Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL44

La bibliothèque libre.
Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 113-114).

COMMENT PANTAGRUEL ET PANURGE DÉLIBÈRENT[1] VISITER L’ORACLE DE LA DIVE BOUTEILLE.

« Voici bien un autre point, lequel ne considérez. Est toutefois le nœud de la matière. Il m’a rendu en main la bouteille. Cela que signifie ? Qu’est-ce à dire ?

— Par aventure, répondit Pantagruel, signifie que votre femme sera ivrogne.

— Au rebours, dit Panurge, car elle était vide. Je vous jure l’épine de saint Fiacre en Brie, que notre morosophe[2], l’unique non lunatique Triboulet, me remet[3] à la bouteille, et je rafraîchis de nouveau mon vœu premier, et jure Styx et Achcron en votre présence, lunettes au bonnet porter ne porter braguette à mes chausses que sur mon entreprise je n’aie eu le mot de la Dive Bouteille. Je sais homme prudent et ami mien, qui sait le lieu, le pays et la contrée en laquelle est son temple et oracle. Il nous y conduira sûrement. Allons-y ensemble, je vous supplie ne m’éconduire. Je vous serai un Achates, un Damis et compagnon en tout le voyage. Je vous ai de longtemps connu amateur de pérégrinité[4] et désirant toujours voir et toujours apprendre. Nous verrons choses admirables, et m’en croyez.

— Volontiers, répondit Pantagruel. Mais, avant nous mettre en cette longue pérégrination, pleine de hasard, pleine de dangers évidents…

— Quels dangers ? dit Panurge, interrompant le propos. Les dangers se refuient[5] de moi, quelque part que je sois, sept lieues à la ronde, comme advenant le prince cesse le magistrat, advenant le soleil évanouissent les ténèbres, et comme les maladies fuyaient à la venue du corps saint Martin à Cande.

— À propos, dit Pantagruel, avant nous mettre en voie, de certains points nous faut expédier[6]. Premièrement, renvoyons Triboulet à Blois (ce que fut fait à l’heure, et lui donna Pantagruel une robe de drap d’or frisé) ; secondement, nous faut avoir l’avis et congé du roi mon père. Plus, nous est besoin trouver quelque sibylle pour guide et truchement[7]. »

Panurge répondit que son ami Xénomanes leur suffirait, et d’abondant[8] délibérait[9] passer par le pays de Lanternois, et là prendre quelque docte et utile lanterne laquelle leur serait pour ce voyage ce que fut la sibylle à Énéas, descendant ès champs Élyséens. Carpalim, passant pour la conduite[10] de Triboulet, entendit ce propos et s’écria, disant : « Panurge, ho ! monsieur le quitte, prends milord Debitis à Calais, car il est goud falot[11], et n’oublie debitoribus, ce sont lanternes. Ainsi auras falot et lanternes.

— Mon pronostic est, dit Pantagruel, que par le chemin nous n’engendrerons mélancolie. Jà clairement je l’aperçois. Seulement me déplaît que ne parle bon Lanternois.

— Je, répondit Panurge, le parlerai pour vous tous, je l’entends comme le maternel : il m’est usité comme le vulgaire :

Briszmarg d’algotbric nubstzne zos,
Isquebfz prusq ; alborz crinqs zacbac,
Misbe dilbarlkz morp nipp stancz bos.
Strombtz, Panrge walmap quost grufz bac.

« Or, devine, Épistémon, que c’est.

— Ce sont, répondit Épistémon, noms de diables errants, diables passants, diables rampants.

— Tes paroles sont vraies, dit Panurge, bel ami. C’est le courtisan langage lanternois. Par le chemin, je t’en ferai un petit dictionnaire, lequel ne durera guère plus qu’une paire de souliers neufs. Tu l’auras plus tôt appris que jour levant sentir. Ce que j’ai dit, translaté de lanternois en vulgaire, chante ainsi :

Tout malheur, étant amoureux,
M’accompagnait : onq n’y eus bien.
Gens mariés plus sont heureux :
Panurge l’est et le sait bien.

— Reste donc, dit Pantagruel, le vouloir du roi mon père entendre et licence de lui avoir. »


  1. Prennent la résolution de.
  2. Follement sage.
  3. Renvoie.
  4. Voyage lointain.
  5. S’écartent.
  6. Débarrasser.
  7. Interprète.
  8. D’ailleurs.
  9. Prenait la résolution de.
  10. Reconduire.
  11. (Jeu de mots sur good fellow et falot).