Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\OpinionsEtJugements

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 33-36).

OPINIONS ET JUGEMENTS SUR RABELAIS


La Bruyère, Des Ouvrages de l’esprit, 1687.

Marot et Rabelais sont inexcusables d’avoir semé l’ordure dans leurs écrits : tous deux avaient assez de génie et de naturel pour pouvoir s’en passer, même à l’égard de ceux qui cherchent moins à admirer qu’à rire dans un auteur. Rabelais surtout est incompréhensible : son livre est une énigme, quoi qu’on veuille dire, inexplicable : c’est une chimère, c’est le visage d’une belle femme avec des pieds et une queue de serpent ou de quelque autre bête plus difforme : c’est un monstrueux assemblage d’une morale fine et ingénieuse et d’une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au-delà du pire, c’est le charme de la canaille : où il est bon, il va jusques à l’exquis et à l’excellent, il peut être le mets des plus délicats.


Voltaire, Lettre sur Pope, 1726.

Notre curé de Meudon, dans son extravagant et inintelligible livre, a répandu une extrême gaieté et une… grande impertinence ; il a prodigué l’érudition, les ordures et l’ennui. Un bon conte de deux pages est acheté par des volumes de sottises : il n’y a que quelques personnes d’un goût bizarre qui se piquent d’entendre et d’estimer tout cet ouvrage. Le reste de la nation rit des plaisanteries de Rabelais et méprise le livre. On le regarde comme le premier des bouffons : on est fâché qu’un homme qui avait tant d’esprit en ait fait un si misérable usage : c’est un philosophe ivre qui n’a écrit que dans le temps de son ivresse.


Voltaire, Lettre à Mme du Deffant, 1760.

J’ai relu… quelques chapitres de Rabelais, comme le combat de frère Jean des Entommeures et la tenue du conseil de Picrochole (je les sais pourtant presque par cœur) ; mais, je les ai relus avec un très grand plaisir, parce que c’est la peinture du monde la plus vive. Ce n’est pas que je mette Rabelais à côté d’Horace ; mais si Horace est le premier des faiseurs de bonnes épîtres, Rabelais, quand il est bon, est le premier des bons bouffons. Il ne faut pas qu’il y ait deux hommes de ce métier dans une nation : mais il faut qu’il y en ait un. Je me repens d’avoir dit autrefois trop de mal de lui.


Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre IX, 1822.

Cinq ou six écrivains ont suffi aux besoins et à l’aliment de la pensée ; ces génies mères semblent avoir enfanté et allaité tous les autres. Homère a fécondé l’antiquité ; Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Virgile sont ses fils. Dante a engendré l’Italie moderne depuis Pétrarque jusqu’au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises : Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance…

On renie souvent ces maîtres suprêmes : on se révolte contre eux ; on compte leurs défauts ; on les accuse d’ennui, de longueur, de bizarrerie, de mauvais goût, en les volant et en se parant de leurs dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs : partout s’impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples ; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignées. Ils ouvrent des horizons d’où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts ; leurs œuvres sont les mines et les entrailles de l’esprit humain.


Sainte-Beuve, Causeries du lundi, 1850.

Rabelais ne voulait que jeter à l’avance quelques idées de grand sens et d’à-propos dans un rire immense : ne lui en demandez pas davantage. Il y a de tout dans son livre, et chaque admirateur peut se flatter d’y découvrir ce qui est le plus analogue à son propre esprit. Mais aussi il s’y voit assez de parties tout à fait comiques et franchement réjouissantes pour justifier son renom et sa gloire devant tous. Le reste est contestable, équivoque, sujet à controverse et à commentaire. Les lecteurs qui sont de bonne foi avoueront qu’ils ont peine à mordre à ces endroits-là, et même à les entendre. Ce qui est incontestablement admirable, c’est la forme du langage, l’ampleur et la richesse des tours, le jet abondant et intarissable de la parole. Son français sans doute, malgré les moqueries qu’il fait des latinisants et des grécisants d’alors, est encore bien rempli et comme farci des langues anciennes, mais il l’est par une sorte de nourriture intérieure, sans que cela lui semble étranger, et tout, dans sa bouche, prend l’aisance du naturel, de la familiarité et du génie.


Michelet, Histoire de France, xvie siècle, la Réforme, 1855.

Il n’a rien emprunté qu’au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au peuple des écoles, aux traditions d’étudiants. Il s’en sert, s’en joue et s’en moque. Tout cela vient à travers son œuvre profonde et calculée, comme des rires d’enfants, des chants de berceau, de nourrice.

Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux, il va à la recherche du grand Peut-être. Il cherchera longtemps. Le câble étant coupé et l’adieu dit à la Légende, ne voulant s’arrêter qu’au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les chimères. Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les lueurs de la Foi profonde. Copernic y sera plus tard, et Galilée. Mais déjà l’Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la circulation de la vie, la mutualité et la solidarité des fonctions, éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui sous forme légère, et souvent ironique, n’en sont pas moins les chants religieux de la Renaissance.


Victor Hugo, William Shakespeare, 1864.

Rabelais médecin et curé tâte le pouls à la papauté. Il hoche la tête et il éclate de rire. Est-ce parce qu’il a trouvé la vie ? Non, c’est parce qu’il a senti la mort. Cela expire en effet. Pendant que Luther réforme, Rabelais bafoue. Lequel va le mieux au but ! Rabelais bafoue le moine, bafoue l’évêque, bafoue le pape ; rire fait d’un râle. Ce grelot sonne le tocsin. Eh bien ! quoi ? J’ai cru que c’était une ripaille, c’est une agonie ; on peut se tromper de hoquet. Rions tout de même. La mort est à table. La dernière goutte trinque avec le dernier soupir. Une agonie en goguette, c’est superbe. L’intestin colon est roi. Tout ce vieux monde festoie et crève. Et Rabelais intronise une dynastie de ventres : Grandgousier, Pantagruel et Gargantua. Rabelais est l’Eschyle de la mangeaille, ce qui est grand quand on songe que manger c’est dévorer. Il y a du gouffre dans le goinfre. Mangez donc, maîtres, et buvez, et finissez. Vivre est une chanson dont mourir est le refrain. D’autres creusent sous le genre humain dépravé des cachots redoutables ; en fait de souterrain ce grand Rabelais se contente de la cave. Cet univers que Dante mettait dans l’enfer, Rabelais le fait tenir dans une futaille. Son livre n’est pas autre chose. Les sept cercles d’Alighieri bondent et enserrent cette tonne prodigieuse. Regardez le dedans de la futaille monstre, vous les y revoyez. Dans Rabelais ils s’intitulent : Paresse, Orgueil, Envie, Avarice, Colère, Luxure, Gourmandise ; et c’est ainsi que tout à coup, vous vous retrouvez avec le rieur redoutable, où ? dans l’église. Ces sept péchés, c’est le prône de ce curé. Rabelais est prêtre ; correction bien ordonnée commence par soi-même ; c’est donc sur le clergé qu’il frappe d’abord. Ce que c’est que d’être de la maison ! La papauté meurt d’indigestion. Rabelais lui fait une farce. Farce de titan. La joie pantagruélique n’est pas moins grandiose que la gaîté jupitérienne. Mâchoire contre mâchoire, la mâchoire monarchique et sacerdotale mange ; la mâchoire rabelaisienne rit. Quiconque a lu Rabelais a devant les yeux à jamais cette confrontation sévère, le masque de la Théocratie regardée fixement par le masque de la Comédie.