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Gatienne/2/5

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 123-136).


V


Quand le bateau-mouche quitte Saint-Cloud, descendant vers Suresnes, il suit d’abord la rive gauche, paraissant s’écarter à dessein d’une étroite baie à peine creusée dans le bord opposé. Un batelet s’y balance au passage du remous.

Au delà, une pelouse s’étend, vaste, trouée de rouge et de blanc par les massifs en fleurs. Au fond, une terrasse précède une maison basse, maquillée d’un embriquement épais, coiffée d’un toit avancé qui met une frange d’ombre jusqu’au bord des volets clos. Derrière, loin et sur les côtés, descendant jusqu’à la Seine, le parasol vert des marronniers, le rideau clair des ormes, le frisson des bouleaux blancs environnent l’habitation.

Ainsi brusquement entrevu du bateau qui file, cela apparaît comme un carré de clarté découpé dans le vert foncé des taillis.

En juillet, à la tombée du jour, ce petit coin lumineux s’anime.

Les fenêtres ouvrent leurs yeux bordés des bouquets blancs du rosier Pink. Sur la terrasse passent des femmes délicatement vêtues de robes claires et flottantes. Tandis que deux enfants, demi-nus dans leurs jupes écourtées, dégringolent sur la pelouse, trébuchants, et s’y roulent, leur ventre rose étalé dans l’herbe.

Une jeune servante déchaussée court avec eux, bruyante dans ses rires clairs, qui font se retourner sournoisement, dans l’allée qu’il ratisse, un garçon jardinier blond et rouge comme une fille.

Bientôt une grande et belle personne descend, d’un pas lent, qui traîne une mollesse heureuse, jusqu’à la grille qui sépare la pelouse du bord de l’eau. Elle ouvre la porte et s’appuie, le cou allongé, interrogeant à gauche le chemin désert. Puis elle remonte et s’assied à terre, renversée par les jeux d’une fillette qui fait de la voltige sur sa poitrine et menace de son pied levé le visage rayonnant de la jeune mère. Celle-ci ferme à demi les yeux et crie en la soutenant :

— Allons, Mimi, grimpe !

Mais Mimi rit trop fort ; elle vacille ; sa petite jambe s’en va en l’air, et elle roule dans ses jupes troussées, le nez perdu dans les dentelles du peignoir qui s’étale sur l’herbe.

À ce moment, la grille est ouverte, puis refermée d’une poussée rapide ; et la jeune femme qui se soulève est de nouveau renversée, la tête dans le gazon, couverte de baisers fous par le mari qui vient d’entrer.

C’est comme un réveil pour la maison entière. On sent que la vie ne commence réellement qu’à cette heure.

Un petit garçon accourt à fond de train sur le cheval de bois qu’il tire entre ses jambes et se jette sur le groupe, chevauchant encore. À une fenêtre, une jeune fille se penche et appelle :

— Fabrice, Gatienne, allons, venez dîner ; vous reprendrez cette conversation plus tard.

Elle fait une moue, s’étant coiffée et parée dans l’espoir que Fabrice amènerait quelqu’un avec lui. Tandis que, profitant de la tendre occupation de ses maîtres, la petite bonne s’est glissée vers la serre, où Jacques feint de ranger ses outils.

Mimi la cherche maintenant, appelant d’une voix d’oiseau :

— Matta !

— Attends, dit le petit garçon que ses quatre ans rendent résolu, je vais la trouver, moi. Je parie qu’elle mange les fraises.

À ces mots, Mimi, poussant des cris, se jette en avant les poings fermés, courant de travers.

Fabrice tient sa femme appuyée sur lui et raconte sa journée.

— C’est fini ; nous avons signé. Me voici chef de maison. C’est une grosse affaire, vois-tu. Toute notre fortune, celle de Clotilde, tout est là. Trois cent mille francs. Nous ouvrons notre banque : « Le Crédit général des rentiers. » Hein ! quel titre !… avec près d’un million. Nous avons enlevé au Crédit lyonnais une émission des mines aurifères de la Sibérie qui double notre mise de fonds. Et puis cela nous pose. Notre journal fera le reste. Je suis en relations avec toute la haute banque ; mon associé connaît comme sa poche le monde politique et diplomatique de l’Europe. Il va se produire un mouvement formidable sur la rente… Tu ne m’écoutes pas ?

— Si ; mais j’aurais préféré, il me semble…

— Quoi ? Mes huit mille francs d’appointements chez mon agent de change ?

— Et la tranquillité que nous n’aurons plus maintenant que te voilà lancé dans ces terribles affaires. Nous serons moins à nous, tu verras. Et, tiens, depuis que tu es là, tu n’as parlé encore que de rentes, de mines, de millions, et tu ne m’as seulement pas embrassée !…

— Oh ! la menteuse ! dit-il en se vengeant par une furie de baisers sur ses lèvres ouvertes dans un rire de malice heureuse.

Clotilde accourait avec le tapage de ses jupes, la chevelure flambante, la taille serrée, un peu rondelette pour ses vingt-deux ans.

— Les autres ont faim, dit-elle, plaisante à demi.

Fabrice se leva et mit sa femme debout. Puis, ses bras passés aux épaules de Gatienne et de Clotilde, il monta ainsi lentement vers la maison.

Au-devant d’eux venait Mimi triomphante, tirant par un bout de son tablier Matta, que Claude tirait en arrière par l’autre bout, la frappant d’une cravache imaginaire en criant :

— Hue !

Et Matta caracolait sur place, sautant sur ses pieds nus, tandis qu’un large rire montrait toute la ligne de ses blanches dents d’Italienne.

Le soleil couché envoyait encore de l’autre côté de l’eau des lueurs de braise. Un crépuscule ardent tombait sur ce coin de paradis, où tout flambait.

Quand le jardin fut désert, la face sournoise du jardinier pointa, ronde et cramoisie, entre deux touffes de lauriers d’Espagne. Il lorgnait la maison, le cou tendu, le regard friand.

Bientôt Matta parut, un peu troublée, regardant derrière elle. En deux sauts, elle l’eut rejoint. Et lui, se reculant, la fit avancer dans le fourré, sous les marronniers. Mais Matta se méfiait. Elle n’avait pas vagabondé jusqu’à douze ans dans les montagnes de l’Esterel, ramassant les fleurettes qu’elle vendait aux étrangers à Nice, sans apprendre, en fille précoce, pourquoi et comment enjôlent les garçons. Il est bien vrai que son tempérament faisait rage, et qu’elle avait au cœur une passion violente pour ce Normand de Jacques, gros et blanc et rouge comme ses pommes ; mais elle craignait trois choses : la sainte Vierge d’abord ; puis sa maîtresse, qui, voilà quatre ans, l’avait ramassée à Nice, toute malingre et misérable ; mais, par-dessus tout, elle redoutait les conséquences matérielles d’une faute : le bambinello, pensait Matta pour se tenir sage.

Aussi elle rabattait les entreprises traîtresses du Normand et lui disait, le brûlant de ses yeux d’amoureuse :

— Marions-nous avant.

— Je ne dis pas non ! faudra voir… après, répondait Jacques.

Cependant, ce soir-là, Matta, toute nerveuse, se défendait mal.

Elle lui dit même :

— Eh bien… jure-le !

Lui, très allumé, eut un beau mouvement ; il s’envoya un coup de poing dans la poitrine en s’écriant :

— Tiens, c’est juré !

Mais, au moment où il refermait ses bras sur elle, croyant la tenir, elle lui glissa des doigts et, faisant la Normande :

— Faudra voir, dit-elle moqueuse.

Puis elle détala dans une course effrontée qui montrait ses jambes nues, et disparut… mais dans le noir, au plus épais du bois.

Jacques, riant d’aise, la poursuivit. Des lumières passaient maintenant devant les fenêtres, en haut de la maison, avec l’ombre d’une femme qui allait et venait, lente, un fardeau dans les bras qu’elle balançait doucement. Mimi pleurait pour s’endormir. Alors Gatienne chanta ; c’était sa berceuse polonaise où Fabrice retrouvait la poignante émotion des premiers jours. Il s’avança sous la croisée, s’adossa à la banquette de la terrasse et acheva de fumer son cigare, regardant en l’air. Elle le savait là ; elle se penchait parfois, la voix adoucie qu’elle lui envoyait comme une caresse.

Les oiseaux, cachés tout près, avaient brusquement cessé leurs chants. Lorsqu’elle se taisait, cela faisait un grand silence. La nuit était si calme, qu’il entendait Gatienne poser le pied sur le tapis ; ce rythme le berçait aussi. Mimi geignait plus bas.

À travers les bouffées de fumée que Fabrice jetait devant lui, il suivait le jeu des ombres, pour deviner si l’on mettait la fillette au berceau.

Impatient comme un amoureux, il guettait le retour de sa femme, presque jaloux des enfants qui la lui prenaient à toute heure.

— Ah ! enfin ! disait-il chaque fois lorsqu’elle accourait, aussi avide que lui de se retrouver ensemble.

Il l’emportait.

C’était une joie toujours nouvelle pour eux d’être seuls, de se parler dans les yeux, de se posséder longuement dans une contemplation muette l’un de l’autre.

Gatienne était absolument belle à trente ans : une perfection de formes, que deux maternités n’avait point altérées, la divinisait pour la passion de Fabrice. Sans cesse il revenait à ces mots :

— Que tu es belle !… Mon Dieu ! c’est à devenir fou !

Alors elle embellissait, semblait-il, volontairement, par un effort de désir, afin que Fabrice fût encore plus heureux, trouvant plus de charme encore à sa beauté ; et elle le retenait ainsi dans une ivresse toujours grandissante.

Ce soir, une sérénité si limpide tombait des cieux clairs, que l’eau les attira. En face de la grille qui ouvrait sur le chemin de halage, une pente légère amenait à la yole. Fabrice la détacha, prit les rames ; Gatienne se coucha dans le bateau, à ses pieds, entre ses genoux écartés, appuyant sur l’un d’eux sa tête renversée pour le voir et pour qu’il pût voir, lui, filer le ciel et les étoiles dans les yeux qu’elle fixait sur lui.

Ils se laissèrent couler vers Suresnes, longeant le bord, afin d’éviter la rencontre des Hirondelles. Un demi-jour pâle venait de la lune largement épandue, très grosse au-dessus des coteaux de Saint-Cloud. La Seine, d’un bleu d’argent, charriait des flottées d’astres. Il disait :

— Ne t’inquiète pas : tout marchera à souhait. Cette banque, c’est la fortune. Je la voulais… pour toi.

Elle remua doucement les épaules, roula sa tête, le mordilla au bras, à travers la manche : elle jouait.

Il se penchait sur ses lèvres, la menaçant d’aller à la dérive.

Elle se pelotonna, bien sage ; il reprit :

— J’enrage quand tu vas en fiacre. Toi, ton élégance, ta délicatesse, ton parfum, dans ces boîtes puantes où gîtent les premiers couples venus ! C’est trop fort, vois-tu ! Tu ne sais pas ce que je souffre ! L’année prochaine, tu auras ton coupé… Tu me le prêteras, dis, quelquefois ?

Elle eut un rire heureux, et, se penchant hors de la barque :

— Tiens, je le veux comme cela, bleu, capitonné de boutons d’or.

Sa main pendait ; elle la retira vivement, secouant les gouttelettes qui lui restaient au bout des doigts.

— C’est bizarre, j’ai peur de l’eau. Pour l’avoir regardée glisser autour de moi, j’éprouve comme un vertige. Rentrons.

Il la ramena près de lui, inquiet, l’appuya sur sa poitrine.

— Tiens-moi comme cela, ne bouge pas.

Il retourna, ramant très vite.

À ce moment, le bateau-vapeur venait de Saint-Cloud : on eût dit qu’il dardait sur eux ses yeux rouges. Il passa, battant l’eau, secouant la petite yole, l’éclairant brusquement d’une rayée de lumière.

Sur le pont presque désert, un homme debout se courba et cria vers la yole :

— Bonsoir !

Gatienne eut un effarement ; elle serra ses bras autour de Fabrice et demanda, la voix basse :

— Qui donc a crié ?

— Je n’ai pas reconnu.

Puis, comme ils abordaient, Fabrice s’écria tout à coup :

— Tiens ! je le reconnais maintenant. Parbleu ! c’est lui.

— Qui ? dit-elle vivement.

— Mon associé.

— Lequel ? Tu m’as dit qu’ils étaient deux.

— Deux frères ; mais le plus jeune est aux Indes ; celui-là n’est associé que par ses capitaux.

Comme Gatienne l’écoutait, très attentive, il en profita pour lui redire les espérances de sa nouvelle entreprise.

Ils marchaient maintenant le long des allées, après avoir franchi la pelouse noyée de clartés.

Derrière la maison s’achevait une idylle : Matta escaladait une fenêtre basse pour rentrer avant madame, et sans être aperçue. Elle couchait dans un cabinet, près des enfants.

Jacques aidait à l’ascension, très familier dans ce service.

Il la pinçait, elle le bourrait de coups de pied tendres. Tous les deux riaient bas, se regardant, pleins de plaisir.

Quand elle fut rentrée, lui qui logeait hors de la maison, s’éloignait.

Elle le rappela d’un Psst ! et lui dit, la voix pleurante :

— Surtout, Jacques, n’oublie pas ce que tu m’as juré ! Je serai ta femme, hein ?

— Faudra voir, répondit-il riant faux.

Et le Normand s’en alla, se dandinant, les mains dans ses poches.

— Il est tard, chérie, disait amoureusement Fabrice, viens !

Il l’embrassait derrière le cou : Gatienne se défendait, se renversant frissonnante.

Ainsi tournée, la face au ciel, elle murmura sa prière habituelle.

— Mon Dieu, que je suis heureuse !

— Oh ! que je t’aime d’être heureuse ! Viens, sauvons-nous…

Elle mettait le pied sur la porte, lorsque le vapeur qui revenait de Suresnes passa, sifflant raide. Gatienne se retourna, comme poussée, et regarda inquiète l’envolée de fumée noire :

— Tu ne m’as pas dit le nom de ton associé.

— Vraiment ? C’est Robert de Lalande.