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Gatienne/2/11

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 207-212).


xi


Robert avait fait un grand éclat de rire, en réponse à la menace de Gatienne.

Il était parti, ce soir-là, tout à fait gai, certain de sa victoire prochaine. La jeune femme se familiarisait ; elle ne fuyait plus son regard. Il sentait encore autour de ses poignets la brûlure de ses mains crispées ; cette sensation le faisait frissonner de plaisir. D’habitude, elle évitait son contact, réservée, avec dégoût.

Certainement, un jour, elle lui mettrait ses doigts mignons dans la figure, s’essayant à le griffer ; mais elle n’oserait pas lui faire du mal.

Alors elle pleurerait beaucoup, et… elle céderait.

Sa fureur de vengeance s’apaisait à cette voluptueuse pensée !

Peut-être alors il lui pardonnerait, et, satisfait de son bonheur, il ne troublerait pas autrement sa vie. Il lui laisserait son mari, pourvu qu’elle y mît de la complaisance et s’habituât à l’aimer.

Quoi de plus naturel, après tout, que la situation qu’il arrangeait ainsi ? Combien de femmes s’estimeraient heureuses de se tirer à ce prix de l’impasse où elle s’était jetée par sa faute ? Il se trouvait trop bon, vraiment, de renoncer aux cruelles représailles qu’il avait si longuement préméditées. Mais il était faible avec les femmes ! Elles le retournaient comme elles voulaient. Et Gatienne était bien trop jolie et trop désirable pour qu’il n’oubliât pas tout dans ses bras.

Il lui tint ces discours pendant les jours qui suivirent, persuadé de l’attendrir par tant de mansuétude.

Comme elle se taisait, Robert prit ses précautions pour la recevoir dans Paris au moment prochain où elle se laisserait entraîner.

— Je t’arrange un nid, lui dit-il. Quel jour viendras-tu le voir ?

Elle eut un petit rire nerveux en le regardant.

Elle le regardait beaucoup maintenant, obsédée par la pensée qui s’était emparée de son cerveau et ne le quittait plus.

— Certainement je le tuerai, disait-elle sans réfléchir plus avant à la façon dont elle s’y prendrait, mais possédée par le besoin d’anéantir Robert, de l’écarter d’elle à jamais, de faire disparaître ce péril incessant qui la menaçait. Sa conscience ne la troublait pas, ne lui reprochait rien. Elle avait bien le droit de se défendre, sans doute ? On se défend contre un assassin en prenant sa vie, si l’on ne peut faire autrement. Et cet homme était un assassin. Il voulait tuer son mari, souiller l’honneur de toute la famille, la plier elle-même à l’infamie. Et elle restait seule pour les défendre tous, avec tout contre elle : les préjugés, les délicatesses de Fabrice, sa jalousie du passé. Il n’y avait pas de raison, de droit à invoquer ici : on ne l’écouterait pas. Si Robert parlait, c’est elle qui serait la coupable et la condamnée ! Il ne fallait pas qu’il parlât ; c’était son droit de l’en empêcher.

Elle insistait dans ses débats avec elle-même sur cette question du « droit de légitime défense », comme pour bien se prouver que son jugement était sûr, que sa conscience ne la trompait pas.

Si elle eût douté, elle se serait tuée elle-même pour en finir.

Seulement sa résolution s’arrêtait là ; dans cette nature douce, la pensée du meurtre pouvait bien se dresser comme un besoin de justice, une nécessité fatale, mais la vision sanglante n’apparaissait même pas.

Elle sentait qu’elle devait frapper Robert, qu’elle le pouvait et que cela arriverait certainement quand il l’aurait acculée à cette nécessité horrible : c’était tout. C’était assez pour enfiévrer son cerveau hanté par cette résolution désespérée.

La nuit, elle avait peur de rêver tout haut.

Fabrice s’aperçut de sa préoccupation constante et se tourmenta ; cette grossesse invoquée lui parut singulière.

Une vague inquiétude, une divination encore trouble l’agitèrent. Un jour, dans sa distraction, Gatienne ne lui rendit pas ses caresses ; il eut froid au cœur.

Dès lors il prit un intérêt plus vif aux amours de Clotilde et de Robert. Celui-ci ne se déclarait toujours pas.

Et Fabrice commençait à éprouver une angoisse indéfinie.

— Je parie que tu as encore fait quelque sottise ? dit-il brusquement à sa sœur. Encore un mari qui t’échappera.

La jeune fille, irritée, faillit lui jeter au visage les soupçons qu’elle avait sur Gatienne.

Mais elle resta sur le premier mot de sa riposte : Gatienne, pour se défendre, pouvait instruire Fabrice de la promenade risquée qu’elle avait failli faire.

Elle se borna à lever les épaules ; mais Fabrice insistait. Il voulait savoir, montrant une méfiance contre Robert et parlant même de lui interdire la maison.

Clotilde eut peur alors et lui fit des demi-confidences.

Robert semblait très épris ; ses intentions restaient les mêmes ; leur mariage se ferait. Il avait des projets charmants. Mais il fallait attendre encore.

— Pourquoi ? dit impatiemment Fabrice.

Clotilde nomma quelqu’une de leurs entreprises financières qui lui donnait, disait-il, de grands soucis et pouvait compromettre sa situation personnelle à tel point qu’il ne voulait pas courir le risque de l’entraîner dans sa débâcle…

— Il ment, dit Fabrice.

Et puis, brusquement :

— Voilà : demain, pas plus tard, je mettrai Robert en demeure de s’expliquer. Il faut que cela finisse, dit-il très sombre.

— Demain ! murmura Clotilde avec un serrement de cœur, comme si elle redoutait que ce jour-là n’amenât la mort de ses espérances.