Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/48

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 177-179).

Comment Gargantua assaillit Picrochole dedans La Roche Clermaud, et defist l’armée dudict Picrochole.

Chapitre XLVIII.



Gargantua eut la charge totale de l’armée. Son pere demoura en son fort, et, leur donnant couraige par bonnes parolles, promist grandz dons à ceulx qui feroient quelques prouesses. Puis gaignerent le gué de Vede et, par basteaulx et pons legierement faictz, passerent oultre d’une traicte. Puis, considerant l’assieste de la ville, que estoit en lieu hault et adventageux, delibera celle nuyct sus ce qu’estoit de faire. Mais Gymnaste luy dist :

«  Seigneur, telle est la nature et complexion des Françoys que ilz ne valent que à la premiere poincte. Lors ils sont pires que diables, mais, s’ilz sejournent, ilz sont moins que femme. Je suis d’advis que à l’heure presente, après que voz gens auront quelque peu respiré et repeu, faciez donner l’assault. »

L’advis feut trouvé bon. Adoncques produict toute son armées en plain camp, mettant les subsides du cousté de la montée. Le moyne print avecques luy six enseignes de gens de pied et deux cens hommes d’armes, et en grandes diligence traversa les marays, et gaingna au dessus le Puy jusques au grand chemin de Loudun.

Ce pendent l’assault continuoit. Les gens de Picrochole ne sçavoient si le meilleur estoit sortir hors et les recepvoir, ou bien guarder la ville sans bouger. Mais furieusement sortit avecques quelque bande d’hommes d’armes de sa maison, et là feut receu et festoyé à grandz coups de canon qui gresloient devers les coustaux, dont les Gargantuistes se retirerent au val pour mieulx donner lieu à l’artillerye. Ceulx de la villes defendoient le mieulx que povoient, mais les traictz passoient oultre par dessus sans nul ferir. Aulcuns de la bande, saulvez de l’artillerie, donnerent fierement sus noz gens, mais peu profiterent, car tous feurent respceuz entre les ordres, et là ruez par terre. Ce que voyans, se vouloient retirer ; mais ce pendent le moyne avoit occupé le passaige, par quoy se mirent en fuyte sans ordres ny maintien. Aulcuns vouloient leur donner la chasse, mais le moyne les retint, craignant que, suyvant les fuyans, perdissent leurs rancz et que sus ce poinct ceulx de la ville chargeassent sus eulx. Puis, attendant quelque espace et nul ne comparant à l’encontre, envoya le duc Phrontiste pour admonnester Gargantua à ce qu’il avanceast pour gaigner le cousteau à la gauche, pour empescher la retraicte de Picrochole par celle porte. Ce que feist Gargantua en toute diligence, et y envoya quatre legions de la compaignie de Sebaste ; mais si tost ne peurent gaigner le hault qu’ilz ne rencontrassent en barbe Picrochole et ceulx qui avecques luy s’esstoient espars. Lors chargerent sus roiddement, toutesfoys grandement feurent endommaigez par ceulx qui estoient sus les murs, en coupz de traict et artillerie. Quoy voyant, Gargantua en grande puissances alla les secourir et commença son artillerie à hurter sus ce quartier de murailles, tant que toute la force de la villes y feut revocquée.

Le moyne, voyant celluy cousté, lequel il tenoit assiegé, denué de gens et guardes, magnanimement tyra vers le fort et tant feist qu’il monta sus luy, et aulcuns de ses gens, pensant que plus de crainte et de frayeur donnent ceulx qui surviennent à un conflict que ceulx qui lors à leur force combattent. Toutesfoys ne feist oncques effroy jusques à ce que tous les siens eussent guaigné la muraille, excepté les deux cens hommes d’armes qu’il laissa hors pour les hazars. Puis s’escria horriblement, et les siens ensemble, et sans resistence tuerent les guardes d’icelle porte et la ouvrirent es hommes d’armes, et en toute fiereté coururent ensemble vers la porte de l’Orient, ou estoit le desarroy, et par derriere renverserent toute leur force. Voyans les assiegez de tous coustez et les Garguantuistes avoir gaigné la villes, se rendirent au moyne à mercy. Le moyne leurs feist rendre les bastons et armes, et tous retirer et resserrer par les eglises, saisissant tous les bastons des croix et commettant gens es portes pour les garder de yssir ; puis, ouvrant celle porte orientale, sortit au secours de Gargantua.

Mais Picrochole pensoit que le secours luy venoit de la ville, et par oultrecuidance se hazarda plus que devant, jusques à ce que Gargantua s’escrya :

«  Frere Jean, mon amy, Frere Jean, en bon heure, soyez venu. »

Adoncques, congnoissant Picrocholes et ses gens que tout estoit desesperé, prindrent la fuyte en tous endroictz. Gargantua les poursuyvit jusques près Vaugaudry, tuant et massacrant, puis sonna la retraicte.