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Gatienne/2/8

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Calmann Lévy, éditeur (p. 168-175).


viii


Il n’était pas rare, maintenant, que Fabrice, lorsqu’on fermait les bureaux de la banque, à six heures, dît à son associé :

— Venez-vous, ce soir ?

— Je vous suis, répondait Robert, ou bien : J’irai dans la soirée.

On ne se gênait plus avec lui : il s’était insinué dans la famille avec tant d’adresse et de bonhomie, qu’il n’y semblait plus étranger.

Cependant on ne parlait point encore de mariage. Robert laissait entendre qu’il attendait, pour apporter un changement dans son existence, l’avis de son frère Alban, établi aux Indes et sans lequel il ne saurait prendre une décision grave.

Les intérêts étroitement unis des deux frères rendaient cette explication plausible.

Et, sous le couvert de ses intentions pour Clotilde, il accabla Gatienne de ses assiduités, de ses prières et de ses menaces.

Par un raffinement de vengeance, il menaça Gatienne de séduire et de déshonorer sa belle-sœur. En effet, il s’y prenait de telle façon, que la jeune fille, piquée d’un caprice violent pour lui, perdait souvent ses mines d’Agnès et devenait terriblement imprudente.

Au reste, elle ne doutait plus qu’il n’eût l’intention de l’épouser.

Et Gatienne, forcée au silence, mais affolée de sa complicité dans cette ignoble comédie, s’attachait aux pas de Clotilde, la surveillait, rompait tous ses tête-à-tête avec Robert, se jetait entre eux, sans mot dire, mais le visage troublé d’une intime honte.

Dès que Clotilde sentit cette surveillance, un doute lui vint. Elle se demanda si Gatienne ne subissait pas comme elle l’influence charmeresse qu’elle prêtait à Robert. Et, à son tour, elle la guetta, jalouse, mais muette aussi, n’osant avouer ses soupçons. Leurs regards se croisaient parfois, indéfinissables pour Fabrice. Mais les deux femmes se comprenaient, et Gatienne brûlait de confusion à se sentir si indignement soupçonnée. Parfois elle murmurait suppliante à Robert :

— Épargnez Clotilde !

— Bah ! répondait le jeune homme. Elle me dédommagera de vos rigueurs. C’est votre faute. Aime-moi, je la respecterai. Sinon…

Il fallait que le malheur de Clotilde retombât aussi sur elle. Tous, tous, elle les aurait entraînés dans sa chute, souillés de son infamie. Et cependant elle ne pouvait se livrer ! Elle ne pouvait même pas mourir !

À chaque heure de son existence, maintenant, elle se demandait si la catastrophe était là. Son cœur ne battait plus que d’angoisses. Tous les soirs, quand Fabrice rentrait, elle courait follement à lui, le regardait dans les yeux, cherchait sa pensée. Et parfois elle éclatait en sanglots de joie à son premier baiser : elle était sauvée encore ce jour-là. Alors c’était une ivresse de tendresses, une explosion de passion dont la violence surprenait d’abord Fabrice, mais il la dépassait bientôt. Son amour se doublait du bonheur terrible d’être trop aimé. Il mourait des délices du contact impétueux de Gatienne, qui s’attachait à lui avec frénésie, s’y enroulait de tout son corps, se blessait à l’étreindre, comme si elle eût voulu écraser son cœur contre le sien et perdre la vie dans cette possession délirante.

Il lui rendait ardemment ses caresses, ébloui de la beauté qui jaillissait d’elle dans ses fureurs d’amour, brûlé par ses yeux et ses lèvres, transporté, hors de lui, avec des cris d’impuissance de ne pouvoir exprimer l’intensité de passion, de désirs et de joies qui lui crevait le cœur.

Il pleurait comme elle ; et tous deux s’enivraient à voir couler ces larmes qu’ils buvaient sur leurs joues avec d’avides voluptés.

Quelquefois Robert survenait.

Gatienne voulait s’enfuir : le mari, fou d’orgueil, la retenait, la montrait toute belle et empourprée, le regard palpitant, dévoilant, par coups rapides, la prunelle noire, veloutée et brillante.

Et Robert s’accoudait plaisamment.

— Ne vous gênez pas, disait-il ; je connais ça.

Alors Gatienne blanchissait et demeurait immobile, attendant la vengeance. Et, si Fabrice s’éloignait un instant, Robert la souffletait d’un tutoiement cynique :

— Te voilà toute vermeille ; regarde-moi donc ! Tu me rappelles le jour où je te déchaussai, chez moi. Te souviens-tu ?

Une fois, entendant ceci, la bouche encore humide des baisers de Fabrice, elle s’évanouit.

Un autre jour, il lui dit :

— Me trouves-tu assez patient ? Et faut-il que je t’aime pour n’avoir pas encore cassé les vitres !

Après un mois de cette existence toute d’épouvante, d’anxiété, de hontes et de mensonges mêlés aux transports exaltés de sa tendresse pour Fabrice, les nerfs vibrants de Gatienne avaient eu raison de sa constitution un peu molle. Ses chairs rondes s’étaient fondues : elle prenait la sveltesse des femmes nerveuses, leurs yeux battus, leur sensibilité maladive.

Elle pleurait pour un oiseau tombé du nid que le chat agriffait et emportait se sauvant, le museau battu des petites ailes pantelantes.

Clotilde remarquait méchamment qu’elle était devenue bien sensible.

Fabrice protestait.

La chère âme avait toujours éprouvé ces faiblesses exquises pour les douleurs des êtres même les plus infimes : il racontait en riant, tout attendri, qu’il l’avait surprise un jour plongeant gravement son doigt dans une carafe pour sauver une mouche qui se noyait.

Cependant il s’inquiétait de son état. Et Gatienne, qui s’effrayait de lui en voir rechercher obstinément les causes, fit un nouveau mensonge : elle se dit enceinte.

Dès lors, la joie de Fabrice l’aveugla sur les troubles subits qui prenaient à sa femme. Ses défaillances, ses pâleurs, ses apparents caprices expliqués pour lui par un surcroît de bonheur, lui donnèrent des émotions, mais non des craintes.

Robert, irrité de cette nouvelle, interrogea impérieusement la jeune femme.

— Est-ce vrai ? dit-il durement.

Elle répondit, tremblante :

— Non.

Il y eut encore ce secret entre eux.

Robert croyait la sentir fléchir. Il voyait venir à lui ce bonheur atroce qu’il avait attendu treize ans.

Mais, depuis un an qu’il le préparait, recherchant Fabrice, s’en faisant estimer, admirer comme financier, l’attirant dans un projet auquel il avait inconsciemment sacrifié toute sa fortune, le liant à lui, se rendant maître de ses intérêts au point de le pouvoir ruiner du jour au lendemain si tel était son bon plaisir, depuis un mois surtout qu’il était à l’affût de sa proie, le temps lui semblait long, d’autant plus long que son âpre et implacable désir de vengeance se doublait d’une avidité croissante pour les charmes de Gatienne.

Le hasard de sa familiarité dans la maison les rapprochait sans cesse. Il ne lui épargnait ni un contact ni un mot troublant. Il l’enveloppait du ressouvenir de leur union d’une heure, et la poussait par d’incessantes menaces à l’effarement qui la ferait s’abandonner.

Et cependant Gatienne semblait s’aviver dans la lutte. Son amour pour Fabrice, dont elle défendait le bonheur plus que le sien propre, lui soufflait une sorte d’héroïsme. Elle se sentait devenir vaillante, un peu rassurée d’ailleurs par le délai que Robert mettait à sa vengeance. Elle pensait le lasser, et espérait parfois qu’il ne serait pas si vil que de révéler son crime.

À l’heure même, Robert délibérait de prouver à Gatienne qu’il tiendrait toutes ses promesses : Clotilde venait d’accepter de lui un premier rendez-vous.