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Gatsby le Magnifique/VII

La bibliothèque libre.
Traduction par Victor Llona.
Éditions du Sagittaire (p. 161-206).

VII

Ce fut quand la curiosité que provoquait Gatsby avait atteint le maximum d’intensité, que la lumière négligea de s’allumer dans sa maison, un samedi soir, et que, aussi obscurément qu’elle avait commencé, se termina sa carrière de Trimalcion. Je me rendis compte par degrés que les autos qui viraient, chargées d’espoir, dans son allée, s’arrêtaient une minute, pour s’éloigner ensuite à contre-cœur. Me demandant s’il était malade, j’allai chez lui pour m’en enquérir. Un valet au visage de félon, qui m’était inconnu, ouvrit et me dévisagea en louchant d’un air soupçonneux.

— M. Gatsby est-il malade ?

— Non.

Après une pause, il ajouta : « M’sieu », avec retard et mauvaise grâce.

— Ne le voyant plus, je me suis inquiété. Dites-lui que c’est M. Carraway.

— Qui ça ? fit l’homme, grossièrement.

— Carraway.

— Carraway ? Bon. J’lui dirai.

Il me ferma la porte au nez.

Ma Finlandaise m’informa que Gatsby avait renvoyé, il y avait une semaine, tous ses domestiques, jusqu’au dernier et qu’il les avait remplacés par une demi-douzaine de nouveaux, qui n’allaient jamais a West-Egg pour se laisser corrompre par les fournisseurs et se contentaient de commander les provisions en quantité modérée, par téléphone. Le garçon épicier raconta que la cuisine ressemblait à une porcherie et tout le monde tomba d’accord dans le village pour dire que les nouveaux n’étaient pas du tout des domestiques.

Le lendemain Gatsby me téléphona.

— Vous partez ? lui demandai-je.

— Non, vieux frère.

— J’apprends que vous avez renvoyé tous vos domestiques.

— Je voulais des gens qui ne cancaneraient pas. Daisy vient me voir très souvent — l’après-midi.

Ainsi tout le caravansérail s’était écroulé comme un château de cartes devant la désapprobation de ses yeux.

— Ce sont des gens pour qui Wolfshiem voulait que je fisse quelque chose. Ils sont tous frères et sœurs. Ils dirigeaient autrefois un petit hôtel.

— Je comprends.

Il me téléphonait à la demande de Daisy. Voudrais-je aller déjeuner chez elle demain ? Miss Baker serait là. Une demi-heure après, Daisy me téléphonait en personne. La nouvelle que j’acceptais parut la soulager. Quelque chose se tramait. Et pourtant je ne pouvais m’imaginer qu’ils allaient choisir cette occasion pour faire une scène — surtout la scène plutôt pénible dont Gatsby m’avait tracé les grandes lignes dans le jardin.

Le lendemain fut une journée brûlante, presque la dernière, à coup sûr la plus chaude de l’été. Quand sortant du tunnel, mon train pénétra dans la lumière du soleil, seules les chaudes sirènes de la « National Biscuit Company » rompirent le mijotant silence de midi. Les banquettes de paille allaient prendre feu ; ma voisine transpira quelque temps dans sa chemisette blanche, délicatement, puis, comme son journal s’humectait sous ses doigts, elle se laissa glisser, désespérée, dans la profonde chaleur, avec un cri de désolation. Son sac s’aplatit sur le plancher.

— Mon Dieu ! soupira-t-elle convulsivement.

Je ramassai l’objet en me courbant avec lassitude, et le lui offris, le tenant à bras tendu par l’extrémité d’un de ses coins pour bien montrer que je ne nourrissais aucune mauvaise intention à son égard — mais tous les voisins, la femme comprise, me soupçonnèrent quand même.

— Chaud ! disait le receveur aux figures de connaissance. Quelle température !… Chaud !… Chaud !… Chaud !… Trouvez-vous qu’il fasse assez chaud ? Fait-il chaud ? Fait-il ch…

Il me rendit ma carte d’abonnement en faisant dessus une tache sombre avec son doigt. Dire que par une chaleur pareille quelqu’un pouvait avoir cure de baiser telle bouche enflammée plutôt qu’une autre, s’inquiéter de la tête qui humectait la poche de son pyjama à la hauteur de son cœur !

… Dans la galerie de la maison des Buchanan soufflait un faible vent qui vous apportait le bruit de la sonnerie du téléphone, à Gatsby et à moi, comme nous attendions devant la porte.

— Le corps de Monsieur ! rugissait le maître d’hôtel dans l’appareil. Je regrette, Madame, mais nous ne saurions vous le fournir — il est beaucoup trop chaud pour qu’on le touche, ce midi !

En réalité, il disait : « Oui… oui… Je vais voir. Ne quittez pas. »

Il posa le récepteur et vint à nous, légèrement luisant, pour recevoir nos raides chapeaux de paille.

— Madame attend ces messieurs dans le salon, fit-il, en nous indiquant, bien inutilement, du reste, la direction.

Par une chaleur pareille, le moindre geste superflu était un affront aux réserves communes de vie.

Ombragée de stores, la pièce était sombre et fraîche. Daisy et Jordan étaient étendues sur un vaste divan, telles des idoles d’argent pesant sur leurs robes blanches pour empêcher que la brise chantante des ventilateurs ne les emportât.

— Impossible de bouger, dirent-elles ensemble.

Poudrés de blanc par-dessus le hâle, les doigts de Jordan s’attardèrent un instant dans les miens.

J’interrogeai : « Et M. Thomas Buchanan, l’athlète ? »

Simultanément, j’ouïs sa voix, grognonne, assourdie, rauque, au téléphone.

Gatsby se planta au centre du tapis cramoisi et jeta, fasciné, des regards autour de lui.

Daisy qui l’observait, fit résonner son rire doux et excitant ; de sa poitrine une toute petite nuée de poudre s’éleva dans l’air.

— La rumeur publique, murmura Jordan, dit que c’est l’amie de Tom qui est au téléphone.

On se tut. Dans la galerie, la voix monta, de contrariété. « Alors, c’est bon, je ne vous vendrai pas la voiture… Je n’ai aucune obligation envers vous… quant à m’importuner avec cette histoire à l’heure du déjeuner, ça, par exemple, je ne le supporterai pas ! »

— Et pendant ce temps-là, fit Daisy, avec cynisme, il appuie sur le crochet avec son pouce.

— Pas du tout, l’assurai-je. Il s’agit véritablement d’une affaire. Il se trouve que je suis au courant.

Tom poussa la porte, en oblitéra un instant l’ouverture avec son corps épais et entra hâtivement.

Il tendit sa main large et plate avec une antipathie bien dissimulée.

— Monsieur Gatsby, je suis heureux de vous voir, monsieur… Nick…

— Prépare-nous une boisson bien froide ! cria Daisy.

Quand il eut quitté la pièce, elle se leva, s’approcha de Gatsby et, attirant son visage au niveau du sien, l’embrassa sur la bouche.

— Tu sais bien que je t’aime, murmura-t-elle.

— Vous oubliez qu’il y a une dame, dit Jordan.

Daisy jeta autour d’elle un regard sceptique.

— Tu peux embrasser Nick.

— Tu es une fille de rien, une fille vulgaire.

— Je m’en fiche ! s’écria Daisy, en esquissant une gigue sur les briques de la cheminée.

Puis elle se rappela la chaleur et se rassit, l’air coupable, sur le divan, au moment même où une gouvernante repassée de frais, entrait, tenant une petite fille par la main.

— Ma mignonne, mon trésor, roucoula Daisy, en tendant les bras. Venez vite près de votre maman qui vous aime.

Lâchée par sa gouvernante, l’enfant s’élança dans la pièce et vint se blottir timidement contre la robe de sa mère.

— La petite mignonne ! Ta maman t’a mis de la pou-poudre sur tes vilains cheveux jaunes ? Tiens-toi droite, voyons, et fais Comment-ta-va.

L’un après l’autre, Gatsby et moi nous nous penchâmes pour prendre la menotte qu’on nous offrait à contre-cœur. Après, il se mit à considérer l’enfant avec surprise. Je ne crois pas qu’auparavant il avait cru vraiment à son existence.

— On m’a habillée avant le déjeuner, fit l’enfant, se tournant avec empressement vers Daisy.

— C’est que ta maman voulait te montrer.

Sa figure se pencha vers l’unique pli qui sillonnait le petit cou blanc :

— Petit rêve, absolu petit rêve.

— Oui, acquiesça l’enfant avec assurance. Tante Jordan elle aussi a une robe blanche.

— Que penses-tu des messieurs amis de ta maman ? Trouves-tu qu’ils soient jolis ?

— Où qu’il est, papa ?

— Elle ne ressemble pas à son père, expliqua Daisy, mais à moi. Elle a mes cheveux et ma coupe de figure.

Daisy s’assit plus en arrière sur le divan. La gouvernante avança d’un pas et tendit la main :

— Venez, Pammy.

— Au revoir, ma chérie.

Avec un regard de regret par-dessus l’épaule, l’enfant — bien élevée — se cramponna à la main de sa gouvernante et se laissa entraîner juste au moment où Tom revenait, précédant quatre gin-rickeys qui cliquetaient, pleins de glace.

Gatsby prit son verre.

— Ç’a l’air bien frais, fit-il, avec un effort visible.

Nous bûmes par longues gorgées avides.

— J’ai lu quelque part que le soleil devient plus chaud d’année en année, fit Tom avec aisance. Il paraît que bientôt la terre va tomber dans le soleil — non, une minute — c’est exactement le contraire — le soleil se refroidit d’année en année.

— Allons dehors, proposa-t-il à Gatsby. Je voudrais que vous jetiez un coup d’œil sur la propriété.

Je sortis avec eux sous le portique. Sur le Détroit tout vert qui stagnait au soleil, une petite voile rampait lentement vers la fraîcheur du large. Gatsby la suivit un instant des yeux ; levant la main, il montra la rive opposée.

— Je suis juste en face.

— C’est exact.

Nos yeux se levèrent au-dessus des parterres de roses, de la pelouse brûlante, des folles herbes caniculaires dont s’encombrait le bord de l’eau. Lentes, les ailes blanches du bateau glissaient contre la limite bleu frais du ciel. Devant nous s’étendait l’océan dentelé et les innombrables îles de bénédiction.

— Voilà du sport, fit Tom en hochant la tête. J’aimerais être là-bas avec lui pendant une heure ou deux.

On déjeuna dans la salle à manger, obscurcie elle aussi à cause de la chaleur, en avalant une gaîté nerveuse avec la bière froide.

— Qu’allons-nous faire cet après-midi, s’écria Daisy, et demain, et les trente années qui vont suivre ?

— Pas de morbidité, s’il te plaît, fit Jordan. La vie recommence quand il se remet à faire frais, en automne.

— Mais il fait si chaud, insista Daisy, prête aux larmes, et tout est si confus. Allons tous en ville !

Sa voix lutta dans la chaleur, se heurtant contre elle, modelant en formes son absurdité.

Tom disait à Gatsby : « J’ai entendu dire qu’on avait transformé des écuries en garages. Moi, je suis le premier qui ait transformé un garage en écurie. »

— Qui veut aller en ville ? demanda Daisy avec insistance. Le regard de Gatsby flotta vers elle : « Ah ! cria-t-elle, vous, vous avez l’air d’avoir si frais ! »

Leurs yeux se rencontrèrent et unirent leurs regards. Ils furent seuls dans l’espace. Daisy fit un effort. Abaissant son regard sur la nappe, elle répéta :

— Vous avez toujours l’air d’avoir frais.

Elle lui avait dit qu’elle l’aimait ; Tom Buchanan venait de s’en apercevoir. Il fut frappé de stupeur. Sa bouche s’ouvrit légèrement ; il regarda Gatsby, puis de nouveau, sa femme, comme s’il reconnaissait quelqu’un qu’il aurait connu depuis longtemps.

— Vous faites songer au monsieur de la réclame, reprit-elle innocemment, vous savez bien, le monsieur qui…

— C’est bon, interrompit Tom avec vivacité, je veux bien aller en ville, Allons, venez — nous allons tous en ville.

Il se leva dardant des regards étincelants sur Gatsby et sur sa femme. Personne ne bougea.

— Allons venez !

Son humeur craqua légèrement : « Qu’est-ce qu’il y a donc ? Si l’on doit aller en ville, il faut partir ! »

Tremblante de l’effort qu’il faisait pour se dominer, sa main porta à ses lèvres le reste de son verre d’ale. La voix de Daisy nous mit tous sur pied et nous poussa dehors, sur le gravier de l’allée flamboyante de soleil.

— Allons-nous partir comme ça, tout de suite ? protesta Daisy. Sans nous laisser fumer une cigarette ?

— Tout le monde a fumé pendant le repas.

Elle implora son mari :

— Oh ! je t’en prie, un peu de bonne humeur. Il fait trop chaud pour se disputer.

Il s’abstint de répondre.

— Comme tu voudras, dit-elle, Allons, viens, Jordan.

Elles montèrent se préparer tandis que nous trois, les hommes, nous restions plantés là, à remuer des cailloux brûlants avec les pieds. L’arc argenté de la lune flottait déjà dans le ciel occidental. Gatsby ouvrit la bouche, puis se ravisa, mais déjà Tom, pivotant sur ses talons, lui faisait face, attendant qu’il parlât.

— Vos écuries sont ici ? demanda Gatsby avec effort.

— À un quart de mille environ, sur la route.

— Ah !

Une pause.

— Je ne trouve pas du tout que ce soit amusant d’aller en ville, éclata Tom d’une voix féroce. C’est bien là une idée de femme…

— Emportons-nous quelque chose à boire ? demanda Daisy d’une fenêtre de l’étage supérieur.

— Je vais prendre du whisky, répondit Tom.

Il rentra.

Gatsby se retourna vers moi tout d’une pièce :

— Je n’ai rien à dire dans cette maison, vieux frère.

— Elle a une voix indiscrète, une voix pleine de…

J’hésitai.

— Sa voix est pleine de monnaie, fit-il soudain.

C’est juste. Je n’avais pas compris avant. Sa voix était pleine de monnaie — tel était l’inépuisable charme qui montait et descendait en elle, sa tintinnabulation, le chant de cymbales qu’il y avait en elle… Trônant dans un blanc palais, la fille du roi, la fille d’or…

Tom sortit de la maison, enveloppant une bouteille dans une serviette, suivi de Daisy et de Jordan, coiffées de petits chapeaux collants en étoffe métallique, des capes légères sous le bras.

— On part dans ma voiture ? proposa Gatsby. Il tâta le cuir brûlant des coussins : « J’aurais dû la laisser à l’ombre. »

— Elle est à changement de vitesses ordinaire ? demanda Tom.

— Oui.

— Eh bien, prenez mon coupé et laissez-moi conduire votre auto.

La proposition déplut à Gatsby.

— Je ne crois pas que j’aie beaucoup d’essence, objecta-t-il.

— Plus qu’il n’en faut, fit Tom, bruyamment.

Il consulta l’indicateur d’essence et ajouta : « Et puis si j’en manque, je pourrai m’arrêter à une pharmacie. On trouve de tout, à présent, dans les pharmacies. »

Un silence suivit cette remarque en apparence sans portée précise. Daisy regarda Tom en fronçant les sourcils, et une expression indéfinissable, à la fois nettement inaccoutumée et vaguement reconnaissable, comme si je ne l’avais connue que par des descriptions verbales, passa sur le visage de Gatsby.

— Viens, Daisy, fit Tom, la poussant de la main vers l’auto de Gatsby. Je t’emmène dans cette roulotte de cirque.

Il ouvrit la portière, mais sa femme s’était esquivée hors du cercle de son bras.

— Emmène Nick et Jordan. Nous vous suivrons dans le coupé.

Elle se rapprocha de Gatsby dont elle toucha le veston avec la main. Je pris place avec Jordan et Tom sur le siège avant de l’auto de Gatsby. Tom tâtonna avec ce levier de vitesse qui lui était inconnu et nous démarrâmes d’un trait dans l’opprimante chaleur, laissant les autres en arrière hors de vue.

— Vous avez vu ça ? demanda Tom.

— Vu quoi ?

Il me jeta un regard aigu, se rendant compte que Jordan et moi devions savoir depuis toujours.

— Vous me croyez bien bête, hein ? C’est peut-être vrai, mais j’ai un… presque une seconde vue, parfois, qui me dit ce qu’il faut que je fasse. Vous n’y croyez peut-être pas, mais la science…

Il se tut. Des contingences immédiates s’emparant de lui, l’arrachèrent au bord de l’abîme spéculatif.

— J’ai fait une petite enquête sur ce bougre-là, reprit-il. Je l’aurais poussée plus loin si j’avais su…

— Vous voulez dire que vous avez consulté une pythonisse ? demanda Jordan avec humour.

— Quoi ?

Interloqué, il nous regarda fixement parmi nos rires.

— Une pythonisse ?

— Au sujet de Gatsby.

— Au sujet de Gatsby ? Non, pas du tout. J’ai dit que j’avais fait une petite enquête sur son passé.

— Et vous avez découvert que c’est un oxfordien, suggéra Jordan d’un air serviable.

— Un oxfordien !

Tom étala son incrédulité.

— Mes bottes ! Ce type qui porte un complet rose ?

— Néanmoins, il l’est.

— D’Oxford (Nouveau-Mexique), s’ébroua Tom, avec mépris, ou quelque chose de ce genre.

Jordan s’enquit avec mauvaise humeur : « Écoutez-moi, Tom. Puisque vous êtes si snob, pourquoi l’avez-vous invité à déjeuner ?

— C’est Daisy qui l’a invité. Elle l’a rencontré avant notre mariage — Dieu sait où !

En se dissipant, l’effet de l’ale nous rendait irritables. Nous le savions. En conséquence, nous roulâmes quelque temps sans parler. Puis, comme les yeux effacés du docteur T. J. Eckleburg apparaissaient au bout de la route, je me rappelai l’avertissement de Gatsby touchant l’essence.

— Nous en avons assez pour aller jusqu’à la ville, fit Tom.

— Mais puisque voici un garage, protesta Jordan. Moi je ne veux pas rester en panne par une chaleur pareille.

Tom mit les deux freins rageusement et nous dérapâmes sur un terre-plein abrupt et poussiéreux, sous l’enseigne de M. Wilson. Au bout d’un instant, le propriétaire sortit de son établissement et regarda l’auto avec des yeux vides.

— Pompez-nous donc de l’essence ! cria Tom rudement. Pourquoi croyez-vous qu’on s’est arrêté — pour admirer le paysage ?

— Je suis malade, fit Wilson sans bouger. J’ai été malade toute la journée.

— Qu’est-ce que vous avez ?

— Je n’en puis plus.

— Dans ce cas, puis-je me servir moi-même ? demanda Tom. Pourtant vous parliez au téléphone comme quelqu’un qui ne va pas trop mal.

Avec un effort, Wilson quitta l’ombre et l’appui de sa porte et, soufflant fort, dévissa le bouchon du réservoir à essence. Au soleil, sa figure apparut toute verte.

— Ce n’est pas exprès que j’ai interrompu votre déjeuner, fit-il, Mais j’ai un besoin pressant d’argent et je me demandais ce que vous alliez faire de votre vieille voiture.

— Comment trouvez-vous celle-ci ? demanda Tom. Je l’ai achetée la semaine dernière.

— C’est une belle voiture jaune, fit Wilson en poussant la manivelle,

— Vous me l’achetez ?

Wilson eut un faible sourire :

— Comme c’est probable ! Non, mais je pourrais gagner un peu d’argent sur l’autre.

— Pourquoi voulez-vous donc de l’argent, comme ça, tout d’un coup ?

— Il y a trop longtemps que je suis ici. Je veux partir. Ma femme et moi, nous voulons aller dans l’Ouest.

— Votre femme !… s’exclama Tom, stupéfait.

— Voici dix ans qu’elle en cause.

Wilson s’appuya un instant sur la pompe, s’abritant les yeux avec sa main. « Et maintenant, elle y part, bon gré, mal gré. Je l’emmène. »

Le coupé passa à côté de nous, étincelant, avec un nuage de poussière et l’éclair d’une main qui nous faisait signe.

— Combien vous dois-je ?

— J’ai mis le nez sur quelque chose de drôle ces deux derniers jours, fit Wilson. Voilà pourquoi je veux partir. Voilà pourquoi je vous ai tracassé rapport à la voiture.

— Combien vous dois-je ? répéta Tom avec dureté.

— Un dollar vingt.

L’implacable chaleur commençait à m’étourdir. Je passai là un mauvais moment avant de me rendre compte que jusqu’à présent, les soupçons de Wilson ne s’étaient pas portés sur Tom. Il avait découvert que Myrtle menait une existence indépendante de la sienne, dans un monde qui lui était étranger. La secousse l’avait rendu malade, physiquement. Je regardai Wilson, puis Tom, qui, lui, avait fait pour son propre compte une découverte semblable, moins d’une heure plus tôt, et je pensai qu’il n’y a pas entre les hommes, au point de vue de l’intelligence ou de la race, de différence aussi profonde que celle qui existe entre malades et bien portants. Wilson était si malade, qu’il avait l’air coupable, impardonnablement coupable — comme s’il avait fait un enfant à quelque pauvre fille.

— Je vous vendrai ma voiture, dit Tom. Je vous l’enverrai demain après-midi.

Cette localité était toujours vaguement inquiétante, même à la grande lumière de l’après-midi, et je tournai la tête comme averti que quelque chose se passait derrière moi. Par-dessus les monceaux de cendres, les yeux géants du docteur T. J. Eckleburg montaient toujours la garde, mais je m’aperçus au bout d’un instant que d’autres yeux nous regardaient avec une intensité marquée, à moins de vingt pieds de distance.

Derrière une des fenêtres de l’étage, les rideaux s’étaient écartés : Myrtle Wilson fixait des yeux l’automobile. Elle était si absorbée qu’elle ne s’aperçut pas qu’on l’observait. Des émotions se succédaient dans sa figure, avec la lenteur des objets sur un négatif qu’on développe. Son expression m’était vaguement familière — c’était une expression que j’avais vue souvent sur des visages féminins. Mais sur celui de Myrtle Wilson elle me parut sans motif et inexplicable, jusqu’à ce que je me fusse rendu compte que ses yeux, écarquillés par une terreur jalouse, étaient fixés, non pas sur Tom, mais sur Jordan Baker, qu’elle prenait pour sa femme.

Il n’y a point de trouble qui soit comparable à celui que peut ressentir un esprit simple. Tandis que nous nous éloignions ; Tom sentait les cuisants coups de fouet de la panique. Sa femme, sa maîtresse, qui, il y avait une heure, lui semblaient en sûreté et inviolables, échappaient vertigineusement à son influence. L’instinct le poussait à appuyer sur l’accélérateur dans le double but de rattraper Daisy et de s’éloigner de Wilson. Nous filâmes vers Astoria à quatre-vingts à l’heure jusqu’au moment où nous aperçûmes, parmi la toile d’araignée des piliers du chemin de fer aérien, le coupé bleu qui roulait d’une allure modérée.

— Il fait frais dans les grands cinémas aux environs de la Cinquantième rue, insinua Jordan. J’adore New-York les après-midis d’été, quand tout le monde est absent. Il y a quelque chose de très sensuel là-dedans — de trop mûr, comme si de drôles de fruits de toutes sortes allaient vous tomber dans les mains.

Le mot « sensuel » eut pour effet d’aggraver l’inquiétude de Tom, mais avant qu’il eût pu protester, le coupé stoppa et Daisy nous fit signe de nous ranger à côté de lui.

— Où allons-nous ? cria-t-elle.

— Que diriez-vous d’un cinéma ?

— Il fait si chaud, se plaignit-elle. Allez-y, vous autres. Nous, on va se promener. On vous rejoindra après.

Dans un effort, son esprit se leva faiblement.

— On se retrouvera au coin d’une rue. Je serai le Monsieur qui fume deux cigarettes.

— On ne peut pas discuter de ça ici, fit Tom avec impatience, tandis qu’un camion lançait derrière nous des coups de sirène qui étaient autant de malédictions. Suivez-moi jusqu’à l’entrée du Central Park, devant le Plaza Hôtel.

Il tourna la tête à plusieurs reprises pour voir si le coupé nous suivait. Quand l’allure générale de la circulation se ralentissait, il l’imitait, jusqu’à ce que les autres fussent en vue. Il craignait, je l’imagine, qu’ils ne filassent par une rue latérale et disparussent de sa vie pour toujours,

Mais ils n’en firent rien et nous prîmes la décision, moins explicable, de louer le salon d’un des appartements du Plaza Hôtel.

La discussion prolongée et tumultueuse qui se termina par notre entrée dans cette pièce où on nous poussa comme un troupeau, m’échappe, bien que j’aie le souvenir physique très net que tant qu’elle dura mes caleçons s’obstinèrent à s’enrouler autour de mes jambes comme des serpents moites et que des gouttes intermittentes de sueur se pourchassaient, glacées, sur mon dos. Née d’une boutade de Daisy qui aurait voulu qu’on louât cinq salles de bains pour y prendre tous des bains froids, l’idée assuma une forme plus tangible sous la guise d’un endroit où l’on pourrait boire un julep à la menthe.

Non sans répéter mille fois que l’idée était « absurde », nous interpellâmes en chœur un employé de réception passablement ahuri, en croyant ou en affectant de croire, que nous faisions là une chose fort drôle…

La pièce était vaste et sans air. Bien qu’il fût déjà quatre heures, nous ne réussîmes en ouvrant les croisées qu’à admettre une bouffée de la chaleur végétale du parc.

Nous tournant le dos, Daisy se posta devant le miroir et se mit à se recoiffer.

— C’est un chouette appartement, chuchota Jordan, ce qui fit rire tout le monde.

— Ouvrez une autre fenêtre, ordonna Daisy sans se retourner.

— Il n’y en a pas d’autre.

— Alors, qu’on fasse apporter une hache…

— Ce qu’il faut faire, dit Tom avec impatience, c’est oublier la chaleur. Vous la rendez dix fois plus insupportable en rouspétant, voilà tout.

Il démaillota la bouteille de whisky et la posa sur la table.

— Si vous laissiez votre femme tranquille, vieux frère, lui fit observer Gatsby. C’est vous qui vouliez venir en ville.

Il se fit un silence. Se détachant de son clou, l’annuaire des téléphones éclaboussa le plancher en s’ouvrant dans sa chute. Jordan murmura : « Oh ! pardon ! » mais cette fois personne ne rit. Je m’offris.

— Je vais le ramasser.

— Ne vous dérangez pas, fit Gatsby, qui examina la ficelle rompue, marmotta « Hum ! » avec intérêt et jeta le bouquin sur une chaise.

— C’est une expression qui vous est chère, pas vrai ? fit Tom d’une voix brève.

— Laquelle, je vous prie ?

— « Vieux frère ». C’est une scie. Où l’avez-vous ramassée ?

— Dis donc, Tom, fit Daisy, en se retournant du miroir, si tu as l’intention de faire des personnalités, je ne resterai pas ici une minute de plus. Tu ferais mieux de téléphoner à l’office, qu’on nous monte de la glace pour le julep.

Au moment où Tom saisissait le récepteur, la chaleur comprimée fit explosion sous la forme d’un bruit : nous écoutions les accents de mauvais augure de la Marche Nuptiale de Mendelssohn s’élevant de la salle de bal que nous avions sous les pieds.

— Conçoit-on qu’il y ait des gens qui se marient par une chaleur pareille ! s’écria Jordan, lugubrement.

— Pourtant, moi, je me suis mariée au mois de juin, se remémora Daisy. Louisville au mois de juin ! Quelqu’un s’évanouit. Qui était-ce déjà, Tom ?

— Biloxi, répondit Tom, laconique.

— Un monsieur qui s’appelait Biloxi. Biloxi, dit « La Boîte », parce qu’il en fabriquait — c’est un fait — et qu’il était originaire de Biloxi (Tennessee).

— On l’emporta chez moi, ajouta Jordan, parce que nous demeurions à deux portes de l’église. Et il y resta trois semaines. Papa fut obligé de le mettre à la porte. Le lendemain de son départ, papa mourut.

Au bout d’un instant, elle ajouta :

— Il n’y avait aucun rapport entre ces deux événements.

Je hasardai :

— J’ai connu un certain Biloxi, de Memphis.

— C’était un cousin. Quand il franchit notre seuil pour ne plus revenir, je connaissais l’histoire de toute sa famille. Il m’a donné un putter en aluminium dont je me sers encore.

La musique s’était calmée, la cérémonie se déroulait en bas. Enfin, une longue acclamation s’engouffra par la fenêtre suivie de cris intermittents : « Viva-a-a-t », puis une explosion de jazz. Le bal était ouvert.

— On se fait vieux, fit Daisy. Si on était jeune, on se mettrait à danser.

— Souviens-toi de Biloxi, l’avertit Jordan. D’où le connaissiez-vous, Tom ?

— Biloxi ?

Il réfléchit, péniblement.

— Je ne le connaissais pas. C’était un ami de Daisy.

— Pas le moins du monde. C’était la première fois que je le voyais. Il était venu par le wagon spécial.

— Mais il avait dit qu’il te connaissait. Il disait qu’il avait été élevé à Louisville. Asa Bird l’amena à la dernière minute, demandant s’il y avait encore une place.

Jordan sourit :

— Il voulait sans doute rentrer gratis. À moi, il m’a dit qu’il était président de votre classe, à Yale.

J’échangeai avec Tom un regard ahuri.

— Biloxi ?

— D’abord, nous n’avions pas de président…

Gatsby battit du pied un appel bref et nerveux. Tom le regarda soudain.

— À propos, M. Gatsby. Il paraît que vous êtes un ancien élève d’Oxford ?

— Ce n’est pas tout à fait exact.

— Mais si, il paraît que vous êtes allé à Oxford.

— Oui, j’y suis allé.

Un silence. Puis la voix de Tom, incrédule et insultante :

— Sans doute à la même époque que Biloxi à Yale.

Nouveau silence. Un garçon entra après avoir frappé pour apporter la menthe écrasée et la glace. Il fit « merci » et referma doucement la porte sans rompre le silence. Ce formidable détail de la vie de Gatsby allait être enfin élucidé.

— Je vous ai dit que j’y étais allé, reprit Gatsby.

— J’ai bien entendu, mais je voudrais savoir quand.

— En 1919. Je n’y suis resté que cinq mois. Voilà pourquoi je ne puis réellement me dire ancien élève d’Oxford.

Tom nous regarda tous pour voir si nous partagions son incrédulité. Nous tous, nous regardions Gatsby. Celui-ci continua :

— C’était la conséquence d’une faveur qu’on avait accordée à certains officiers après l’armistice. Nous étions libres d’assister aux cours de n’importe quelle Université de France ou d’Angleterre.

J’aurais voulu me lever et lui serrer la main. J’éprouvais à son égard un de ces renouvellements de confiance complète qu’il m’avait déjà inspirés.

Daisy se leva en souriant légèrement et alla à la table. Elle commanda :

— Débouche le whisky, Tom. Je préparerai le julep et alors tu ne te sentiras plus aussi stupide… Regardez-moi cette menthe !

— Un instant, fit Tom d’une voix sèche. J’ai une autre question à poser à M. Gatsby.

— Allez-y, fit Gatsby poliment.

— Qu’est-ce que c’est que ces micmacs que vous prétendez faire dans mon ménage ?

Les voici enfin à découvert. Gatsby est satisfait. Daisy regarde avec désespoir les deux interlocuteurs.

— Il ne fait pas de micmacs. C’est toi qui fais des micmacs. Tâche donc d’avoir un peu de sang-froid.

— Un peu de sang-froid ! répète Tom avec incrédulité. J’imagine que le dernier cri, c’est permettre à M. Personne, de Nulle Part, de faire la cour à votre femme. Eh bien, si c’est ça, ne comptez pas sur moi. À l’époque où nous sommes, les gens commencent par se moquer de la vie de famille et du foyer conjugal, puis ils en viennent à tout flanquer par-dessus bord. Pour finir, on verra le mariage entre blancs et nègres.

Emporté par son baragouin passionné il se voyait tout seul, debout sur l’ultime barricade de la civilisation.

— Nous sommes tous blancs, ici, murmura Jordan.

— Je sais que je ne suis pas très populaire. Je ne donne pas de grandes fêtes, moi. J’imagine qu’il faut transformer sa maison en porcherie pour avoir des amis — dans le monde moderne.

Bien que je fusse en colère, comme tous ceux qui étaient présents, j’avais peine à m’empêcher de rire chaque fois qu’il ouvrait la bouche, si complète était sa transformation de libertin en moralisateur.

— Et moi aussi j’ai quelque chose à vous dire, vieux frère, commença Gatsby.

Mais Daisy devina son intention.

— Je vous en prie ! interrompit-elle, faiblement. Rentrons chez nous. Pourquoi ne pas rentrer chez nous ?

Je me levai :

— C’est une bonne idée. Allons, Tom, venez. Personne ne veut boire.

— Je tiens à savoir ce que M. Gatsby a à me dire.

— Votre femme ne vous aime pas, fit Gatsby. Elle ne vous a jamais aimé. C’est moi qu’elle aime.

— Vous êtes fou ! s’exclama Tom, machinalement.

Gatsby sauta sur ses pieds, tout flambant d’animation.

— Elle ne vous a jamais aimé, vous entendez ? Elle ne vous a épousé que parce que, moi, j’étais pauvre et qu’elle en avait assez de m’attendre. C’était une terrible méprise, mais dans son cœur, elle n’a jamais aimé que moi !

À ce moment, Jordan et moi, nous cherchâmes à nous en aller, mais Tom et Gatsby insistèrent en rivalisant de fermeté pour nous retenir — comme si ni l’un ni l’autre n’avait rien à dissimuler, comme si c’était un honneur pour nous de partager leurs émois par procuration.

— Daisy, assieds-toi. (La voix de Tom essaya sans succès de donner la note paternelle). Qu’est-ce qui s’est passé entre vous ? Je veux le savoir.

— Je vous ai dit ce qui s’est passé, dit Gatsby. Ce qui se passe depuis cinq ans — sans que vous le sachiez.

Tom se tourna brusquement vers Daisy.

— Tu as vu cet homme pendant ces cinq années ?

— Elle ne m’a pas vu, dit Gatsby, Non, nous ne pouvions nous rencontrer. Mais nous nous aimions, vieux frère, et vous ne le saviez pas. Moi je riais parfois (mais il n’y avait point de rire dans ses yeux) en pensant que vous ne le saviez pas.

— Oh ! c’est tout ?

Tom joignit les bouts de ses gros doigts, comme un révérend, et se renversa sur sa chaise.

— Vous êtes maboul ! éclata-t-il. Je ne puis parler de ce qui s’est passé il y a cinq ans, parce que je ne connaissais pas encore Daisy — et je veux être damné si je comprends comment vous auriez pu l’approcher d’un mille, à moins que ce ne fût vous qui livriez les provisions par l’escalier de service. Mais, le reste, nom de Dieu, c’est un mensonge. Daisy m’aimait quand je l’ai épousée, et elle m’aime encore.

— Non, fit Gatsby en secouant la tête.

— C’est pourtant comme ça. Ce qu’il y a, c’est que parfois elle se met des bêtises dans la tête et ne sait plus ce qu’elle fait.

Il hocha la tête d’un air plein de sagesse, et reprit :

— Et, qui plus est, j’aime Daisy, moi aussi. Une fois par hasard, je pars en bombe et je fais l’imbécile, mais je reviens toujours, et, au fond du cœur, je n’ai jamais cessé de l’aimer.

— Tu es révoltant !

Daisy se tourna vers moi et, baissant d’une octave, sa voix remplit la pièce d’un mépris émouvant :

— Veux-tu savoir pourquoi nous avons quitté Chicago ? Ça m’étonne qu’on ne t’ait pas encore régalé du récit de cette petite bombe.

Gatsby vint se mettre à côté d’elle.

— Daisy, tout cela est fini, fit-il avec fermeté. Cela n’a plus d’importance. Contentez-vous de lui dire la vérité — que vous ne l’avez jamais aimé et tout cela sera effacé pour toujours.

Elle lui jeta un regard d’aveugle.

— Mais, comment… pourrais-je… l’aimer ?

— Vous ne l’avez jamais aimé.

Elle hésita. Ses yeux nous lancèrent à Jordan, à moi, une sorte d’appel, comme, comme si enfin elle se rendait compte de ce qu’elle faisait, comme si jamais, depuis que cela durait, elle n’avait eu l’intention de faire quoi que ce fût. Mais c’était fait maintenant. Il était trop tard.

— Je ne l’ai jamais aimé, fit-elle malgré elle, visiblement.

— Pas même à Kapiolani ? demanda Tom brusquement.

— Non.

De la salle de bal, des accords assourdis et suffocants montaient avec des bouffées d’air chaud.

— Pas même le jour où je t’ai débarquée dans mes bras du Punch Bowl pour que tu ne te mouilles pas les pieds ? (Il avait une rauque tendresse dans la voix)… Daisy ?

— Tais-toi !

Sa voix était froide, mais toute rancœur en était partie. Elle regarda Gatsby :

— Tenez, Jay, fit-elle, mais sa main en essayant d’allumer une cigarette, tremblait.

Tout à coup elle jeta la cigarette et l’allumette flambante sur le tapis.

— Oh ! vous exigez trop ! cria-t-elle à Gatsby. Je vous aime à présent — est-ce que cela ne vous suffit pas ? Je ne puis empêcher ce qui a été.

Elle se mit à sangloter éperdûment.

— Je l’ai aimé jadis, mais vous aussi je vous aimais.

Gatsby ouvrit et ferma les yeux.

— Vous m’aimiez aussi.

— Et même ça c’est un mensonge, dit Tom avec férocité. Elle ignorait si vous étiez vivant ou non. Allons donc, il y a entre Daisy et moi des choses que vous ne connaîtrez jamais, des choses que nous ne pourrons jamais oublier ni l’un ni l’autre.

Les mots semblaient mordre Gatsby. Il insista :

— Je veux parler à Daisy seul à seul. Vous voyez bien qu’elle est affolée.

— Même seule à seul avec vous, je ne pourrai vous dire que je n’ai jamais aimé Tom, avoua-t-elle d’une voix lamentable. Ce ne serait pas vrai.

— Bien sûr que non, approuva Tom.

Elle se tourna vers son mari :

— Comme si cela avait de l’importance pour toi !

— Bien sûr que cela a de l’importance. Je m’occuperai mieux de toi à l’avenir.

— Vous ne comprenez pas, dit Gatsby, touché par la panique. Vous n’allez plus vous occuper d’elle du tout.

— Je ne vais pas ?…

Tom ouvrit les yeux tout grands et se mit à rire. Il pouvait à présent se permettre le luxe d’avoir du sang-froid.

— Et pourquoi ça ?

— Daisy vous quitte.

— Enfantillage.

— C’est pourtant vrai, fit-elle en se forçant.

— Elle ne me quitte pas. (Tout d’un coup les paroles de Tom s’abaissèrent d’une hauteur prodigieuse au niveau de Gatsby). Elle ne me quittera certes pas pour un vulgaire escroc qui devrait voler l’anneau qu’il lui mettrait au doigt.

— Je ne tolèrerai pas… ! s’écria Daisy. Sortons, je vous en prie.

— Qui êtes-vous, après tout ? interrompit Tom. Un de ces individus qui tripotent avec Meyer Wolfshiem, cela je le sais. J’ai fait une petite enquête sur vos affaires, et demain, je la pousserai plus loin.

— À votre aise, vieux frère, dit Gatsby avec fermeté.

— J’ai découvert ce qu’étaient vos « pharmacies ». (Il se tourna vers nous et ajouta très vite) : Lui et ce Wolfshiem ont acheté une quantité de pharmacies de quartier ici et à Chicago, pour vendre de l’alcool de bois par-dessus le comptoir. C’est là un de ses trucs. La première fois que je l’ai vu, je l’ai pris pour un bootlegger. Je ne me trompais pas de beaucoup.

— Et puis après ? dit Gatsby avec politesse. Il semble que votre ami Walter Chase n’était pas trop dégoûté, puisqu’il a travaillé avec nous.

— Et vous l’avez laissé le bec dans l’eau, pas vrai ? Vous lui avez laissé faire un mois de prison dans le New-Jersey. Bon Dieu de bon Dieu ! Il faut entendre Walter quand il parle de vous !

— Il est venu à nous fauché. Trop heureux d’attraper un peu de galette, vieux frère.

— Je vous défends de m’appeler « vieux frère », hurla Tom.

Gatsby se tut. Tom reprit :

— Il aurait pu vous faire coffrer pour violation de la loi sur les jeux, mais Wolfshiem lui a fait peur et il a fermé sa gueule.

L’expression peu familière et pourtant si reconnaissable était revenue sur le visage de Gatsby.

Cette histoire de pharmacies, ce n’était que pour le menu fretin, continua Tom lentement. Mais vous vous occupez maintenant d’une chose dont Walter n’a pas osé me parler.

Je regardai Daisy, dont les yeux terrifiés fixaient un point, entre Gatsby et son mari, et Jordan, qui s’était mise à tenir en équilibre sur le bout de son menton un objet invisible mais absorbant. Puis, je me retournai vers Gatsby. L’expression de son visage me frappa de stupeur. Il avait l’air — et je dis ceci avec tout le mépris possible pour les potins calomniateurs de son jardin — il avait l’air d’un « homme qui a tué ». Un instant, seuls ces mots auraient pu rendre l’expression de sa figure.

Cela passa, et il se mit à adresser un discours insensé à Daisy, niant tout, défendant son honneur contre des accusations que nul n’avait portées. Mais à chaque mot elle se retirait davantage en elle-même, de sorte qu’il finit par y renoncer. Seul le vieux rêve continua de se débattre tandis que s’écoulait l’après-midi, s’efforçant de toucher ce qui n’était plus tangible, luttant tristement, sans céder au désespoir, pour se rapprocher de cette voix perdue, là-bas, au bout de la pièce.

La voix implora de nouveau :

— Je t’en prie, Tom ! Je ne puis supporter ceci plus longtemps.

Ses yeux effrayés disaient bien que quelles que fussent les intentions et le courage qu’elle avait, elle les avait perdus sans retour.

— Rentrez tous deux à la maison, Daisy, fit Tom. Dans l’auto de M. Gatsby.

Elle regarda Tom avec inquiétude, mais il insista avec la magnanimité du mépris.

— Va donc. Il ne t’embêtera pas. Je crois qu’il se rend compte que son présomptueux flirt a pris fin.

Ils partirent sans un mot, volatilisés, rendus accidentels, intangibles, comme des fantômes, à notre pitié même.

Au bout d’un instant Tom se leva et se mit à envelopper la bouteille de whisky qui n’avait pas été ouverte, dans la serviette.

— Vous en voulez ? Jordan ? Nick ?

Je ne répondis pas. Il reprit :

— Nick ?

— Quoi ?

— Vous en voulez ?

— Non… Je viens de me rappeler que c’est aujourd’hui mon jour de naissance.

J’avais trente ans. Devant moi s’allongeait la formidable, la menaçante route d’une nouvelle décade.

Il était sept heures quand nous montâmes avec Tom dans le coupé et partîmes pour Long-Island. Il parlait sans arrêt, il exultait et il riait, mais sa voix était aussi lointaine de Jordan et de moi que la clameur étrangère du trottoir ou le vacarme du chemin de fer aérien au-dessus de nos têtes. La sympathie humaine a ses limites : nous étions contents de laisser ces tragiques arguments s’effacer derrière nous comme les lumières de la ville. Trente ans — la promesse d’une décade de solitude, une liste — elle devait s’éclaircir — de célibataires à connaître, un dossier d’enthousiasme qui, lui aussi, devait s’éclaircir tout comme mes cheveux. Mais il avait Jordan à côté de moi, qui, différente de Daisy, était trop avisée pour transporter d’un âge dans un autre des rêves oubliés. Comme nous passions sur le pont maintenant obscurci, son visage las se laissa paresseusement tomber sur mon épaule et les coups redoutables de la trentaine moururent au loin sous la rassurante pression de sa main.

C’est ainsi que nous filions vers la mort à travers le fraichissant crépuscule.

Michaelis, le jeune Grec qui possédait le restaurant voisin des monceaux de cendres, fut le témoin principal de l’enquête. Il avait dormi pendant la grande chaleur jusqu’à cinq heures passées. Il se rendit alors au garage en se promenant, et trouva George Wilson malade dans son bureau, vraiment malade, pâle de la pâleur de ses pâles cheveux, et tremblant de tout son corps. Michaelis lui conseilla d’aller se coucher mais Wilson refusa, disant qu’il risquerait de perdre des recettes. Tandis que son voisin cherchait à le convaincre, un vacarme violent éclata au-dessus de leurs têtes.

— C’est ma femme que j’ai enfermée là-haut, expliqua Wilson avec calme. Elle y restera jusqu’à après-demain, puis nous partirons loin d’ici.

Michaelis fut frappé de stupeur ; depuis quatre ans qu’ils étaient voisins. Wilson ne lui avait jamais semblé capable, même vaguement, d’une déclaration pareille. En général, c’était un de ces hommes usés qu’on voit si souvent. Quand il ne travaillait pas, il mettait une chaise sur le seuil de sa porte et s’asseyait pour regarder les gens et les autos qui passaient sur la route. Quand quelqu’un lui adressait la parole, il riait invariablement d’un rire agréable et sans couleur. Il ne s’appartenait pas, il appartenait à sa femme.

Naturellement, Michaelis essaya de découvrir ce qui s’était passé, mais Wilson refusa d’en dire un mot. Au lieu de parler, il se mit à jeter à son visiteur des regards étranges et soupçonneux et à lui demander ce qu’il avait fait à certaines heures de certains jours. Au moment où le Grec commençait à se sentir gêné, quelques manœuvres passèrent devant la porte en se dirigeant vers son restaurant. Michaelis en profita pour s’esquiver, dans l’intention de revenir plus tard. Mais il n’en fit rien. Il supposait qu’il n’y avait plus pensé, tout simplement. Quand il en ressortit, un peu après sept heures, il se rappela cette conversation en entendant la voix de Mrs. Wilson, forte et grondante, au rez-de-chaussée du garage.

— Bats-moi donc, criait-elle. Jette-moi par terre et bats-moi ! Sale petit lâche !

L’instant d’après, elle s’élançait dehors dans le crépuscule, en agitant les mains et en criant — avant qu’il pût quitter le seuil de sa porte, la chose s’était produite.

L’ « auto tragique », comme l’appelèrent les journaux, ne s’arrêta pas ; elle sortit de l’obscurité grandissante, hésita dramatiquement, un instant, puis disparut au premier tournant. Michaelis n’était même pas certain de sa couleur, il dit au premier agent qu’elle était vert clair. L’autre voiture, celle qui se dirigeait vers New-York, s’arrêta cent mètres plus loin et son conducteur revint en courant vers l’endroit où Myrtle Wilson, sa vie violemment éteinte, était accroupie sur la route, mêlant un sang épais et noir à la poussière.

Michaelis et cet homme furent les premiers à l’atteindre, mais quand ils eurent ouvert sa chemisette en la déchirant, moite encore de transpiration, ils virent que son sein gauche se balançait, décroché, comme un clapet, et qu’il était inutile d’écouter le cœur qui avait battu dessous. La bouche était grande ouverte et un peu déchirée aux commissures comme si la femme s’était un peu étranglée en rendant l’énorme vitalité qu’elle tenait emmagasinée depuis si longtemps.

Nous aperçûmes les trois ou quatre autos et la foule quand nous étions encore à une certaine distance.

— Une voiture démolie ! fit Tom. C’est bon. Wilson va faire enfin un peu d’argent.

Il ralentit, mais sans l’intention de s’arrêter jusqu’à ce que, nous étant rapprochés, les visages silencieux et intenses des gens qui étaient devant la porte du garage l’eussent fait automatiquement mettre les freins.

— Jetons un coup d’œil, fit-il d’un air de doute ; rien qu’un coup d’œil.

Je m’aperçus à ce moment d’un son creux et plaintif qui sortait sans cesse du garage, d’un son qui, lorsque, descendus de voiture, nous nous dirigeâmes vers le garage d’où il sortait, se résolut en ces mots : « Oh ! mon Dieu ! », répétés sans arrêt, en une plainte entrecoupée.

— Il se passe quelque chose de grave, là-dedans, fit Tom, surexcité.

Il se dressa sur la pointe des pieds et jeta un coup d’œil par-dessus les têtes dans le garage, qui n’était éclairé que par une lumière jaune suspendue très haut dans une corbeille en métal. Puis il fit un bruit rauque avec la gorge et, d’un violent mouvement en avant de ses bras musculeux il se fraya un chemin.

Le cercle se referma avec un léger murmure de remontrance ; il se passa une minute avant que je pusse voir quoi que ce fût. Puis de nouveaux arrivés dérangèrent la file et Jordan et moi nous nous trouvâmes d’un seul coup poussés à l’intérieur.

Enveloppé dans une couverture, puis dans une autre, comme s’il souffrait du froid dans cette nuit brûlante, le corps de Myrtle Wilson était étendu sur un établi, près de la porte, et Tom, le dos tourné vers nous, se penchait sur lui, immobile. À côté se tenait un agent motocycliste qui inscrivait des noms sur un petit carnet, non sans transpirer abondamment et faire de nombreuses corrections. Au premier abord, je ne pus découvrir l’origine des mots perçants et plaintifs qui se répétaient en échos dans le garage dénudé, puis je vis Wilson qui se tenait sur le seuil surélevé de son bureau, se balançant en avant et en arrière, en se tenant des deux mains aux chambranles de la porte.

Quelqu’un lui parlait à voix basse, faisant mine, de temps à autre, de lui poser la main sur l’épaule, mais Wilson n’entendait ni ne voyait. Ses yeux s’abaissaient lentement de la lampe suspendue à l’établi accoté au mur, puis se relevaient d’une secousse vers la lumière, et il émettait sans s’interrompre son cri aigu et horrible :

— Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu !

Enfin, Tom leva la tête d’une saccade et après avoir considéré le garage avec des yeux éteints, il bredouilla une phrase incohérente en s’adressant à l’agent.

— M-i-c, disait l’agent, a…

— Non, -h-, reprenait l’homme, M-i-c-h-…

— Écoutez-moi donc ! marmotta Tom avec emportement.

— A, fit l’agent, e…

— L…

— L…

Il leva les yeux : la large main de Tom s’était abattue sur son épaule.

— Qu’est-ce que vous voulez, vous ?

— Qu’est-ce qui est arrivé ? Voilà ce que je veux savoir.

— Une auto l’a renversée. Mort instantanée.

— Mort instantanée, répéta Tom, les yeux fixes.

— Elle s’était élancée sur la route. Ce fils de chienne n’a même pas arrêté sa voiture.

— Il y avait deux voitures, dit Michaelis. Une qui venait, l’autre qui s’en allait.

— Qui s’en allait où ? demanda l’agent vivement.

— Les deux autos allaient chacune dans un sens différent, alors, elle… (sa main se leva vers les couvertures, mais s’arrêta à mi-chemin et retomba sur sa cuisse) elle courut là-bas et c’lui qui venait de New-York lui entra en plein dedans, à cinquante ou soixante à l’heure.

— Comment s’appelle cette localité ? demanda l’agent.

— Elle n’a pas de nom.

Un nègre café au lait, bien habillé, s’approcha.

— C’était une auto jaune, fit-il, Une grande auto jaune. Toute neuve.

— Z’avez vu l’accident ?

— Non, mais l’auto m’a dépassé sur la route. Elle allait à plus de soixante à l’heure. Elle allait à quatre-vingts, quatre-vingt-quinze.

— ’Nez ici et dites-moi votre nom. Rangez-vous, vous autres. Je veux prendre son nom.

Quelques mots de cette conversation durent parvenir jusqu’à Wilson, qui se balançait toujours dans la porte du bureau, car un nouveau thème s’exprima soudain parmi ses cris entrecoupés :

— Pas besoin de me dire quelle espèce de voiture que c’était. Je sais bien quelle espèce de voiture que c’était !

Je surveillais Tom. Je vis le paquet de muscles derrière son épaule se raidir sous son veston. Il marcha rapidement jusqu’à Wilson et, debout devant lui, l’empoigna fermement aux biceps.

— Faut vous calmer, voyons ! fit-il avec une apaisante rudesse.

Les yeux de Wilson tombèrent sur Tom. Il sursauta, se levant sur la pointe des pieds ; il se serait écroulé sur les genoux si Tom ne l’avait maintenu droit.

— Écoutez-moi, fit Tom en le secouant un peu. Je suis arrivé il y a une minute de New-York. Je vous apportais ce coupé dont nous avons parlé. Cette auto jaune que je conduisais cet après-midi n’est pas à moi — vous entendez ? Je ne l’ai pas vue de tout l’après-midi.

Seuls le nègre et moi étions assez près pour entendre, mais l’agent remarqua quelque chose dans le ton de la voix et regarda dans cette direction avec des yeux truculents.

— Qu’est-ce que c’est, là-bas ? demanda-t-il.

— Je suis un de ses amis. (Tom tourna la tête sans lâcher Wilson). Il dit qu’il connaît l’auto qui a fait le coup… C’était une auto jaune.

Un vague instinct poussa l’agent à jeter à Tom un coup d’œil soupçonneux.

— Et quelle est la couleur de votre auto, à vous ?

— Elle est bleue, c’est un coupé.

Je fis : « Nous arrivons tout droit de New-York. »

Quelqu’un qui nous avait suivis de près certifia que nous disions vrai, L’agent s’éloigna.

— Allons, épelez-moi ce nom correctement…

Soulevant Wilson comme une poupée, Tom l’emporta dans le bureau, l’assit sur une chaise, revint sur ses pas et aboya avec autorité :

— Quelqu’un ici pour lui tenir compagnie.

Il regarda pendant que les deux hommes les plus rapprochés se consultaient du regard et entraient avec répugnance dans la pièce. Tom alors referma la porte sur eux et descendit la marche, en évitant de regarder l’établi. En passant près de moi, il chuchota : « Sortons. »

Conscients de la curiosité générale, nous nous frayâmes un chemin, grâce aux bras vigoureux de Tom, à travers la foule qui n’avait cessé de croître, et croisâmes un médecin qui arrivait, fort affairé, trousse en main. On l’avait appelé, une demi-heure plus tôt, avec je ne sais quel espoir extravagant.

Tom conduisit lentement jusqu’au prochain tournant, puis son pied appuya à fond, et le coupé fila dans la nuit. Bientôt j’entendis un sanglot bas et rauque et vis que les larmes débordaient sur son visage.

— Le salaud, le capon ! pleurnicha-t-il. Il n’a même pas arrêté sa voiture !

La maison des Buchanan flotta soudain vers nous à travers les sombres arbres bruissants. Tom stoppa devant le perron et leva les yeux vers le premier étage où deux fenêtres brillaient parmi la vigne vierge.

— Daisy est rentrée, fit-il.

Quand nous descendîmes, il me regarda et fronça légèrement les sourcils.

— J’aurais dû te déposer à West-Egg, Nick. Il n’y a plus rien à faire ce soir.

Un changement s’était produit en lui. Il parlait avec gravité, avec décision. Tout en marchant vers le perron, sur le gravier éclairé par la lune, il régla la situation en quelques phrases brèves.

— Je vais téléphoner pour qu’un taxi vienne te prendre. En attendant, toi et Jordan, vous ferez bien d’aller à la cuisine pour vous faire donner à souper — si vous avez envie de manger.

Il ouvrit la porte : « Entrez ».

— Non, merci, Mais je te serais obligé de faire venir un taxi. J’attendrai dehors.

Jordan posa la main sur mon bras.

— Vous ne voulez pas entrer, Nick ?

— Non, merci.

Je me sentais un peu malade et voulais être seul. Mais Jordan s’attarda un instant.

— Il n’est que neuf heures et demie, fit-elle.

Que le diable m’emporte si je voulais entrer. J’en avais assez pour la journée, d’eux tous, Jordan comprise. Elle dut percevoir une ombre de mes sentiments sur mon visage, car elle s’éloigna brusquement, gravit très vite le perron et disparut dans la maison. Je m’assis quelques minutes, la tête dans les mains, restant ainsi jusqu’à ce que j’eusse entendu le valet de chambre décrocher le téléphone à l’intérieur et appeler le taxi. Alors je m’éloignai lentement de la maison par la grande allée, avec l’intention d’attendre près de la grille.

Je n’avais pas fait vingt mètres, quand j’entendis mon nom. Gatsby sortit d’entre deux buissons et s’avança vers moi. Je devais être dans un bel état mental, car il me fut impossible de penser à autre chose qu’à la luminosité de son complet rose sous la lune.

— Que faites-vous ici ? lui demandai-je.

— Oh ! rien, j’attends, vieux frère.

Je ne sais pourquoi, cela me fit l’effet d’une occupation méprisable. Pour tout ce que j’en savais, il allait peut-être cambrioler la maison. Je n’aurais pas été surpris de voir des figures sinistres, les figures des « gens à Wolfshiem » derrière lui, entre les buissons sombres.

— Vous avez vu un accident sur la route ? demanda-t-il au bout d’un instant.

— Oui.

Il hésita.

— Morte ?

— Oui.

— Je m’en doutais. Je l’ai dit à Daisy. Il vaut mieux que la secousse vienne tout d’un coup. Daisy l’a supportée assez bien.

Il parlait comme si la répercussion que la catastrophe avait eue sur Daisy était la seule chose qui eût de l’importance.

— Je suis allé à West-Egg par un raccourci, et ai laissé la voiture dans mon garage. Je ne crois pas qu’on nous ait vus mais, bien entendu, je ne saurais l’affirmer.

L’homme m’était devenu si antipathique que je ne crus pas nécessaire de le détromper.

— Qui était cette femme ? demanda-t-il.

— Elle s’appelait Wilson. Son mari est propriétaire du garage. Comment diable est-ce arrivé ?

— Ma foi, j’ai essayé de redresser le volant…

Il s’arrêta net et, soudain, je devinai la vérité.

— C’est Daisy qui conduisait ?

— Oui, fit-il après un moment, mais naturellement je dirai que c’était moi. Voyez-vous, quand nous quittâmes New-York, elle était très nerveuse et elle pensa que de conduire ça la calmerait, et cette femme s’est précipitée vers nous au moment même où nous croisions une autre voiture. La chose se fit en une seconde, mais il me semble qu’elle voulait nous parler, qu’elle croyait que nous étions des gens qu’elle connaissait. Alors Daisy donna un coup de volant vers l’autre voiture pour éviter la femme, puis elle perdit la tête et redonna un coup de volant dans le sens opposé. Au moment même où ma main touchait le volant, je sentis le choc — il a dû la tuer sur le coup.

— Il lui a ouvert le corps.

Il tressaillit.

— Je vous en prie, vieux frère. D’ailleurs Daisy appuya sur l’accélérateur. J’essayai d’obtenir qu’elle arrêtât, mais elle ne pouvait plus. Alors je mis le frein à main. Elle tomba en travers de mes genoux et je pris sa place au volant.

— Elle sera remise demain, reprit-il. Moi, je vais attendre ici pour veiller à ce qu’il ne la tracasse pas au sujet de la scène de cet après-midi. Elle s’est enfermée à clef dans sa chambre, et s’il se montre brutal, elle éteindra la lumière et la rallumera.

— Il ne la touchera pas, fis-je. Il ne pense pas à elle.

— Je me méfie de lui, vieux frère.

— Combien de temps allez-vous attendre ?

— La nuit entière, s’il le faut. De toute façon, jusqu’à ce qu’ils soient couchés tous.

Un nouveau point de vue s’ouvrit à moi. Supposons que Tom découvre que c’était Daisy qui conduisait. Il pourrait s’imaginer n’importe quoi. Je regardai la maison ; il y avait deux ou trois fenêtres éclairées au rez-de-chaussée et la lueur rose de la chambre de Daisy au premier.

— Attendez-moi ici, fis-je. Je vais aller voir si on entend le bruit d’une dispute.

Je marchai sur le bord de la pelouse, traversai doucement le gravier et montai les marches de la véranda sur la pointe des pieds. Les rideaux du salon étaient tirés et je vis que la pièce était vide. Passant par la véranda où nous avions dîné un soir de juin, trois mois plus tôt, j’arrivai devant un petit rectangle de lumière que je devinai être la fenêtre de l’office. Le store était tiré, mais je découvris une fente dans l’allège.

Daisy et Tom étaient assis en face l’un de l’autre à la table de cuisine, un plat de poulet froid et une bouteille de pale-ale entre eux. Il lui parlait avec chaleur par-dessus la table et dans son animation sa main s’était posée sur celle de Daisy, qu’elle recouvrait toute. De temps à autre, elle levait les yeux et hochait la tête en signe d’assentiment.

Ils n’étaient pas heureux ; ni l’un ni l’autre n’avait touché au poulet ni à la bière, et pourtant ils n’étaient pas malheureux non plus. Cette scène avait un air d’intimité auquel il était impossible de se méprendre. On aurait dit qu’ils conspiraient ensemble.

En m’éloignant sur la pointe des pieds, j’entendis mon taxi qui s’avançait avec des hésitations sur la route obscure, vers la maison. Gatsby attendait dans l’allée, à l’endroit même où je l’avais laissé.

— Tout est calme là-bas ? demanda-t-il avec anxiété.

— Oui, tout est calme.

J’hésitai.

— Vous feriez mieux de rentrer avec moi, pour dormir un peu.

Il secoua la tête.

— Je veux attendre ici jusqu’à ce que Daisy ait éteint. Bonne nuit, vieux frère.

Il plongea les mains dans ses poches et se remit avec ardeur à examiner la villa, comme si ma présence gâtait le caractère sacré de sa veille. Je m’éloignai donc et le laissai là, debout au clair de lune — guetteur veillant sur le néant.