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Gatienne/1/4

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 24-34).

IV


« 15 mai.

» Non, Gatienne, vous avez tort d’insister près de votre grand’mère. Comme toutes les vieilles gens, — les vieilles femmes surtout, — elle s’obstinera tant qu’elle se verra sollicitée. Que vous cessiez de combattre sa rancune contre moi, et cette rancune tombera, vous le verrez. En attendant, mon amie, je ne vous vois pas, ou si peu, que c’est tout comme. Et je vous répète que cette brusque séparation, après cinq années d’une douce intimité, me fait souffrir.

» Si vous aviez pour moi l’amitié que vous dites, vous céderiez à ma prière. Il nous serait si facile de passer toute une bonne journée ensemble, à la campagne. Votre maîtresse de chant, que je connais un peu, se prêterait certainement à l’innocente supercherie de vous demander à votre grand’mère, comme pour une partie de plaisir qu’elle donnerait à ses élèves, à son pavillon de Ville-d’Avray. Et, pendant tout un jour, je vous verrais, Gatienne, comme autrefois, courir devant moi dans l’herbe, moissonner les fleurs et m’en charger les bras, avec votre doux rire d’enfant que maintenant je n’entends plus… »


Gatienne répondit :


« Mon cher Robert,

» Sans la tendresse et la reconnaissance que j’ai pour grand’mère, je crois que je la détesterais, puisqu’elle vous fait souffrir. Comprenez-vous cette obstination ? Je vous assure qu’elle est bonne, très bonne. Sa sensibilité est aussi ridicule que la mienne : elle pleure pour une égratignure que je me fais ou une indisposition de Follette. Mais, si je parle de vous, elle se redresse, me regarde avec des yeux terribles, marmotte quelque imprécation : c’est effrayant. Il y a des jours où elle se rend malade de colère. Je ne sais si cela tient, comme vous le dites, à une manie de vieille femme, mais je donnerais tout au monde pour l’en guérir, car elle me blesse et m’irrite plus que je ne voudrais. Je la trouve injuste envers vous, et je ne veux pas partager cette injustice. Vous le voyez, je vous tends la main chaque fois que je le puis, et je vous écris tous les jours. Mais ce que je ne puis faire, c’est de la tromper pour aller nous promener ensemble. Je préférerais lui dire tout franchement que je sors avec vous et m’en aller malgré ses cris. Le voulez-vous ainsi ? Elle ne se doute pas que je vous parle, elle ne me l’a jamais demandé ; sans quoi, j’aurais répondu : « Oui. »

» Je ne sais pas mentir. C’est pourquoi je vous répète que je vous aime toujours comme il y a cinq ans, peut-être un peu plus depuis que vous êtes malheureux.

« Votre petite gatienne. »


Robert, achevant la lecture de cette lettre, froissa le papier et, d’un geste colère, le lança au plafond. Il était furieux et déconcerté. Il y avait un mois qu’il essayait d’attirer Gatienne hors de chez elle sans y parvenir : non pas que l’enfant ignorante se défiât, mais son horreur du mensonge la défendait.

Élevée dans l’indépendance et la responsabilité de ses actes, elle agit avec Robert suivant l’inspiration de sa conscience, sans scrupule du mystère qu’elle gardait. Interrogée, elle eût répondu vrai.

Robert le savait, et il tremblait chaque jour qu’on l’amenât à un aveu.

Aussi il s’effaçait, il disparaissait aux yeux de mademoiselle Prieur, dans le but de se faire oublier d’elle ; et mille précautions accompagnaient ses entrevues fugitives avec Gatienne.

De sa porte entre-bâillée, il suivait de l’œil la vieille grand’mère, quand elle descendait, son panier au bras. Et, leste, il grimpait un étage. Le temps de serrer dans les siennes les mains de la jeune fille, mettant dans cette étreinte une expression que l’enfant ne devinait pas, et il s’esquivait. Le soir, rendu plus impatient par ce refus, il rôdait, guettant l’heure accoutumée où mademoiselle Prieur descendait, un peu lourde, se tenant à la rampe, le pied hésitant dans l’escalier sombre, et portant complaisamment, tendrement, son chien qu’elle menait promener.

Elle attendait huit heures ; les ouvriers sont passés ; il y a moins de monde sur les quais. On vient d’allumer le bec de gaz planté droit en face de la maison. Elle s’installait dans la tombée de clarté qui traçait à Follette la limite de ses ébats, et la surveillait, maternelle, attendrie.

Le chien bondissait, tournait, flairait le pied des arbres, aboyait aux passants, sautait aux genoux de sa maîtresse et repartait soudain, balançant son panache.

C’était un quart d’heure d’émoi pour la vieille fille ; chaque voiture qui passait lui arrachait des cris.

On l’entendait de la maison. Les fenêtres du deuxième étage n’étaient point éclairées, mais ouvertes à l’air frais, les rideaux tirés. Gatienne accoudée regardait en l’air la débandade des nuages gris qui fuyaient devant un magnifique lever de lune.

Par-dessus la ligne des platanes qui bordaient le quai, à droite les tours de Notre-Dame montaient noires dans le ciel clair. Une paix rêveuse planait sur ce côté de l’horizon, tandis que des lueurs blondes égayaient le côté vivant de Paris, vers le point où l’angle du palais du Louvre se découpait dans un fourmillement de lumière.

Gatienne fit un cri : Robert venait de saisir sa taille à deux mains. Il l’entraîna doucement hors de la clarté de la fenêtre.

— Je partirai, lui dit-il, si je ne dois plus vous voir qu’ainsi, en me cachant. Je m’en irai… bien loin.

Elle eut un gros chagrin. Puis elle l’arraisonna : il fallait prendre patience, tout s’arrangerait sans doute.

Lui tenait son bras passé autour d’elle et la rapprochait peu à peu. Elle éprouva une gêne, une surprise émue, et se dégagea instinctivement.

Il n’insista pas, prêtant l’oreille.

— Vous avez tort, dit-il, la voix bien douce, de refuser la promenade que je vous demande. C’est un enfantillage. Nous serions si heureux !

Elle ne répondit pas, fâchée qu’il insistât. Alors, un peu hors de lui, et lui serrant les doigts, il murmura :

— Soyez franche, vous avez peur…

— Peur ? répéta Gatienne le regardant pour comprendre.

— Je parie que si je veux vous embrasser…

— Eh bien ?

— Vous me direz non.

À ce moment, un appel désespéré arriva d’en bas :

— Follette ! criait à toute volée mademoiselle Prieur.

Gatienne courut à la fenêtre et ne vit rien.

— Grand’mère n’est plus là ; sauvez-vous !

Ils se penchèrent sur la rampe : l’escalier, maintenant éclairé, était vide.

— Elle s’est arrêtée chez la concierge, dit tout bas Robert, rentrons. Dès qu’elle montera, je grimperai à l’étage au-dessus.

Et il ressaisit la jeune fille.

— Embrassez-moi.

— Êtes-vous singulier, aujourd’hui ! dit-elle troublée et devenue pâle.

— Vous voyez bien que vous avez peur.

Il lui brûlait les yeux de son regard ardent. Elle le regarda avec une curiosité naïve.

— Mais enfin, dit-elle, peur de quoi ?

Les paupières de Robert battirent et ce fut lui qui baissa les yeux.

Elle eut un geste charmant en levant les épaules, et lui tendit son visage.

— Tenez, embrassez-moi.

Il posa ses lèvres sur la joue de Gatienne et les traîna doucement sur la peau satinée jusqu’à son cou, où elles s’arrêtèrent frissonnantes.

Elle avait murmuré :

— Pas comme ça ! en se reculant honteuse et surprise de la sensation qui lui restait.

— À demain ! murmura Robert, qui s’échappa, escaladant à grandes enjambées le troisième étage.

On parlait au bas de l’escalier, et des pas se rapprochaient.

Essoufflée, décoiffée, mademoiselle Prieur apparut, serrant dans ses bras Follette ébouriffée, roulée en boule et tapie contre sa maîtresse, le museau caché.

Toutes les deux gardaient un air d’épouvante.

Un drame venait de se passer.

Quand mademoiselle Prieur put le narrer, elle le fit revivre dans son horreur épique.

Elle était là, près du kiosque. Follette, après avoir tourné, retourné, venait de s’arrêter. À ce moment, un gamin passait qui se met à l’agacer ; il se baissait, et Kiss ! kiss !… La bête s’impatiente et saute en jappant aux culottes du drôle, qui prend sa course. Elle le poursuit. Il fallait la voir bondir comme une balle de soie blanche. Tout à coup le petit misérable se baisse, empoigne le chien et se lance à toutes jambes vers le pont Neuf.

— Mon sang ne fait qu’un tour, balbutiait mademoiselle Prieur… Je me mets à courir. Je perdais la tête et mon bonnet. Je criais : « Arrêtez !… » Et j’entendais Follette qui hurlait comme s’il l’eût étranglée, le monstre !…

Ici, l’émotion coupait la voix de la vieille demoiselle, et le récit s’achevait entremêlé de baisers sur les longues soies du petit chien.

Alban traversait le pont à cette minute tragique. Il reconnut mademoiselle Prieur, sauta sur le drôle, reconquit Follette et la remit geignante et tremblante dans le giron de sa maîtresse ; mais celle-ci trébuchait suffoquée. Le jeune homme lui prit doucement le bras, qu’il appuya sur le sien, et la ramena toute chancelante à la maison. Dans son trouble, la vieille fille s’était laissé faire.

En revenant à elle et se sentant au bras d’Alban, elle eut peur qu’il n’abusât de cet incident pour renouer les relations rompues.

Et, bien que le plus jeune des deux frères lui inspirât un intérêt tout maternel, elle se raidit pour ne pas faiblir.

Mais Alban ne demandait rien, si ce n’est quand il fut près de la quitter :

— Comment va Gatienne ?

Il ajouta timidement :

— Fait-elle un bon mariage ?

Mademoiselle Prieur eut un geste brusque et regarda si Alban raillait.

— Qui vous a dit qu’elle se mariait ?

— Robert.

— Ah !

Puis, carrément, car la colère lui revenait :

— Robert a menti. Je ne la marie pas… Il est vrai que, si… Mais n’en parlons plus. Dites à Robert que je ne suis pas en peine de Gatienne. C’est une belle et honnête fille, et, Dieu merci ! elle aura sa dot, tout comme une autre. Pas bien grosse, mais il y en a qui sauront s’en contenter. Seulement, voilà, il ne faut pas tourner autour de ses jupes, histoire de rire. C’est ce que j’ai signifié à quelqu’un que cela a vexé sans doute. Tant pis ! Je ne dis pas cela pour vous, Alban ; vous êtes un brave garçon, vous, et je… Bonsoir ! fit-elle brusquement.

Le jeune homme restait saisi d’une surprise où il y avait un profond soulagement.

Gatienne ne se mariait pas, et Robert, deviné dans sa tentative de séduction, était chassé.

Alban n’entra pas chez son frère ; il descendit le quai longtemps, longtemps ; il se perdit dans les solitudes des boulevards déserts, où son cœur timide osa caresser quelque chère espérance.