Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL22

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 60-63).

COMMENT PANURGE FAIT DISCOURS POUR RETOURNER À RAMINAGROBIS.

« Retournons, dit Panurge, continuant, l’admonester de son salut. Allons on[1] nom, en la vertu de Dieu. Ce sera œuvre charitable à nous faite. Au moins, s’il perd le corps et la vie, qu’il ne damne pas son âme. Nous l’induirons, à contrition de son péché, à requérir pardon ès dits tant béats pères, absents comme présents (et en prendrons acte, afin qu’après son trépas ils ne le déclarent hérétique et damné, comme les farfadets firent de la prévôté d’Orléans) et leur satisfaire[2] de l’outrage, ordonnant par tous les couvents de cette province aux bons pères religieux force bribes, force messes, force obits et anniversaires, et qu’au jour de son trépas, sempiternellement ils aient tous quintuple pitance, et que le grand bourrabaquin[3] plein du meilleur, trotte de ranco[4] par leurs tables, tant des burgots, lais et briffauts que des prêtres et des clercs, tant des novices que des profès. Ainsi pourra-t-il de Dieu pardon avoir.

« Ho ! ho ! je m’abuse et m’égare en mes discours. Le diable m’emporte si j’y vais. Vertu Dieu ! la chambre est déjà pleine de diables. Je les ouïs déjà soi pelaudants[5] et entrebattants en diable à qui humera l’âme raminagrobidique, et qui, premier, de broc en bouc[6], la portera à messer Lucifer. Ôtez-vous de là. Je n’y vais pas. Le diable m’emporte si j’y vais. Qui sait s’ils useraient de qui pro quo, et, en lieu de Raminagrobis, grupperaient[7] le pauvre Panurge quitte ? Ils y ont maintes fois failli, étant safrané[8] et endetté ? Ôtez-vous de là. Je n’y vais pas. Je meurs par Dieu de male[9] rage de peur. Soi trouver entre diables affamés, entre diables de faction, entre diables négociants ? Ôtez-vous de là. Je gage que, par même doute, à son enterrement n’assistera jacobin, cordelier, carme, capucin, théatin ni minime. Et eux sages ! Aussi bien ne leur a-t-il rien ordonné par testament. Le diable m’emporte si j’y vais. S’il est damné, à son dam. Pourquoi médisait-il des bons pères de religion ? Pourquoi les avait-il chassés hors sa chambre, sur l’heure qu’il avait plus de besoin de leur aide, de leurs dévotes prières, de leurs saintes admonitions ? Pourquoi par testament ne leur ordonnait-il au moins quelques bribes, quelque bouffage[10], quelque carrelure[11] de ventre, aux pauvres gens qui n’ont que leur vie en ce monde ? Y aille qui voudra aller. Le diable m’emporte si j’y vais. Si j’y allais, le diable m’emporterait. Cancre ! Ôtez-vous de là !

« Frère Jean, veux-tu que présentement trente mille charretées de diables t’emportent ? Fais trois choses. Baille-moi ta bourse, car la croix[12] est contraire au charme, et t’adviendrait ce qui naguère advint à Jean Dodin, receveur du Couldray, au gué de Vède, quand les gens d’armes rompirent les planches.

« Le pinart, rencontrant sur la rive frère Adam Couscoil, cordelier observantin de Mirebeau, lui promit un habit, en condition qu’il le passât outre l’eau à la cabre[13] morte sur ses épaules, car c’était un puissant ribaud. Le pacte fut accordé. Frère Couscoil se trousse jusques aux couilles, et charge à son dos, comme un beau petit saint Christophe, le dit suppliant Dodin. Ainsi le portait gaiement comme Énéas porta son père Anchises hors la conflagration de Troie, chantant un bel Ave maris stella. Quand ils furent au plus parfond[14] du gué, au-dessus de la roue du moulin, il lui demanda s’il avait point d’argent sur lui. Dodin répondit qu’il en avait pleine gibecière, et qu’il ne se défiât de la promesse faire d’un habit neuf : « Comment, dit frère Couscoil, tu sais bien que, par chapitre exprès de notre règle, il nous est rigoureusement défendu porter argent sur nous. Malheureux es-tu bien, certes, qui m’as fait pécher en ce point. Pourquoi ne laissas-tu ta bourse au meunier ? Sans faute tu en seras présentement puni, et si jamais je te peux tenir en notre chapitre à Mirebeau, tu auras du miserere jusques à vitulos. » Soudain se décharge, et vous jette Dodin en pleine eau la tête au fond.

« À cetui exemple, frère Jean, mon ami doux, afin que les diables t’emportent mieux à ton aise, baille-moi ta bourse, ne porte croix aucune sur toi. Le danger y est évident. Ayant argent, portant croix, ils te jetteront sur quelques rochers, comme les aigles jettent les tortues pour les casser, témoin la tête pelée du poète Eschylus, (et tu te ferais mal, mon ami, j’en serais bien fort marri), ou te laisseront tomber dans quelque mer, je ne sais où, bien loin, comme tomba Icarus, et sera par après nommée la mer Entommérique.

« Secondement, sois quitte, car les diables aiment fort les quittes. Je le sais bien quant est de moi. Les pillards ne cessent me mugueter[15] et me faire la cour, ce que ne soûlaient[16] étant safrané[17] et endetté. L’âme d’un homme endetté est toute hectique[18] et disgraciée. Ce n’est viande à diables.

« Tiercement, avec ton froc et ton domino de grobis, retourne à Raminagrobis. En cas que trente mille batelées de diables ne t’emportent ainsi qualifié, je paierai pinte et fagot, et si, pour ta sûreté, tu veux compagnie avoir, ne me cherche pas, non. Je t’en avise. Ôtez-vous de là, je n’y vais pas. Le diable m’emporte si j’y vais.

— Je ne m’en soucierais, répondit frère Jean, pas tant, par aventure, que l’on dirait ayant mon braquemart[19] on[20] poing.

— Tu le prends bien, dit Panurge, et en parles comme docteur subtil en lard. On temps que j’étudiais à l’école de Tolède, le révérend père en diable Picatris, recteur de la faculté diabologique, nous disait que naturellement les diables craignent la splendeur des épées, aussi bien que la lueur du soleil. De fait. Hercules, descendant en enfer à tous les diables, ne leur fit tant de peur, ayant seulement sa peau de lion et sa massue, comme par après fit Énéas, étant couvert d’un harnois[21] resplendissant, et garni de son braquemart bien à point fourbi et dérouillé, à l’aide et conseil de la sibylle Cumane. C’était peut-être la cause pourquoi le seigneur Jean Jacques Trivolse, mourant à Chastres[22], demanda son épée, et mourut l’épée nue on poing, s’escrimant tout autour du lit, comme vaillant et chevaleureux, et, par cette escrime, mettant en fuite tous les diables qui le guettaient au passage de la mort. Quand on demande aux massorets[23] et cabalistes pourquoi les diables n’entrent jamais en paradis terrestre, ils ne donnent autre raison sinon qu’à la porte est un chérubin, tenant en main une épée flambante. Car, parlant en vraie diabologie de Tolède, je confesse que les diables vraiment ne peuvent par coups d’épée mourir, mais je maintiens, selon la dite diabolologie, qu’ils peuvent pâtir solution de continuité, comme si tu coupais avec ton braquemart une flambe[24] de feu ardent, ou une grosse et obscure fumée, et crient comme diables à ce sentiment[25] de solution, laquelle leur est douloureuse en diable.

« Quand tu vois le heurt de deux armées, penses-tu, couillasse, que le bruit si grand et horrible que l’on y ouït provienne des voix humaines, du hurtis[26] des harnois[27], du cliquetis des bardes[28], du chaplis[29] des masses, du froissis des piques, du bris des lances, du cri des navrés[30], du son des tambours et trom-pettes, du hennissement des chevaux, du tonnerre des escopettes et canons ? Il en est véritablement quelque chose, force est que le confesse. Mais le grand effroi et vacarme principal provient du deuil et ullement[31] des diables, qui là, guettant pêle-mêle les pauvres âmes des blessés, reçoivent coups d’épée à l’improviste, et pâtissent[32] solution en la continuité de leurs substances aérées et invisibles, comme si, à quelque laquais croquant les lardons de la broche, maître Hordoux donnait un coup de lardon sur les doigts ; puis crient et ullent[33] comme diables, comme Mars, quand il fut blessé par Diomèdes devant Troie, Homère dit avoir crié en plus haut ton et plus horrifique effroi que ne feraient dix-mille hommes ensemble. Mais quoi ? Nous parlons de harnois fourbis et d’épées resplendissantes. Ainsi n’est-il de ton braquemart, car, par discontinuation d’officier et par faute d’opérer, il est, par ma foi, plus rouillé que la claveure[34] d’un vieil charnier. Pourtant fais de deux choses l’une. Ou le dérouille bien à point et gaillard, ou, le maintenant ainsi rouillé, garde que ne retournes en la maison de Raminagrobis. De ma part je n’y vais pas. Le diable m’emporte si j’y vais. »


  1. Au.
  2. Donner satisfaction.
  3. Bouteille de cuir.
  4. Tout de rang.
  5. Se gourmant.
  6. Bouche.
  7. Agripperaient.
  8. Banqueroutier.
  9. Mauvaise.
  10. Ripaille.
  11. Garniture.
  12. (La croix frappée sur les pièces de monnaie.)
  13. Chève.
  14. Profond.
  15. Conter fleurette.
  16. N’avaient pas coutume.
  17. Banqueroutier.
  18. En proie à la fièvre hectique.
  19. Épée.
  20. Au.
  21. Armure.
  22. Aujourd’hui Arpajon.
  23. Interprètes juifs.
  24. Flamme.
  25. Sensation.
  26. Choc.
  27. Armures.
  28. Armures de cheval.
  29. Fracas.
  30. Blessés.
  31. Hurlement.
  32. Souffrent.
  33. Hurlent.
  34. Serrure.