Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL37

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COMMENT PANTAGRUEL DESCENDIT EN L’ÎLE DES PAPEFIGUES.

Au lendemain matin rencontrâmes l’île des Papefigues, lesquels jadis étaient libres et riches, et les nommait-on Gaillardets. Pour lors étaient pauvres, malheureux et sujets aux Papimanes. L’occasion avait été telle. Un jour de fête annuelle à bâtons[1], les bourgmestre, syndics et gros rabis[2] gaillardets, étaient allés passer temps et voir la fête en Papimanie, île prochaine. L’un d’eux voyant le portrait papal (comme était de louable coutume publiquement le montrer ès jour de fête à doubles bâtons), lui fit la figue, qui est, en icelui pays, signe de contemnement[3] et dérision manifeste. Pour icelle venger, les Papimanes, quelques jours après, sans dire gare, se mirent tous en armes, surprirent, saccagèrent et ruinèrent toute l’île des Gaillardets, taillèrent à fil d’épée tout homme portant barbe, ès femmes et jouvenceaux pardonnèrent, avec condition semblable à celle dont l’empereur Barberousse jadis usa envers les Milanais.

Les Milanais s’étaient contre lui absent rebellés, et avaient l’impératrice sa femme chassé hors la ville, ignominieusement montée sur une vieille mule nommée Thacor, à chevauchons de rebours, savoir est le cul tourné vers la tête de la mule et la face vers la croupière. Frédéric, à son retour, les ayant subjugués et resserrés, fit telle diligence qu’il recouvra[4] la célèbre mule Thacor. Adonc, au milieu du grand Brouet[5], par son ordonnance, le bourreau mit ès membres honteux de Thacor une figue, présents et voyants les citadins captifs ; puis cria, de par l’empereur, à son de trompe, que quiconque d’iceux voudrait la mort évader, arrachât publiquement la figue avec les dents, puis la remit on[6] propre lieu sans aide des mains. Quiconque en ferait refus serait sur l’instant pendu et étranglé. Aucuns[7] d’iceux eurent honte et horreur de telle tant abominable amende, la postposèrent[8] à la crainte de mort, et furent pendus. Ès autres la crainte de mort domina sur telle honte. Iceux, avoir à belles dents tiré la figue, la montraient au boye[9], apertement[10], disant : « Ecco lo fico ». En pareille ignominie, le reste de ces pauvres et désolés Gaillardets furent de mort garantis et sauvés, furent faits esclaves et tributaires, et leur fut imposé le nom de Papefigues, parce qu’au portrait papal avaient fait la figue. Depuis celui temps, les pauvres gens n’avaient prospéré. Tous les ans avaient grêle, tempête, famine et tout malheur, comme éterne[11] punition du péché de leurs ancêtres et parents.

Voyant la misère et calamité du peuple, plus avant entrer ne voulûmes. Seulement pour prendre de l’eau bénite et à Dieu nous recommander, entrâmes dedans une petite chapelle près le havre, ruinée, désolée et découverte, comme est à Rome le temple de Saint-Pierre. En la chapelle entrés, et prenants de l’eau bénite, aperçûmes dedans le benoîtier un homme vêtu d’étoleset tout dedans l’eau caché, comme un canard au plonge[12], excepté un peu du nez pour respirer. Autour de lui étaient trois prêtres bien ras[13] et tonsurés, lisants le grimoire et conjurants les diables. Pantagruel trouva le cas étrange, et, demandant quels jeux[14] c’étaient qu’ils jouaient là, fut averti que depuis trois ans passés avait en l’île régné une pestilence tant horrible que pour la moitié et plus le pays était resté désert et les terres sans possesseurs. Passée la pestilence, cetui homme caché dedans le benoîtier arait[15] un champ grand et restile[16], et le semait de touselle[17] en un jour et heure qu’un petit diable (lequel encore ne savait ni tonner ni grêler, fors seulement le persil et les choux, encore aussi ne savait ni lire ni écrire) avait de Lucifer impétré[18] venir en cette île des Papefigues, soi récréer et ébattre, en laquelle les diables avaient familiarité grande avec les hommes et femmes, et souvent y allaient passer temps.

Ce diable, arrivé au lieu, s’adressa au laboureur et lui demanda qu’il faisait. Le pauvre homme lui répondit qu’il semait celui champ de touselle pour soi aider à vivre l’an suivant. « Voire mais, dit le diable, ce champ n’est pas tien, il est à moi, et m’appartient, car depuis l’heure et le temps qu’au pape vous fîtes la figue, tout ce pays nous fut adjugé, proscrit et abandonné. Blé semer toutefois n’est mon état. Pourtant[19] je te laisse le champ, mais c’est en condition que nous partagerons le profit.

— Je le veux, répondit le laboureur.

— J’entends, dit le diable, que du profit advenant nous ferons deux lots. L’un sera ce que croîtra sur terre, l’autre ce qu’en terre sera couvert. Le choix m’appartient, car je suis diable extrait de noble et antique race : tu n’es qu’un vilain. Je choisis ce que sera en terre, tu auras le dessus. En quel temps sera la cueillette ?

— À mi-juillet, répondit le laboureur.

— Or, dit le diable, je ne faudrai[20] m’y trouver. Fais au reste comme est le devoir. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter du gaillard péché de luxure les nobles nonnains de Petesec, les cagots et briffauts[21] aussi. De leurs vouloirs je suis plus qu’assuré. Au joindre[22] sera le combat. »


  1. (Où les chantres portent leurs bâtons).
  2. Rabbins.
  3. Mépris.
  4. Entra en possession.
  5. (La grande halle de Milan).
  6. Au.
  7. Quelques-uns.
  8. Le mirent au-dessous de.
  9. Bourreau.
  10. Ouvertement.
  11. Éternelle.
  12. Plongeon.
  13. Rasés.
  14. Comédies.
  15. Labourait.
  16. Portant fruit tous les ans.
  17. Blé sans barbe.
  18. Obtenu.
  19. Aussi.
  20. Manquerai.
  21. Frères lais.
  22. Corps à corps.