Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\QL8

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 137-139).

COMMENT PANURGE FIT EN MER NOYER LE MARCHAND ET LES MOUTONS.

Soudain, je ne sais comment, (le cas fut subit, je n’eus loisir le considérer) Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bêlant. Tous les autres moutons, criants et bêlants en pareille intonation, commencèrent soi jeter et sauter en mer après, à la file. La foule était à qui premier y sauterait après leur compagnon. Possible n’était les engarder[1], comme vous savez être du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille. Aussi le dit Aristotèles, lib. 9 de Histo. animal., être le plus sot et inepte animant[2] du monde.

Le marchand, tout effrayé de ce que devant ses yeux périr voyait et noyer ses moutons, s’efforçait les empêcher et retenir de tout son pouvoir, mais c’était en vain. Tous à la file sautaient dedans la mer et périssaient. Finalement il en prit un grand et fort par la toison sur le tillac de la nef, cuidant[3] ainsi le retenir et sauver le reste aussi conséquemment. Le mouton fut si puissant qu’il emporta en mer avec soi le marchand, et fut noyé, en pareille forme que les moutons de Polyphémus, le borgne cyclope, emportèrent hors la caverne Ulyxes et ses compagnons. Autant en firent les autres bergers et moutonniers, les prenants uns par les cornes, autres par les jambes, autres par la toison, lesquels tous furent pareillement en mer portés et noyés misérablement.

Panurge, à côté du fougon[4], tenant un aviron en main, non pour aider les moutonniers, mais pour les engarder[5] de grimper sur la nef et évader[6] le naufrage, les prêchait éloquentement, comme si fût un petit frère Olivier Maillard ou un second frère Jean Bourgeois, leur remontrant par lieux de rhétorique les misères de ce monde, le bien et l’heur[7] » de l’autre vie, affirmant plus heureux être les trépassés que les vivants en cette vallée de misère, et à un chacun d’eux promettant ériger un beau cénotaphe et sépulcre honoraire au plus haut du mont Cenis, à son retour de Lanternois, leur optant[8] ce néanmoins, en cas que vivre encore entre les humains ne leur fâchât et noyer ainsi ne leur vînt à propos, bonne aventure et rencontre de quelque baleine, laquelle au tiers jours subséquent les rendit sains et saufs en quelque pays de satin[9] à l’exemple de Jonas.

La nef vidée du marchand et des moutons : « Reste-t-il ici, dit Panurge, nulle âme moutonnière ? Où sont ceux de Thibault l’Agnelet et ceux de Regnauld Belin, qui dorment quand les autres paissent ? Je n’y sais rien. C’est un tour de vieille guerre. Que t’en semble, frère Jean ?

— Tout bien de vous, répondit frère Jean. Je n’ai rien trouvé mauvais, sinon qu’il me semble qu’ainsi comme jadis on soulait[10] en guerre, au jour de bataille ou assaut, promettre aux soudards double paie pour celui jour (s’ils gagnaient la bataille, l’on avait prou[11] de quoi payer ; s’ils la perdaient c’eût été honte la demander, comme firent les fuyards Gruyers[12], après la bataille de Cérizolles) aussi qu’enfin vous deviez le paiement réserver, l’argent vous demeurât en bourse.

— C’est, dit Panurge, bien chié pour l’argent. Vertu Dieu ! j’ai eu du passe-temps pour plus de cinquante mille francs. Retirons-nous, le vent est propice. Frère Jean, écoute ici. Jamais homme ne me fit plaisir sans récompense ou reconnaissance pour le moins. Je ne suis point ingrat et ne le fus ni serai. Jamais homme ne me fit déplaisir sans repentance, ou en ce monde ou en l’autre. Je ne suis point fat[13] jusque-là.

— Tu, dit frère Jean, te damnes comme un vieil diable. Il est écrit : Mihi vindictam, et cætera. Matière de bréviaire. »


  1. Empêcher.
  2. Animal.
  3. Croyant.
  4. La cambuse.
  5. Empêcher.
  6. Échapper au.
  7. Bonheur.
  8. Souhaitant.
  9. Doux comme du satin.
  10. Avait coutume.
  11. Largement.
  12. Suisses du comté de Gruyère.
  13. Niais.