Geffroy - La Bretagne, 1902-1904/26

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LA BRETAGNE DU SUD[1]

PAR M. GUSTAVE GEFFROY.


VII. — Le Pays d’Audierne.


La route du Raz. — La chapelle de Comfort. — La roue à prières. — Pont-Croix. — Auvergnats en Bretagne. — Le colossal Batifoulier. — Retour de Plouhinec. — Plozevet. — Le menhir des Droits de l’homme. — Plovan. — La chapelle et le calvaire de Tronoan. — Rêvasserie au bord de la mer. — Plogoff. — Lescoff. — Le gardien de phare criminel. — Le tour de la Pointe du Raz. — L’enfer de Plogoff. — Le raz de Sein. — La baie des Trépassés. — L’étang de Laoual. — Encore une ville d’Is. — Les orgies de Dahut. — La Tour de Nesle bretonne. — Saint Guénolé et Le roi Grallon. — L’île de Sein. — La beauté des îliennes. — Le phare d’Armen. — Petite lumière sur la mer. — La fin de la Bretagne.



LA ROUE À PRIÈRES DE L’ÉGLISE DE COMFORT.


Je suis allé à la pointe du Raz plusieurs fois, alors qu’il n’y avait pas le chemin de fer jusqu’à Audierne, et par plusieurs routes, mais toujours avec Douarnenez comme point de départ. Voici une route, par Comfort, Pont-Croix, Audierne, c’est même la vraie route, la seule route, la route classique du Raz. En dehors d’elle, il n’y a que des sentiers, des chemins de traverse. C’est par elle que vont les voitures et les piétons soucieux de leurs arrêts. J’ai fait un autre chemin, plus beau à mon avis, le long de la côte, par Tréboul, où j’ai vu la bénédiction de la mer par le clergé, puis par la route qui passe à Beuzec. Néanmoins, la route qui passe par Comfort et Pont-Croix n’est pas sans charme et sans intérêt. La nature est grave, triste même, mais on ne vient pas chercher les paysages riants dans la région du Raz. D’ailleurs, la gaieté et la tristesse d’un paysage sont choses relatives. Elles dépendent de l’humeur du voyageur, du hasard d’une rencontre, d’un rayon de soleil qui perce le ciel gris et fait étinceler les fleurs des ajoncs sur la sombre couleur de la lande. Et puis, si chétif, si morne que soit le hameau traversé, c’est toujours une réunion de maisons, des humains qui se sont rassemblés, qui ont rapproché leurs foyers, pour faire face au sort. On voit des femmes et des enfants sur le pas des portes, des hommes qui reviennent des champs ; on peut entrer dans quelque boutique, échanger le bonjour et quelques mots de conversation avec des êtres qui représentent, quels qu’ils soient, le labeur utile et la solidarité réconfortante. On peut aussi apercevoir un travail de pierre façonné par des mains intelligentes d’artiste, tel que la chapelle de Comfort, construction bien proportionnée par un bâtisseur de la Renaissance, vieux porche, vieux vitraux, le tout surmonté d’un petit clocher découpé et ajouré comme une fleur. Auprès, un calvaire. On peut encore découvrir, comme dans cette même chapelle, un objet de haute curiosité, tel que la Roue de Fortune, ou Roue à prières : cette roue, garnie de clochettes, accrochée à la voûte de la chapelle, est mise en mouvement par le sacristain lorsqu’un fidèle a déposé son offrande dans un tronc spécial. C’est un peu semblable, moins l’automatisme, à ces boîtes placées maintenant dans les gares, qui vous donnent, moyennant l’insertion d’une pièce de dix centimes, des bonbons, une tablette de chocolat ou une carte postale. Ici, c’est un carillon que l’on obtient, et qui appelle, de ses sons cristallins, les bénédictions du ciel sur le donataire. Cette roue est, dit-on, une des dernières de ce genre qui existent en France, sinon la dernière. Vous voyez qu’il est bon de passer par Comfort pour aller à la Pointe du Raz.

LA BÉNÉDICTION DE LA MER À TRÉBOUL.
LE CALVAIRE DE COMFORT.

Il est bon aussi de passer par Pont-Croix, sur la rivière d’Audierne, ou de Goayen, pour y voir la vieille église de Notre-Dame-de-Rosendon, ancienne collégiale, de styles mélangés : les parties romanes et ogivales sont soudées les unes aux autres, et l’on aperçoit bien, ici, comment les formes se sont enchevêtrées et continuées. La tour, surmontée d’un clocher, qui atteint 66 mètres, est massive dans sa partie basse, puis s’allège par des balustres et des galeries à feuillages.

Pour aller à Audierne, il n’y a plus qu’à suivre la route qui longe la rivière. Brusquement, après un coude et une montée, on aperçoit le bourg de pêcheurs, ses maisons rangées au long du quai, ses barques nombreuses. Lors de mon premier voyage, j’ai habité un petit hôtel sur le quai, tenu par les époux Batifoulier. Les Batifoulier n’étaient pas des Bretons, mais des Auvergnats : il y a beaucoup d’Auvergnats en Bretagne, sans doute par affinité de race celtique. L’Auvergnat est plus commerçant que le Breton, et plus sobre, et il réussit mieux à mener à bien ses « affaires ». Mais Batifoulier était célèbre par autre chose, il était célèbre par lui-même, et c’était, en effet, je crois bien, un type unique. De haute taille, ce n’était pourtant pas sa stature qui frappait les regards, et il semblait, au premier abord, de hauteur ordinaire. Mais il était d’une largeur peu commune, j’oserais dire qu’il était aussi large que haut, une tour mouvante, et qui se mouvait lentement, un éléphant ou un hippopotame que l’on aurait vêtu d’un pantalon, d’un veston et d’un petit chapeau. Toutes les comparaisons saugrenues avec les lourds édifices et les énormes animaux venaient à l’esprit devant cet homme au tronc puissant, aux membres énormes. Mais le visage ! Je n’en ai jamais vu d’aussi vaste : deux joues immenses, une cascade de mentons, le tout assez régulier, avec des moustaches et une barbiche dite royale et de petits yeux malins dans cet amas de graisse. La couleur non pas rose, ni rouge, mais violette, lie de vin. Ce colosse avait pour épouse une vieille femme vêtue de noir, la face encadrée d’un serre-tête noir, le corps menu. C’était elle qui faisait les comptes, et qui les faisait bien. Lui, Batifoulier, c’était le maître d’hôtel parfait, sa maison et lui ne faisaient qu’un. Il fallait le voir, sur le quai, sonnant la cloche des heures de repas. Avec quelle conviction il tirait la chaîne ! Jamais orateur à une tribune, prêtre à un autel, n’eurent la mine plus grave. Qu’était-ce donc, alors qu’il présidait la table d’hôte ? car il prenait ses repas avec ses pensionnaires. Placé au centre de la table, occupant facilement trois places à lui tout seul, il servait la soupe aux choux aux fonctionnaires réunis là, deux fois par jour, et aux déjeuneurs et dîneurs de passage. Il servait aussi les sardines, montrant comment il fallait les manger, les engloutissant d’une seule bouchée, après leur avoir enlevé la tête et l’arête avec dextérité. Combien en mangeait-il ? Je ne sais. Mais c’était effrayant. Et il me semblait que les bateaux dont j’avais vu les mâts balancés sur l’eau, devant la porte de l’hôtel, n’étaient là que pour débarquer les sardines destinées à apaiser la faim du terrible ogre auvergnat. Il découpait aussi le rôti, et il versait le cidre. Bonhomme, au total, très prévenant, très fier de son rôle, faisant largement les honneurs de sa maison, une manière de grand et gros seigneur, le mousquetaire Porthos, ayant échappé aux grottes de Locmaria, et devenu hôtelier à Audierne.

JOUEUR DE BINIOU, SCULPTURE POPULAIRE EN BOIS.

On était donc bien chez Batifoulier, malgré les sardines à tous les repas, et qu’il était difficile de refuser, sous le regard toujours aux aguets dans l’immense visage violet. On y cuisait aussi de délicats morceaux au moment de la chasse, et tous ces messieurs de l’enregistrement, des contributions, de la gendarmerie, etc., n’étaient pas en reste, comme on le pense bien, pour raconter leurs aventures de guérets et de landes, à la poursuite d’un gibier, qui n’était d’ailleurs nullement hypothétique. Mais la mer aussi était là, bien tentante, et le bord de la mer, cette ligne infléchie de la baie d’Audierne qui va de la pointe du Raz à l’anse de la Torche et aux roches de Penmarch. De la jetée, lancée hardiment en plein océan, la vue est magnifique sur cette baie grande ouverte. Le port n’est pas de l’importance de Douarnenez et de Concarneau. Il n’y a pas plus de cent bateaux de pêche à Audierne, mais ils suffisent pour animer l’étendue par leurs sorties et par leurs retours, par leurs courses et leurs arrêts dans la baie. Ils sont montés par des hommes rudes, qui sont calmes et silencieux à l’habitude, au moment des appareillages, mais qui deviennent ardents et bruyants le dimanche, lorsque leur désœuvrement va de cabaret en cabaret. Je me souviens d’un dimanche où j’étais allé en promenade à Plouhinec, de l’autre côté de la rivière de Goayen. Un peu attardé, je ne refis pas le grand tour par le pont, je voulus revenir dans l’une des barques montées par les marins d’Audierne. Je me repentis bien vite de cette fantaisie, et pensai cent fois chavirer pendant le court trajet, dans le petit bateau effroyablement chargé d’hommes pris d’eau-de-vie et qui s’en allaient comme des fous parmi d’autres barques délirantes. Je préférai, ensuite, lorsque je retournai à Plouhinec, qui est un village singulier, bâti parmi les cailloux, je préférai, dis-je, prendre le plus long pour éviter la baignade, et peut-être la noyade.

Je poussai plus loin que Plouhinec, toujours suivant la côte, par le sentier des douaniers. C’est d’une désolation, d’une solitude sans pareilles. J’ai marché, je crois bien, toute une journée sans rencontrer un être humain, en dehors des arrêts dans les villages, et encore les villages donnaient-ils, eux aussi, l’impression de la solitude, tant ils étaient mornes, ce jour-là, tous les hommes à la mer, toutes les femmes aux champs, des enfants assis sur les seuils, graves comme des vieillards, une femme derrière un comptoir, des visages, entrevus plutôt que vus, à quelque vitre sombre. Pour arriver à l’un de ces villages, il fallait quitter le bord sauvage de la mer, s’engager dans des sentiers bordés de petits murs faits de pierres superposées, ou franchir ces landes dont la rude verdure peut seule résister à l’âpreté et à la violence du vent. Il y avait seulement, de temps à autre, quelque pauvre champ de pommes de terre ou de blé, clos de pierres, où se lisait le dur et touchant effort du laboureur pour arracher un peu de vie à cette terre déshéritée. L’un de ces villages est Plozevet, je devrais dire l’un de ces abris. Les maisons sont réunies autour d’une église au fin clocher. Et plus loin que Plozevet, en revenant vers la mer, un menhir de près de 5 mètres de long porte une inscription rappelant le naufrage du vaisseau Les Droits de l’homme, en 1797. Les naufragés furent dévorés par la mer, et nombre d’entre eux, rejetés au rivage, sont enterrés ici, autour de la pierre, devenue le menhir des Droits de l’homme. Voici, d’ailleurs, l’inscription : « Ici, autour de cette pierre druidique, sont inhumés environ six cents naufragés du vaisseau Les Droits de l’Homme, brisé par la tempête, le 14 janvier 1797. Le major Piron, né à Jersey, miraculeusement échappé à ce désastre, est revenu sur cette plage le 21 juillet 1840, et dûment autorisé, a fait graver sur la pierre ce durable témoignage de sa reconnaissance. » Je retrouve ensuite la ligne nue de la baie d’Audierne, le sable blanc, les énormes pierres roulées et arrondies par le flot, la côte rocheuse, et, de temps en temps, un minuscule fjord bien orienté, un petit vallon, dont les pentes sont garnies d’une herbe douce. La mer n’est pas grosse, mais elle est bouillonnante et hargneuse, à certaines places, et toute prête, sous l’injonction du vent, à se transformer en furie.

Encore un arrêt à Plovan, puis à Tréguennec et à la chapelle de Notre-Dame de Tronoan, où j’arrive au crépuscule ; mais il fait suffisamment clair pour voir la chapelle, bâtie au milieu de la rase étendue, et le calvaire, le plus ancien de la Bretagne, construction massive à deux rangs de personnages, au-dessus desquels s’élèvent les trois croix.

Je m’aperçois là que je suis plus près de Penmarch que d’Audierne, où j’ai mon gîte, et je prends le parti de regagner Pont-Labbé, où je trouverai, plus facilement que parmi les landes, une voiture pour rentrer à Audierne. En route, la nuit venue, je songe à ma journée passée presque tout entière au bord des flots, et à d’autres journées semblables, où l’on n’a rien fait que marcher, s’allonger sur le sable, regarder, écouter, et qui laissent pourtant la sensation d’avoir agi. La mer, en réalité, agit pour nous. Nous ne nous lassons pas de la contempler, de la voir recommencer sans cesse les mêmes arrivées et les mêmes départs. Nous voyons son existence d’élément, et nous lui prêtons une autre existence expressive. Elle se prête à notre rêverie mieux que les choses immobiles, et j’en arrive à croire à une sorte d’affinité réelle entre notre pensée en recherche et ce monde agité. La raison de notre amour pour la mer, on la cherche et on la trouve dans le spectacle de ce perpétuel mouvement, qui nous fait croire à une sorte d’âme révoltée et inquiète des flots. Des rapports évidents existent entre l’individu humain et l’ensemble des choses, et nous sentons en nous, instinctivement ou avec réflexion, les mêmes rythmes que nous percevons dans l’espace. Lorsque nous regardons les croissances du flux et les décroissances du reflux, c’est encore nous que nous voyons, c’est de notre personnalité identique à l’univers que nous prenons conscience. Toutes les parcelles de la matière, même celles qui paraissent s’être détachées, et qui se sont organisées avec la faculté de déplacement, même celles qui sont arrivées à un état cérébral qui leur permet le voyage hors du visible, toutes continuent de participer à la vie de la planète, de faire partie du système où la terre évolue. Nous sommes tous, hommes qui avons pu nous croire le but, la fin de l’univers, — nous sommes tous de petites Terres, c’est-à-dire des points de la Terre soumis aux mêmes conditions vitales que les molécules en course avec nous dans l’infini.

LE CALVAIRE LE PLUS ANCIEN DE LA BRETAGNE, À TRONOAN.

Je ne sais si ces observations ont été déjà rêvées, entrevues, écrites. Je sais qu’elles naissent en moi chaque fois qu’il m’est donné d’apercevoir l’ensemble d’un paysage, la rondeur du globe, chaque fois, surtout, que le cercle de la mer m’apparaît au loin, que l’existence de l’eau se révèle par le perpétuel recommencement de son effort. Nous amplifions, nous imaginons sans doute lorsque nous parlons de la volonté d’un élément, lorsque l’hérédité des premières religions de nature qui est en notre esprit aryen se manifeste. Nous nous complaisons à croire à l’acharnement du vent qui se jette contre les obstacles, qui s’entête contre un arbre, contre une porte, qui s’introduit perfidement par un interstice, par une cheminée. Nous percevons la colère patiente de l’eau qui revient sans cesse ronger la même digue, se briser contre le même roc, jusqu’à ce qu’elle l’ait émietté, usé, emporté avec elle, à force de revenir à la charge pendant un siècle, pendant des siècles. C’est, croyons-nous, par habitude d’intelligence, par goût des entités, par extension mythologique et abus des mots que nous voyons ainsi. Ce vent qui circule, cette eau qui s’en va et revient, ne sont pas évidemment animés des passions et des sentiments que nous leur prêtons, mais c’est de ces grandes agitations qui font le tour de la Terre, de ces grands oscillements d’eau, c’est de toute la vie des choses, non complètement pénétrée encore, c’est de toute cette force que nous définissons attraction, pesanteur, mouvement, c’est de toute cette fatalité que viennent nos passions et nos sentiments à nous.

LA CHAPELLE DE NOTRE-DAME DE TRONOAN ET SON CALVAIRE.

Lorsque, au cours des six heures d’une marée, on reste, sans se lasser, sans connaître l’ennui d’une minute, à regarder les circuits de l’eau, ses avancées, ses retraits, ses élans pour revenir, il est bien difficile de ne pas voir là, dessiné sur cette grève en lignes absolument nettes, par les demi-cercles décrits, par les découpures de la vague, par l’ourlet de l’écume, le graphique stupéfiant des allers et des retours de notre volonté, de nos victoires et de nos défaites, des terrains conquis et abandonnés, de notre vie recommencée, tous les jours, dans des conditions que nous ne saurions enfreindre.

« L’océan parle à la pensée, » a dit Hugo. Il aide à faire comprendre un peu, comme le reste, la vie obscure où nous trouvons tous les problèmes, tous les mystères. Ce charme de la compréhension, on peut le trouver partout, dans un jardin minuscule où la merveille de la germination et du fleurissement s’accomplit, au creux d’un terrain où la géologie parle son langage éloquent et irréfutable. Mais nulle part, mieux qu’au bord de la mer, le travail de l’esprit et le repos du corps ne trouvent leur compte à la fois. La mer agit pour celui qui s’arrête au bord des flots, elle l’apaise et l’exalte tour à tour, elle a des moments pour ensommeiller sa pensée, d’autres moments pour lui suggérer l’activité spirituelle et sociale. Elle chante la même chanson contradictoire et perpétuelle qui est en nous, que nous nous plaisons à entendre en dehors de nous, que nous ne nous lassons pas d’entendre,

Ces impressions, formulées au retour des grèves de Plovan, je les avais déjà ressenties ailleurs, et je les ressens encore pendant les arrêts au bord de la mer, lorsque je m’en vais d’Audierne vers la pointe du Raz, par Esquibien et Saint-Tugean, où l’église gothique et Renaissance conserve, dans un reliquaire, une clef de fer qui a appartenu à saint Tugean, et qui sert à perforer des petits pains, lesquels sont destinés à mettre en fuite les chiens enragés. Avec la clef, il y a les dents du saint, enchâssées dans une mâchoire en argent doré, et dont le contact guérit les maux de dents. En l’honneur du saint, beaucoup d’hommes du pays portent encore des vestes avec une clef brodée dans le dos, et des chapeaux où pend une clef de plomb, attachée au ruban.

Jusque-là, il y a eu quelques arbres, des chênes, des pins. Après Saint-Tugean et Primelin, il n’y en a plus. Il y a des moulins à vent, puisqu’il y a du vent sur les coteaux d’où l’on voit écumer la mer houleuse. Il y a des dolmens. Il y a la chapelle de Notre-Dame-de-Bon-Voyage. Il y a le village de Plogoff, fondé par saint Collédoc, évêque devenu ermite, et qui se trouva mieux ici qu’à la cour du roi Arthur. Ce Plogoff n’est pas déplaisant. Imaginez un village dispersé sur des ondulations de terrain. Une maison ici, deux autres là, trois ou quatre plus loin encore et la douzaine autour de l’église. Ce terrain dénudé, de maigres cultures alternant avec des landes abondantes, est beau de couleurs et de lignes : il est fait de grands espaces d’ajoncs d’un vert sombre, fleuris d’or, de moissons fauves, de sables blancs, de rochers grisâtres, de petits murs de pierres, et parmi tout cela, les clochers, les petites maisons disséminées, avec leurs toits bleus.

Qu’un agile rayon de soleil parcoure cette étendue, illumine de sa lueur ces humbles aspects, et ce terrible pays devient riant. Les femmes y sont avenantes, empressées à renseigner le voyageur. Les enfants sont familiers. Pour les hommes de cette région du cap, ils sont d’une beauté particulière, grands, le profil régulier, l’expression du visage grave ; du moins, les quelques-uns que j’ai aperçus étaient ainsi, et me semblèrent bien en conformité de style avec ces paysages sévères. À Lescoff, c’est la dernière réunion de maisons avant la pointe du Raz.

Encore deux kilomètres par la lande, et c’est le phare, — devenu « l’ancien phare ». Ce n’est pas ici la fin de la terre, puisqu’il y a encore l’île de Sein, et ce n’est pas même le dernier phare, puisqu’il y a encore au large le phare de la Vieille, au feu vert, le phare de Tévennec et le phare d’Armen, bâti aussi en pleine mer, en avant de l’île de Sein, mais c’est la fin d’un continent et la pointe la plus avancée de la Bretagne avec la pointe Saint-Mathieu.

LA POINTE DU RAZ.

Cette première fois où je suis allé à la pointe du Raz, j’ai admiré, tout d’abord, ce phare élevé sur le haut promontoire, et j’ai eu plaisir à la conversation de l’un des gardiens. C’était un homme grisonnant et borgne, qui faisait son métier en conscience, prenant son tour de veille ici, et s’en allant passer sa huitaine ou sa quinzaine, je ne me souviens plus, au phare en pleine mer. Il lisait des journaux, avait des livres, exprimait des opinions fort sensées sur les événements qui se passaient par le monde. Je fus bien surpris, plus tard, d’apprendre que cet homme paisible et sage avait été pris de vertige et de folie, et qu’il avait commis un crime qui, pour être passionnel, n’en était pas moins un crime, étranglant sa femme qui habitait un village du cap. J’ai déploré que l’image de cet homme fût ainsi atteinte et raturée dans mes souvenirs. Je l’aurais voulu détaché des misères de la jalousie et des drames qui naissent de la vanité offensée, de l’amour déçu, de la méconnaissance du réel. La contemplation de l’océan lui aura communiqué, non la sérénité de ses étendues calmes, mais la rage de ses tempêtes, et c’est une preuve de plus, hélas ! de cette affinité que j’essayais d’établir entre les mouvements de notre pensée et les mouvements des éléments qui semblent, eux aussi, animés d’une pensée consciente. Comment l’homme s’arrachera-t-il donc aux fatalités qui l’enserrent et dominera-t-il les forces sourdes et aveugles qui luttent sans cesse dans le champ clos de la nature ? Quel spectacle nous donnera le calme de la supériorité que nous revendiquons si hautement ? Est-ce l’immensité étoilée ? Au moins là, nous ne voyons que rythmes et lumières, nous ne pouvons être affectés par les chocs inaperçus des astres, et pouvons croire qu’ils se meuvent en vertu de lois à jamais inviolables. Le pauvre gardien de phare n’avait pas assez regardé les étoiles : il ne s’arrêta pas à ces réflexions et il quitta, je crois bien, son phare pour le bagne.

LE RAZ DE SEIN : « JAMAIS HOMME N’A TRAVERSÉ LE RAZ SANS AVOIR PEUR OU MAL », DIT UN PROVERBE.

Je me souviens, comme si c’était d’hier, que ce fut lui qui me guida, avec un soin parfait, pendant la visite que je fis du promontoire. Cette visite n’est pas dangereuse pour qui a la tête à l’abri du vertige et le pied sûr, mais encore faut-il savoir choisir les pierres, les sentiers, les marches, qui permettent de faire le tour de cet immense bloc déchiqueté, fendu de crevasses, ouvert en abîmes. Il n’y a pas deux chemins, et le chemin unique n’est pas facile à trouver. Les gamins qui nous suivent ne s’en soucient guère, se laissent glisser sur les pentes, s’agrippent aux pierres pointues, disparaissent dans les trous, reparaissent comme s’ils sortaient d’une trappe et font toute cette gymnastique et tous ces tours de force, dont je les dispenserais bien, pour m’apporter une touffe de fleurs jaunes et parfumées, cueillies au versant de quelque gouffre. Je ne puis me livrer à ces exercices, auxquels m’ont peu préparé les marches et contre-marches les plus rapides à travers les rues de Paris. Je suis donc prudemment mon compagnon, qui m’aide de ses indications et parfois de la main, quand le passage est trop glissant et trop difficile. C’est le commencement du voyage qui est le plus scabreux, au long de la partie nord de la pointe. C’est aussi la partie la plus belle, je veux dire la plus effrayante et la plus grandiose. L’Enfer de Plogoff est un trou dans lequel il ne ferait pas bon de tomber : les parois rouges de ses rochers n’offriraient aucun arrêt à la chute, et la mer en bas fait songer, par ses flots, ses écumes, sa clameur, à une troupe de bêtes féroces qui s’agitent dans un cachot trop étroit, et dont la fureur demande une proie.

L’ENFER DE PLOGOFF. LA MER FAIT SONGER À UNE TROUPE DE BÊTES FÉROCES.

Le spectacle de la pointe du Raz n’est pas plus effrayant que le spectacle de la pointe de Penmarch. Mais ici, au Raz, l’horreur est plus condensée, le promontoire se présente en un seul bloc plus imposant. La mer n’est pas plus grande ni plus violente, mais sa violence aussi apparaît plus concentrée, dirigée avec plus d’opiniâtreté et de violence sur l’obstacle. Et puis, il n’y a pas seulement la pointe du Raz et la mer, il y a le raz de Sein, le courant créé entre le continent et l’île de Sein, et cela, c’est un spectacle unique, c’est un passage d’eau d’une violence extraordinaire. On est surpris d’y voir passer les bateaux de pêche et les navires par les mauvais temps. Ils y passent pourtant, et l’homme donne ici une preuve de son intelligence et de sa hardiesse. Il se confie avec crainte à cette eau qui court d’un mouvement vertigineux, mais il s’y confie, malgré tous les dictons que l’on connaît, celui-ci : « Jamais homme n’a traversé le Raz sans avoir peur ou mal ; » et cet autre, qui a la forme d’une prière : « Mon Dieu, secourez-moi pour traverser le Raz, mon bateau est si petit et la mer est si grande ! » De fait, les vagues courent là librement avec des allures peu engageantes. C’est immense et sinistre, et même il n’y a pas de rayon de soleil qui tienne : les mâchoires des vagues sont plus visibles, voilà tout. Auprès de cette mer en folie, la pointe du Raz prend une physionomie bonasse, et je reste un assez long temps assis sur un des rochers de la pointe à me réjouir du bienfait de la terre ferme. J’achève ensuite le tour du promontoire par le versant sud, moins ravagé et périlleux que le versant nord.

UN VIEUX PÊCHEUR.

Je monte ensuite au sommet du phare, d’où la vue s’étend, en face, sur la mer et l’île de Sein ; à droite, sur la baie de Douarnenez, la pointe de la Chèvre, la pointe Saint-Mathieu, Ouessant ; à gauche, sur la côte de la baie d’Audierne, la pointe de Penmarch. Si l’on regarde vers la terre, l’aspect du cap est bien étonnant aussi, avec ses maisons dispersées, ses clochers pointus, les compartiments de ses champs entourés de pierres. On revient à la mer, on revoit l’assaut contre les tristes rochers sombres, on écoute le tumulte de bataille qui ne cesse pas, les vociférations des victorieux et les plaintes des égorgés.

Le phare quitté, je vais errer dans le sable de la baie des Trépassés, sur une plage qui est une plage comme une autre. Je ne sais si l’on bâtira jamais un casino à proximité, et si les cabines des baigneurs y seront bien nombreuses. Le nom suffirait à éloigner les personnes frivoles qui n’aimeraient pas loger à une telle enseigne expliquée de deux manières : on dit que les druides morts étaient embarqués là pour l’île de Sein, on dit aussi que les courants apportent sur ce sable les cadavres des naufragés. Il semblerait qu’il y ait d’autres raisons pour que la mode ne vienne pas trôner ici pendant la belle saison : le pays est vraiment aride, sans ombrages et sans ressources, et je ne vois guère que les peintres, en quête de « motifs » peu ordinaires, qui puissent venir chercher un gîte au plus près, au hameau de Lescoff ou au village de Plogoff. Tout de même, il y a maintenant deux hôtels à la Pointe du Raz, et l’on ne peut deviner les destinées de cette côte sauvage. Que le snobisme s’en mêle, et nous voilà avec une station balnéaire de plus. Ce que je puis dire à ceux qui seraient tentés d’y venir passer leurs vacances, c’est qu’ils ne verront nulle part de plus belles arrivées de vagues, de formes plus concentriques, de succession plus régulière, que celles qui viennent s’étaler et mourir sur la plage éblouissante de blancheur de cette baie des Trépassés.

LE PHARE DE TÉVENNEC, AU LARGE DE LA POINTE DU RAZ.

Un voisinage peu fait pour recréer les villégiateurs est celui de l’étang de Laoual, qui forme avec la baie des Trépassés, sans cesse parcourue par les lames, le plus formel contraste. Autant la plage est fraîche et agitée, autant le marécage est immobile et fétide : son eau a des teintes livides, plombées, funèbres, c’est une étendue morte à quelques pas de la mer agitée, et c’est l’étang, plus que la baie, qui rend sinistre ce paysage qui pourrait n’être que terrible, aux jours de tempête, avec des accalmies charmantes. Quelle que soit la saison et quelque temps qu’il fasse, je doute que cet étang de Laoual puisse prendre meilleure physionomie. La légende explique son aspect mystérieux et redoutable par la présence, sous ses eaux, de la ville d’Is. La ville d’Is, que l’on croit découvrir à Penmarch, serait donc aussi à la pointe du Raz ; mais n’est-elle pas encore signalée sur d’autres points de la côte de Bretagne, à Saint-Michel-en-Grève, par exemple ? Acceptons de la voir encore ici, sous cette eau terne, bordée de joncs et de roseaux, fleurie çà et là de nénuphars. Quelques femmes y rincent du linge, comme faisait peut-être au temps jadis la princesse Ahès, appelée aussi Dahut : on montre bien la fontaine où le roi Grallon venait lui-même remplir sa cruche. Cette ville d’Is aurait été, par le fait de Dahut, un foyer de débauche. Dahut faisait conduire, chaque soir, au fond d’une retraite, quelque jeune étranger qu’un homme noir lui amenait masqué (cela ressemble tout à fait à l’histoire de Marguerite de Bourgogne et de la Tour de Nesle). Après l’orgie, au point du jour, l’étranger était étouffé sous son masque à ressort, et son cadavre jeté dans un gouffre. Pour ces méfaits, la ville fut donc détruite, non par le feu du ciel, comme Adama, Gomorrhe, Seboïm, Segor et Sodome, mais par la mer qui s’avança vers elle et l’engloutit.

Voici comment le P. Albert le Grand de Kerigonval, né à Morlaix vers la fin du xvie siècle, raconte la disparition d’Is dans sa Vie des Saints de Bretagne : « Saint Guennolé allait souvent voir le roi Grallon en la superbe cité d’Is (située sur le bord de la mer, entre le cap de Fontenay et la pointe de Croazon, où, de présent, est le golfe ou baye de Douarnenez), et preschoit fort hautement contre les abominations qui se commettaient en cette grande ville, tout absorbée en luxes, débauches et vanitez, mais demeurans obstinez en leurs peschez ; Dieu révéla à saint Guennolé la juste punition qu’il en vouloit faire ; saint Guennolé estant allé voir le roy, comme il avoit de coustume, discourans ensemble, Dieu luy revéla l’heure du chastiment exemplaire des habitans de cette ville estre venuë. Le saint, retournant comme d’un ravissement et extase, dit au roy : Ha ! Sire, Sire ! sortons au plus tost de ce lieu : car l’ire de Dieu le va présentement accabler ; Votre Majesté sçait les dissolutions de ce peuple ; on a eu beau le prescher, la mesure est comble ; faut qu’il soit puny ; hastons-nous de sortir, autrement nous serons accueillis et enveloppez en ce mesme malheur. Le roy fit incontinent trousser bagage ; et, ayant fait mettre hors ce qu’il avoit de plus cher, monte à cheval, avec ses officiers et domestiques, et, à pointe d’éperons, se sauve hors la ville. A peine eust-il sorti les portes, qu’un orage violent s’éleva avec des vents si impétueux, que la mer, se jetant hors des limites ordinaires, et se précipitant de furie sur cette misérable cité, la couvrit, en moins de rien, noyant plusieurs milliers de personnes, dont on attribua la cause principale à la princesse Dahut, fille impudique du bon roy, laquelle périt en cet abysme, et cuida causer la perte du roy en un endroit qui retient le nom de Toul-Dahut ou Toul-Alc’huez, c’est-à-dire le pertuis Dahut ou le pertuis de la Clef, pour ce que l’histoire assure qu’elle avoit pris à son père la clef qu’il portoit pendante au col, comme symbolle de la royauté. Le roy, s’estant sauvé d’heure, alla loger à Land-Tevennec, avec saint Guennolé, lequel il remercia de cette délivrance, puis se retira à Kemper. »

Une autre version explique que la ville d’Is était protégée par une immense digue percée d’écluses dont le roi Grallon possédait les clefs. C’est saint Guénolé encore qui vient prévenir le roi que sa fille, en possession de la clef de la grande écluse, a ouvert la porte aux flots. Grallon se hâte de s’enfuir, prenant sa fille sur son cheval. Mais la mer gagnait sur eux, et le roi entendit une voix : « Grallon, si tu veux être sauvé, débarrasse-toi du démon que tu portes en croupe. » Dahut tomba, les flots se jetèrent sur elle, et s’arrêtèrent, apaisés.

Quoi qu’il en soit, les archéologues et les historiens s’accordent avec les auteurs de légendes pour accepter qu’une ville ait existé dans ces parages. Quant à son importance, elle est bien impossible à établir. Ce ne sont pas de bien grandes preuves que les pierres trouvées çà et là dans les terres et au bord des flots. Qu’un petit havre de la côte s’appelle encore Toul-ar-Dahut, le Gouffre de Dahut, ce n’est qu’une preuve verbale à l’appui de la légende. Émile Souvestre, qui a traité tous ces sujets en un agréable esprit romanesque, s’en réfère au chanoine Moreau, qui raconte qu’ « en 1586, on voyait, à l’entrée de la baie de Douarnenez, des restes d’édifices ayant tous les caractères d’une haute antiquité, et qu’il n’était pas rare de découvrir sur le rivage des cercueils en pierre, comme on en faisait aux ive et ve siècles. » Il affirme également qu’ « on y distinguait deux anciennes routes pavées, et qui conduisaient, l’une à Kemper, éloignée de 9 lieues, l’autre à Carhaix, située à 13 lieues de la baie ». Je cite encore, sur cette intéressante question, Cambry, qui explora le Finistère au début du xixe siècle. Il recueille les dires d’un pêcheur de Douarnenez, nommé Hervé Chenay, qui a trouvé, à la pointe du Raz, « des murs à quatre ou cinq brasses de profondeur. Son ancre s’arrête sur ces murs ; en la laissant tomber des deux côtés, il en suit la direction sans rencontrer d’inégalités, comme cela aurait lieu pour des rochers… Enfin, dans les fortes tempêtes, quand les sables sont enlevés par les fureurs de l’ouragan, on aperçoit, au fond de la baie, de larges troncs d’ormeaux, d’une couleur noire et dont la position a une apparence de régularité ». Qu’il y ait des pierres et des arbres sous l’eau, c’est-à-dire des terres envahies par la mer, cela n’a rien d’inadmissible. Quant aux cercueils de pierre et aux chaussées pavées, sépultures gauloises, routes romaines, il n’en ressort pas de preuves particulières de l’existence de la ville d’Is.

UN BATEAU SARDINIER EN MER, PRÈS DE L’ÎLE DE SEIN.

Le trajet entre la presqu’île et l’île de Sein peut s’effectuer par des bateaux de pêcheurs, mais on peut leur préférer le bateau-courrier qui fait, chaque semaine, le voyage d’Audierne à l’île. Le temps met souvent obstacle au départ ou au retour, mais enfin on voit, avec ce bateau, je ne sais quelle garantie d’arrivée. Les habitants de Sein ne sont en communication régulière avec le continent que pendant sept ou huit mois de l’année. Le reste du temps, lorsque l’île est attaquée par la tempête, ou noyée, doublement noyée, dans la mer et dans le brouillard, les gens sont isolés du reste du monde, ne reçoivent aucun approvisionnement du dehors, n’ont pour vivre que leurs provisions, conserves de poissons, congres séchés et salés, assaisonnés avec des pommes de terre.

LE CIMETIÈRE DE L’ÎLE DE SEIN.

L’île de Sein, « Enez Sizun », la terre légendaire des prêtresses druidiques, ressemble à une carcasse de radeau que les flots achèveraient de ronger. Ce rocher informe, dominé par un phare entouré de bandes de rochers sinistres embusqués dans les lames, a une longueur d’environ 2 kilomètres sur une largeur moyenne de 1 kilomètre. Vers le milieu, le plateau se rétrécit à l’endroit où se creuse le port, occupé par les canots de sauvetage et par une flottille d’une trentaine de bateaux de pêche. Au delà, sont bâties les petites maisons du bourg qui abritent neuf cents personnes environ. Sur cet étroit territoire, la mer déferle. Il a fallu construire des digues, détruites en partie par la tempête de 1896, qui détruisit aussi plusieurs bateaux : Sein resta une quinzaine de jours isolée. Le fait n’était pas nouveau, et les tempêtes de 1756, 1865, 1879, sont restées célèbres. Je n’ai pas à prévoir, en cette belle saison, l’aventure de rester prisonnier dans l’île, et je puis facilement et assez rapidement accomplir l’excursion, partir un matin d’Audierne, et y revenir le surlendemain. La mer est calme dans la baie d’Audierne, et s’il y a des moments difficiles à passer dans le Raz, parmi les écueils de la Vieille, si l’on ne retrouve que pendant trop peu de temps un sentiment de sécurité lorsque la haute mer est abordée, le bateau bientôt repris dans les rochers qui entourent Sein, on connaît encore une fois cette joie d’aborder sain et sauf dans le port Saint-Guénolé, qui se creuse au centre de l’île. Des maisons, très propres et solides, couvertes en ardoises, s’étagent au-dessus de la rade. Parmi elles, une auberge où je descends. Je passe là presque deux journées. Deux journées sous le soleil, pendant que la mer chante tout autour de l’île sa chanson de sirène. Deux journées à errer sur cette terre sans arbres, où il y a des champs très divisés, entourés de petits murs, blé, orge, seigle, choux, pommes de terre, des espaces d’herbe fine, des plants de mauve, des touffes d’anis, et toute la flore humide de la mer, du goémon, du varech dont on extrait la soude en le brûlant dans des fosses de pierre. Aucun arbre, pas même au cimetière, comme à Ouessant. Partout des pierres, des cailloux, autour des champs, sur les champs, dans les chemins, les sentiers : il semble que l’île ait été lapidée par la mer. Des temps mégalithiques, il n’y a plus que quelques vestiges : une des roches de Gador creusée en forme de siège, la Chaise ; deux menhirs penchés l’un vers l’autre et qui semblent chuchoter, les Causeurs ; un dolmen à la pointe du Méneil ; une pierre branlante, dite Men-Cognoc. Les maisons du bourg sont réunies autour de l’église, quelques groupements représentent des faubourgs. Il y a des vaches, mais pas de chevaux, pas de moutons. Les hommes, grands et bruns, sont tous pêcheurs, pêchent le congre, le turbot, la langouste. En ces jours d’été, l’île est tout animée par le mouvement de la pêche. Les femmes, aux yeux noirs, plus fines que les Ouessantines, ont une beauté sérieuse, un air réfléchi, une préoccupation, une gravité, qu’augmentent encore leurs noirs vêtements, leurs coiffes noires. Elles cultivent la terre, ramassent le goémon, tiennent la maison aux murs peints, aux meubles luisants garnis de cuivres, vont chercher l’eau aux citernes. Le pain, la viande fraîche, viennent d’Audierne. L’alcool règne. Mais je lis la notice, si belle, si complète, par laquelle Charles Le Goffic a résumé l’île de Sein, et je ne puis que noter les traits de mœurs qu’il décrit si fortement : les mariages entre îliens, le partage des terres à l’amiable, la piété qui envoie les îliens en pèlerinage à Auray et à Lourdes, le culte à saint Corentin, à saint Guénolé, la poussière ramassée dans la chapelle de Corentin et jetée au vent pour obtenir une bonne traversée, le charme des locutions ordinaires, l’absence d’impôts, le partage, entre le patron et les hommes d’un équipage, d’un pain façonné en bateau, l’immigration des Paimpolais, les orphelins toujours recueillis par leurs parents, les pratiques criminelles et les actes héroïques, les hommes de Sein pilleurs d’épaves, mais grands sauveteurs d’hommes.

DÉBARQUEMENT AU PHARE D’ARMEN.

L’île de Sein se continue par la terrible Chaussée de Sein. On a mis un veilleur et un avertisseur au bout de ces rochers : le phare d’Armen, dont la base plonge dans l’eau, et où les gardiens et les visiteurs doivent être hissés. Cette petite lumière perdue sur la mer, c’est la fin de la Bretagne.


Gustave Geffroy.


FIN DE LA TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE


LA MER.
  1. Suite. Voyez pages 409, 421, 433, 445, 457 et 469. — Les photographies qui ont servi aux illustrations sont de M. Paul Gruyer.