreau et aultres lieux confins, envoierent devers Grandgousier ambassades pour luy dire qu’ilz estoient advertis des tordz que luy faisoit Picrochole, et, pour leur ancienne confederation, ilz luy offroient tout leur povoir, tant de gens que d’argent et aultres munitions de guerre.

L’argent de tous montoit, par les pactes qu’ilz luy avoient, six vingt quatorze millions deux escuz et demy d’or. Les gens estoient quinze mille hommes d’armes, trente et deux mille chevaux legiers, quatre vingtz neuf mille harquebousiers, cent quarante milles adventuriers, unze mille deux cens canons, doubles canons, basilicz et spiroles, pionniers quarante sept mille ; le tout souldoyé et avitaillé pour six moys et quatre jours. Lequel offre Gargantua ne refusa ny accepta du tout ; mais grandement les remerciant, dist qu’il composeroit ceste guerre par tel engin que besoing ne seroit tant empescher de gens de bien. Seulement envoya qui ameneroit en ordre les legions, lesquelles entretenoit ordinairement en ses places de La Deviniere, de Chaviny, de Gravot et Quinquenays, montant en nombre deux mille cinq cens hommes d’armes, soixante et six mille hommes de pied, vingt et six mille arquebuziers, deux cens grosses pieces d’artillerye, vingt et deux mille pionniers et six mille chevaulx legiers, tous par bandes, tant bien assorties de leurs thesauriers, de vivandiers, de mareschaulx, de armuriers et aultres gens necessaires au trac de batailles, tant bien instruictz en art militaire, tant bien armez, tant bien recongnoissans et suivans leurs enseignes, tant soubdains à entendre et obeir à leurs capitaines, tant expediez à courir, tant fors à chocquer, tant prudens à l’adventure, que mieulx ressembloient une harmonie d’orgues et concordance d’horologe q’une armée ou gensdarmerie.

Toucquedillon, arrivé, se presenta à Picrochole et luy compta au long ce qu’il avoit et faict et veu. À la fin conseilloit, par fortes parolles, qu’on feist apoinctement avecques Grandgousier, lequel il avoit esprouvé le plus homme de bien du monde, adjoustant que ce n’estoit ny preu ny raison molester ainsi ses voisins, desquelz jamais n’avoient eu que tout bien, et, au reguard du principal, que jamais ne sortiroient de ceste entreprinse que à leur grand dommaige et malheur, car la puissance de Picrochole n’estoit telle que aisement ne les peust Grandgousier mettre à sac. Il n’eust achevé ceste parolle que Hastiveau dist tout hault :

«  Bien malheureux est le prince qui est de teiz gens servy, qui tant facilement sont corrompuz, comme je congnoys Toucquedillon, car je voy son couraige tant changé que voluntiers se feust adjoinct à noz ennemys pour contre nous batailler et nous trahir, s’ilz l’eussent voulu retenir ; mais, comme vertus est de tous, tant amys que ennemys, louée et estimée, aussi meschanceté est tost congneue et suspecte, et, posé que d’icelle les ennemys se servent à leur profit, si ont ilz tousjours les meschans et traistres en abhomination. »

À ces parolles, Toucquedillon, impatient, tyra son espée et en transperça Hastiveau un peu au dessus de la mammelle guauche, dont mourut incontinent ; et, tyrant son coup du corps, dist franchement :

«  Ainsi perisse qui feaulx serviteurs blasmera ! »

Picrochole soubdain entra en fureur et, voyant l’espée et fourreau tant diapré, dist :

«  Te avoit on donné ce baston pour en ma presence tuer malignement mon tant bon amy Hastiveau ? »

Lors commenda à ses archiers qu’ilz le meissent en pieces, ce que feut faict sus l’heure tant cruellement que la chambre estoit toute pavée de sang ; puis feist honorablement inhumer le corps de Hastiveau, et celluy de Toucquedillon getter par sus les murailles en la vallée.

Les nouvelles de ces oultraiges feurent sceues par toute l’armée, dont plusieurs commencerent murmurer contre Picrochole, tant que Grippepinault luy dist :

«  Seigneur, je ne sçay quelle yssue sera de ceste entreprinse. Je voy voz gens peu confermés en leurs couraiges. Ilz considerent que sommes icy mal pourveuz de vivres, et là beaucoup diminuez en nombre par deux ou troys yssues. Davantaige, il vient grand renfort de gens à voz ennemys. Si nous sommes assiegez une foys, je ne voy poinct comment ce ne soit à nostre ruyne totale.

— Bren, bren ! dist Picrochole ; vous semblez les anguilles de Melun : vous criez davant qu’on vous escorche. Laissés les seulement venir. »