Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL27

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COMMENT PANTAGRUEL PASSA L’ÎLE DE TAPINOIS, EN LAQUELLE RÉGNAIT CARÊMEPRENANT.

Les nefs du joyeux convoi refaites et réparées, les victuailles rafraîchies, les Macréons plus que contents et satisfaits de la dépense qu’y avait fait Pantagruel, nos gens plus joyeux que de coutume, au jour subséquent fut voile faite au serein et délicieux aguyon[1], en grande allégresse. Sur le haut du jour fut, par Xénomanes, montré de loin l’île de Tapinois, en laquelle régnait Carêmeprenant, duquel Pantagruel avait autrefois ouï parler, et l’eût volontiers vu en personne, ne fût que Xénomanes l’en découragea, tant pour le grand détour du chemin que pour le maigre passe-temps qu’il dit être en toute l’île et cour du seigneur. « Vous y verrez, disait-il, pour tout potage, un grand avaleur de pois gris, un grand caquerotier[2], un grand preneur de taupes, un grand botteleur de foin, un demi-géant à poil follet et double tonsure, extrait de Lanternois, bien grand lanternier, gonfalonier des Ichtyophages, dictateur de Moutardois, fouetteur de petits enfants, calcineur de cendres, père et nourrisson des médecins, foisonnant en pardons, indulgences et stations, homme de bien, bon catholique et de grande dévotion. Il pleure les trois parts du jour. Jamais ne se trouve aux noces. Vrai est que c’est le plus industrieux faiseur de lardoires et brochettes qui soit en quarante royaumes. Il y a environ six ans que, passant par Tapinois, j’en emportai une grosse, et la donnai aux bouchers de Quande[3]. Ils les estimèrent beaucoup, et non sans cause. Je vous en montrerai à notre retour deux attachées sur le grand portail. Les aliments desquels il se paît sont hauberts salés, casquets, morions salés et salades salées, dont quelquefois pâtit[4] une lourde pisse chaude. Ses habillements sont joyeux, tant en façon comme en couleur, car il porte gris et froid, rien devant et rien derrière, et les manches de même.

— Vous me ferez plaisir, dit Pantagruel, si, comme m’avez exposé ses vêtements, ses aliments, sa manière de faire et ses passe-temps, aussi m’exposez sa forme et corpulence en toutes ses parties.

— Je t’en prie, couillette, dit frère Jean, car je l’ai trouvé dedans mon bréviaire, et s’enfuit après les fêtes mobiles.

— Volontiers, répondit Xénomanes. Nous en ouïrons par aventure plus amplement parler passants l’île Farouche, en laquelle dominent les andouilles farferlues[5], ses ennemies mortelles contre lesquelles il a guerre sempiternelle. Et ne fût l’aide du noble Mardigras, leur protecteur et bon voisin, ce grand lanternier Carêmeprenant les eût jà piéça[6] exterminées de leur manoir.

— Sont-elles, demandait frère Jean, mâles ou femelles, anges ou mortelles, femmes ou pucelles ?

— Elles sont, répondit Xénomanes, femelles en sexe, mortelles en condition, aucunes[7] pucelles, autres non.

— Je me donne au diable, dit frère Jean, si je ne suis pour elles. Quel désordre est-ce en nature, faire guerre contre les femmes ? Retournons. Sacmentons[8] ce grand vilain.

— Combattre Carêmeprenant, dit Panurge, de par tous les diables, je ne suis pas si fol et si hardi ensemble. Quid juris, si nous[9] trouvions enveloppés entre andouilles et Carêmeprenant, entre l’enclume et les marteaux ? Cancre ! ôtez-vous de là. Tirons outre. Adieu, vous dis, Carêmeprenant. Je vous recommande les andouilles, et n’oubliez pas les boudins. »


  1. Zéphire.
  2. Enfonceur de caques de harengs.
  3. Candes, canton de Chinon (Indre-et-Loire).
  4. Souffre.
  5. Rebondies.
  6. Il y a longtemps.
  7. Quelques-unes.
  8. Saccageons.
  9. Nous nous.