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Gatienne/2/4

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 112-122).


IV


Comme la noce entrait dans l’église Sainte-Marie des Batignolles, une marche triomphale éclata sur l’orgue. Albert Powski l’avait composée pour la circonstance ; il l’exécutait magistralement. L’église était à demi remplie. Le cortège nuptial passa entre deux haies de curieux et d’amis. Les têtes retournées se penchaient. Gatienne s’avançait lentement, si émue, que sa grande pâleur impressionnait. Le cordon de fleurs qui courait sur sa traîne, écrasé dans la voiture sous l’entassement des jupes, l’enveloppait d’une capiteuse odeur d’orangers fraîchement fleuris. Elle laissait sur ses traces le parfum troublant de sa couronne.

Clotilde, triomphante dans sa robe de satin bleu garnie de grèbe, se haussait derrière mademoiselle Prieur, qui tremblotait au bras de Fabrice.

Après Vanda, très grande et très belle, en polonaise du brocart vieil or, venait une longue file d’invités, les couples très espacés les uns des autres par les robes traînantes des femmes.

La messe commença, accompagnée de la secousse des chaises, du bruit de feuilles mortes de toutes ces étoffes remuées, des chuchotements que la critique des toilettes glissait parmi les curieuses.

Mais, au Kyrie, le silence se fit.

Là-haut, près des orgues, une voix puissante attaquait le chant sacré.

Un murmure courut :

— C’est Boudouresque, de l’Opéra.

Puis une rumeur s’éleva quand le chant fut terminé.

L’habitude d’applaudir mettait des bravos dans la retenue des gestes, dans l’échange à voix basse d’une admiration contenue.

On eût dit un coup de brise sous un bois.

Fabrice se pencha vers Gatienne.

— Oh ! que tu es belle ! oh ! que je t’aime !…

Elle inclina son front sur ses mains jointes, les yeux clos, extasiée.

Après la bénédiction, une jeune fille fit entendre le Salutaris.

Clotilde dit presque haut :

— C’est la musique de ma belle-sœur. Une surprise ; je l’ai copiée sans qu’elle s’en doutât.

Mademoiselle Prieur reconnut ce chant. Gatienne l’avait composé vers l’âge de dix-sept ans, au moment de ses grandes tristesses.

La mariée le reconnut aussi sans doute. Elle décroisa ses mains et y cacha son front.

La voix fraîche et un peu troublée de la chanteuse causa quelque étonnement. Dans cet hymne d’une inspiration tourmentée, les notes claires s’envolaient, se précipitaient très haut, plaintives. L’illusion venait, en face de l’autel, de quelque ange désespéré qui briserait ses ailes aux pierres de la voûte. Un silence suivit.

Immédiatement Albert Powski reprit l’orgue et, du coup d’une improvisation brillante, chassa le nuage de tristesse qui planait. Un ronflement éclatant comme une formidable fanfare roula sur tous les registres de l’instrument, mêlant les voix humaines, les hautbois, les cuivres et les tonnerres dans un allegretto gigantesque, beuglant de joie, crevant l’air d’harmonie.

Puis on parla haut, soulagé. On s’entassa dans la sacristie. Gatienne, timide, en dépit de ses vingt-cinq ans, rougissait aux félicitations de ses amis.

La foule des curieux stationnait maintenant devant la porte de l’église, pour voir mettre la mariée en voiture.

Elle sortit, les yeux baissés, souriante et confuse. Fabrice lui parlait bas.

Mademoiselle Prieur, peu dévote à son ordinaire, aujourd’hui, dans sa joie, remerciait tous les saints.

Près de sortir, elle se détourna à demi vers une chapelle, le bras levé pour se signer. Mais une secousse l’arrêta net, et elle murmura :

— Robert !

Debout, blême, un regard qui luisait, le jeune homme se dissimulait derrière un pilier.

Il s’effaça tout à fait.

Et la vieille demoiselle, au bout d’un instant, se persuada qu’elle avait mal vu.

On devait dîner, puis danser à l’hôtel du Louvre.

Les salons chauffés, illuminés, décorés de plantes et de fleurs, s’emplirent de femmes élégantes, la plupart inconnues à Gatienne. Leurs maris les accompagnaient : des agents de change, des banquiers, les relations de Fabrice.

À une heure du matin, un orchestre entraînant soulevait un tourbillon de jupes folles, tournoyant, la traîne flottante, découvrant de petits pieds chaussés de bijoux qui valsaient sur leurs pointes.

Mademoiselle Prieur, très digne, emmena Gatienne.

Dans la voiture, la mariée pleurait, exaspérée de cette cérémonie.

Mais, à soixante-quinze ans, on tient ferme aux anciens usages.

Gatienne eut beau dire, grand’mère dégrafa sa robe.

Puis, ce devoir rempli, elle se sauva et barricada la porte de sa chambre, qui communiquait avec celle des mariés. Son vieux cœur tout frissonnant prenait des peurs inconnues.

Fabrice ramena sa sœur, et, la jetant aux bras de la vieille fille, lui dit :

— Je vous en prends une, mais je vous en donne une autre.

Et il s’esquiva.

Clotilde était très heureuse ; elle héritait de la chambre de Gatienne.

Il y avait là une psyché où l’on se voyait de la tête aux pieds. Mademoiselle Prieur s’attendrit à regarder cette blondinette envahir ce nid, le couvrir de ses chiffons, l’emplir de son babil.

Elle oublia sa fatigue pour écouter le dénombrement des polkas et les déclarations des valseurs.

Elle vint border dans son lit la petite sœur de Gatienne et ne la quitta que lorsque la fillette endormie ne jasa plus.

Une inquiétude indéfinie la tourmentait, comme une répugnance à retourner chez elle. Le sommeil ne venait pas. Cependant trois heures sonnaient.

Elle rentra, posa son flambeau sur la cheminée, ranima le feu et se prit à tourner, rangeant autour d’elle, machinalement, pour s’occuper.

Tout à coup elle trouva sous ses doigts un paquet qu’elle avait posé avant le dîner sur un coin de la table, puis oublié ! C’était le courrier qu’on montait le soir ; des journaux, une lettre. Elle tâta, prit la lettre, déchira l’enveloppe et s’approcha de la lumière.

À la première ligne, elle tourna brusquement la page ; une signature : « Robert. »

Elle regarda l’enveloppe : « Madame Gatienne Dumont. »

Ce qu’elle avait lu l’épouvantait ; elle continua :

« Enfin, te voilà mariée, Gatienne ; je commençais à désespérer. Cette fois, tu es bien à moi. Ne dis pas non ; tu aimes trop ton mari pour cela. Je te tiens, folle et cruelle maîtresse ! C’est inutilement que tu te seras reprise après t’être donnée : je t’attendais là.

» Dans quelques jours, madame, j’aurai l’honneur de me faire présenter à M. Fabrice Dumont, dont, j’espère, grâce à vous, devenir l’un des meilleurs amis.

» Je t’adore.

» Robert de Lalande. »

Mademoiselle Prieur s’était accrochée d’une main à la cheminée ; mais ses doigts lâchèrent, elle ouvrit la bouche, sans un cri, et tomba raide sur le tapis.

Ses yeux dilatés regardaient en l’air ; sa face se tirait dans un désespoir terrible ; elle remuait les lèvres, s’efforçant de parler ; alors un léger râle lui venait. Elle resta immobile, paraissant songer. Bientôt sa bouche s’emplit d’écume, un filet de sang coulait sur son menton. Elle sentit que l’apoplexie arrivait. Des lueurs jaunes lui passaient devant les yeux. Ses doigts se crispèrent sur la lettre qu’elle tenait de sa main allongée près d’elle, du côté du feu.

Alors, avec ce qui lui restait de courage et de vie, la vieille femme entreprit une œuvre formidable : porter son bras inerte jusqu’au foyer et brûler la lettre.

Elle fit un mouvement pour se rouler vers le feu et retomba sur le dos, comme une masse. Des larmes suintèrent dans ses yeux déjà ternes. Cependant sa pensée dernière restait tenace : on ne devait pas trouver dans sa main le déshonneur de Gatienne.

Elle soufflait, étouffée par le sang qui montait : un sifflement passait dans sa gorge, plus sourd à chaque minute.

Tout à coup, elle eut cette convulsion de la mort qui soulève et se dressa à demi. Dans cet éclair, elle fit un geste, et ses bras se mirent en croix.

Elle était morte ; mais son poing était retombé en plein dans les flammes. Et la lettre brûlait. Puis le feu grésilla sa peau, tordit ses doigts, courut autour du poignet, gagna la manche, le bras, s’enroula autour de son épaule, atteignit ses cheveux blancs qui flambèrent, la couronnant d’une subite auréole, et, lentement, peu à peu, la dévora, dans le silence de la nuit qui s’achevait, tandis que, sous la porte de la chambre nuptiale, passait le frisson léger des soupirs.

Le lendemain, lorsque Gatienne, surprise du silence de grand’mère, entra, pensant l’éveiller, elle eut un cri d’horrible épouvante et s’abattit raide près du cadavre à demi consumé.

Les inquiétudes qu’elle donna ensuite, lorsqu’elle eut repris ses sens, effacèrent presque pour Fabrice et les amis de mademoiselle Prieur l’impression violente de cette mort cruelle. La secousse d’horreur qu’on avait ressentie d’abord devenait de l’effarement en présence du désespoir mortel de la jeune femme. Elle ne revenait à la vie que pour perdre la raison.

Après plusieurs jours d’angoisses inouïes, Fabrice prit une résolution brusque. Un matin, sa sœur et lui enlevèrent Gatienne ; on l’installa dans un coupé-lit. Et, lorsqu’elle s’éveilla de l’une de ces longues torpeurs pendant lesquelles on la croyait morte, ses yeux se fermèrent éblouis, puis se relevèrent et s’oublièrent longtemps dans une extase adoucie. La Méditerranée s’étendait molle et bleue jusqu’au bord d’un ciel pur qui la touchait à l’horizon. Un jeu de vagues neigeuses glissait à la surface.

Dans ce cadre élargi, plein de la solitude infinie de la mer, et d’où montait le bercement monotone de sa grande voix, Gatienne ne retrouvait plus la vision de son réveil de noces.

Le cauchemar qui étreignait son cerveau se fondait, se noyait, roulé dans les volutes sans fin de la vague, éparpillé dans la volée d’écume qui jaillissait de leurs masses entrechoquées.

Tel que Fabrice l’avait prévu, ce soudain changement d’air, de climat, d’habitudes visuelles surtout, produisit une réaction salutaire : l’apaisement d’abord, plus tard le calme précurseur de l’oubli.

Et ils restèrent cachés, pendant près d’une année, entre Cannes et Antibes, dans une baie presque déserte.

Puis on les vit à Nice, au moment des couches de Gatienne, qui mit au monde un fils.

Enfin ils rentrèrent à Paris. Leur fortune avait un peu souffert de cette existence oisive. Fabrice se remit au travail.