Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL54

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COMMENT PANTAGRUEL HAUSSE LE TEMPS AVEC SES DOMESTIQUES.

« En quelle hiérarchie, demanda frère Jean, de tels animaux vénéneux, mettez-vous la femme future de Panurge ?

— Dis-tu mal des femmes, répondit Panurge, ho ! godelureau, moine cul pelé ?

— Par la gogue cénomanique[1], dit Épistémon, Euripides écrit (et le prononce Andromache), que contre toutes bêtes vénéneuses a été, par l’invention des humains et instruction des dieux, remède profitable trouvé. Remède jusques à présent n’a été trouvé contre la male[2] femme.

— Ce gorgias[3] Euripides, dit Panurge, toujours a médit des femmes. Aussi fut-il par vengeance divine mangé des chiens, comme lui reproche Aristophanes. Suivons. Qui a, si parle[4].

— J’urinerai présentement, dit Épistémon, tant qu’on voudra.

— J’ai maintenant, dit Xénomanes, mon estomac sabourré[5] à profit de ménage. Ja[6] ne penchera d’un côté plus que d’autre.

— Il ne me faut, dit Carpalim, ne vin ne pain, trêves de soif, trêves de faim.

— Je ne suis plus fâché, dit Panurge. Dieu merci et vous. Je suis gai comme un papegai[7], joyeux comme un émerillon, allègre comme un papillon. Véritablement il est écrit par votre beau Euripides, et le dit Silénus, buveur mémorable,

Furieux est, de bon sens ne jouit,
Quiconque boit et ne s’en réjouit.

« Sans point de faute nous devons bien louer le bon Dieu notre créateur, servateur[8], conservateur, qui par ce bon pain, par ce bon vin et frais, par ces bonnes viandes nous guérit de telles perturbations, tant du corps comme de l’âme, outre le plaisir et volupté que nous avons buvants et mangeants.

« Mais vous ne répondez point à la question de ce benoît vénérable frère Jean, quand il a demandé : « Manière de hausser le temps ? »

— Puis, dit Pantagruel, que de cette légère solution des doutes proposés vous contentez, aussi fais-je. Ailleurs, et en autre temps, nous en dirons davantage, si bon vous semble. Reste donc à vider ce qu’a frère Jean proposé : « Manière de hausser le temps ? » Ne l’avons-nous à souhait haussé ? Voyez le gabet[9] de la hune. Voyez les sifflements des voiles. Voyez la roideur des étails[10], des utaques[11] et des écoutes. Nous haussants et vidants les tasses s’est pareillement le temps haussé par occulte sympathie de nature. Ainsi le haussèrent Atlas et Hercules, si croyez les sages mythologiens. Mais ils le haussèrent trop d’un demi degré, Atlas, pour plus allègrement festoyer Hercules, son hôte, Hercules, pour les altérations précédentes par les déserts de Libye.

— Vrai bis, dit frère Jean, interrompant le propos, j’ai ouï de plusieurs vénérables docteurs que Tirelupin, sommelier de votre bon père, épargne par chacun an plus de huit cents pipes de vin, par faire les survenants et domestiques boire avant qu’ils aient soif.

— Car, dit Pantagruel, continuant, comme les chameaux et dromadaires en la caravane boivent pour la soif passée, pour la soif présente et pour la soif future, ainsi fit Hercules. De mode que, par cetui excessif haussement de temps[12], advint au ciel nouveau mouvement de titubation[13] et trépidation, tant controversé et débattu entre les fols astrologues.

— C’est dit Panurge, ce que l’on dit en proverbe commun :

Le mal temps passe et retourne le bon,
Pendant qu’on trinque autour de gras jambon.

— Et non seulement, dit Pantagruel, repaissants et buvants, avons le temps haussé, mais aussi grandement déchargé la navire, non en la façon seulement que fut déchargée la corbeille d’Ésope, savoir est vidants les victuailles, mais aussi nous émancipants de jeûne. Car comme le corps plus est pesant mort que vif, aussi est l’homme jeun[14] plus terrestre et pesant que quand il a bu et repu, et ne parlent improprement ceux qui, par long voyage, au matin boivent et déjeunent, puis disent : « Nos chevaux n’en iront que mieux. »

« Ne savez-vous que jadis les Amycléens sur tous dieux révéraient et adoraient le noble père Bacchus, et le nommaient Psila en propre et convenante dénomination ? Psila, en langue dorique, signifie ailes. Car comme les oiseaux, par aide de leurs ailes, volent haut en l’air légèrement, ainsi par l’aide de Bacchus (c’est le bon vin friand et délicieux), sont haut élevés les esprits des humains, leurs corps évidentement[15] allégris[16], et assoupli ce qu’en eux était terrestre. »


  1. Le boyau du Mans.
  2. Mauvaise.
  3. Bel.
  4. Qui a (un roi), le dise, terme de jeu.
  5. Lesté.
  6. Jamais.
  7. Perroquet.
  8. Serviteur.
  9. Girouette.
  10. Étais.
  11. Cordes à poulie.
  12. La soif qu’il avait eue. (Hausser le temps était synonyme de boire.)
  13. Vacillement.
  14. À jeun.
  15. Évidemment.
  16. Rendus allègres.