Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL14

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COMMENT PAR CHICANOUS SONT RENOUVELÉES LES ANTIQUES COUTUMES DES FIANÇAILLES.

« Chicanous, avoir dégouzillé[1] une grande tasse de vin breton, dit au seigneur : « Monsieur, comment l’entendez-vous ? L’on ne baille point ici des noces ? Sainsambreguoi ! toutes bonnes coutumes se perdent. Aussi ne trouve l’on plus de lièvres au gîte. Il n’est plus d’amis. Voyez comment en plusieurs églises l’on a désemparé[2] les antiques buvettes des benoîts saints Ô Ô de Noël ! Le monde ne fait plus que rêver. Il approche de sa fin. Or tenez : des noces, des noces, des noces ! » Ce disant, frappait sur Basché et sa femme, après sur les damoiselles et sur Oudart.

Adonc firent gantelets leur exploit, si qu’à chicanous fut rompue la tête en neuf endroits, à un des recors fut le bras droit défocillé[3], à l’autre fut démanchée la mandibule supérieure, de mode qu’elle lui couvrait le menton à demi avec dénudation de la luette et perte insigne des dents molaires, masticatoires et canines. Au son du tambourin, changeant son intonation, furent les gantelets mussés[4], sans être aucunement aperçus, et confitures multipliées de nouveau, avec liesse nouvelle. Buvants les bons compagnons uns aux autres, et tous à chicanous et à ses recors, Oudart reniait et dépitait[5] les noces, alléguant qu’un des recors lui avait desincornifistibulé toute l’autre épaule. Ce nonobstant, buvait à lui joyeusement. Le recors démantibulé joignait les mains et tacitement lui demandait pardon, car parler ne pouvait-il. Loyre se plaignait de ce que le recors débradé[6] lui avait donné si grand coup de poing sur l’autre coude qu’il en était devenu tout esperruquancluzelubelouzerirelu du talon.

« Mais, disait Trudon, cachant l’œil avec son mouchoir et montrant son tambourin défoncé d’un côté, quel mal leur avais-je fait ? Il ne leur a suffi m’avoir ainsi lourdement morrambouzevezengouzequoquemorguatasacbacguevezinemaffressé mon pauvre œil ; d’abondant[7] ils m’ont défoncé mon tambourin. Tambourins à noces sont ordinairement battus : tambourineurs bien festoyés, battus jamais. Le diable s’en puisse coiffer ! » — « Frère, lui dit chicanous manchot, je te donnerai unes belles, grandes, vieilles lettres royaux, que j’ai ici en mon baudrier, pour rapetasser ton tambourin, et pour Dieu pardonne-nous. Par Notre-Dame de Rivière, la belle dame, je n’y pensais en mal. »

Un des écuyers, dopant et boitant, contrefaisait le bon et noble seigneur de la Roche Posay. Il s’adressa au recors embaviéré[8] de mâchoires et lui dit : « Êtes-vous des frappins, des frappeurs, ou des frappars ? Ne vous suffisait-il nous avoir ainsi morcrocassebezassevezassegrigueliguoscopapopondrillé tous les membres supérieurs à grands coups de bobelins[9], sans nous donner tels morderegrippipiotabirofreluchamburelurecoquelurintimpanements sur les grèves[10] à belles pointes de houseaux ? Appelez-vous cela jeu de jeunesse ? Par Dieu, jeu n’est-ce ? »

Le recors, joignant les mains, semblait lui en requérir pardon, marmonnant de la langue : « Mon, mon, mon, vrelon, von, von, » comme un marmot[11].

La nouvelle mariée pleurante riait, riante pleurait, de ce que chicanous ne s’était contenté la daubant sans choix ni élection des membres, mais l’avait lourdement déchevelée, d’abondant[12] lui avait trepignemampenillorifrizonoufressuré les parties honteuses en trahison. « Le diable, dit Basché, y ait part ! Il était bien nécessaire que monsieur le Roi (ainsi se nomment chicanous) me daubât ainsi ma bonne femme d’échiné. Je ne lui en veux mal toutefois. Ce sont petites caresses nuptiales. Mais j’aperçois clairement qu’il m’a cité en ange et daubé en diable. Il tient je ne sais quoi du frère frappart. Je bois à lui de bien bon cœur, et à vous aussi, messieurs les recors. »

« Mais, disait sa femme, à quel propos et sur quelle querelle m’a-t-il tant et trestant festoyée à grands coups de poing ? Le diantre l’emporte, si je le veux. Je ne le veux pourtant pas, ma dia ! Mais je dirai cela de lui qu’il a les plus dures oinces[13] qu’onques je sentis sur mes épaules. »

Le maître d’hôtel tenait son bras gauche en écharpe, comme tout morquaquoquassé : « Le diable, dit-il, me fit bien assister à ces noces. J’en ai, par la vertu Dieu ! tous les bras enguoulevezinemassés. Appelez-vous ceci fiançailles ? Je les appelle fiançailles de merde. C’est par Dieu ! le naïf banquet des Lapithes, décrit par le philosophe Samosatois. »

Chicanous ne parlait plus. Les recors s’excusèrent qu’en daubant ainsi n’avaient eu maligne volonté et que pour l’amour de Dieu on leur pardonnât. Ainsi départent[14]. À demi-lieue de là chicanous se trouva un peu mal. Les recors arrivent à l’Île-Bouchard, disants publiquement que jamais n’avaient vu plus homme de bien que le seigneur de Basché, ni maison plus honorable que la sienne, ensemble[15] que jamais n’avaient été à telles noces. Mais toute la faute venait d’eux qui avaient commencé la frapperie. Et vécurent encore ne sais quants[16] jours après.

De là en hors[17] fut tenu comme chose certaine que l’argent de Basché plus était au chicanous et recors pestilent, mortel et pernicieux que n’était jadis l’or de Toulouse et le cheval Séjan à ceux qui le possédèrent. Depuis fut le dit seigneur en repos et les noces de Basché en proverbe commun.


  1. Ingurgité.
  2. Rompu.
  3. Les os (radius et cubitus) cassés.
  4. Cachés.
  5. Maudissait.
  6. Privé d’un bras.
  7. Par surplus.
  8. Qui avait les mâchoires en Bavière (c.à.d. bavantes).
  9. Souliers.
  10. Jambes.
  11. Singe.
  12. En outre.
  13. Phalanges.
  14. Partent.
  15. En même temps.
  16. Combien de.
  17. Depuis lors.