Gavarni, sa vie et ses œuvres

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GAVARNI
SA VIE ET SES ŒUVRES

I. Gavarni, par MM. Edmond et Jules de Goncourt, Paris 1873. — II. Catalogue des lithographies de Gavarni, 1873. — III. Manières de voir et façons de penser, recueil des écrits de Gavarni publié par M. Charles Yriairte, 1869.

Il y a quelques années, en résumant ici même les principaux titres et les caractères distinctifs du talent de Gavarni, nous émettions le vœu que l’éminent critique dont la plume avait tracé déjà tant de fins portraits littéraires nous donnât un jour celui du peintre par excellence des mœurs contemporaines[1]. Notre désir ne tarda pas à être satisfait. Du vivant même de Gavarni, M. Sainte-Beuve marquait avec sa délicatesse de touche et sa précision accoutumées les traits de ce nouveau modèle. Il rendait à souhait « cette physionomie d’un artiste qui, disait-il, en a tant exprimé dans sa vie et qui les comprend toutes ; » mais, par un légitime sentiment de réserve, il s’en tenait pour déterminer la ressemblance à l’examen des phénomènes extérieurs, à l’étude de ce qui pouvait être reproduit sans incertitude ou commenté sans indiscrétion. C’était uniquement dans les œuvres de Gavarni que M. Sainte-Beuve cherchait et trouvait ses élémens d’appréciation. Tout ce qui concernait l’homme et sa vie privée, son entourage, ses habitudes intimes, tout cela devait rester et restait en effet hors de cause, ou si quelque échappée de lumière venait par momens révéler à demi certains secrets du foyer, la porte, seulement entre-bâillée pour ainsi dire, se refermait bien vite sur ces mystères domestiques. Les choses maintenant nous sont montrées au grand jour. La mort de Gavarni, en le livrant tout entier à ses historiens, a mis fin aux scrupules et aux réticences. Ceux-là même qui, comme MM. de Goncourt, ont le plus respectueusement approché, le plus fidèlement aimé ce rare artiste, croient s’acquitter d’un devoir envers sa mémoire en ne taisant rien de ce qu’ils ont vu ou su, en nous transmettant jusqu’au dernier tous les renseignemens biographiques qu’ils ont recueillis, tous les souvenirs, recommandables ou non, qui se rattachent au passage sur cette terre de l’homme dont ils consolaient naguère la vieillesse, et que l’un d’eux, M. Jules de Goncourt, devait suivre de près dans le tombeau.

Pourtant, tout incontestables qu’ils sont, les mérites des œuvres laissées par Gavarni rachètent-ils si bien les faiblesses de sa vie que celles-ci puissent impunément être racontées une à une, énumérées avec une sorte de sollicitude, on dirait presque avec un soin pieux ? Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous ne reprochons point aux auteurs de cette biographie la volonté qu’ils ont eue de la faire complète, quelque pénible déconvenue d’ailleurs qu’en puissent causer les détails à ceux qui, comme nous, auraient le plus souhaité que le caractère chez Gavarni eût été à la hauteur du talent. Puisqu’il s’agissait ici d’un personnage dont le nom et les ouvrages appartiennent au public, il est clair que le public avait le droit d’exiger qu’on l’instruisît jusqu’au bout, et que les deux écrivains de leur côté avaient avant tout le devoir d’être véridiques. Nous regrettons seulement qu’en accomplissant si consciencieusement leur tâche de rapporteurs ils n’aient pas cru nécessaire de s’imposer plus souvent quelque chose de la fonction du juge, et qu’ils aient couru le risque par là de paraître trop systématiquement sacrifier au strict exposé des faits la moralité que ces faits impliquent. Voilà pourquoi, après ce travail définitif à certains égards, il semble permis, utile même, de revenir sur ce qu’il contient et de distinguer dans la vie de Gavarni entre les actes qui l’ont honorée et ceux qui en ont embarrassé le cours au point quelquefois d’en compromettre la dignité.

Le moment où nous sommes n’est-il pas du reste particulièrement favorable à ce double examen ? Tandis que MM. de Goncourt poursuivaient et menaient à fin l’étude qu’ils avaient entreprise, un autre ami de Gavarni s’appliquait, avec l’aide d’un des plus fervens admirateurs du maître, à recueillir jusqu’aux moindres documens sur ses travaux successifs. L’ouvrage qui vient d’être publié n’est pas seulement un catalogue dressé avec une scrupuleuse exactitude de toutes les lithographies, — et il en existe près de trois mille, — dues à un infatigable crayon ; on y trouve des indications précieuses sur la destination primitive de ces pièces, sur celle que leur attribuèrent plus tard des retouches ou des changemens dans les titres, en un mot sur les diverses phases de leur fortune pittoresque ou commerciale. Enfin, avant que le livre de MM. de Goncourt et le catalogue dont nous parlons fussent venus compléter la série des renseignemens authentiques, un petit volume avait paru déjà dans lequel M. Yriarte, à la suite d’une intéressante notice biographique, avait réuni un certain nombre d’essais littéraires trouvés dans les papiers de Gavarni. Pour juger ce qu’a été celui-ci et ce qu’il a fait, on a donc aujourd’hui tous les témoignages nécessaires; nous voudrions, en les étudiant impartialement, arriver à en dégager le vrai sens et justifier par quelques exemples soit les reproches, soit les éloges qu’on peut adresser à cette vie et à ce talent.


I.

Il semble que pour tous les détails de son existence, comme pour toutes les inclinations de son esprit ou de son cœur, Gavarni ait principalement compté sur l’autorité future de ses propres révélations, et qu’il ait toujours entendu remplir vis-à-vis de lui-même sinon le rôle d’un surveillant sévère, au moins celui d’un observateur attentif. Aucun artiste peut-être ne s’est plus curieusement regardé vivre, aucun n’a autant écrit sur ses aventures personnelles, sur ses travaux, sur ses secrètes émotions, et il faut ajouter jamais homme non plus n’a moins cherché, la plume à la main, à se surfaire, à se tromper lui-même ou à tromper les autres. « On ne s’écrit pas, disait Gavarni en général des auteurs d’autobiographies ou de mémoires, on ne s’écrit pas, on s’imprime. » Il faut reconnaître qu’il n’a pas, quant à lui, écouté ces conseils de l ’amour-propre et que, s’il ne songeait guère en écrivant à s’accuser où à se repentir de ses défaillances, il ne songeait pas davantage à en rien dissimuler.

Depuis les premières années de sa jeunesse, ou plutôt depuis son enfance, Gavarni avait pris l’habitude de noter chaque soir ce qu’il avait vu, fait ou pensé dans la journée, et, sauf vers la fin, il resta obstinément fidèle à cette coutume. Contraste singulier, au milieu des agitations les plus tumultueuses de sa vie de plaisir comme au milieu des inquiétudes ou des tracas qu’amenait si souvent pour lui le mauvais état de ses affaires, il enregistrait avec le sang-froid et la ponctualité d’un teneur de livres les idées que lui suggérait l’heure présente ou celle qui allait sonner. Même au retour d’un bal de carnaval, même à la veille d’un emprisonnement pour dettes, il ne manquait pas de se recueillir quelques instans, non point à la manière des chrétiens, pour interroger rigoureusement sa conscience, mais pour contempler, pour analyser en dilettante ses récens souvenirs ou ses préoccupations actuelles. Que l’on parcoure les citations empruntées par MM. de Goncourt aux notes autographes qu’ils ont eues entre les mains, on verra que tout était pour Gavarni prétexte à mémento et à écriture. Liaisons éphémères se succédant au hasard de la fantaisie et des rencontres, — brouilles faciles suivies bientôt d’autres ruptures aussi lestement accomplies, — réunions un peu moins que sans façon composées, suivant l’expression de l’artiste, « d’intelligences barbues, de plâtres habillés de satin, » et laissant après elles là où elles ont eu lieu a une odeur de punch, de cigare, de patchouli et de paradoxe à asphyxier les bourgeois, » — enfin visites aux créanciers, aux usuriers, aux hommes d’affaires pour prévenir ou pour retarder celles qu’il lui faudra subir des huissiers et des gardes du commerce, — qu’il s’agisse d’argent, d’étude ou d’amour, Gavarni mentionne tout, consigne tout sur le papier, tantôt en quelques mots précis et secs comme le style d’un inventaire, tantôt en phrases moitié railleuses, moitié prétentieusement philosophiques.

Étrange journal, curieux, si l’on veut, par la franchise des aveux qu’il contient, mais au fond recueil aride et triste, où, pour toute doctrine morale, on ne trouve que l’expression d’un impitoyable égoïsme, où les colères de la pensée portent le plus souvent à faux, où l’ironie même est affligeante, parce que, au lieu de s’attaquer seulement aux erreurs ou aux vanités de l’esprit, elle tend à contredire, à supprimer presque les croyances les plus nécessaires, les sentimens les plus sacrés du cœur ! Un jour, il est vrai, aux approches de la vieillesse, Gavarni démentira, avec toute l’énergie de la tendresse paternelle, l’insensibilité dont il avait fait montre dans des affections d’un autre ordre. La perte soudaine de l’un de ses enfans aura cruellement raison de son prétendu stoïcisme, comme, quelques années auparavant, la mort de sa mère lui avait arraché ce cri de l’âme : « l’imagination ne saurait deviner ce qu’on éprouve à n’être plus un fils ; » mais, tant que sa jeunesse dure, il semble qu’il ne sente et n’apprécie les choses qu’en proportion des amusemens qu’elles lui procurent ou des libertés qu’elles lui laissent. Les devoirs de l’amitié ne vont guère à ses yeux au-delà des pratiques complaisantes de la camaraderie ; l’amour, qu’il nie, qu’il se vante de n’avoir jamais connu, parce qu’il le cherche comme les matérialistes cherchent l’âme, en dehors de son vrai domaine et dans le seul témoignage des sens, l’amour n’est pour lui que l’étiquette mensongère de ce qu’il faut appeler par son nom et reconnaître pour unique loi, — le plaisir. L’art enfin, dont il sait, quand il veut, faire un si délicat emploi, dégénère parfois sous sa main en je ne sais quelle industrie de bas lieu, et certaines œuvres destinées à être vendues sous le manteau, certaines lithographies ou aquarelles froidement licencieuses, montrent jusqu’où peut descendre un talent qui, à défaut d’autre frein, aurait dû avoir au moins le respect de lui-même.

Faut-il donc aujourd’hui, par un sentiment de déférence mal entendu, s’accommoder de ces souvenirs au point de les confondre presque avec les titres qui recommandent la mémoire de Gavarni? En sommes-nous arrivés à cet excès de tolérance que nous ne sachions plus qu’accepter indifféremment, comme de simples documens historiques, le bien et le mal, les mérites et les torts, les preuves faites par un esprit d’élite et les témoignages tout autres que fournit un caractère faiblement trempé? Suffit-il en un mot qu’un artiste ait montré un grand talent pour que l’on passe condamnation sur tout le reste, et que l’on trouve nécessairement une excuse à ses fautes dans ce qui semble au contraire les aggraver? Certes cela ne suffit pas, certes cette indulgence serait mauvaise. On peut, on doit, sans pousser les exigences jusqu’au rigorisme, demander à un moraliste, — qu’il soit peintre ou écrivain, —-de ne pas contredire par sa propre conduite les enseignemens qu’il nous donne. En quoi serait-on mieux venu à absoudre de ses égaremens personnels l’accusateur indigné des amours vénales et des corruptions contemporaines, l’observateur clairvoyant dont le crayon a si éloquemment dénoncé nos sottises et nos vices, qu’on ne le serait à oublier les habitudes si peu exemplaires du poète satirique Régnier, ou, toute proportion gardée, à pardonner à l’auteur d’Émile ce qu’il faisait dans la pratique de ses théories et de ses leçons?

Gavarni ou, suivant les termes mêmes de son acte de naissance, Guillaume-Sulpice Chevalier, — la signature que portent les œuvres de l’artiste n’étant en réalité qu’un pseudonyme emprunté, à une lettre près, au nom d’une vallée des Pyrénées[2], — naquit à Paris le 13 janvier 1804. Issu d’une famille de tonneliers et de vignerons de la Bourgogne, fils d’un homme qui, après avoir fait partie à Paris du comité révolutionnaire de sa section, s’était réfugié au temps du directoire dans la vie obscure et monotone d’un petit bourgeois du Marais, enfin mis en apprentissage à l’âge de treize ans chez un fabricant d’instrumens de précision, celui qui devait figurer un jour parmi les artistes les plus remarquables de son temps ne trouvait assurément ni dans les traditions de sa race ni dans le milieu où il grandissait de quoi stimuler beaucoup sa vocation. A peine un frère de sa mère, autrefois peintre, acteur, puis, suivant une mode assez singulière de l’époque, mystificateur de profession, à peine cet oncle, nommé Thiemet, put-il avoir une certaine influence sur les goûts de l’enfant et sur le développement de ses facultés dans le sens de l’observation pittoresque ou morale. Il ne paraît pas d’ailleurs que Gavarni ait montré de bonne heure et bien clairement les dispositions spéciales de son intelligence; il ne paraît pas qu’il ait tout d’abord reconnu lui-même ses véritables aptitudes. Contrairement à la plupart des artistes dont le nom est promis à l’avenir, on le voit consumer les premières années de sa jeunesse dans des incertitudes sur la voie où il doit s’engager, dans des essais de nature toute différente, depuis l’étude de la mécanique au Conservatoire des arts et métiers, à Paris, jusqu’à un travail de gravure à Bordeaux pour la publication de planches représentant le pont de la ville, depuis ses occupations d’employé du cadastre à Tarbes et dans les Pyrénées jusqu’aux efforts qu’il tente pour faire en vers et en prose acte de littérateur.

Sans doute au milieu de ces entreprises diverses Gavarni trouve le temps de dessiner quelques-uns des personnages qu’il rencontre ou des sites que lui offre le pays où il vit. Il songe même par momens à se donner tout entier à l’art, et il lui arrivera d’écrire un jour, après une excursion aux environs de Tarbes : « Je ne suis plus ce jeune homme capricieux, amateur de tant de branches différentes, j’ai un but déterminé, et immuable. C’en est fait, je serai peintre; » mais, quoi qu’il en dise, son parti n’est pas irrévocablement pris encore, et il faut bien ajouter que la très médiocre habileté de son crayon à cette époque, le caractère équivoque des intentions et des formes que sa main cherchait à exprimer, ne devaient pas plus le rassurer sur ses succès futurs qu’inspirer à autrui une grande confiance dans les ressources dont il lui appartiendrait de disposer. Ce n’est qu’après son retour à Paris, c’est-à-dire lorsqu’il a dépassé déjà l’âge de vingt-cinq ans, que Gavarni commence à se rendre un compte plus exact de ce qu’il peut comme de ce qu’il veut, et que, renonçant aux chétives contrefaçons des dessins de genre ou de paysage fabriqués par les fournisseurs ordinaires d’albums, il entre enfin dans l’étude sincère de la réalité. Encore ses premières tentatives ne laissent-elles pas de se ressentir beaucoup des habitudes conventionnelles dont il croyait avoir secoué le joug. Gavarni a beau prendre par écrit vis-à-vis de lui-même les engagemens les plus précis, il a beau reconnaître que dans l’ordre des travaux auxquels il se livre la bonne foi est une qualité aussi nécessaire que nouvelle, et que, pour répéter ses propres paroles, « il reste à être vrai, » — la vérité telle qu’il la rend a quelque chose de bien exigu encore quant aux formes, de médiocrement neuf, d’assez banal même quant au fond. Peu à peu cependant l’originalité du penseur et de l’artiste se dégage, la pratique devient à la fois plus exacte et plus libre, le crayon, manié d’abord avec une sorte de timidité recherchée, arrive à concilier la finesse avec la franchise, et les nombreuses lithographies isolées ou réunies en suites que Gavarni publie à partir de 1832 attestent aussi bien chez lui les perfectionnemens de la manière que les progrès du goût et la force croissante de l’imagination.

Tandis que cette heureuse transformation s’opérait dans le talent du dessinateur, qu’advenait-il de l’homme lui-même et de ce qu’il appelait sa « philosophie » en face des difficultés ou des séductions de chaque jour? Rien de plus contraire aux illusions accoutumées de la jeunesse que les doctrines en vertu desquelles il avait entendu de bonne heure se conduire ou plutôt se laisser vivre. Même avant son retour à Paris, même à l’âge où il sortait à peine de l’adolescence, Gavarni affectait d’être désenchanté de tout, de ne croire ni à la vertu, ni à la passion sincère, ni au reste, et de ne juger la considération désirable que « parce qu’elle apporte de l’or. » Les fragmens de sa correspondance et ses notes à l’époque où il habitait Tarbes contiennent à cet égard de fâcheuses révélations. A-t-il à se consoler de son insuccès dans une entreprise galante pour laquelle il avait rêvé un dénoûment tout différent, il s’en tient à cette simple réflexion : « Je n’aurais pas plus aimé cette femme que je n’ai aimé les autres... J’aurais inscrit en bâillant son nom sur mon journal à la suite de bien d’autres noms, et je l’aurais quittée pour préparer une nouvelle intrigue. » S’agit-il de conseiller un ami au début de sa carrière, « il faut, écrit-il, — et il a vingt ans! — il faut apprendre à manier un jour ceux qui sont restés dans le limon de la société... Je vous dis d’avoir de l’hypocrisie, c’est indispensable... Cette contrainte d’ailleurs ne doit rien coûter à un philosophe, il doit prêter complaisamment l’oreille aux caquets des hommes,... et, comme son intérêt n’est pas de les faire se fâcher, puisqu’il a besoin d’eux, il doit flatter leurs erreurs, et avoir pour leurs hochets cette comique vénération qu’on a pour ceux d’un enfant. »

En transcrivant ces paroles et bien d’autres qu’on dirait empruntées aux Liaisons dangereuses ou aux pires écrits du même temps, MM. de Goncourt cherchent à en excuser, à en expliquer tout au moins l’amertume par le tourment qu’éprouvent les talens supérieurs à l’époque où ils sont encore méconnus. Il est vrai, pour se venger du monde qui les ignore, des esprits de haute race peuvent quelquefois commencer par s’insurger contre lui, et tâcher en attendant mieux de lui faire payer les déceptions prématurées, les irritations présentes de leur orgueil. C’est ainsi qu’avec l’emportement de ses dix-huit ans et dans un accès de révolte naïve contre l’indifférence de la société à son égard, Schiller écrira le drame des Brigands, sauf à en désavouer ensuite les prétentions et les violences par la générosité progressive, par le caractère de plus en plus bienfaisant de ses idées et de sa vie. Le malheur est, pour Gavarni, que l’excessive indiscipline ait duré chez lui bien au-delà de la période des débuts, et que les perfectionnemens de son talent n’aient pas amené une réforme dans ses principes et dans ses mœurs.

D’ailleurs cet esprit de rébellion fougueuse est-il bien celui qui anime Gavarni à quelque moment de sa vie que ce soit ? N’est-ce pas au contraire avec un étrange sang-froid, au moins en apparence, qu’il substitue théoriquement l’intérêt personnel à la religion du devoir, et dans la pratique la recherche curieuse des aventures, la poursuite au jour le jour du plaisir aux tendresses ou aux attachemens du cœur ? Nous ne voulons pas insister. Il nous suffira de dire que, quels qu’en aient pu être les secrets mobiles, la vie menée par Gavarni, après comme avant ses premiers succès d’artiste, touche malheureusement de bien près au libertinage vulgaire. Pour en suivre sans regret les détails dans tous les lieux et dans toutes les compagnies où elle se dépense, il faudrait tenir en moins d’estime que nous ne faisons les travaux qui l’ont d’autre part occupée.

Un mot toutefois sur certains faits qui, en compliquant encore cette existence si peu simple déjà, devaient achever de l’embarrasser dans le présent et même en compromettre jusqu’à la fin l’indépendance matérielle. Après quelques années passées aux gages des journaux qui publiaient presque chaque jour une lithographie de sa main, Gavarni avait pensé que, pour tirer de son talent un parti à la fois plus immédiat et plus fructueux, le mieux serait de se faire directeur de journal lui-même. Avec une faible somme empruntée un peu partout et un grand fonds de confiance dans le succès prochain de l’entreprise, il était donc parvenu, suivant la spirituelle expression de ses biographes, « à mettre dans leurs meubles ses lithographies et sa copie, » car la certitude d’imprimer aussi souvent, aussi librement qu’il le voudrait les productions de sa plume ne l’avait pas moins séduit que l’avantage de publier pour son propre compte les œuvres de son crayon[3]. Par malheur, l’événement ne tarda guère à déconcerter ces espérances. L’argent promis par les premiers prêteurs ne vint pas plus que le succès sur lequel on avait compté, et au bout de sept mois de luttes comme la mauvaise fortune, après une série de tentatives de plus en plus hasardeuses, d’emprunts de plus en plus onéreux, il fallut bien quitter la partie. Le Journal des gens du monde cessa de paraître avant la fin de l’année 1834, et celui qui l’avait fondé dans l’espoir de se soustraire à la domination des éditeurs tomba, pour n’en être jamais complètement affranchi, sous la tyrannie des créanciers, des usuriers, et sous le joug de la procédure commerciale. Triste condition, dont il avait pourtant à peu près fini par s’accommoder et que venaient égayer parfois les hommages imprévus rendus à l’artiste par ceux-là mêmes qui songeaient le moins à épargner en lui le débiteur : témoin ce jour où, profitant de ses relations avec un dessinateur aussi expérimenté, le recors chargé de conduire Gavarni à Clichy lui soumet, chemin faisant, une tête de Niobé copiée à l’estompe par son fils et dont il s’était préalablement muni pour se renseigner sur les dispositions de l’enfant; témoin encore le langage de cet huissier qui, après avoir déposé chez Gavarni l’affiche annonçant la vente par autorité de justice de tout ce que celui-ci possède, se félicite, «en sa qualité d’amateur, » de la bonne fortune qui lui échoit et de l’honneur que sa mission lui procure. Néanmoins ces interminables affaires d’argent et les difficultés quotidiennes qu’elles entraînent, ces mesures judiciaires aux conséquences desquelles Gavarni cherche tantôt à se dérober par la fuite, tantôt à opposer une contenance indifférente ou résignée, — si résignée même qu’il lui arrive une fois de prolonger volontairement son séjour dans la prison pour dettes au-delà du temps qu’il était condamné à y passer, — tout cela, sans compter les reconnaissances du mont-de-piété vendues à vil prix et les billets dont les usuriers ne veulent plus, tout cela laisse en somme une impression pénible et se concilie mal avec la satire tracée par le même homme des désordres qui aboutissent à la ruine du crédit ou à la perte de la liberté.

Sans doute on ne saurait reprocher bien sévèrement à Gavarni la fâcheuse issue de l’entreprise qu’il avait tentée. En s’y aventurant, au risque d’avoir à reconnaître bientôt l’insuffisance de ses ressources financières, en prétendant fonder un recueil périodique avec une caisse à peu près vide et sur la foi de quelques vagues promesses, il ne s’était en réalité rendu coupable que d’imprudence. D’ailleurs l’aversion très formelle qu’il témoigne dans plusieurs lettres écrites à cette époque pour tout ce qui de près ou de loin ressemblerait à un « tripotage » ne peut laisser aucun doute sur la loyauté de ses intentions. Il est permis seulement de regretter que, l’échec une fois survenu, celui qui le subissait n’ait pas plus résolument travaillé à en abréger les suites, et que la gêne où une fausse spéculation l’avait mis se soit compliquée par sa faute d’autres embarras beaucoup moins dignes d’intérêt à tous égards. Lorsqu’on voit Gavarni, harcelé par ses créanciers, se préoccuper moins peut-être des moyens de les satisfaire que des expédiens à l’aide desquels il se procurera un travestissement pour un bal ou de quoi payer son écot dans quelque souper, lorsqu’on lit sur son journal ces mots inspirés par la détresse où il se trouve un jour de fête et par la contrariété presque enfantine qu’il en ressent : « misère en gants jaunes, noble misère d’artiste, vous voici encore au 1er janvier, » — il devient véritablement difficile de compatir à ces inquiétudes et de s’associer à ces doléances. Non, quoi qu’en dise Gavarni, cette « misère » n’est pas « noble, » elle n’a même rien d’apitoyant parce que, au lieu de nous rappeler l’énergie d’un caractère en lutte fière avec l’adversité, elle n’exprime que les fatigues sans combat et les privations impatiemment subies d’un esprit avide de jouissances; non, la dignité d’un artiste n’a que faire dans ces questions d’étiquette et de costume. Elle ne dépend pas à ce point des dehors, et nous la jugeons au contraire bien autrement compromise par ces élégances mensongères, par ces gants jaunes achetés à crédit, que par la franche et véridique indigence d’un Bernard Palissy enveloppant de grossiers a morceaux de drapeau » ses laborieuses mains que « la dureté de la besogne » avait meurtries.

C’est ce mélange de vanité mondaine et de capitulation avec les devoirs sérieux que le monde impose, avec les conditions régulières de la vie, c’est ce côté bohème du tempérament moral de Gavarni qui ôte à la pauvreté de l’artiste, comme à la fastueuse indigence qu’étalent quelques-uns de ses contemporains et aux plaintes qu’elle leur suggère, la sympathie et le respect. Rien de moins attendrissant que les démêlés de Balzac avec les gens d’affaires ou les marchands, lorsqu’au luxe dont il a réussi à s’entourer un instant succèdent pour lui le dénûment dans le présent et l’obligation d’engager l’avenir; rien de plus puéril au fond que ses récriminations contre la société française tout entière, contre l’ingrate nation qui lui refuse les millions dont il aurait besoin pour soutenu’ son rang de « maréchal de lettres. » Sans avoir précisément passé par les mêmes alternatives et surtout sans avoir aussi impérieusement articulé ses prétendus griefs, Gavarni n’est guère moins responsable de la gêne habituelle et des ennuis qui ont pesé sur son existence. Aussi, lorsque, déjà vieillis l’un et l’autre, le dessinateur et le romancier se rencontrent un jour dans la gare d’un chemin de fer, les paroles qu’ils échangent sur leur position respective ne laisseront-elles qu’un souvenir peu conforme au sentiment qui les aura dictées. « Eh bien, dit Balzac à Gavarni, nous voilà tous les deux! Vous, vous êtes criblé de dettes, moi je suis obligé de prendre les troisièmes !» — A qui la faute après tout ? Il n’y avait là ni un de ces grands coups d’injustice dont le sort frappe quelquefois les plus méritans, ni même un contraste bien imprévu entre l’éclat de la renommée et l’incertitude ou l’humilité de la situation matérielle; il y avait tout uniment la conséquence très naturelle de sacrifices faits à des vanités de plus d’une sorte, et l’on ne saurait prendre fort au sérieux ces prétentions au martyre, alors que tout se résume dans la juste expiation d’écarts volontaires et de l’abandon systématique du droit chemin.

Le moment vint pourtant où, soit satiété, soit effet d’une influence plus haute, Gavarni s’éloigna pour n’y plus rentrer que par la pensée du milieu énervant et troublé où il vivait depuis sa jeunesse. Même avant de se rendre en 1847 à Londres, qu’il devait habiter pendant quatre ans, sans y chercher, — ses lettres en font foi, — les distractions dont il avait eu si longtemps le goût et l’habitude, il s’était créé sur la route de Versailles, au lieu dit le Point-du-Jour, une retraite où les anciens compagnons de plaisir ne pénétraient plus guère, où les bruits du monde des bals publics et des théâtres n’arrivaient qu’à l’état d’inoffensifs échos. Une fois revenu de son voyage en Angleterre, Gavarni se réinstalla dans cette demeure avec la volonté de s’y renfermer plus étroitement que jamais. Là, le plus souvent seul avec lui-même, — le mariage contracté par lui en 1844 n’ayant pas plus, à ce qu’il semble, enchaîné son indépendance que le même lien n’avait autrefois gêné celle de La Fontaine, — livré à un travail si assidu que pendant une année entière il peut, sans compter le reste, donner régulièrement chaque jour au journal Paris une lithographie de sa main[4], il ne se délassait de son rude labeur qu’en bouleversant incessamment, sous prétexte de les embellir, les plates-bandes et les massifs du vaste jardin qui s’étendait devant sa maison. Malheureusement, quoique plus innocente que les autres, cette nouvelle passion ne devait pas avoir une influence moins désastreuse sur les affaires du pauvre artiste. La manie des plantes et des arbustes rares, des fabriques coûteuses et des accidens artificiels du sol, le besoin d’abattre, de planter ou d’édifier un peu partout, ces fantaisies enfin ou ces entraînemens qu’il avait si finement raillés dans la jolie suite intitulée Faits et gestes du propriétaire, il en devenait à son tour la victime et retombait ainsi dans des embarras d’argent d’autant plus périlleux qu’il comptait en partie pour en sortir sur des ressources étrangères à la fécondité de son crayon.

Je m’explique : l’artiste chez Gavarni était doublé d’un mathématicien. De tout temps, ce peintre de mœurs si attentif à l’observation des vices ou des ridicules humains avait étudié avec le même zèle les problèmes les plus ardus de la science et couvert de figures géométriques ou de chiffres presque autant de feuilles de papier qu’il employait de pierres ou de pages d’album pour la traduction de ses idées pittoresques. Pendant bien des années toutefois, il ne s’était agi là pour lui que de la satisfaction d’un goût particulier, d’un instinct qui le poussait à se rendre compte de ce qu’il appelait « la musique des lignes et des nombres. » Ses calculs mathématiques, si sérieux qu’ils fussent, n’intéressaient rien de plus que la curiosité de l’amateur : peu à peu l’amour-propre d’auteur s’en mêla. A tort ou à raison, Gavarni crut avoir découvert certaines lois, inventé certains procédés scientifiques, qu’il lui arriva plusieurs fois de soumettre à l’examen de l’Académie des sciences[5], et de la publication desquels il espérait, le cas échéant, tirer profit. « Quand j’aurai fait, disait-il, quelques lithographies de plus ou de moins, il n’en résultera pas grand’chose, tandis que, s’il y avait le théorème Gavarni!.. » Et un autre jour : « J’ai imaginé une petite mécanique pour trouver des intégrales que je porte toujours sur moi,... et c’est quelque chose qu’un homme qui a une jolie collection d’intégrales. On ne sait pas, elle peut se vendre très cher; » il est vrai qu’il ajoutait « après la mort » de celui qui l’aura formée. Gavarni est mort depuis plus de six ans, et les résultats de ses recherches n’ont rien acquis encore du succès auquel il les supposait destinés; mais si, comme M. Yriarte l’annonce dans la notice qu’il a placée en tête des essais littéraires de l’artiste, le fils de celui-ci compte livrer prochainement au public cette série de travaux scientifiques, c’est aux juges compétens qu’il appartiendra de décider dans quelle mesure elle peut être utile et jusqu’à quel point elle achève de recommander un nom si digne de survivre d’ailleurs. Quant à nous, est-il besoin de le dire ? nous devons mentionner sans commentaires les efforts tentés par Gavarni pour se faire une place parmi les savans, et ne rappeler ses préoccupations de ce côté, ses ambitions exagérées peut-être, qu’à titre de particularité biographique et de simple renseignement.

Cette passion pour les mathématiques, qui, en s’emparant de plus en plus de Gavarni, finit par le dégoûter à peu près de l’art et des travaux qu’il inspire, ces études poursuivies dans les dernières années avec une sorte de contention fébrile et de sombre emportement, témoignaient d’ailleurs des souffrances auxquelles le cœur de celui qui s’y livrait était en proie. Elles révèlent par leur excès même la violence d’une inconsolable douleur qui essayait ainsi de s’étourdir et de se tromper. En 1857, une mort imprévue, presque subite, avait enlevé à Gavarni l’aîné de ses deux fils. Pour comprendre le désespoir où le jeta cette perte d’autant plus cruelle qu’elle avait été moins pressentie, il faut lire dans le livre de MM. de Goncourt le récit des raffinemens de tendresse, des faiblesses même du père pour cet enfant bien-aimé, et la ruse touchante à laquelle il avait eu recours pour le faire participer à l’éducation publique sans néanmoins l’éloigner de ses yeux.

Il arrive parfois que ceux-là mêmes qui, jeunes, se sont le mieux dispensés de toute affection sérieuse, que ceux dont la vie a été en général le plus étrangère à l’esprit d’abnégation et de sacrifice se trouvent, aux approches de la vieillesse, dominés par le besoin de se dévouer, de se donner tout entiers à un être de prédilection, comme s’ils voulaient, en concentrant sur lui leurs ardentes sollicitudes, acquitter d’un seul coup les anciennes dettes de leur cœur et se venger de leur indifférence passée par l’exagération avec laquelle ils s’abandonnent à leur passion présente. Après avoir assez légèrement porté son double titre de mari et de père, Carle Vernet s’était, à partir d’une certaine époque, si bien fait l’esclave de sa tendresse pour son fils Horace, que, celui-ci ayant un beau jour brusquement contracté un engagement militaire qui du reste n’eut pas de longues suites, le peintre de la Bataille de Marengo n’imagina rien de mieux que de courir s’engager lui-même, pour échapper à la douleur d’une séparation. Gavarni n’avait pas eu l’occasion de prendre un aussi violent partie mais, lorsqu’il s’était agi de concilier avec l’éducation classique qu’il fallait donner à son fils les exigences jalouses de son amour paternel, il avait trouvé la solution du problème dans l’installation sous son propre toit des maîtres et des camarades futurs de l’enfant. Au lieu de mettre son fils en pension, c’était la pension qu’il avait mise chez lui, dans cette maison du Point-du-Jour dont il s’était seulement réservé une petite partie, et où il vivait lui-même de la vie quotidienne des écoliers, mangeant avec eux au réfectoire, s’associant à leurs jeux aux heures des récréations, et ne se remettant au travail que lorsque la cloche qui sonnait la rentrée en classe le forçait de se résigner à un isolement momentané.

On juge de ce que fut pour lui la disparition sans retour de cet enfant si ardemment chéri. Elle ne laissa pas seulement un vide immense dans l’existence de Gavarni, elle acheva d’abattre son courage déjà profondément ébranlé, et de lui inspirer, en tant qu’artiste, un tel détachement de toutes choses que depuis ce moment le besoin de produire, d’user encore d’un talent plus sûr et mieux approvisionné que jamais, s’éteignit presque complètement en lui, Gavarni en vint bientôt à se désintéresser aussi sincèrement de lui-même que s’il n’eût rien fait autrefois ou qu’il n’eût désormais rien pu faire pour l’honneur de son nom. « Je n’ai plus guère d’orgueil, disait-il, et je n’ai plus du tout de vanité. » Quant au peu de relations qu’il avait conservées encore avec le monde, il les rompit jusqu’à la dernière pour s’enivrer en quelque sorte de science, de solitude et de douleur. Sauf le fils qui lui restait et les frères de Goncourt dont l’affection compatissante et dévouée s’ingéniait pour lui venir en aide, sauf deux ou trois autres fidèles que ne pouvaient rebuter ni les farouches tristesses de celui qu’ils essayaient de consoler, ni quelquefois son parti-pris de demeurer invisible même pour eux, Gavarni écarta inexorablement les compagnons de sa vie, quels qu’ils fussent. Cette vie sans témoins, absorbée dans une étude désespérée comme l’âme qui s’y réfugiait, cette vieillesse irritée plutôt que secourue par les spéculations mathématiques, se traîna ainsi sous le poids de la souffrance morale qui l’accablait et que devaient encore aggraver les atteintes d’une cruelle maladie physique.

Pour comble d’infortune, la maison où Gavarni avait vu grandir et mourir son fils, le jardin qui, en lui parlant à chaque pas de cette chère mémoire, lui rappelait aussi ses propres joies de propriétaire et d’horticulteur, tout fut condamné à disparaître pour faire place à une voie ferrée ; tout disparut, malgré les résistances opiniâtres de celui qu’on dépossédait ainsi, malgré les supplications parfois aussi ingénues que vives qu’il adressait à l’administration municipale, au jury d’expropriation, à l’empereur lui-même, afin d’obtenir qu’on ne commît pas à son égard ce qu’il appelait « une criante injustice. » Le tracé géométrique de la nouvelle voie qu’il s’agissait d’ouvrir ne fut pas, cela va sans dire, modifié ; la ligne du chemin de fer de ceinture traversa de part en part la propriété de Gavarni, et celui-ci, réduit à quitter ces lieux, où il ne laissait plus derrière lui que des ruines, y laissa aussi les derniers restes de son courage et de sa volonté. Errant pendant deux années d’asile en asile, poursuivi avec un redoublement de rigueur par ses créanciers que sa récente expropriation, si peu fructueuse qu’elle fût en réalité, avait remis, sur la foi des apparences, en campagne, de plus en plus infirme, de plus en plus las de la vie et de lui-même, Gavarni ne se reprenait par momens à s’occuper du lendemain que pour rêver je ne sais quelles acquisitions de maisons ou de terrains, je ne sais quelles vastes spéculations qui devaient rétablir tout d’un coup ses affaires et le débarrasser pour jamais du fardeau de ses dettes; mais bientôt l’indifférence lui revenait, une indifférence invincible, cataleptique en quelque sorte, comme celle d’un malade qui a perdu le souvenir des hommes et des choses et qui se sent lui-même oublié. — Hélas! il l’était si bien déjà, il avait, volontairement, il est vrai, si complètement disparu de la scène du monde que, lorsque la mort l’eût atteint le 24 novembre 1866 dans une maisonnette d’Auteuil, où il venait de se réfugier en attendant mieux, à peine quelques personnes se rencontrèrent-elles pour accompagner ses restes et pour rendre un dernier hommage à celui qui avait porté un des noms les plus populaires de notre temps.

Telle fut la fin, la triste fin d’un homme qui, après avoir voulu faire de sa vie une fête, de sa liberté un simple moyen d’échapper à la gêne du devoir, se trouva désarmé quand vint l’heure des luttes inévitables et ne sut opposer qu’une mélancolie misanthropique aux épreuves que Dieu lui envoyait. Serait-il vrai d’ailleurs qu’en refusant de reconnaître la main divine dans ces coups dont il était frappé il ait poussé en général l’erreur jusqu’à l’impiété absolue, jusqu’au mépris de toute doctrine spiritualiste ? Quelques détails rapportés par ses biographes le donneraient à penser : pour notre part, nous répugnons profondément à l’admettre. Que dans un dîner où l’on discutait sur les prodiges des apparitions posthumes et des tables tournantes Gavarni, impatienté sans doute par l’excessive crédulité de ses interlocuteurs, ait déclaré que, quant à lui, « il ne croyait pas à l’âme pour deux sous, » qu’une autre fois il ait, par jactance de savant peut-être, appelé tout uniment la mort « la fin de l’effet chimique, » soit; mais est-on bien autorisé à tirer une conclusion rigoureuse de ces propos en l’air ? Ne semble-t-il pas impossible qu’un observateur aussi pénétrant des plus mystérieux phénomènes de l’esprit et du cœur ait consenti à n’en pas rechercher les raisons au-delà du fait et de la matière, à ne voir dans tout cela que la fonction mécanique de forces et d’élémens irrémissiblement périssables? En cas de tentation de ce côté, le haut sens de l’artiste l’aurait empêché d’y succomber et de renier systématiquement l’idéal dont ses œuvres tendaient à défendre ou à venger les droits, Il serait donc superflu d’insister. Aussi bien en avons-nous fini avec les souvenirs biographiques et les reproches qu’ils peuvent plus ou moins justifier. Ce qui reste à envisager maintenant, c’est non plus la personne, mais le talent même de Gavarni, et de ce côté heureusement nous n’aurons que bien peu de réserves à faire, bien peu de regrets à exprimer,


II.

A ne considérer dans les œuvres de Gavarni que les caractères de l’exécution, les développemens progressifs du goût et de l’habileté, on peut dire que, sans avoir eu précisément deux manières, l’artiste a laissé deux séries de travaux assez différentes quant aux procédés et au style pour marquer chacune une phase distincte, une évolution particulière de son talent. Pendant les dix premières années, c’est-à-dire de la fin de 1832 à 1843 à peu près, il semble que la préoccupation principale de Gavarni, au point de vue du faire, soit l’extrême délicatesse dans la précision, l’expression à la fois exacte et recherchée de formes souvent nettes elles-mêmes jusqu’à la sécheresse, fines jusqu’à la gracilité. Son crayon, sans ostentation pédantesque, mais non pas sans coquetterie, sa main agile, mais par momens d’une agilité un peu laborieuse, se reprennent aux contours déjà tracés comme pour en aiguiser encore l’élégance, et là même où le dessin a le plus de grâce ou de franchise apparente, quelque chose se fait jour qui trahit les secrètes inquiétudes d’un outil enclin tout ensemble à l’imitation littérale et aux interprétations subtiles. Nous ne parlons pas ici des lithographies que Gavarni fit paraître d’abord, de ces Travestissemens qui attirèrent pour la première fois l’attention sur lui, encore moins de ce recueil de Diableries dont un exemplaire, le seul probablement qui ait survécu, est conservé à la Bibliothèque nationale. De tels essais ne révèlent guère que la fantaisie de celui qui s’y livrait, et l’art proprement dit n’y est intéressé que d’assez loin. Nous parlons de ces nombreuses pièces sur divers sujets publiées dans l’Artiste ou dans la Mode, et même de ces suites de scènes plus généralement connues : la Boite aux lettres, les Étudians de Paris, Clichy, les Enfans terribles, plusieurs (autres encore, si vivement inventées d’ailleurs, si profondément spirituelles.

Quels que soient à cette époque les efforts du dessinateur pour trouver le secret d’une pratique facile, il n’arrive pas ou il n’arrive qu’incomplètement à l’aisance dans l’exécution, et la certitude avec laquelle chaque attitude est choisie, chaque physionomie imaginée, ne laisse pas d’être jusqu’à un certain point diminuée par ce que le travail a de maigre ou souvent d’artificiellement succinct. Aussi Gavarni nous paraît-il plus heureusement inspiré quand, au lieu de chercher les formes d’expression sommaires, il prend son parti d’écouter l’instinct qui le pousse à l’analyse scrupuleuse, à l’imitation achevée des détails. Sans doute il réussira plus tard à définir en quelques traits les caractères accessoires en même temps que la signification essentielle d’une scène ou d’une figure; mais dans la période qui précède les dernières années du règne de Louis-Philippe il a besoin encore, pour bien faire ressortir sa pensée, de la formuler jusqu’au bout, d’en accentuer jusqu’aux moindres termes. S’il fallait, parmi les œuvres appartenant à cette époque, indiquer celles qui résument le mieux, à notre avis, les aptitudes de son talent, nous citerions de préférence au reste la suite de douze pièces intitulée Études d’enfans : collection charmante, moins généralement estimée peut-être que telle série participant ouvertement de la comédie de mœurs, mais, à ne tenir compte que de la valeur pittoresque, plus digne qu’aucune autre de figurer au premier rang.

Cependant, même avant 1847, par conséquent avant le séjour que Gavarni fit en Angleterre et qui devait l’amener à transformer presque complètement sa manière, un commencement de renouvellement se fait sentir dans les intentions exprimées et dans les moyens employés par l’artiste. Sa méthode, jusqu’alors plutôt patiente que sûre, son dessin un peu grêle, acquièrent une fermeté et une ampleur relatives. Pour ne rappeler que ces exemples, la suite intitulée Physionomies des chanteurs, des pièces isolées comme le propre portait du dessinateur et surtout la belle lithographie au bas de laquelle on lit ces mots ; les Chevaliers de la belle étoile[6], montrent quels progrès en ce sens avaient déjà été accomplis. En outre, ces œuvres et plusieurs autres du même temps révèlent chez Gavarni une expérience ou tout au moins une préoccupation du coloris, de l’effet, que ses travaux antérieurs ne permettaient pas de pressentir, et qui, s’accusant de plus en plus à mesure que les années se succèdent, deviendra dans les Masques et visages, dans les diverses séries publiées après son retour de Londres, une qualité formelle, malgré quelque excès parfois de dextérité.

Ces variations sous le rapport technique que présente l’ensemble des ouvrages dus au crayon de Gavarni, on les retrouve au surplus, et peut-être plus sensibles encore, dans l’ordre des idées suggérées au moraliste par le spectacle des ridicules, des travers ou des vices humains. Sauf les lithographies, au nombre de cinq ou six cents, faites seulement pour amuser le regard par l’élégance d’un costume de ville, de bal ou de théâtre, sauf aussi une centaine de portraits assez faibles d’ailleurs pour la plupart[7], tout ce que Gavarni trace sur la pierre, à quelque époque de sa vie que ce soit, s’adresse à l’esprit et l’intéresse par la finesse ou la profondeur des idées indiquées, par les vérités que comporte ou sous-entend l’invention de chaque scène aussi bien que le texte de chaque légende. Néanmoins ces vérités ne sont pas toujours aperçues du même point de vue, transcrites sous l’influence des mêmes émotions, avec les mêmes arrière-pensées et au même titre. Telle d’entre elles qui avait fourni d’abord à Gavarni l’occasion d’une observation piquante prendra plus tard sous sa main une signification tragique, et les désordres ou les folies qui lui semblaient autrefois ne mériter qu’une épigramme lui apparaîtront avec leur sinistre cortège de remords et de hontes; telle manie dont il s’était contenté de sourire lui inspirera bientôt une sérieuse compassion. Après s’être égayé sur le compte des amateurs d’horticulture, il nous donnera l’image à la fois comique et touchante de cet ancien officier se promenant sans les regarder au milieu des fleurs qu’il a entassées dans son jardin, et ne profitant du calme de ses loisirs actuels que pour s’abandonner à ce mélancolique souvenir : C’est égal, mon escadron était un joli escadron !

En général, tant que Gavarni appartient au monde pour le moins frivole dont il s’est fait l’historiographe, tant qu’il est acteur lui-même dans les scènes qu’il retrace, il ne songe guère à reproduire les choses que pour en montrer le côté plaisant. Excepté dans certains cas où la verve du satirique procède d’un sentiment involontaire, on dirait presque d’un caprice d’indignation, c’est avec une indulgence intéressée qu’il juge ceux ou celles dont il nous décrit les déréglemens ou les mésaventures. Le dissipateur, que ses sottises ont conduit à Clichy, devient à ses yeux une victime dont la résignation même ou les colères dénoncent surtout la cruauté de ses persécuteurs; les trahisons conjugales ne sont, en raison des ruses qui les préparent, que d’amusantes espiègleries à consigner dans des recueils comme les Maris me font toujours rire ou les Fourberies de femmes en matière de sentiment. Enfin il n’est pas jusqu’aux cyniques héros ou héroïnes des bals masqués dont les effronteries et les souillures ne trouvent à peu près leur laisser-passer dans l’art à la fois véridique et complaisant, dans la bonne humeur communicative de celui qui nous les dépeint: mais, lorsque la désillusion sera venue pour Gavarni avec l’âge, il comprendra, il nous fera sentir avec une éloquence souvent terrible ce que recèlent au fond toutes ces misères fardées de joie, toutes ces tristes gaîtés dont un travestissement est la livrée et l’atmosphère d’un bal public l’aliment. Il ne rira plus alors de ce qu’il jugeait jadis seulement ridicule ou burlesque : les mœurs ou les personnages auxquels il aurait, à une autre époque, demandé les élémens d’une comédie, sinon d’un vaudeville, lui fourniront maintenant l’idée de quelque drame au sens lugubre, au style énergique jusqu’à l’âpreté.

Veut-on un exemple du changement que subissent vers la fin les habitudes intellectuelles de Gavarni ? Que l’on rapproche ces deux suites séparées dans la vie de l’artiste comme dans la vie des modèles par un intervalle de quinze années, les Lorettes et les Lorettes vieillies, — ou bien ces deux autres séries de pièces si vraies, si expressives, les Étudians de Paris et les Invalides du sentiment. Quoi de plus dissemblable, non-seulement quant aux compositions mêmes, mais quant aux sentimens qui les ont inspirées ? Ici le tableau des amours à l’encan ne sert qu’à mettre en relief la corruption paresseuse, presque naïve, de celles qui font métier de se vendre et l’imbécillité des acheteurs ; les mœurs de la population des écoles, si peu conformes qu’elles soient aux règles d’une saine morale, n’expriment, telles qu’elles sont représentées, que l’étourderie de gens escomptant joyeusement tout ce que la vie promet ou gaspillant tout ce qu’elle donne. Là au contraire rien que de profondément triste, de poignant, de crûment ignominieux, comme le sont les difformités de l’âme lorsqu’elles n’ont même plus pour enveloppe ou pour masque les élégances du corps et les charmes d’un jeune visage. Rien de plus navrant que cette image en partie double du sort réservé aux hommes qui n’ont pas su se préparer une vieillesse et aux pauvres créatures qui, lorsque les premières rides seront venues, tomberont du haut de leur luxe dans un isolement désespéré ou dans les bas-fonds de la misère. Sévère enseignement sous des formes familières, sinistre galerie où ne manque le portrait d’aucun vétéran du vice, depuis le disciple goutteux de Gentil Bernard ou de Parny regrettant ses anciennes assiduités dans les boudoirs du directoire jusqu’au chauve Antony méditant devant la table d’un estaminet sur les ruines qu’ont faites en lui les orages de la passion, — depuis la contemporaine de Mlle Lange se rappelant au coin de son foyer solitaire que « ce jour de Sainte-Madeleine !.. ç’a été longtemps le jour de sa fête, » jusqu’à la vieille courtisane en haillons mendiant vainement le pain de la journée ou répondant à l’aumône qu’un passant lui jette par ce cri de sombre gratitude : « que Dieu garde vos fils de mes filles ! »

Et quel surcroît de force dramatique, d’expression pénétrante ces scènes ne tirent-elles pas de l’art avec lequel chacune d’elles est rendue ! Il est telle figure des Lorettes vieillies qu’il faut absolument voir pour en apprécier non-seulement les mérites pittoresques. mais même l’exacte signification morale. Comment des paroles pourraient-elles par exemple faire deviner ce qu’il y a de saisissant, de véritablement funèbre dans l’aspect de cette maigre petite vieille (Madame veuve tout le monde) subissant les mépris publics sous ses pauvres habits de deuil et traînant par les rues où s’étalèrent les scandales de sa jeunesse sa détresse et sa décrépitude conspuées, — ou bien dans l’aspect de cet autre squelette vivant, de ce corps décharné le long duquel pendent quelques guenilles informes, se dressant, comme la personnification de la désolation et de la faim, en face d’une jeune mère qu’entourent deux beaux enfans, soutien et consolation futurs de sa vieillesse? Ailleurs, c’est sous les traits d’une ignoble pauvresse le spectre des premières amours d’un homme fait, dont cette apparition fortuite réveille les lointains souvenirs en même temps qu’elle épouvante les yeux; c’est une tireuse de cartes tristement accoudée sur la table où elle attend que quelques sols lui viennent en échange de la bonne aventure qu’elle « dit depuis qu’elle ne sait plus ce que c’est. » Enfin, c’est une abominable mégère aux cheveux ébouriffés, au visage et au corps hideusement flétris, ne reconnaissant plus dans ces débris d’elle-même que ces ongles faits pour la proie sur lesquels elle arrête ses regards méchans en se disant que « de la beauté du diable voilà tout ce qui lui reste,... des griffes ! »

Nous le répétons, la description la plus littérale de ces pièces n’en donnerait qu’une idée bien incomplète. L’influence que peuvent exercer sur l’esprit les types imaginés par Gavarni tient de si près à l’habileté technique dont il a fait preuve, chaque coup de crayon en accusant la verve dans l’exécution des détails accentue et confirme si bien le sens général de chaque figure ou de chaque scène, qu’on ne saurait isoler ici des formes choisies la pensée qu’elles traduisent sans courir le risque d’en affaiblir la vigueur. Les Lorettes vieillies, Bohèmes, les Petits mordent, quelques autres séries encore appartenant à la même époque sont de vrais chefs-d’œuvre dans leur genre, des créations puissantes malgré l’humilité des moyens matériels et l’exiguïté du format, mais des chefs-d’œuvre qui ne s’expliquent pas à distance et dont l’éloquence n’est tout à fait convaincante qu’à la condition d’agir pour ainsi dire à bout portant. Le mieux sera donc de ne les citer que pour les recommander à l’examen et de se fier à leur autorité propre, sans essayer d’y suppléer par des définitions forcément insuffisantes ou des commentaires au moins inutiles.

Aussi bien le nombre des lithographies publiées par Gavarni dans la seconde moitié de sa carrière ne permettrait pas plus à la critique de les mentionner toutes que d’en indiquer même en quelques mots les caractères divers. Si elle entreprenait, je ne dis pas d’apprécier ces lithographies une à une, mais seulement d’en dresser l’inventaire, elle n’aurait pas assez d’un volume ; elle ne ferait d’ailleurs que recommencer sans profit pour personne le travail si complet récemment achevé par les auteurs du Catalogue des œuvres de Gavarni. L’unique tâche qui lui revienne est de relever les progrès d’ensemble, les modifications qui ont pu se produire à un moment donné dans le talent ou dans le goût du dessinateur. À ce titre, ces Invalides du sentiment, dont nous rappelions tout à l’heure la connexité morale avec les Lorettes vieillies, méritent d’être invoqués en témoignage de la manière finale et des désenchantemens suprêmes de Gavarni.

Sans doute le tableau des maux ou des remords auxquels se sont condamnés les hommes qui ont abusé de la vie n’est pas aussi lugubre, aussi tragique que la peinture des dégradations féminines dans la suite qui sert de pendant aux Invalides du sentiment. Une pointe de comique même perce çà et là sous les images, si peu attrayantes qu’elles soient, de ces débauchés impotens, et le Joconde caduc avec son poing sur la hanche, sa calotte posée sur l’oreille, comme pour se donner encore des airs vainqueurs, — l’ancien « jeune premier » essayant, malgré son échine voûtée et ses membres tremblans, de simuler une, attitude délibérée, — ne laissent pas de rappeler quelque chose des tours ironiques, des malices de crayon qui suffisaient autrefois à Gavarni. Toujours est-il que le tout procède d’une imagination profondément mélancolique, et que ces portraits, même les plus plaisamment vrais, même les plus spirituellement tracés, ont bien moins pour objet l’amusement de l’intelligence qu’une amère émotion du cœur. C’est ce que M. Sainte-Beuve a paru un peu oublier lorsqu’il s’est étonné que Gavarni eût omis de nous montrer « dans ses Invalides du sentiment l’invalide content, celui qui ne regrette rien, qui trotte toujours, qui n’a perdu que sa jeunesse et ses écus, et qui serait prêt, si on le lui offrait, à recommencer à l’instant sa ruine. » Qu’un pareil homme ait pu ou puisse encore se rencontrer, je le veux bien ; mais à coup sûr son portrait serait ici hors de place. Ce type de la débauche béate, ce libertin émérite, sans regret comme sans châtiment, démentirait la leçon que contiennent les autres exemples mis sous nos yeux, ou son opiniâtre sérénité dans l’impénitence ne formerait qu’un contraste inutile avec les humiliations voisines, les infirmités, les peines de tout genre qu’il aurait, lui aussi, bien méritées, et dont néanmoins il est exempt.

L’instinct au surplus qui portait Gavarni dans sa vieillesse à voir le monde vieux et désenchanté comme lui, cette prédilection pour tout ce qui exprime la vanité des ambitions, des fantaisies ou des conventions humaines, n’est nulle part plus manifeste que dans la collection de pièces intitulée les Propos de Thomas Vireloque, sorte de Diogène ou de Triboulet des rues poursuivant chaque passant de ses violens sarcasmes, de ses théories misanthropiques jusqu’à la négation absolue de ce que les hommes appellent vertu ou désintéressement. Et ce n’est pas seulement par la philosophie cynique qu’il prête à son héros que Gavarni témoigne des amertumes dont son propre cœur est plein. L’espèce de fureur du laid avec laquelle il compose la physionomie de ce Vireloque camard, borgne, monstrueux de la tête aux pieds, le soin qu’il prend de choisir les plus sordides haillons pour en envelopper le corps équivoque de cet être moitié homme, moitié singe, montrent assez quelles séductions imprévues subissait vers la fin de sa vie celui qui avait été si longtemps le peintre des élégances modernes. Y avait-il là de tous points un progrès? Ces vingt-cinq lithographies consacrées à la censure sans merci des conventions sociales, qui ne sont pas toutes pourtant des mensonges ou des artifices, nous donnent-elles, comme on l’a prétendu, le dernier mot du « génie » de Gavarni, ou bien ne représentent-elles, dans le fond comme dans les dehors, que l’exagération des tendances auxquelles l’artiste avait commencé de céder peu après son retour d’Angleterre ? Des deux interprétations, la seconde nous semble la plus juste ; mais quelque excessives que puissent être ici les idées et les formes qui les traduisent, les Propos de Thomas Vireloque n’en ont pas moins une importance considérable dans l’œuvre de Gavarni. Rapprochées du reste, ces pièces achèvent de démontrer la souplesse singulière et l’originalité d’un talent dont les métamorphoses même n’ont rien qui les rattache aux souvenirs ou aux exemples d’autrui.

Le talent de Gavarni en effet n’a nulle part son analogue, encore moins son équivalent. Même dans notre école, où l’on compte pourtant à toutes les époques tant d’artistes éminemment spirituels, on ne trouverait personne qui ait su concilier aussi bien la finesse ou la force des intentions et l’adresse de la mise en scène, la clairvoyance et la véracité. Callot, Abraham Bosse et les autres graveurs de genre au XVIIe siècle ne visèrent à rien de plus qu’à rendre, les uns avec une bonne grâce et une vivacité bien françaises, les autres avec une exactitude renouvelée en partie des exemples hollandais ou flamands, le côté tout accidentel des sujets contemporains. Les Malheurs de la guerre, comme les a représentés Callot, ont le caractère piquant d’une épigramme lestement tournée plutôt que la portée calculée et la vigueur austère d’une satire. Si sérieuses qu’en soient les données, l’Histoire de l’enfant prodigue, par Abraham Bosse, diffère peu de la Noblesse à l’église ou de telle autre élégante suite de pièces signée du même nom. Quant aux dessinateurs et aux graveurs de vignettes du XVIIIe siècle, ils n’ont vu dans les faits et dans les types qui les entouraient que les thèmes d’anecdotes dont la valeur dépendrait surtout des agrémens et de la facilité du récit. Les plus ingénieux d’entre eux, Cochin, Gabriel de Saint-Aubin, Moreau, ne songeaient nullement, en reproduisant les fêtes de la cour ou les scènes de la vie bourgeoise, à sortir de ce rôle de narrateurs, à faire, si modestement que ce fût, acte de philosophes. Laissant à Greuze et à Diderot la prétention de « donner des mœurs » à la peinture, ils entendaient tout simplement se servir du crayon, de la pointe ou du burin pour amuser les gens, comme un peu plus tard Debucourt, Carle Vernet et plusieurs autres ne devaient transcrire de la réalité contemporaine que ce qui rappellerait aux yeux quelque particularité de costume ou les égaierait par quelque image comique.

Survint la découverte du procédé lithographique, et, avec les rapides progrès qu’elle suscita, la coutume pour les dessinateurs de rechercher quelque chose de plus que l’imitation textuelle des modes ou des ridicules. Rien de plus naturel d’ailleurs qu’un pareil mouvement, rien de plus conforme à la fois aux ressources que comporte le moyen et aux inclinations du génie national. En vertu même de sa simplicité, ou, si l’on veut, de son insuffisance relative, la lithographie s’adresse à l’intelligence autant pour le moins qu’aux regards du spectateur; elle laisse à celui-ci le soin d’achever par la pensée ce que le crayon n’a forcément exprimé qu’à demi. Soit qu’elle reproduise sans commentaire un fait ou un trait de mœurs, soit qu’elle en esquisse l’image au-dessus d’une légende explicative, elle réussit à contenter cet esprit littéraire que nous apportons généralement en France dans l’examen des œuvres de l’art ; elle l’intéresse du moins assez directement pour avoir raison d’autres exigences de l’imagination et du goût. De là le succès populaire qu’obtinrent les croquis tracés sur la pierre par Horace Vernet, par Charlet, en attendant les ouvrages plus savamment étudiés qui devaient honorer le nom de Raffet. Toutefois, depuis l’époque où Horace Vernet et Charlet avaient fait paraître leurs premiers albums jusqu’au jour où Raffet était devenu un maître à son tour, la représentation par la lithographie des scènes militaires avait à peu près seule défrayé la curiosité publique, et fixé en apparence les limites comme la tradition à venir de l’art nouveau. Quelques dessinateurs, il est vrai, — sans parler des caricaturistes, — avaient essayé d’aborder des sujets d’un autre ordre, et de retracer quelque chose de ce qui se passe sous le toit des mansardes ou dans les salons. L’esprit, mais un esprit assez superficiel, enjolivait ces petits tableaux de mœurs où le crayon de son côté ne trouvait guère qu’un prétexte à des indications presque arbitraires, à des lazzis plus ou moins adroits. Il appartenait à Gavarni de pénétrer beaucoup plus avant dans l’étude des mêmes modèles, dans l’explication des mêmes faits, d’agrandir le cercle des observations morales, et de rencontrer enfin les inspirations d’un poète comique là où ses devanciers n’avaient su recueillir que les élémens de quelque scène de proverbe ou de quelque couplet. Ajoutons que, mieux qu’aucun d’eux, il a réussi à tirer parti du costume moderne, à lui donner un caractère digne de l’art tout en lui conservant sa physionomie propre, et que de ce côté encore il a fait preuve de cette érudition sans pédantisme dont il voulait que s’étayât la sincérité d’un peintre de mœurs. « Pour les peintures de l’homme et de son cœur, écrivait-il, il faut mêler... la bonhomie et le savoir, le perspectif et le géométral. »

C’est parce qu’il a pleinement réussi à opérer ce mélange dans le domaine de l’imitation vraisemblable comme dans celui de l’invention que Gavarni demeure sans rival en France et à l’étranger. Le seul artiste dont le nom pourrait avec quelque à-propos être rapproché du sien serait Hogarth. Encore, — nous avons eu l’occasion de le dire déjà, — le peintre du Mariage à la mode et de la Vie d’une courtisane a-t-il dans le style une tension et dans le faire une lourdeur dont la manière du dessinateur français est assurément exempte. Aussi dramatique à ses heures, beaucoup plus séduisant toujours que le talent du maître anglais, le talent de Gavarni s’exprime en termes bien autrement clairs, bien autrement faciles. Au lieu de compliquer une scène de mille allusions partielles, de la surcharger de détails laborieusement assortis, Gavarni trouve dans le jet d’une seule figure ou dans les rapports de celle-ci avec les figures voisines ce que bien souvent Hogarth s’épuise à chercher dans le rapprochement d’une multitude d’objets inanimés. Chez Hogarth enfin, les procédés de l’exécution ont quelque chose d’embarrassant pour les yeux comme pour l’esprit, et ce n’est pas sans de longs efforts d’attention qu’on parvient à démêler le sens caché sous ces dehors énigmatiques. Dans les compositions de Gavarni au contraire, chaque intention se manifeste sans équivoque, chaque coup de crayon, loin d’immobiliser la pensée philosophique ou l’ironie sous une apparence rigide, laisse aux formes qui la traduisent l’aspect d’improvisation qui convient, et l’effet du tout sur l’imagination est d’autant plus sûr, d’autant plus immédiat, qu’il résulte de moyens plus simples et combinés à moins de frais.

Dira-t-on que, si intéressantes que puissent être les œuvres de Gavarni, elles n’ont cependant au fond qu’une importance secondaire, et qu’on ne saurait sans injustice exhausser celui qui les a faites au niveau des maîtres ayant le plus honoré ou honorant encore notre école dans la peinture d’histoire ou de portrait ? Soit. Gavarni, j’en conviens, n’a voulu ou su manier que le crayon. Il n’a traité qu’un genre inférieur dans l’échelle des travaux pittoresques; mais le mérite est-il médiocre d’avoir excellé dans ce genre, quelle qu’en soit la frivolité apparente, et de s’être fait une place parmi les artistes contemporains dont la postérité aura très probablement à s’occuper? Que l’on réduise aussi rigoureusement qu’on le voudra le nombre de ceux dont les noms semblent destinés à survivre, il sera difficile, impossible même, que l’exclusion atteigne Gavarni. Il restera, non-seulement parce qu’il aura été le peintre le plus fidèle des coutumes extérieures et des mœurs propres à notre époque, mais parce qu’il aura, comme La Bruyère, traduit dans une langue exquise des travers ou des sentimens éternellement humains.

De là, dès à présent, le respect involontaire qu’inspirent ces modestes œuvres aux juges les plus prévenus ou les plus difficiles, à ceux-là même qui auraient été le moins tentés d’en mesurer de prime abord la portée et d’en reconnaître le prix. Il en va de l’impression qu’elles produisent comme du souvenir que laisse la lecture d’un livre sérieux sous un titre futile et de l’espèce de gratitude dont on se sent pris en le fermant pour ce volume qu’on n’avait ouvert qu’afin de passer le temps. Que de fois ne nous est-il pas arrivé à tous, après avoir parcouru quelque roman banal, de le jeter négligemment sur la table, au risque d’en froisser la couverture ou les feuillets, tandis que si le livre a intéressé, on le pose doucement, avec précaution, comme par un mouvement de vénération instinctive et par un muet hommage au talent de l’auteur ! Après avoir examiné une série de pièces lithographiées par Gavarni, personne ne sera disposé à la traiter avec le sans-façon dont on userait à l’égard d’un recueil de pures fantaisies ou de gaîtés sans conséquence. Chacun au contraire continuera à part soi et complétera par ses propres réflexions les informations qu’auront reçues les yeux, chacun comprendra qu’il y a là beaucoup mieux que les témoignages d’une vulgaire adresse, et qu’un art capable d’exercer une pareille influence sur l’esprit n’a rien de commun avec l’industrie dont les produits n’ont d’autre fin qu’un divertissement passager. Art bien français d’ailleurs, dont il ne faudrait pas faire trop aisément bon marché, de peur de sacrifier en même temps une partie des titres qui appartiennent le plus sûrement à notre école et de répudier certains privilèges intellectuels qui, depuis la raison souveraine de Poussin jusqu’à la fine bonhomie de Chardin, jusqu’à l’alerte sagacité de nos peintres de genre ou de nos dessinateurs du XVIIIe et du XIXe siècle, se succèdent chez nous sans se contredire, se perpétuent sous toutes les formes et s’accusent à tous les degrés.


HENRI DELABORDE.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er octobre 1863, la Lithographie dans ses rapports avec la peinture et les peintres de l’école française.
  2. A l’époque où le jeune dessinateur en était encore à ses premiers essais de publicité, il n’hésitait pas à inscrire au bas d’une aquarelle ou d’une lithographie son nom patronymique, sauf à le faire précéder, je ne sais pourquoi, d’un autre prénom que le sien, celui d’Hippolyte. Ce ne fut qu’un peu plus tard, en 1829, que, mettant à profit l’avis d’un marchand qui l’assurait de l’influence d’un nom sur la vente, il choisit le pseudonyme un peu singulier sous lequel il est devenu célèbre, et qu’il prenait alors en souvenir de son récent séjour à Gavarnie.
  3. La plupart des écrits que contient le volume public par M. Yriarte avaient paru pour la première fois dans ce recueil périodique que dirigeait Gavarni, notamment Madame Acker, les Jarretières de la mariée et un fragment intitulé l’Homme seul, — la meilleure à notre avis, la plus originale au moins des productions littéraires de l’artiste. Quant à ce roman d’amour ou plutôt de métaphysique sentimentale que M. Sainte-Beuve a peut-être trop complaisamment analysé, et dont il a d’ailleurs très justement dit que l’héroïne « avait avec des restes d’Elvire des commencemens de Lélia, » — nous ne regrettons guère que l’auteur l’ait laissé inachevé. Il y a là des prétentions fatigantes au bel esprit, une phraséologie de rhéteur jouant l’amoureux et le philosophe, et par-dessus tout l’image de deux caractères, de deux personnages aussi peu intéressans l’un que l’autre dans leur duel à coups de pensées quintessenciées et de subtilités galantes. En général, et bien contrairement à ses œuvres dessinées, les écrits de Gavarni manquent de naturel, de netteté, de franchise. « C’est, disent avec raison MM. de Goncourt, de la petite littérature pointue,… ne donnant rien de la précision concise et de la formule concrète du style » propre à celui qui a inscrit tant de légendes devenues proverbiales au bas de ses lithographies.
  4. Il est arrivé à Gavarni d’exécuter pour ce journal jusqu’à vingt-sept lithographies en une semaine, et, à une autre époque, d’en publier quatre-vingt-seize dans divers recueils du 1er janvier au commencement d’avril.
  5. Voici les titres de quelques-uns des mémoires sur des questions scientifiques que Gavarni avait composés et qu’il se proposait de publier sous l’étiquette collective de Cahiers de recherches : Propriétés du segment ou trigonométrie mixtiligne,— de la Transmission des quantités de mouvement entre les masses supposées absolument dures ou rigides,— Théorie du travail des forces tournant sur leur point d’application, etc. En outre Gavarni s’était fort occupé de recherches ayant pour objet tantôt la fabrication d’un appareil qui permettrait de mesurer les battemens du cœur ou celle d’un canon qu’il serait impossible d’enclouer, tantôt une notation moins compliquée de la musique, tantôt enfin la découverte d’une force motrice pouvant, comme le gaz, se débiter à volonté et par quantités proportionnées aux besoins de chacun.
  6. Le récent catalogue des œuvres de Gavarni nous apprend que cette lithographie arait été faite pour accompagner le texte d’une nouvelle publiée dans le journal la Sylphide, comme une autre composition, bien remarquable aussi, — Albano, avait servi d’illustration à un conte un peu plus romantique que de raison, inséré en 1838 par M. Lassailly dans l’Artiste.
  7. Parmi les meilleurs spécimens du talent de l’artiste en ce genre, on peut citer, — outre le portrait de Gavarni lui-même, — un portrait en pied de M. Henri Berthoud et quelques-uns de ceux qui composent la suite intitulée Messieurs du feuilleton.