Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Gargantua/50

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Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 182-186).

La contion que feist Gargantua es vaincus.

Chapitre L.



«Nos peres, ayeulx et ancestres de toute memoyre ont esté de ce sens et ceste nature que des batailles par eulx consommées ont, pour signe memorial des triumphes et victoires, plus voluntiers erigé trophées et monumens es cueurs des vaincuz par grace que, es terres par eulx conquestées, par architecture : car plus estimoient la vive souvenance des humains acquise par liberalité que la mute inscription des arcs, colomnes et pyramides, subjecte es calamitez de l’air et envie d’un chascun.

«  Souvenir assez vous peut de la mansuetude dont ilz userent envers les Bretons à la journée de Sainct Aubin du Cormier et à la demolition de Parthenay. Vous avez entendu et, entendent, admirez le bon traictement qu’il feirent es barbares de Spagnola, qui avoient pillé, depopulé et saccaigé les fins maritimes de Olone et Thalmondoys.

«  Tout ce ciel a esté remply des louanges et gratulations que vous mesmes et vos peres feistes lorsque Alpharbal, roy de Canarre, non assovy de ses fortunes, envahyt furieusement le pays de Onys, exercent la piraticque en toutes les isles Armoricques et regions confines. Il feut en juste bataille navale prins et vaincu de mon pere, auquel Dieu soit garde et protecteur. Mais quoy ? Au cas que les aultres roys et empereurs, voyre qui se font nommer catholicques, l’eussent miserablement traicté, durement emprisonné et rançonné extremement, il le traicta courtoisement, amiablement, le logea avecques soy en son palays, et par incroyable debonnaireté le renvoya en saufconduyt, chargé de dons, chargé de graces, chargé de toutes offices d’amytié. Qu’en est il advenu ? Luy, retourné en ses terres, feist assembler tous les princes et estatz de son royaulme, leurs exposa l’humanité qu’il avoit en nous congneu, et les pria sur ce deliberer en façon que le monde y eust exemple, comme avoit jà en nous de gracieuseté honeste, aussi en eulx de honesteté gracieuse. Là feut decreté par consentement unanime que l’on offreroit entierement leurs terres, dommaines et royaulme, à en faire selon nostre arbitre. Alpharbal, en propre personne, soubdain retourna avecques neuf mille trente et huyt grandes naufzs oneraires, menant non seulement les tresors de sa maison et lignée royalle, mais presque de tout le pays ; car, soy embarquant pour faire voille au vent vesten Nordest, chascun à la foulle gettoit dedans icelle or, argent, bagues, joyaulx, espiceries, drogues et odeurs aromaticques, papegays, pelicans, guenons, civettes, genettes, porcz espicz. Poinct n’estoit filz de bonne mere reputé qui dedans ne gettast ce que avoit de singulier. Arrivé que feut, vouloit baiser les piedz de mondict pere ; le faict fut estimé indigne et ne feut toleré, ains fut embrassé socialement. Offrit ses presens ; ilz ne feurent receupz par trop estre excessifz. Se donna mancipe et serf voluntaire, soy et sa posterité ; ce ne feut accepté par ne sembler equitable. Ceda par le decret des estatz ses terres et royaulme, offrant la transaction et transport, signée, scellé et ratifié de tous ceulx qui faire le debvoient ; ce fut totalement refusé, et les contractz gettés au feu. La fin feut que mon dict pere conmença lamenter de pitié et pleurer copieusement, considerant le franc vouloir et simplicité des Canarriens, et par motz exquis et sentences congrues diminuoit le bon tour qu’il leur avoit faict, disant ne leur avoir faict bien qui feut à l’estimation d’un bouton, et, si rien d’honnesteté leur avoir monstré, il estoit tenu de ce faire. Mais tant plus l’augmentoit Alpharbal. Quelle feut l’yssue ? En lieu que pour sa rançon, prinze à toute extremité, eussions peu tyrannicquement exiger vingt foys cent mille escutz et retenir pour houstaigers ses enfants aisnez, ilz se sont faictz tributaires perpetuelz et obligez nous bailler par chascun an deux millions d’or affiné à vingt quatre karatz. Ilz nous feurent l’année premiere icy payez ; la seconde, de franc vouloir, en paierent xxiij cens mille escuz, la tierce xxvj cens mille, la quarte troys millions, et tant tousjours croissent de leur bon gré que serons contrainctz leurs inhiber de rien plus nous apporter. C’est la nature de gratuité, car le temps, qui toutes choses ronge et diminue, augmente et accroist les bienfaictz, parce q’un bon tour liberalement faict à l’homme de raison croist continuement par noble pensée et remembrance.

«  Ne voulant doncques aulcunement degenerer de la debonnaireté hereditaire de mes parens, maintenant je vous absoluz et delivre, et vous rends francs et liberes comme par avant. D’abondant, serez à l’yssue des portes payez, chascun pour troys moys, pour vous pouvoir retirer en voz maisons et familles, et vous conduiront en saulveté six cens hommes d’armes et huyct mille hommes de pied, soubz la conduicte de mon escuyer Alexandre, affin que par les paisans ne soyez oultragez. Dieu soit avecques vous !

«  Je regrette de tout mon cueur que n’est icy Picrochole, car je luy eusse donné à entendre que sans mon vouloir, sans espoir de accroistre ny mon bien ny mon nom, estoit faicte ceste guerre. Mais, puis qu’il est esperdu et ne sçayt on où ny comment est esvanouy, je veulx que son royaulme demeure entier à son filz, lequel, parce qu’est par trop bas d’eage (car il n’a encores cinq ans accomplyz), sera gouverné et instruict par les anciens princes et gens sçavans du royaulme. Et, par autant q’un royaulme ainsi desolé seroit facilement ruiné, si on ne refrenoit la convoytise et avarice des administrateurs d’icelluy, je ordonne et veux que Ponocrates soit sus tous ses gouverneurs entendant avecques auctorité à ce requise, et assidu avecques l’enfant jusques à ce qu’il le congnoistra idoine de povoir par soy regir et regner.

«  Je considere que facilité trop enervée et dissolue de pardonner es malfaisans leur est occasion de plus legierement derechief mal faire, par ceste pernicieuse confiance de grace.

«  Je considere que Moyse, le plus doulx homme qui de son temps feust sus la terre, aigrement punissoit les mutins et séditieux au peuple de Israel.

«  Je considere que Jules Cesar, empereur tant debonnaire que de luy dict Ciceron que sa fortune rien plus souverain n’avoit sinon qu’il pouvoit, et sa vertus meilleur n’avoit sinon qu’il vouloit tousjours sauver et pardonner à un chascun ; icelluy toutesfois, ce non obstant, en certains endroictz punit rigoureusement les aucteurs de rebellion.

«  À ces exemples je veulx que me livrez avant le departir : premierement ce beau Marquet, qui a esté source et cause premiere de ceste guerre par sa vaine oultrecuidance ; secondement ses compaignons fouaciers, qui feurent negligens de corriger sa teste folle sus l’instant ; et finablement tous les conseillers, capitaines, officiers et domestiques de Picrochole, lesquelz le auroient incité, loué ou conseillé de sortir ses limites pour ainsi nous inquieter. »