Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\CL19

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COMMENT NOUS DESCENDÎMES EN L’ÎLE D’ODES, EN LAQUELLE LES CHEMINS CHEMINENT.

Avoir[1] par deux jours navigué, s’offrit à notre vue l’île d’Odes en laquelle vîmes une chose mémorable. Les chemins y sont animaux, si vraie est la sentence d’Aristotèles, disant argument invincible d’un animant[2] s’il se meut de soi-même. Car les chemins cheminent comme animaux, et sont les uns chemins errants, à la semblance des planètes, autres chemins passants, chemins croisants, chemins traversants. Et vis que les voyagers, servants et habitants du pays, demandaient : « Où va ce chemin ? et cetui-ci ? » On leur répondait : « Entre midi et Faverolles[3], à la paroisse, à la ville, à la rivière. » Puis se guindant[4] au chemin opportun, sans autrement se peiner ou fatiguer, se trouvaient au lieu destiné, comme vous voyez advenir à ceux qui de Lyon en Avignon et Arles se mettent en bateau sur le Rhône. Et comme vous savez qu’en toutes choses il y a de la faute, et rien n’est en tous endroits heureux, aussi là nous fut dit être une manière de gens, lesquels ils nommaient guetteurs de chemins et batteurs de pavés, et les pauvres chemins les craignaient et s’éloignaient d’eux comme des brigands. Ils les guettaient au passage comme on fait les loups à la traînée et, les bécasses au filet. Je vis un d’iceux, lequel était appréhendé de la justice, pour ce qu’il avait pris injustement, malgré Pallas, le chemin de l’école : c’était le plus long. Un autre se vantait avoir pris de bonne guerre le plus court, disant lui être tel avantage à cette rencontre que premier venait à bout de son entreprise.

Aussi dit Carpalim à Épistemon, quelque jour le rencontrant, sa pissotière au poing, contre une muraille pissant, que plus ne s’ébahissait si toujours premier était au lever du bon Pantagruel, car il tenait le plus court et le moins chevauchant[5].

J’y reconnus le grand chemin de Bourges, et le vis marcher à pas d’abbé, et le vis aussi fuir à la venue de quelques charretiers qui le menaçaient fouler avec les pieds de leurs chevaux, et lui faire passer les charrettes dessus le ventre, comme Tullia fit passer son chariot dessus le ventre de son père Servius Tullius, sixième roi des Romains.

J’y reconnus pareillement le vieux quemin[6] de Péronne à Saint-Quentin, et me semblait quemin de bien de sa personne.

J’y reconnus, entre les rochers, le bon vieux chemin de la Ferrate[7] sur le mont d’un grand ours. Le voyant de loin me souvint de saint Jérôme en peinture, si son ours eût été lion, car il était tout mortifié, avait la longue barbe toute blanche et mal peignée (vous eussiez proprement dit que fussent glaçons), avait sur soi force grosses patenôtres de pinastre[8] mal rabotées, et était comme à genoillons[9], et non debout ne couché du tout, et se battait la poitrine avec grosses et rudes pierres. Il nous rit peur et pitié ensemble. Le regardant, nous tira à part un bachelier[10] courant du pays, et, montrant un chemin bien lissé, tout blanc et quelque peu feutré de paille, nous dit : « Dorénavant ne déprisez[11] l’opinion de Thalès Milésien, disant l’eau être de toutes choses le commencement, ni la sentence d’Homère, affirmant toutes choses prendre naissance de l’océan. Ce chemin que voyez naquit d’eau, et s’y en retournera : devant deux mois les bateaux par ci passaient, à cette heure y passent les charrettes.

— Vraiment, dit Pantagruel, vous nous la baillez bien piteuse ! En notre monde nous en voyons tous les ans de pareille transformation cinq cents et davantage. »

Puis considérants les allures de ces chemins mouvants, nous dit que, selon son jugement, Philolaüs et Aristarchus avaient en icelle île philosophé, Séleucus pris opinion d’affirmer la terre véritablement autour des pôles se mouvoir, non le ciel (encore qu’il nous semble le contraire être vérité), comme étant sur la rivière de Loire, nous semblent les arbres prochains se mouvoir, toutefois ils ne se meuvent, mais nous par le décours[12] du bateau. Retournants à nos navires, vîmes que près le rivage on mettait sur la roue trois guetteurs de chemin qui avaient été pris en embuscade, et brûlait-on à petit feu un grand paillard. lequel avait battu un chemin, et lui avait rompu une côte, et nous fut dit que c’était le chemin des aggères[13] et levées du Nil en Égypte.


  1. Après avoir.
  2. Être animé.
  3. (Au diable vert).
  4. Se bissant.
  5. Qui courait le moins de postes (au sens libre).
  6. Chemin (en picard).
  7. De Tours à Limoges.
  8. Pin sauvage.
  9. À genoux.
  10. Jeune homme.
  11. Méprisez.
  12. Cours.
  13. Digues.