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Gatienne/2/7

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Calmann Lévy, éditeur (p. 152-167).


vii


Il était quatre heures quand Robert de Lalande, qui venait de quitter le bateau à Saint-Cloud, traversa le pont et prit à gauche le chemin de halage. Il marchait lentement, le visage troublé, battant les herbes du bout de son ombrelle doublée de vert, qu’il oubliait d’ouvrir. Cependant une chaleur de fournaise l’enveloppait et le brûlait sous les ardeurs d’un ciel embrasé. La blancheur du chemin entre les herbes poudreuses et l’éclat mouvant de la Seine, qui semblait rouler de l’or fluide, emplissaient son regard de clartés aveuglantes.

Il essuya son front et demeura un instant planté, la face au soleil, comme insensible à ce flamboiement.

Puis il se dirigea, d’un pas encore ralenti, vers l’habitation de Gatienne. Dès qu’il fut en vue, près de l’enceinte grillée, son attitude se modifia ; il prit l’allure d’un étranger à la recherche d’un logis inconnu, et, d’un œil perçant, il sonda la profondeur des allées, fouilla les côtés sombres, parcourut rapidement les fenêtres closes. Pas un bruit ne venait de ce coin verdoyant et fleuri, où tout semblait dormir.

II hésita près de la porte entr’ouverte. La chaîne de la sonnerie pendait. Il ne la toucha pas, mais poussa doucement le battant, qui s’écarta sans bruit, et il entra.

À gauche commençait une allée couverte, formée par des ormes à la cime entrelacée ; Robert s’y engagea. Son pas discret, étouffé par le gazon, n’éveilla même pas les oiseaux engourdis dans une paix lourde.

Il avançait, respirant mal et retenant son souffle, raide et correct, prêt au salut souriant, mais l’oreille tendue et la paupière battante dans la crainte ou le désir d’une vision. Soudain il fut cloué au sol : on riait bas près de lui. Une voix fraîche retenait de petits rires très doux. Un murmure plus sonore vint s’y mêler, et, au bout d’un court silence, le bruit éclatant d’un baiser large sonna hardiment.

Les yeux de Robert, agrandis, se posaient, fixes et durs, sur un pavillon de feuillage creusé dans la haie des ormes, fermé de tous côtés, à l’exception d’une baie ouverte sur l’allée. De sa cime arrondie pendait la frange des plantes grimpantes. Il était arrêté à quelques pas de cette porte, devant laquelle il allait passer.

Ses traits tirés avaient perdu leur expression apprêtée : une fureur haineuse les blêmissait. Il eut un frisson de colère silencieuse. Puis ses poings crispés se détendirent, en même temps qu’un sourire terrible découvrit ses dents serrées.

De son même pas calme, il continua d’avancer et passa devant le pavillon sans tourner la tête.

Mais un cri vif partit de là, en même temps que le brusque envolement d’une femme surprise.

— Elle riait, pensait Robert ; elle sait que je viens, et elle riait ! Cela va être très gai, dit-il en montant d’un air dégagé les marches du perron.

À ce moment, une fenêtre s’ouvrit, et une tête blonde se pencha dans une attitude maniérée ; tandis qu’à l’autre bout de la maison un store à peine soulevé retombait doucement sous la main tremblante de Gatienne.

Robert frappait.

Derrière la maison, Jacques et Matta, arrivés en courant, s’envoyaient de mutuelles bourrades à qui ne passerait pas le premier pour aller ouvrir, tous les deux, suants et soufflants, rouges à mourir.

— Vas-y donc !

— Mais va toi-même, ripostait Matta, la voix basse, montrant d’un geste expressif son chignon pendant et son corsage défait.

Clotilde, sautant comme une fillette toutes les marches de l’escalier, vint ouvrir elle-même, en s’excusant sur la négligence de « ses gens ».

Puis elle introduisit le visiteur, qu’elle mit réellement en gaieté par son babil affecté de petite fille, ses prétentions naïves et sa toilette de pensionnaire, blanche et bleue, avec un bouquet de roses à la ceinture.

Comme Fabrice entrait, Robert venait de serrer les doigts de Clotilde, en lui ramassant son éventail. Il feignit d’écarter vivement sa chaise : Fabrice sourit. Clotilde crut devoir s’enfuir pour cacher sa confusion.

Mais elle rentrait peu après, jouant à la mère de famille : elle avait lu Werther. Une serviette à la main, elle essayait de débarbouiller Claude, qui, ne comprenant rien à cette cérémonie, la repoussait, gesticulant des coudes, le nez collé sur sa tartine.

— Mon fils, dit orgueilleusement Fabrice en l’attirant sous les yeux de Robert.

— Il est superbe ! murmura celui-ci.

Claude ressemblait absolument à sa mère ; Fabrice en fit la remarque.

— N’aurai-je pas l’honneur de voir madame Dumont ? reprit Robert.

— Elle descend.

— Certainement, j’irai, se répétait Gatienne marchant à pas fiévreux dans sa chambre.

Puis elle s’arrêtait devant une glace, effrayée de l’expression folle de son regard.

— J’irai… quand ma fille sera réveillée. Je l’ai dit à Fabrice : je ne peux pas la laisser seule. Matta n’est pas là !

Mimi ouvrit les yeux, écarta ses rideaux et regarda aller et venir sa mère, toute raide dans une longue robe noire serrée au cou. Pas un bijou, pas une dentelle blanche aux poignets. Des guipures noires tombaient sur la main, montaient ruchées, cachant la nuque. Ses larges bandeaux sombres voilaient à demi son front.

Elle prit sa fille dans ses bras, s’en couvrit la poitrine et descendit.

— Ma femme ! avait murmuré Fabrice.

Puis, se levant, il présenta Robert.

Elle était entrée souriante, marchant lentement, le regard clair et un peu vague.

Robert la trouva hautaine : elle portait son enfant avec trop d’orgueil. Il fit un léger cri de surprise ; puis, se penchant, il mit ses yeux dans les yeux de Gatienne.

— Je ne me trompe pas ! C’est mademoiselle Prieur que je retrouve ici !…

— En effet, répondit Fabrice, qui, lui aussi, regardait sa femme.

— Vous ne me reconnaissez pas ? reprit Robert avec un sourire aigu.

Gatienne s’était reculée ; elle remuait négativement la tête, brûlant Robert de son regard indigné.

Celui-ci prit un air enjoué :

— Comme les petites filles ont peu de mémoire ! car vous n’aviez guère plus de seize ans alors. Rappelez-vous le quai des Augustins, les fêtes de grand’mère et vos deux camarades, Robert et Alban…

Gatienne sentait courir sur elle le regard de Fabrice.

— Je me souviens, dit-elle lentement.

Puis son visage prit une expression désespérée ; sa voix toute vibrante de larmes s’éteignait.

— Mon mari vous dira que, depuis l’accident terrible arrivé à grand’mère, j’ai dû, pour ma raison, chasser les souvenirs qui me la rappelaient. Excusez-moi, je vous avais oublié…

Fabrice, lui ôtant rapidement l’enfant des bras, l’étreignit, lui coucha de la main la tête sur son épaule. En même temps, d’un signe, il disait à Robert de ne pas répondre. Celui-ci, les yeux fixés sur ce couple enlacé, muet et froid, regardait pleurer Gatienne.

Clotilde, dépitée de l’inattention de Robert, pianotait de ses doigts impatients sur le dossier d’un fauteuil.

Ce tapotement remplit un moment le silence ; puis Mimi éclata tout à coup en sanglots.

Gatienne se redressa, balbutia quelques excuses et s’occupa de l’enfant.

Le résultat de cet incident fut une gêne assombrie qui régna jusqu’au dîner.

Puis les efforts de Fabrice, très affable et naturellement rieur, ramenèrent un enjouement qui sembla partagé par tout le monde.

Robert, ayant remarqué le soin que prenait Gatienne d’écarter de lui les enfants, s’appliqua à les attirer et y parvint. Au dessert, Claude à cheval sur l’un de ses genoux et Mimi assise sur l’autre mangeaient des noisettes dans son assiette.

Au bout d’un instant, tous les trois se tutoyaient. Et Fabrice plaisantait Robert sur ses dispositions pour la paternité. Clotilde, qui venait de rencontrer sous la table un pied quelque peu hardi, rougit si violemment, qu’elle ne remarqua pas la grande pâleur de Gatienne.

La jeune femme écoutait parler Robert, dont les paroles prenaient pour elle un sens poignant.

— Ô la petite coquette, disait-il à Mimi, elle porte son gâteau jusqu’à mes lèvres, et j’y ai à peine goûté qu’elle le retire avec malice. Savez-vous, mademoiselle, que c’est me donner l’envie de le croquer tout entier, et vous aussi par-dessus le marché ?

— Tu n’en auras plus, monsieur ; c’est pour papa, maintenant.

— Encore pour papa ?

Et il riait très fort :

— Oh ! que c’est laid, une demoiselle qui partage ainsi ses faveurs ! Je le tuerai, moi, ton vilain papa ; je suis jaloux…

Et son regard, tout mouillé de rire, frappa comme un éclair le regard épouvanté de Gatienne.

La nuit était venue, on descendit sur la pelouse.

La chaleur restait accablante, sans un souffle d’air : de gros nuages bas voilaient à demi le ciel ; on suffoquait.

— Nous serions mieux sur l’eau, dit Clotilde à son frère ; si tu nous promenais ?

On attendit le retour de Gatienne, qui couchait les enfants.

Au moment d’embarquer, Fabrice se souvint.

— Non, dit-il à sa femme, tu ne viendras pas. Tu as peur. Aujourd’hui surtout, tu es toute nerveuse. Reste ; attends-nous.

Elle obéissait bien volontiers et remontait déjà le talus, lorsque Robert déclara qu’il allait demeurer pour lui tenir compagnie.

Alors, d’un geste vif, elle se rapprocha de la barque, prête à s’y élancer.

— Je ne veux pas vous priver de cette promenade, dit-elle. Je vous suis.

Fabrice la repoussa, inquiet, de sa voix troublée ; ses mains, qu’il tenait, étaient moites et tremblaient.

— Tu resteras, dit-il avec autorité, ou nous resterons tous.

— Cela vaudrait mieux, murmura Clotilde vexée, qui déjà se levait pour suivre Gatienne.

Mais Robert, d’un air obligeant, détacha la yole et la poussa du pied en disant :

— Bonne promenade !

Une seconde, il les regarda filer ; puis, se retournant, il vint à Gatienne, demeurée immobile d’effroi sur la berge, et lui offrit cérémonieusement le bras.

Elle leva lentement la main qu’elle posa sur sa manche, sans qu’il en sentît le poids.

Il ne dit rien, lui fit de nouveau franchir la grille et la conduisit à un banc rustique adossé non loin de l’entrée, à la muraille verte de l’allée d’ormes.

Elle se sentait à la merci de Robert ; elle ne pouvait plus le fuir ; elle devait l’entendre.

Le pressentiment de quelque épouvantable menace lui pressait horriblement le cœur. Mais elle ne songeait qu’à Fabrice, dont Robert avait dit en jouant : « Je suis jaloux, je le tuerai. » Dans la frayeur de cette vengeance, elle s’oubliait.

— Sais-tu que tu es toujours belle ? lui dit-il tout à coup.

Elle eut un grand frisson et cria, se renversant comme s’il l’eût touchée.

Il restait debout devant elle, grandi par son ombre qui s’allongeait sur la blancheur de l’allée, la regardant de haut, en maître. Il eut un rire mauvais :

— Je te fais peur ?

Gatienne joignit ses mains et, les soulevant, prononça, la voix perdue :

— Je vous en supplie, ne me dites pas « toi ! »

— Je t’aime, répondit-il avec force.

Elle balbutia, regardant autour d’elle :

— Taisez-vous ! Mon mari, mes enfants… respectez-moi…

— Ton mari ? C’est moi. Tu sais bien que tu m’appartiens ? L’autre, c’est ton amant : tu l’aimes, je le tuerai.

Elle se mit debout d’un geste et marcha sur lui.

— Moi auparavant, n’est-ce pas ? Tuez-moi donc tout de suite, et que cela finisse.

— Oh ! dit-il, tu te trompes ! Ce n’est pas cela qu’il me faut.

Il essaya de l’attirer à lui ; elle se débattit brutalement, le repoussant du poing dans la poitrine.

Il avait les dents serrées de rage.

— Ce que je veux, dit-il, c’est toi. Si tu me repousses, j’apprendrai la vérité à Fabrice.

Elle fit un cri d’épouvante et gémit sourdement :

— Fabrice !

Il reprit :

— Je lui dirai ton crime, afin qu’il te chasse comme tu m’as chassé, qu’il t’arrache tes enfants et qu’il te maudisse pour l’avoir trompé. Ose donc te défendre, maintenant ! Ah ! tu as cru à ton bonheur, parce que longtemps je t’en ai laissé jouir ! Mais je te voulais, et, pour t’avoir, il fallait que ton bonheur fût tel que tu n’eusses pas le courage de le briser. Et j’ai attendu !… Comprends-moi bien, Gatienne, je t’aime autant, plus qu’autrefois, plus que jamais. Je te veux ! Choisis.

— Et si je meurs ? dit-elle avec égarement.

Il répondit d’un ton net :

— Je me vengerai sur ton mari et sur tes enfants.

Elle haletait, la sueur aux tempes, les mains tordues.

— C’est impossible, murmurait-elle se croyant prise de folie. D’où venait ce châtiment ? En quoi l’avait-elle mérité ?

Et personne pour la défendre. Seule, livrée, abandonnée ! Elle plia.

Elle leva vers lui un regard suppliant, douloureux, sa face toute pâle empreinte d’une douceur navrante.

— Robert, ayez pitié de moi !… Si vous m’aimez, ne me torturez pas. C’est horrible, ce que vous me dites. Réfléchissez. Je ne m’appartiens pas. J’ai oublié dans l’amour de Fabrice tout le mal que vous m’aviez fait. Je vous ai presque pardonné, Robert. Laissez-moi achever ce pardon dans l’oubli.

Il la regardait sans répondre ; elle s’encouragea et reprit plus pressante :

— Fabrice vous aime, il a une confiance aveugle dans votre loyauté… Tenez, il souhaite de vous donner sa sœur…

Elle fit un grand effort, les yeux demi clos, pour cacher l’horreur qu’elle éprouvait, et, tendant au jeune homme une main timide :

— Clotilde est charmante, et vous lui plaisez. Voulez-vous être notre frère… mon frère, Robert ?

Il saisit sa main et, la portant brusquement à ses lèvres, la mordit d’un baiser.

— C’est toi que je veux, dit-il la retenant à lui briser les doigts, qu’elle tordait pour s’arracher à cette étreinte.

— Laissez-moi… Vous me faites mal…

On entendait sur l’eau le bruit des rames.

Il lâcha Gatienne, qui tomba, à bout de forces, sur le banc, secouée par le frisson d’une crise nerveuse.

— Il faut te résigner, dit-il impatiemment. Tu es trop sage pour faire un coup de tête qui causerait le malheur de tous. Tu n’as pas voulu devenir ma femme ; tu resteras ma maîtresse : c’est mon droit. Je t’aime avec une passion terrible, Gatienne. Voilà treize ans, n’est-ce pas ?… Et je n’ai pas pu t’oublier ! Tu ne souffres pas seule, dit-il, la voix sourde : je te laisse aux bras de Fabrice…

La nuit était maintenant si épaisse, que l’ombre noire de la jeune femme disparaissait sur le fond de verdure sombre. On ne voyait que la blancheur de ses mains, qui pressaient son visage penché sur sa poitrine.

Elle semblait écrasée, ne bougeant plus.

— Allons, remettez-vous ! dit-il plus doucement.

Comme elle ne remuait pas, une sorte de honte lui vint de sa brutalité. Il balbutia :

— J’attendrai.

— Ohé ! cria Fabrice, qui atterrissait.

Gatienne leva brusquement la tête ; son regard égaré s’accrocha à celui de Robert.

— Rentrez, lui dit-il, rentrez vite. Et soyez prudente. Je dirai à Fabrice que vous êtes indisposée.

Il la regarda s’en aller docilement, sans un mot. Le glissement de sa robe sur le sable s’éteignit. Alors il courut à la berge. Clotilde débarquait.

Il la prit à son bras, tandis que Fabrice, inquiet, s’informait de sa femme.

— Elle est rentrée depuis quelques instants ; je la crois souffrante, répondit distraitement Robert, dont la main retenait tendrement sur son bras les doigts de la jeune fille.

Fabrice les oublia et courut vers la maison.

— Je reviendrai dimanche, murmura le jeune homme, se penchant hardiment à l’oreille de Clotilde et la frôlant de sa barbe soyeuse.

— Pas avant ? dit-elle tout émue.

— Si j’osais !… Il faudrait que votre frère m’y autorisât. Je ne puis pas encore le lui demander : il ne croirait pas au désir si prompt que j’ai de revenir. D’ailleurs, je veux moi-même être bien sûr que le rêve que je fais n’est pas un rêve, avant de l’avouer. Comprenez-moi, aidez-moi…

— Fabrice vous demandera lui-même de nous visiter familièrement, en ami, à toute heure. Je m’en charge. N’est-ce pas cela que vous désirez ? débita Clotilde affolée de joie.

— Vous êtes un ange, dit-il, et je pars trop heureux.

Fabrice revenait.