Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\P19

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome ITexte sur une seule pagep. 195-199).

COMMENT PANTAGRUEL EUT VICTOIRE BIEN ÉTRANGEMENT DES DIPSODES ET DES GÉANTS.

Après tous ces propos, Pantagruel appela leur prisonnier et le renvoya, disant : « Va-t’en à ton roi en son camp, et lui dis nouvelles de ce que tu as vu, et qu’il se délibère[1] de me festoyer demain sur le midi, car incontinent que mes galères seront venues, qui sera de matin au plus tard, je lui prouverai par dix-huit cents mille combattants et sept mille géants tous plus grands que tu me vois, qu’il a fait follement et contre raison d’assaillir ainsi mon pays. » En quoi feignait Pantagruel avoir armée sur mer.

Mais le prisonnier répondit qu’il se rendait son esclave et qu’il était content de jamais ne retourner à ses gens, ains[2] plutôt combattre avec Pantagruel contre eux, et pour Dieu ! qu’ainsi le permît.

À quoi Pantagruel ne voulut consentir, ains lui commanda que partît de là brièvement, et allât ainsi qu’il avait dit, et lui bailla une boîte pleine d’euphorbe et de grains de coccognide[3], confits en eau ardente, en forme de compote, lui commandant la porter à son roi et lui dire que, s’il en pouvait manger une once sans boire, qu’il pourrait à lui résister sans peur.

Adonc le prisonnier le supplia à jointes mains qu’à l’heure de sa bataille il eût de lui pitié, dont lui dit Pantagruel : « Après que tu auras le tout annoncé à ton roi, mets tout ton espoir en Dieu, et il ne te délaissera point, car de moi, encore que sois puissant, comme tu peux voir, et aie gens infinis en armes, toutefois je n’espère en ma force ni en mon industrie, mais toute ma fiance[4] est en Dieu mon protecteur, lequel jamais ne délaisse ceux qui en lui ont mis leur espoir et pensée. »

Ce fait, le prisonnier lui requit que, touchant sa rançon, il lui voulût faire parti raisonnable.

À quoi répondit Pantagruel que sa fin[5] n’était de piller ni rançonner les humains, mais de les enrichir et réformer en liberté totale : « Va-t’en, dit-il, en la paix de Dieu vivant, et ne suis jamais mauvaise compagnie, que[6] malheur ne t’advienne. »

Le prisonnier parti, Pantagruel dit à ses gens : « Enfants, j’ai donné à entendre à ce prisonnier que nous avons armée sur mer, ensemble que nous ne leur donnerons l’assaut que jusques à demain sur le midi, à celle fin que eux, doutant[7] la grande venue de gens, cette nuit s’occupent à mettre en ordre et soi remparer ; mais cependant mon intention est que nous chargeons sur eux environ l’heure du premier somme. »

Laissons ici Pantagruel avec ses apostoles[8], et parlons du roi Anarche et de son armée.

Quand donc le prisonnier fut arrivé, il se transporta vers le roi, et lui conta comment était venu un grand géant, nommé Pantagruel, qui avait déconfit et fait rôtir cruellement tous les six cents cinquante et neuf chevaliers, et lui seul était sauvé pour en porter les nouvelles. Davantage[9] avait charge dudit géant de lui dire qu’il lui apprêtât au lendemain sur le midi à dîner, car il délibérait[10] de l’envahir à ladite heure.

Puis lui bailla celle boîte en laquelle étaient les confitures. Mais tout soudain qu’il en eut avalé une cuillerée, lui vint tel échauffement de gorge, avec ulcération de la luette, que la langue lui pela, et pour remède qu’on lui fit, ne trouva allégement quelconque sinon de boire sans rémission, car, incontinent qu’il ôtait le gobelet de la bouche, la langue lui brûlait. Par ce l’on ne faisait que lui entonner vin en gorge avec un embut[11]. Ce que voyants ses capitaines, bachas et gens de garde, goûtèrent desdites drogues pour éprouver si elles étaient tant altératives[12], mais il leur en prit comme à leur roi. Et tous flaconnèrent si bien que le bruit vint par tout le camp comment le prisonnier était de retour, et qu’ils devaient avoir au lendemain l’assaut et que à ce jà se préparait le roi et les capitaines, ensemble[13] les gens de garde et ce par boire à tirelarigot. Par quoi un chacun de l’armée commença martiner[14], chopiner et trinquer de même. Somme, ils burent tant et tant qu’ils s’endormirent comme porcs sans ordre parmi le camp.

Maintenant, retournons au bon Pantagruel, et racontons comment il se porta[15] en cette affaire.

Partant du lieu du trophée, prit le mât de leur navire en sa main comme un bourdon, et mit dedans la hune deux cents trente et sept poinçons de vin blanc d’Anjou, du reste de Rouen, et attacha à sa ceinture la barque toute pleine de sel, aussi aisément comme les lansquenets portent leurs petits panerots[16], et ainsi se mit en chemin avec ses compagnons. Quand il fut près du camp des ennemis, Panurge lui dit : « Seigneur, voulez-vous bien faire ? Dévalez[17] ce vin blanc d’Anjou de la hune, et buvons ici à la bretesque[18]. »

À quoi condescendit volontiers Pantagruel, et burent si net qu’il n’y demeura une seule goutte des deux cents trente et sept poinçons, excepté une ferrière[19] de cuir bouilli de Tours, que Panurge emplit pour soi, car il l’appelait son vade-mecum, et quelques méchantes baissières[20] pour le vinaigre.

Après qu’ils eurent bien tiré au chevrotin[21], Panurge donna à manger à Pantagruel quelque diable de drogues, composées de lithontripon, néphrocatarticon[22], cotignac[23] cantharidisé et autres espèces diurétiques.

Ce fait, Pantagruel dit à Carpalim : « Allez en la ville, gravant[24] comme un rat contre la muraille, comme bien savez faire, et leur dites qu’à l’heure présente ils sortent et donnent sur les ennemis, tant roidement qu’ils pourront, et, ce dit, descendez, prenant une torche allumée avec laquelle vous mettrez le feu dedans toutes les tentes et pavillons du camp ; puis vous crierez tant que pourrez de votre grosse voix, et partez dudit camp.

— Voire mais, dit Carpalim, serait-ce bon que j’enclouasse toute leur artillerie ?

— Non, non, dit Pantagruel, mais bien mettez le feu en leurs poudres. »

À quoi obtempérant Carpalim, partit soudain, et fit comme avait été décrété par Pantagruel, et sortirent de la ville tous les combattants qui y étaient, et alors qu’il eut mis le feu par les tentes et pavillons, passait légèrement par sur eux sans qu’ils en sentissent rien, tant ils ronflaient et dormaient parfondément[25]. Il vint au lieu où était l’artillerie, et mit le feu en leurs munitions ; mais ce fut le danger. Le feu fut si soudain qu’il cuida[26] embraser le pauvre Carpalim, et n’eût été sa merveilleuse hâtiveté, il était fricassé comme un cochon. Mais il départit si roidement qu’un carreau d’arbalète ne va plus tôt.

Quand il fut hors des tranchées, il s’écria si épouvantablement qu’il semblait que tous les diables fussent déchaînés. Auquel son s’éveillèrent les ennemis ; mais savez-vous comment ? Aussi étourdis que le premier son de matines qu’on appelle en Luçonnais frotte-couille.

Cependant Pantagruel commença semer le sel qu’il avait en sa barque, et parce qu’ils dormaient la gueule bée et ouverte, il leur en remplit tout le gosier, tant que ces pauvres hères toussissaient comme renards, criant : « Ha ! Pantagruel, tant tu nous chauffes le tison ! » Soudain prit envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que lui avait baillé Panurge, et pissa parmi leur camp, si bien et copieusement qu’il les noya tous, et y eut déluge particulier dix lieues à la ronde. Et dit l’histoire que si la grand jument de son père y eût été et pissé pareillement, qu’il y eût déluge plus énorme que celui de Deucalion, car elle ne pissait fois qu’elle ne fît une rivière plus grande que n’est le Rhône et le Danube.

Ce que voyants ceux qui étaient issus de la ville, disaient : « Ils sont tous morts cruellement, voyez le sang courir. » Mais ils étaient trompés, pensants de l’urine de Pantagruel que fût le sang des ennemis, car ils ne voyaient sinon au lustre du feu des pavillons[27] et quelque peu de clarté de la lune.

Les ennemis, après soi être réveillés, voyants d’un côté le feu en leur camp et l’inondation et déluge urinal, ne savaient que dire ni que penser. Aucuns disaient que c’était la fin du monde et le jugement final, qui doit être consommé par feu ; les autres, que les dieux marins Neptune, Protéus, Tritons, autres, les persécutaient et que de fait, c’était eau marine et salée.

Ô qui pourra maintenant raconter comment se porta[28] Pantagruel contre les trois cents géants ? Ô ma muse ! ma Calliope, ma Thalie, inspire-moi à cette heure ! Restaure-moi mes esprits, car voici le pont aux ânes de logique, voici le trébuchet, voici la difficulté de pouvoir exprimer l’horrible bataille qui fut faite.

À la mienne volonté que j’eusse maintenant un bocal du meilleur vin que burent onques ceux qui liront cette histoire tant véridique !


  1. Décide.
  2. Mais.
  3. Poivre de montagne.
  4. Confiance.
  5. Son but.
  6. De peur que.
  7. Redoutant.
  8. Compagnons, par allusion aux apôtres.
  9. En outre.
  10. Décidait.
  11. Entonnoir.
  12. Altérantes.
  13. Avec eux.
  14. Boire comme à la Saint-Martin.
  15. Comporta.
  16. Paniers.
  17. Descendez.
  18. À la mode de Bretagne.
  19. Flacon.
  20. Fonds de tonneau.
  21. Outre en peau de chèvre.
  22. Qui rompt la pierre et qui purge les reins.
  23. Confiture de coings.
  24. Gravissant.
  25. Profondément.
  26. Pensa.
  27. Tentes.
  28. Comporta.