Gay-Lussac (Arago)/14

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciencesGide3 (p. 59-66).
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MARIAGE DE GAY-LUSSAC. — SON AMOUR POUR SON PAYS NATAL. — DÉVOUEMENT INALTÉRABLE ENVERS SES AMIS. — SA NOMINATION À LA PAIRIE.


Les personnes qui ne connurent Gay-Lussac que superficiellement, se persuadent qu’il ne dut y avoir dans sa vie privée rien de romanesque. Peut-être changeront-elles d’opinion après avoir entendu ce récit :

Il y avait à Auxerre, au commencement de notre première révolution, un artiste musicien qui était attaché aux quatre grandes communautés et au collège de cette ville. La suppression de ces établissements, en 1791, apporta une grande gêne dans la situation pécuniaire de ce respectable père de famille. Cependant il ne perdit pas courage, et consacra la petite fortune de sa femme à l’éducation de ses trois filles, qu’il destinait aux honorables fonctions d’institutrices. Mais l’aînée de ces jeunes personnes, Joséphine, se rendant parfaitement compte du peu d’aisance de ses parents et des sacrifices qu’ils auraient à s’imposer avant d’atteindre leur but, voulut absolument être placée dans une maison de commerce à Paris, et attendre là que l’âge de ses sœurs et leur éducation permissent de réaliser l’espoir que ses parents avaient conçu.

C’est dans un magasin de lingerie, refuge ordinaire des femmes de toutes les conditions et de tous les âges, dont les révolutions ont ébranlé l’existence, où Joséphine s’était placée, que Gay-Lussac fit sa connaissance. Il vit avec curiosité une jeune personne de dix-sept ans, assise derrière le comptoir et tenant à la main un petit livre qui paraissait fixer vivement son attention. « Que lisez-vous, Mademoiselle ? fit notre ami. — Un ouvrage, peut-être au-dessus de ma portée ; en tout cas, il m’intéresse beaucoup : un traité de chimie. »

Cette singularité piqua notre jeune ami ; à partir de ce moment, les besoins inusités d’effets de lingerie le rappelaient incessamment au magasin, où il liait de nouveau conversation avec la jeune lectrice du traité de chimie ; il l’aima, s’en fit aimer, et obtint une promesse de mariage. Notre illustre confrère plaça, par imputation sur le futur douaire, la jeune Joséphine dans une pension, pour compléter son éducation, surtout pour y apprendre l’anglais et l’italien. Quelque temps après, elle devint sa compagne.

Je n’oserais conseiller cette façon aventureuse de se choisir une femme, quoiqu’elle ait parfaitement réussi au célèbre chimiste.

Belle, pétillante d’esprit, brillant dans le monde, que du reste elle n’aimait guère, par la grâce et la distinction de ses manières, madame Gay-Lussac a fait, pendant plus de quarante années, le bonheur de son mari.

Dès l’origine, ils prirent la douce habitude de faire, à la suite de petites concessions mutuelles, de leurs pensées, de leurs désirs, de leurs sentiments, une pensée, un désir et un sentiment communs. Cette identification en toute chose fut telle, qu’ils finirent par avoir la même écriture, en sorte qu’un amateur d’autographes peut croire de bonne foi qu’un Mémoire copié par madame Gay-Lussac a été tracé par la plume du célèbre académicien.

Trois jours avant sa mort, touché des soins infinis dont il était l’objet, Gay-Lussac disait à sa compagne : « Aimons-nous jusqu’au dernier moment ; la sincérité des attachements est le seul bonheur. »

Ces mots tendres, affectueux, ne dépareront pas le tableau que j’ai voulu tracer de la vie de notre confrère.

Le maintien de Gay-Lussac était toujours très-grave ; il s’associait franchement aux élans de gaîté qu’une anecdote bien choisie amenait dans les sociétés où il se trouvait réuni à ses amis ; mais il ne les provoquait jamais lui-même.

Gay-Lussac porta l’amour de son pays natal jusqu’au point de n’avoir jamais voulu assister à une représentation de Pourceaugnac, que Molière avait fait naître à Limoges ; aussi, sa joie ne connut pas de bornes lorsque parut, sous le nom du Nouveau Pourceaugnac, un vaudeville de M. Scribe, dans lequel le personnage principal, M. de Roufignac, également Limousin, au lieu d’être mystifié, rend tous les autres acteurs les jouets de ses spirituelles mystifications.

On raconte que La Fontaine, à une certaine époque, abordait tous ses amis en leur disant « Avez-vous lu le Prophète Baruch ? Ainsi était Gay-Lussac ; il ne manquait jamais, pour peu que la circonstance l’y autorisât, de demander avec une candeur égale à celle du fabuliste : « Connaissez-vous le Nouveau Pourceaugnac ? c’est une pièce charmante ; je vous engage à l’aller voir. » Et je dois dire que lui, si ménager de son temps, prêchait d’exemple.

Un seul fait suffira pour montrer que Gay-Lussac s’abandonnait avec ardeur aux inspirations honnêtes de son âme, lorsqu’il fallait, à ses risques et périls, déjouer une intrigue ou défendre un ami. Nous étions à la seconde restauration. On avait, dit-on, décidé en haut lieu d’éloigner de l’École polytechnique un professeur que ses sentiments libéraux avaient rendu suspect[1]. Mais, comment opérer cette destitution sans soulever de nombreuses réclamations ? Le professeur était plein de zèle, considéré, et même, je dois le dire, aimé de tous les élèves : le cas était embarrassant ; lorsqu’on découvre que la personne vouée aux animosités du pouvoir, a, dans les cent jours, signé l’acte additionnel. Le professeur de littérature (ce n’était pas, bien entendu, M. Andrieux, c’était son successeur), se charge d’exploiter cette découverte. Dans une réunion du Conseil d’instruction, il déclare que, suivant lui, ceux qui ont donné leur appui à l’usurpateur, à l’ogre de Corse, quels qu’aient été leurs motifs, ne sont pas dignes de professer devant la jeunesse à laquelle sera confié l’avenir du pays, et qu’ils doivent se récuser eux-mêmes. Le membre du corps enseignant contre lequel était dirigée cette attaque avait demandé la parole pour s’expliquer, lorsque Gay-Lussac se lève avec impétuosité, interrompt son ami, et déclare d’une voix retentissante, que lui aussi a signé l’acte additionnel, qu’il n’hésitera pas dans l’avenir à soutenir le gouvernement, quel qu’il puisse être, même le gouvernement de Robespierre, lorsque des étrangers menaceront la frontière ; que si les vues patriotiques qui l’ont dirigé sont un sujet de réprobation, il demande formellement que l’épuration qu’on projette commence par sa personne. M. le professeur de littérature vit alors que sa proposition aurait des conséquences qui iraient bien au delà des limites dans lesquelles il voulait la circonscrire, et tout fut dit.

Berthollet mourut en 1822 ; on sut alors qu’il avait légué l’épée, partie intégrante de son costume de pair de France, à Gay-Lussac : cette disposition testamentaire excita beaucoup de surprise. Mais on la trouvera toute naturelle si on suit la filiation d’idées qui déterminèrent le vénérable académicien.

Berthollet avait été sénateur sous l’Empire, pair de France pendant la Restauration, comme le plus illustre de nos chimistes. Doit-on s’étonner qu’il se fût persuadé qu’une science, source de gloire et de richesse pour notre pays, ne cesserait pas d’avoir un représentant dans les premiers corps de l’État ? Près de sa fin, Berthollet examina avec l’indépendance, le tact et l’esprit de justice qui sont l’apanage ordinaire d’un mourant, quel serait celui des chimistes vivants à qui devrait revenir cet honneur ; son opinion fut décidément en faveur de son ami et confrère Gay-Lussac, et il la manifesta autant que sa réserve habituelle le lui permettait, en donnant à celui-ci une partie de son futur costume de pair. Voilà ce que signifiait ce cadeau ; sans cette explication, on aurait de la peine à en assigner la cause. Berthollet avait entendu souvent parler, pendant son séjour en Égypte, du langage symbolique des fleurs, fréquemment employé chez les musulmans, langage qui a fait la gloire de plusieurs poëtes orientaux. L’anecdote que je viens de rapporter est, à vrai dire, une extension de ces coutumes poétiques. Le vénérable académicien exprimait par le don d’un objet si peu en harmonie avec les occupations ordinaires de Gay-Lussac, l’estime qu’il faisait de notre ami, et l’inviolable attachement qu’il lui avait voué.

Toutefois, cet acte de justice éclairée ne se réalisa pas aussi promptement qu’on aurait pu l’espérer. « Pourquoi, disaient les amis de Gay-Lussac aux dispensateurs des faveurs royales, pourquoi lui faire si longtemps attendre une récompense laquelle il faudra bien tôt ou tard arriver ? Trouvez-vous son illustration insuffisante ? — Vous nous faites injure, répondait-on. — Avez-vous quelque chose à redire à ses relations ? — Nous n’ignorons pas qu’elles sont toutes honorables et de l’ordre le plus distingué. — Serait-il par hasard question de fortune ? — Nous savons que Gay-Lussac jouit d’une grande aisance, et qu’elle est le fruit de son travail. Qu’est-ce qui peut donc vous arrêter ? » Et alors on avouait doucement, tout doucement, en s’enveloppant de mystère, comme si on était honteux d’une semblable déclaration, que tous les matins, au bureau de garantie, le grand chimiste travaillait de ses mains, ce qui paraissait incompatible avec la dignité de pair de France.

Tel est le misérable motif qui, pendant plusieurs années, empêcha l’ingénieux horoscope de Berthollet de s’accomplir.

En vérité, j’ai peine à concevoir qu’un homme se dégrade lorsqu’il essaie de prouver, en faisant œuvre de ses mains, la réalité de ses conceptions théoriques.

Est-ce que, par hasard, pour ne citer que des exemples étrangers, les découvertes de Huygens et de Newton perdirent rien de leur importance, de leur éclat, quand le premier se mit à fabriquer des lunettes et le second à exécuter des télescopes ? Est-ce que les immortelles vues d’Herschel sur la constitution des cieux seraient amoindries pour avoir été obtenues avec des instruments façonnés par l’illustre observateur lui-même ?

Est-ce que dans la chambre des lords, si fière de ses antiques priviléges, une seule voix a prétendu que lord Ross s’était récemment dégradé, en devenant successivement fondeur, forgeron et polisseur de métaux, lorsque, avec cette triple qualification, il a doté la science astronomique du colossal télescope qui forme maintenant une des merveilles de l’Irlande ?

Y aurait-il eu jamais une puérilité plus digne de mépris que celle dont se serait rendu coupable celui qui, au moment où Watt essayait, par des expériences minutieuses, de donner à la machine à vapeur les perfections qui ont fait la gloire de l’inventeur et la puissance de sa patrie, aurait recherché, si les mains de l’illustre mécanicien étaient couvertes de rouille ou de poussière de charbon ? Quoi qu’il en soit, la raison finit par triompher de ridicules préjugés, et Gay-Lussac entra à la chambre des pairs.



  1. M. Arago.