Gargantua et Pantagruel (Texte transcrit et annoté par Clouzot)\TL45

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Texte établi par Henri ClouzotLarousse (Tome IITexte sur une seule pagep. 114-118).

COMMENT GARGANTUA REMONTRE N’ÊTRE LICITE ÈS ENFANTS SOI MARIER SANS LE SU ET AVEU DE LEURS PÈRES ET MÈRES.

Entrant Pantagruel en la salle grande du château, trouva le bon Gargantua issant[1] du conseil, lui fit narré[2] sommaire de leurs aventures, exposa leur entreprise, et le supplia que, par son vouloir et congé, la pussent mettre en exécution. Le bon homme Gargantua tenait en ses mains deux gros paquets de requêtes répondues et mémoires de répondre, les bailla à Ulrich Gallet, son antique maître des libelles[3] et requêtes, tira à part Pantagruel, et, en face plus joyeuse que de coutume lui dit : « Je loue Dieu, fils très cher, qui vous conserve en désirs vertueux, et me plaît très bien que par vous soit le voyage parfait ; mais je voudrais que pareillement vous vînt en vouloir et désir vous marier. Me semble que dorénavant venez en âge à ce compétent. Panurge s’est assez efforcé rompre les difficultés qui lui pouvaient être en empêchement. Parlez pour vous.

— Père très débonnaire, répondit Pantagruel, encore n’y avais-je pensé. De tout ce négoce, je me déportais[4] sur votre bonne volonté et paternel commandement. Plutôt prie Dieu être à vos pieds vu roide mort en votre déplaisir que, sans votre plaisir, être vu vif[5] marié. Je n’ai jamais entendu que par loi aucune, fût[6] sacrée, fût profane et barbare, ait été en arbitre des enfants soi marier, non consentants, voulants et promouvants[7] leurs pères, mères et parents prochains. Tous législateurs ont ès enfants cette liberté tollue[8], ès parents l’ont réservée.

— Fils très cher, dit Gargantua, je vous en crois, et loue Dieu qu’à votre notice[9] ne viennent que choses bonnes et louables, et que, par les fenêtres de vos sens, rien n’est on[10] domicile de votre esprit entré fors libéral savoir ; car, de mon temps, a été par le continent trouvé pays onquel ne sais quels pastophores[11] taupetiers[12], autant abhorrents[13] de noces comme les pontifes de Cybèle en Phrygie (si chapons fussent, et non Gals pleins de salacité et lascivie[14]) lesquels ont dit lois ès gens mariés sur le fait de mariage. Et ne sais que plus doive abominer, ou la tyrannique présomption d’iceux redoutés taupetiers, qui ne se contiennent dedans les treillis de leurs mystérieux temples et s’entremettent de négoces contraires par diamètre entier[15] à leurs états, ou la superstitieuse stupidité des gens mariés qui ont sanxi[16] et prêté obéissance à telles tant malignes et barbares lois. Et ne voient (ce que plus clair est que l’étoile matute[17]) comme telles sanctions connubiales toutes sont à l’avantage de leurs mystes[18] nulles au bien et profit des mariés, qui est cause suffisante pour les rendre suspectes comme iniques et fraudulentes.

« Par réciproque témérité pourraient-ils lois établir à leurs mystes sur le fait de leurs cérémonies et sacrifices, attendu que leurs biens ils déciment et rognent du gain provenant de leurs labeurs et sueur de leurs mains, pour en abondance les nourrir et en aise les entretenir. Et ne seraient, selon mon jugement, tant perverses et impertinentes comme celles sont lesquelles d’eux ils ont reçues. Car, comme très bien avez dit, loi on[19] monde n’était, qui ès enfants liberté de soi marier donnât, sans le su, l’aveu et le consentement de leurs pères. Moyennant les lois dont je vous parle, n’est rufian, forfant[20], scélérat, pendard, puant, punais, ladre, brigand, voleur, méchant en leurs contrées, qui violentement ne ravisse quelque fille il voudra choisir, (tant soit noble, belle, riche, honnête, pudique que sauriez dire) de la maison de son père, d’entre les bras de sa mère, malgré tous ses parents, si le rufian s’y a une fois associé quelque myste, qui quelque jour participera de la proie.

« Feraient pis et acte plus cruel les Goths, les Scythes, les Massagètes, en place ennemie, par longtemps assiégée, à grands frais oppugnée[21], prise par force ? Et voient les dolents pères et mères hors leurs maisons enlever et tirer par un inconnu, étranger, barbare, mâtin, tout pourri, chancreux, cadavéreux, pauvre, malheureux, leurs tant belles, délicates, riches et saines filles, lesquelles tant chèrement avaient nourries en tout exercice vertueux, avaient disciplinées[22] en toute honnêteté, espérants en temps opportun les colloquer par mariage avec les enfants de leurs voisins et antiques amis, nourris et institués de même soin, pour parvenir à cette félicité de mariage que d’eux ils vissent naître lignage rapportant et héréditant[23] non moins aux mœurs de leurs pères et mères qu’à leurs biens meubles et héritages. Quel spectacle pensez-vous que ce leur soit ? Ne croyez que plus énorme fut la désolation du peuple romain et ses confédérés, entendants le décès de Germanicus Drusus.

« Ne croyez que plus pitoyable fut le déconfort des Lacédémoniens quand de leur pays virent, par l’adultère troyen, furtivement enlever Hélène grecque.

« Ne croyez leur deuil et lamentations être moindres que de Cérès quand lui fut ravie Proserpine, sa fille, que d’Isis à la perte d’Osiris, de Vénus à la mort d’Adonis, d’Hercules à l’égarement d’Hylas, d’Hécuba à la soustraction de Polyxène.

« Ils toutefois tant sont de crainte du démon et superstitiosité épris, que contredire ils n’osent, puisque le taupetier[24] y a été présent et contractant, et restent en leurs maisons, privés de leurs filles tant aimées, le père maudissant le jour et heure de ses noces, la mère regrettant que n’était avortée en tel tant triste et malheureux enfantement. Et en pleurs et lamentations finissent leur vie, laquelle était de raison finir en joie et bon traitement d’icelles.

« Autres tant ont été extatiques et comme maniaques, qu’eux-mêmes de deuil et regret se sont noyés, pendus, tués, impatients[25] de telle indignité.

« Autres ont eu l’esprit plus héroïque, et, à l’exemple des enfants de Jacob vengeant le rapt de Dinah leur sœur, ont trouvé le rufian, associé de son taupetier, clandestinement parlementants et subornants leurs filles, les ont sur l’instant mis en pièces et occis félonement, leurs corps après jetants ès loups et corbeaux parmi les champs. Auquel acte tant viril et chevalereux ont les symmistes[26] taupetiers frémi et lamenté misérablement, ont formé complaintes horribles, et en toute importunité requis et imploré le bras séculier et justice politique, instants[27] fièrement[28] et contendants[29] être de tels cas faite exemplaire punition. Mais, ni en équité naturelle, ni en droit des gens, ni en loi impériale quelconque, n’a été trouvé rubrique, paragraphe, point, ni titre par lequel fût peine ou torture à tel fait interminée[30], raison obsistant[31], nature répugnante, car homme vertueux on[32] monde n’est qui naturellement et par raison plus ne soit en son sens perturbé, oyant les nouvelles du rapt, diffame et déshonneur de sa fille que de sa mort. Or est qu’un chacun, trouvant le meurtrier sur le fait d’homicide en la personne de sa fille, iniquement et de guet-apens, le peut par raison, le doit par nature occire sur l’instant, et n’en sera par justice appréhendé[33].

« Merveilles donc n’est si, trouvant le rufian, à la promotion[34] du taupetier, sa fille subornant et hors sa maison ravissant, quoiqu’elle en fût consentante, les peut, les doit à mort ignominieusement mettre et leurs corps jeter en direption[35] des bêtes brutes, comme indignes de recevoir le doux, le désiré, le dernier embrassement de l’alme[36] et grande mère la terre, lequel nous appelons sépulture.

« Fils très cher, après mon décès, gardez que telles lois ne soient en cetui royaume reçues. Tant que serai en ce corps spirant[37] et vivant, j’y donnerai ordre très bon, avec l’aide de mon Dieu. Puis donc que de votre mariage sur moi vous déportez[38], j’en suis d’opinion. J’y pourvoirai. Apprêtez-vous au voyage de Panurge. Prenez avec vous Épistémon, frère Jean, et autres que choisirez.

« De mes trésors faites à votre plein arbitre. Tout ce que ferez ne pourra ne me plaire. En mon arsenal de Thalasse prenez équipage tel que voudrez : tels pilotes, nochers[39], truchements[40] que voudrez, et, à vent opportun faites voile, au nom et protection du Dieu servateur[41]. Pendant votre absence je ferai les apprêts et d’une femme vôtre, et d’un festin, que je veux à vos noces faire célèbre si onques en fut. »


  1. Sortant.
  2. Récit.
  3. Suppliques.
  4. Je m’exemptais.
  5. Vivant.
  6. Soit.
  7. Incitant.
  8. Enlevée.
  9. Connaissance.
  10. Au.
  11. Pontifes.
  12. De la race des taupes.
  13. Éloignés.
  14. Lascivité.
  15. Diamétralement contraires.
  16. Ratifié.
  17. Matutinale.
  18. Initiés aux mystères, moines.
  19. Au.
  20. Vaurien.
  21. Attaquée.
  22. Élevées.
  23. Héritant.
  24. Le personnage de la race des taupes.
  25. Ne pouvant supporter.
  26. Confrères.
  27. Réclamant.
  28. Férocement.
  29. Prétendant.
  30. Donnée en menace.
  31. S’y opposant.
  32. Au.
  33. Pris de corps.
  34. Instigation.
  35. Pillage.
  36. Nourricière
  37. Respirant.
  38. Vous vous remettez.
  39. Matelots.
  40. Interprètes.
  41. Sauveur.