Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/03

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II. — Le Pays de Dol et de Saint-Malo.


Le Marais. — Le Mont-Dol. — La Grand’rue de Dol. — La Cathédrale.


J’ai énuméré les côtes de Bretagne, qui laissent à l’esprit une impression si profonde de grandeur tragique et de douceur sauvage. On assiste là aux horreurs et aux accalmies de la lutte entre ces deux forces de la nature : l’une, la mer, qui harcèle constamment l’autre, la terre résistante. Il est une autre force, non plus inconsciente, mais active, ingénieuse, qui est venue aider la terre à résister. C’est la force de l’homme. L’homme et la terre sont deux alliés. Celle-ci s’est soumise après avoir été conquise. Elle fournit maintenant à son maître l’abri, le vêtement, la nourriture. Elle lui donne la pierre, le métal, le charbon, le tissu, depuis l’humble droguet jusqu’à la soie fastueuse. Elle lui donne tous les métaux, l’or, l’argent, le fer, le cuivre, le platine. Elle lui donne le bois dont il charpente ses maisons, dont il se meuble, dont il se chauffe. Elle lui donne tout, enfin, le nécessaire et le superflu, l’aisance et la richesse. La terre est asservie à l’homme. Seule, l’eau, l’eau de la mer ne se laisse conquérir que pour recommencer son éternelle révolte. Le génie de l’homme ne l’a soumise encore que partiellement. Le mauvais temps se rit des pilotes, et la tempête engloutit ses proies. La mer consent à servir le roi du monde dans une certaine mesure, se refuse à l’assujettissement total, à l’esclavage complet. Toutefois, si l’homme est impuissant à vaincre définitivement son ennemie, il a su, çà et là, défendre la terre et se défendre avec elle de l’envahissement brutal. Sans doute, le flot s’épuise, perd de sa force, n’a plus assez de vigueur pour envahir de nouveaux continents, ni pour ronger, rogner davantage les terres anciennes. Mais le travail de l’homme est bien ici pour quelque chose, les digues qu’il a élevées, les quais qu’il a empierrés sont des barrières solides, des frontières fortifiées élevées contre le flot.

On ne saurait mieux se faire une idée de ces victoires remportées sur la mer qu’en faisant une entrée en Bretagne par le sud de la baie du Mont-Saint-Michel, au petit port du Vivier, près de l’embouchure du Guioult. Presque tout de suite on pénètre au marais de Dol qui est une conquête, ou plutôt une reprise de la terre sur la mer, effectuée avec la complicité de l’homme.

Cette vaste plaine marécageuse de quinze mille hectares était autrefois occupée par la forêt de Scilly, que la mer engloutit d’un seul coup de gueule, entre le vie et le ixe siècle, dit-on sans précision. Plusieurs centaines d’années s’écoulent avant qu’on songe à reprendre son larcin à la voleuse. C’est au xiie siècle que sont entrepris les travaux de la digue. Le marais de Dol fut ainsi créé ; il va se desséchant lentement d’année en année. Il est une source de richesses, non seulement par sa fertilité, mais par les arbres entiers que l’on en retire, la sève noyée, injectés d’eau, et qui, revenus à l’air, se durcissent incroyablement, acquièrent une force de résistance extraordinaire et deviennent noirs comme de l’ébène. On en fait des plateaux, des planches, utilisés pour les travaux de charpente, de menuiserie, d’ébénisterie, de marqueterie, suivant la dimension des arbres et la régularité des billes.

Au milieu de ce marais, une éminence granitique de 65 mètres, au sommet de laquelle est bâti le village de Mont-Dol. Cette montagne, d’où l’on découvre un vaste horizon de terre et de mer, avait été consacrée par les Druides. On y voit maintenant une statue de la Vierge sur une tour. Deux moulins à vent tournent leurs ailes géantes dans le voisinage d’une fontaine que les plus grosses chaleurs ne parviennent pas à tarir, et l’on montre sur le rocher une excavation commentée par deux légendes : selon l’une, ce serait l’empreinte du pied de l’archange saint Michel prenant son élan pour franchir d’un bond l’espace qui sépare le Mont Dol du Mont Saint-Michel ; selon l’autre, ce serait le creux du pied du Diable. Je renonce modestement à me prononcer entre ces deux versions.

Non loin est la ville de Dol, créée par une colonie de Bretons venus d’Irlande, amenée par saint Samson. Un ange était apparu à celui-ci et lui avait dit : « Tu prendras la mer ; où tu débarqueras, tu trouveras un puits comblé. Auprès de ce puits, tu élèveras une église autour de laquelle seront groupées des maisons qui formeront une ville dont tu seras évêque. » Samson débarqua, et il fit comme l’ange avait dit. De façon plus certaine, on sait que Noménoë fut couronné ici au ixe siècle ; que les Normands y firent plusieurs incursions et chaque fois saccagèrent la ville ; qu’au xie siècle, Dol devint le chef-lieu d’un comté appartenant aux seigneurs de Dinan ; que Guillaume le Conquérant l’assiégea inutilement en 1075 ; que les Anglais s’en emparèrent en 1164 ; qu’en 1204, Jean sans Terre dut la livrer à Guy de Thouars ; qu’elle se rallia au xvie siècle à Mercœur, chef de la Ligue ; qu’en 1758, les Anglais, débarqués à Cancale, s’en emparèrent ; que les Vendéens y battirent les républicains en 1793.

LE MENHIR DU CHAMP-DOLENT.

Avant d’entrer à Dol, à 2 kilomètres environ, je vois se dresser la célèbre pierre du Champ-Dolent, menhir surmonté d’une croix, haut de 16 mètres, dont 7 mètres sont enfoncés dans le sol, et de 9 mètres de circonférence. Autrefois, ce n’était pas un christ en croix, mais une croix, la lance et l’éponge, qui étaient à la pointe du menhir.

CATHÉDRALE DE DOL.

J’aborde la ville par la cathédrale, placée un peu en dehors, magnifique bloc du xiiie siècle, flanqué de tours épaisses, fleuri de gothique. L’une de ces tours, qui n’a pas été terminée, semble un rocher usé par le temps. Tous les détails de ce colosse trapu sont délicieux : les moulures dentelées et les ouvertures en accolades, la balustrade en quatre feuilles d’une troisième tour qui domine le carré central. L’aspect est d’une sévérité imposante, surtout du côté nord, où les chapelles sont surmontées d’un parapet qui les reliait aux anciens remparts. Les fenêtres, surmontées de rosaces, s’ouvrent sur un paysage qui va jusqu’à la mer. Le côté sud regarde le marais et la plaine. À l’extrémité du transept s’ouvre le grand porche qui encadre la porte épiscopale. Les voussures, aujourd’hui mutilées et nues, étaient garnies d’ornements et de statuettes qui ont disparu à l’époque de la Révolution. Le petit porche est divisé en deux parties par une colonnade. À l’intérieur : une nef de 100 mètres de longueur, supportée par des piliers cylindriques garnis de colonnes annelées ; un transept de 39 mètres de large ; un arc de nef haut de 21 mètres ; neuf chapelles latérales groupées autour du chœur. Stendhal, dans les Mémoires d’un Touriste, a dit son admiration pour ce monument de Dol : « C’est le plus bel exemple du style gothique quand il était encore simple. Suivant moi, l’église de Dol ressemble tout à fait à la fameuse cathédrale de Salisbury. Je la comparerais encore, non pour la forme, mais sous le rapport de l’élégance et de l’effet produit sur l’âme du spectateur, à ce joli temple antique qu’à Rome on appelle Sainte-Sabine… Le chœur est orné avec beaucoup plus de richesse que la nef ; l’architecte y a pratiqué une foule d’ouvertures ; il voulait lui donner une apparence d’extraordinaire légèreté, et surtout attirer l’œil des fidèles par une grande clarté. Plus on étudie les parties de ce chœur, plus on se sent charmé de sa rare élégance. Bientôt, dans cette église, de l’admiration on passe à l’enthousiasme, et si l’on en excepte la façade, la cathédrale de Dol me semble un des ouvrages les plus parfaits que l’architecture gothique puisse offrir à notre admiration. Je croirais que vers le milieu du xiiie siècle le même architecte dirigea la construction de tout l’édifice. Et mon patriotisme n’ira point jusqu’à cacher que la tradition répandue en Bretagne attribue à des architectes anglais la construction des principales églises de cette province. » J’ajoute qu’aux deux transepts, sont de vastes baies ornées de verrières du xiiie siècle, scènes du Jugement dernier, épisodes de l’Ancien Testament, vie de saint Samson ; un maître-autel de 1744 ; un monument à la mémoire de Thomas James, évêque de Dol, mort en 1503, sculpté par Justus, qui sculpta aussi le tombeau de Louis XII, à Saint-Denis. Telle est, en une vision sommaire, avec un certificat de Stendhal, la cathédrale de Dol.


(À suivre.) Gustave Geffroy.