Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL38

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COMMENT LE PETIT DIABLE FUT TROMPÉ PAR UN LABOUREUR DE PAPEFIGUE.

La mi-juillet venue, le diable se représenta au lieu, accompagné d’un escadron de petits diableteaux de chœur. Là rencontrant le laboureur, lui dit : « Et puis, vilain, comment t’es-tu porté depuis ma départie[1] ? Faire ici convient nos partages.

— C’est, répondit le laboureur, raison. » Lors commença le laboureur avec ses gens seyer[2] le blé. Les petits diables de même tiraient le chaume de terre. Le laboureur battit son blé en l’aire, le ventit[3], le mit en poches, le porta au marché pour vendre. Les diableteaux rirent de même, et au marché près du laboureur, pour leur chaume vendre, s’assirent. Le laboureur vendit très bien son blé, et de l’argent emplit un vieux demibrodequin[4], lequel il portait à sa ceinture. Les diables ne vendirent rien, ains[5] au contraire les paysans en plein marché se moquaient d’eux.

Le marché clos, dit le diable au laboureur : « Vilain, tu m’as à cette fois trompé ; à l’autre ne me tromperas.

— Monsieur le diable, répondit le laboureur, comment vous aurais-je trompé, qui[6] premier avez choisi ? Vrai est qu’en cetui choix me pensiez tromper, espérant rien hors terre n’issir[7] pour ma part, et dessous trouver tout entier le grain que j’avais semé, pour d’icelui tenter les gens souffreteux, cagots ou avares, et par tentation les faire en vos lacs trébucher. Mais vous êtes bien jeune au métier. Le grain que voyez en terre est mort et corrompu, la corruption d’icelui a été génération de l’autre que m’avez vu vendre. Ainsi choisissiez-vous le pire. C’est pourquoi êtes maudit en l’Évangile.

— Laissons, dit le diable, ce propos. De quoi cette année séquente[8] pourras-tu notre champ semer ?

— Pour profit, répondit le laboureur, de bon ménager, le conviendrait semer de raves.

— Or, dit le diable, tu es vilain de bien. Sème raves à force, je les garderai de la tempête, et ne grêlerai point dessus. Mais, entends bien, je retiens pour mon partage ce que sera dessus terre, tu auras le dessous. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les hérétiques. Ce sont âmes friandes en carbonnade[9] : monsieur Lucifer a sa colique, ce lui sera une gorge chaude. »

Venu le temps de la cueillette, le diable se trouva au lieu avec un escadron de diableteaux de chambre. Là rencontrant le laboureur et ses gens, commença seyer[10] et recueillir les feuilles des raves. Après lui le laboureur bêchait et tirait les grosses raves et les mettait en poches[11]. Ainsi s’en vont tous ensemble au marché. Le laboureur vendait très bien ses raves. Le diable ne vendit rien. Que pis est, on se moquait de lui publiquement. Je vois bien, vilain, dit adonc le diable, que par toi je suis trompé. Je veux faire fin du champ entre toi et moi. Ce sera en tel pacte que nous entre-gratterons l’un l’autre, et qui de nous deux premier se rendra quittera sa part du champ. Il entier demeurera au vainqueur. La journée sera à huitaine. Va, vilain, je te gratterai en diable. J’allais tenter les pillards chicanous, déguiseurs de procès, notaires faussaires, avocats prévaricateurs ; mais ils m’ont fait dire par un truchement[12] qu’ils étaient tous à moi. Aussi bien se fâche[13] Lucifer de leurs âmes, et les renvoie ordinairement aux diables souillards de cuisine, sinon quand elles sont saupoudrées. Vous dites qu’il n’est déjeuner que d’écoliers, dîner que d’avocats, ressiner[14] que de vignerons, souper que de marchands, regoubillonner[15] que de chambrières, et tous repas que de farfadets. Il est vrai. De fait, monsieur Lucifer se paît[16] à tous ses repas de farfadets pour entrée de table, et se soûlait[17] déjeuner d’écoliers. Mais, las ! ne sais par quel malheur, depuis certaines années, ils ont avec leurs études adjoint les saints Bibles. Pour cette cause plus n’en pouvons au diable l’un tirer, et crois que si les cafards ne nous y aident, leur ôtants par menaces, injures, force, violence et brûlements leur saint Paul d’entre les mains, plus à bas n’en grignoterons. D’avocats pervertisseurs de droit et pilleurs de pauvres gens, il se dîne ordinairement et ne lui manquent. Mais on se fâche de toujours un[18] pain manger. Il dit naguère en plein chapitre qu’il mangerait volontiers l’âme d’un cafard, qui eût oublié soi en sermon recommander, et promit double paie et notable appointement à quiconque lui en apporterait une de broc en bouc[19]. Chacun de nous se mit en quête. Mais rien n’y avons profité[20]. Tous admonestent les nobles clames donner à leur couvent. De ressiner[21] il s’est abstenu depuis qu’il eut sa forte colique provenante à cause que ès contrées boréales l’on avait ses nour rissons, vivandiers, charbonniers et charcutiers outragé vilainement. Il soupe très bien de marchands usuriers, apothicaires, faussaires, billonneurs[22], adultérateurs de marchandises, et quelquefois qu’il est en ses bonnes, regoubillonne[23] de chambrières, lesquelles, avoir bu[24] le bon vin de leurs maîtres, remplissent le tonneau d’eau puante. Travaille, vilain, travaille. Je vais tenter les écoliers de Trébizonde, laisser pères et mères, renoncer à la police[25] commune, soi émanciper des édits de leur roi, vivre en liberté souterraine, mépriser un chacun, de tous se moquer, et prenants le beau et joyeux petit béguin d’innocence poétique, soi tous rendre farfadets gentils.


  1. Départ.
  2. Couper.
  3. Éventa.
  4. (Chaussette de cuir).
  5. Mais.
  6. Vous qui.
  7. Sortir.
  8. Suivante.
  9. Grillade.
  10. Couper.
  11. Sacs.
  12. Interprète.
  13. Fatigue.
  14. Goûter.
  15. Repas après souper.
  16. Repaît.
  17. Avait coutume.
  18. Un même.
  19. Bouche.
  20. Gagné.
  21. Goûter.
  22. Faux-monnayeurs.
  23. Fait son repas après souper.
  24. Après avoir.
  25. Manière de vivre.