George Sand, sa vie et ses œuvres/3/7

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Plon et Nourrit (3p. 634-696).


CHAPITRE VII


Un petit aperçu d’histoire littéraire. — Les œuvres de George Sand de 1843-1847. — Romans champêtres et romans socialistes. — Jeanne. — De Latouche. — Le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, la Mare au Diable, les Noces de Campagne, Mœurs et coutumes du Berry, les Visions de la Nuit, Monsieur Rousset, François le Champi, la Petite Fadette, les Maîtres Sonneurs, Teverino, le Piccinino.


Qu’on nous permette maintenant une petite excursion en pleine histoire littéraire. Le romantisme qui envahît depuis la fin du dix-huitième siècle et surtout depuis le commencement du dix-neuvième siècle toutes les manifestations de l’art en Europe (et qui fut selon quelques penseurs une suite naturelle de la grande Révolution), eut pour résultat direct de pousser tous les poètes et romanciers, les musiciens et les peintres à étudier d’abord les monuments du moyen âge, les légendes, les contes, les chansons et les croyances populaires, — puis peu à peu, à observer les mœurs populaires contemporaines, les usages, les croyances, les coutumes locales, et enfin, la vie populaire telle qu’elle est.

La recherche du fantastique, du moyenâgeux, du pittoresque mena au national et au populaire, puis, bien conformément en cela à l’évolution radicale dans les idées politiques et sociales, aux romans socialistes et aux paysans (idéalisés ou zolaïsés, cela n’importe pas).

Il est donc très compréhensible : primo que dans le second et le troisième quart du dix-neuvième siècle, dans tous les pays européens, surgissent en musique, en peinture, en architecture, des courants nationaux, des écoles nationales, et secundo qu’en littérature, après une période de créations toutes romantiques et de nouvelles historiques, apparaissent partout et simultanément : des œuvres peignant la vie quotidienne de la classe moyenne, puis des romans sociaux, soulevant toutes sortes de problèmes sur les institutions humaines, et enfin, des romans champêtres.

Bref, nous avons devant nous, non des faits personnels ou privés, mais généraux, universels, communs à l’art et à la littérature de tous les pays de l’Europe. Nous pouvons observer dans l’œuvre de George Sand cette même évolution littéraire, tracée par nous aussi sommairement que possible.

Nous avons démontré combien la genèse de Consuelo, roman romantico-historique, était étroitement liée à un roman purement socialiste (le Compagnon du tour de France). D’autre part les romans « socialistes » : Horace, le Meunier d’Angibault, le Péché de M. Antoine, sont une prédication de presque tous les dogmes qui attiraient l’attention de la romancière dans les doctrines des taborites (la négation communiste de la propriété, de l’héritage ; la négation de toutes les divisions sociales, des privilèges de castes et de classes). En même temps, l’intérêt suggéré par les tendances de l’école romantique pour toutes les légendes locales, les croyances et les usages ; l’attention toute spéciale éveillée par Jean Reynaud et Henri Martin sur les monuments celtiques, les dolmens, les cromlechs et les légendes de l’antique Gaule d’une part, et de l’autre pour la personne de Jeanne d’Arc, suggérèrent à George Sand le désir de lire dans l’âme d’une paysanne inconsciente, vivant non par le raisonnement, mais par le sentiment, ayant autant de croyances que de superstitions. Elle écrivit Jeanne.

Ce roman garde jusqu’à nos jours un charme et une fraîcheur extrêmes grâce à sa poétique peinture des croyances païennes existant encore dans le centre même de la France du temps de Mme Sand et curieusement mêlées avec les croyances catholiques et des bribes de traditions préhistoriques et historiques ; grâce aussi à la ravissante et originale figure de l’héroïne. C’est en même temps un essai génial à pénétrer la psychologie de Jeanne d’Arc, ce personnage historique si mystérieux, et de peindre la plus naïve fille des champs, illettrée et simplette[1]. Mais à son tour, ce roman fut le précurseur de tous les autres romans champêtres de George Sand. C’est de la même racine que surgit aussi toute une série d’études ethnographiques et d’esquisses locales nous peignant les usages, les coutumes, les croyances et la vie des paysans berrichons. George Sand écrivit un grand nombre de ces études en même temps que ses œuvres plus considérables. Tels sont : Mouny Robin, la Noce de campagne (épilogue de la Mare au Diable), les Visions de la nuit à la campagne (une série d’études servant de texte aux dessins fantastiques de Maurice Sand), le Père Va-tout-seul, la Vallée noire, la Berthenoux, le Cercle hippique de Mézières-en-Brenne, les Tapisseries du Château de Boussac, les Bords de la Creuse et plus tard, Pierre Bonnin (dédié à Tourguéniew après la lecture des ses Récits d’un chasseur), sans parler des innombrables paysans disséminés dans tous les romans et nouvelles de George Sand, avant et après les romans paysans dans le sens exact du mot.

L’auteur lui-même, dans la préface de Jeanne, dit en toute justesse :

Jeanne est une première tentative qui m’a conduit à faire plus tard la Mare au Diable, le Champi et la Petite Fadette

Il juge cette tentative manquée, parce qu’il a fait mouvoir l’héroïne dans un cadre qui lui était impropre ; ce qui a été évité dans les romans champêtres ultérieurs, dit-il. L’auteur nous semble injuste envers lui-même en déclarant le roman « mal réussi » et en taxant son héroïne de peu naturelle, par la seule raison qu’elle se meut au milieu de gens appartenant à une autre classe. Dans ce roman, tout comme dans la vie réelle, des gentilshommes, des petits bourgeois, des paysans et des rôdeurs de grand chemin se rencontrent, se coudoient, agissent les uns sur les autres, et c’est justement ce heurt de différentes idées, habitudes et croyances, et même de différentes manières de comprendre les mots qui permet à chacun des personnages de dévoiler son caractère, sa nature, de façon bien plus aisée, plus éclatante que si chacun d’eux était peint entouré seulement de ses pareils.


Ainsi donc Jeanne est un roman aussi « champêtre » que la Mare au Diable, et un roman aussi « socialiste » que le Meunier ou le Péché de M. Antoine.

Enfin rappelons encore une fois au lecteur que Mouny-Robin, esquisse d’après nature d’un paysan braconnier, parut dans la Revue des Deux Mondes dès 1841 ; que la Mare au Diable fut publiée en 1846, sa célèbre préface parut dans la Revue sociale de Pierre Leroux en décembre 1845 et le roman fut écrit et lu à la sœur de Chopin déjà en septembre 1844[2] ; que le roman inachevé Monsieur Rousset, dont l’action devait se passer pendant la grande Révolution et peindre les mœurs et les croyances des campagnards berrichons, fut commencé dès 1847 ; que François le Champi avait commencé à paraître dans le Journal des Débats le 31 décembre de cette même année de 1847 : son dernier chapitre y parut le 14 mars 1848[3], que la Petite Fadette même parut déjà le 1er décembre 1848 ! Donc, indépendamment des causes historico-littéraires universelles, nous devons reconnaître que les événements de 1848-49, l’effroi qu’ils produisirent et le désir d’oublier la sanglante actualité dans l’idylle champêtre, ne sont aucunement les vraies causes de la genèse de ces romans. S’il faut prendre au pied de la lettre les mots de la seconde préface de la Petite Fadette (que les horribles journées de juin 1848 et toute l’atmosphère de la guerre civile, avec ses haines universelles, éveillèrent chez l’auteur le désir de se plonger dans la vie douce, confiante et innocente des âmes simples et de n’être pour le lecteur rien qu’aimable, c’est-à-dire de ne lui conter que de douces et aimables histoires), il ne le faut que par rapport à ce roman même, et encore en ne donnant à cette influence des faits politiques non la valeur d’une cause, mais bien celle d’une occasion qui détermina la création de ce roman. N’oublions pas, non plus, que dans la première préface de la Petite Fadette, parue en décembre 1848, écrite en septembre de cette année et jamais réimprimée depuis en tête du roman[4], Mme Sand disait à son ami Rollinat qu’elle voulait, pour échapper à l’horrible réalité, « revenir à ses moutons, c’est-à-dire à ses bergeries », et écrire une histoire « pour faire suite avec la Mare au Diable et François Champi à une série de contes villageois que nous intitulerons classiquement les Veillées du chanvreur… ». Donc, trois de ces romans champêtres et toute une série d’études de mœurs berrichonnes furent écrits avant 1848 et sont organiquement liés, dans le passé, avec les soi-disant romans socialistes, et dans le prochain avenir, avec cette même Fadette.

Il y a plus, dans la préface du Champi (— le lecteur le verra tout à l’heure —) George Sand nous dévoile un autre motif, d’un ordre purement littéraire et philosophique, qui la guida dans le choix du sujet et de la forme de ses romans champêtres.

Voilà pourquoi nous ne parlerons pas d’eux après 1848, comme cela se fait toujours, mais nous les analyserons immédiatement après Jeanne et après deux romans ultérieurs par leur date de publication, mais qui, par des raisons intimes, devraient être ses devanciers : le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine.

La publication de l’Éclaireur de l’Indre et la recherche d’un rédacteur furent la cause de la réconciliation de George Sand avec un vieil ami à elle. Lorsqu’elle travailla à créer ce journal, Duvernet, Fleury et Planet se mirent à recruter des collaborateurs et des co-rédacteurs, ils s’adressèrent entre autres, comme nous l’avons dit plus haut, à cet homme de lettres berrichon, qui fut le premier mentor littéraire et le conseiller de George Sand aux débuts de sa carrière, à Henri de Latouche. Il est évident que ce vieux misanthrope et hypocondriaque, qui fut au fond le cœur le plus tendre et le plus aimant, n’attendait qu’un prétexte pour revoir son « cher George » dont il était séparé depuis plusieurs années. C’est ainsi que le 5 janvier 1844, il lui écrivit une lettre très sincère et très simple qui toucha Mme Sand énormément : il lui disait franchement que ses amis à elle le priaient de prêter secours au journal l’Éclaireur, très heureux de lui tendre la main, il lui demandait seulement d’en faire autant, c’est-à-dire de donner une petite satisfaction à son amour-propre en consacrant dans la Revue indépendante « une demi-page à son recueil de poésies, intitulé les Adieux, où elle trouvera peu de talent, mais quelques pensées généreuses et sincères », disait-il. George Sand, pour sa part, fut bien contente de faire la paix avec son vieux grognon d’ami qui avait jadis rompu avec elle sous un prétexte imaginaire, la soupçonnant du « désir de blesser son amour-propre[5] ». George Sand s’empressa donc de satisfaire à son désir. Le 10 janvier, l’article de George Sand sur les Adieux de de Latouche parut, dans la Revue indépendante, puis on imprima des vers inédits du poète Berruyer dans la même revue, et la paix fut signée. Pendant cinq jours, du 5 au 10 janvier, comme au bon vieux temps, Latouche bombarda Mme Sand de lettres et de billets dans lesquels tantôt il se réjouissait de leur réconciliation, tantôt son amour-propre et sa dignité se défendaient contre de prétendues injustices arrivées autrefois, assurait-il, mais enfin la glace fut rompue. Latouche fit son apparition dans le petit logis du square d’Orléans, revit son adorée Solange, non plus le « gros enfant mangeur de groseilles » de jadis, mais une belle jeune fille de quinze ans[6], il fit la connaissance de Chopin et de Maurice, et surtout, surtout il revit son « cher George » ! Et immédiatement, oubliant onze longues années, il se mit à admirer son talent, à analyser, à critiquer ses œuvres, à lui donner des conseils, à se mettre en quatre pour sa plus grande gloire et son plus grand profit littéraire, comme il le faisait autrefois.

Or, George Sand, qui n’avait plus, depuis sa rupture avec la Revue des Deux Mondes, un revenu mensuel assuré et fixe, ne gagnant rien à la Revue indépendante, soutenant l’entreprise (le pianotype) de Leroux et ayant besoin de grandes sommes d’argent pour la publication de son propre Éclaireur de l’Indre, avait justement commencé à écrire Jeanne et songeait à la vendre ou à la placer le plus lucrativement possible, afin de pourvoir à toutes ces dépenses. De Latouche se mit aussitôt à faire des démarches pour faire accepter Jeanne dans quelque journal ou revue, ou pour la faire éditer avantageusement. Après de longs pourparlers avec divers « hommes d’affaires » et plusieurs éditeurs : Falempin, Durmont, Boullé, La Chapelle, Anténor Joly, (qui publiait alors le Courrier français et était en même temps le directeur du théâtre de la Renaissance), et d’autres encore, Jeanne fut prise enfin par le célèbre docteur Véron qui avait alors l’intention de « reconstituer le Constitutionnel » sur de vastes bases. Il désirait un début éclatant, aussi se montrait-il prodigue, proposant les plus tentantes conditions aux écrivains les plus célèbres : Balzac, Alexandre Dumas père, Eugène Sue, George Sand, etc. Dans ses Souvenirs parus sous le titre de Mémoires d’un bourgeois de Paris, Véron s’exprime ainsi :


… La publication du Juif errant fut précédée d’un roman de George Sand, ayant pour titre Jeanne. Ce petit chef-d’œuvre servit, pour ainsi dire, de ligne de démarcation bien tranchée entre le vieux Constitutionnel, qui venait de finir, et le nouveau Constitutionnel, que je m’efforçais de mettre en crédit auprès du public.

La remise de la copie aux époques convenues, le choix des titres, l’intérêt du sujet, tout cela était si important pour ramener au Constitutionnel une clientèle nombreuse, que je n’en dormais pas.

Je publie ici trois lettres de George Sand, qui mettent en relief toutes mes impatientes anxiétés et sa consciencieuse obligeance à les calmer…[7].

Or, ce n’est pas trois, mais bien quatre lettres de George Sand que nous y trouvons, et ces lettres ne se rapportent pas toutes à Jeanne ; elles ont trait à un autre roman : nous le verrons tout à l’heure.

Avant que la publication de Jeanne dans le journal de Véron fût définitivement décidée, de longs jours s’écoulèrent. Toute une série de lettres de Latouche à Mme Sand est consacrée à ces pourparlers, ces calculs et enfin à l’heureuse clôture de ces conférences par la signature du contrat.

Ces mêmes lettres nous apprennent que le roman et son héroïne principale ne s’appelaient pas d’emblée Jeanne, mais Claudie, ce n’est que plus tard qu’elle fut rebaptisée, et le nom primitif, Claudie, fut donné à l’un des personnages secondaires du roman, la jolie chambrière campagnarde, amie de la jeune châtelaine Marie de Boussac (portrait de la petite femme de chambre de Solange, la jolie Luce). De Latouche écrit à George Sand à propos de ce changement de nom, la veille de la signature du contrat avec Véron :

Mardi.

J’arrive d’Aulnay, mon cher et intrépide travailleur ; je trouve avec votre traité une lettre de Véron, qui ne l’a point lu encore, mais qui a toujours le démon de l’activité dans l’esprit et le diable au corps, comme on dit. J’ai répondu que rien n’était changé dans nos dispositions, hormis le nom de l’héroïne. Il adopte Jeanne. Soyez à votre aise et ne regrettez point le goût dont je m’étais épris pour Claudie. Je lui ferai une infidélité pour Jeanne, puisque vous l’ordonnez…

… Demain vous pourriez signer. À quelle heure vous pourrai-je conduire M. Véron ?

Je vous rends… Mais voilà que M. Véron entre en personne…

… Demain, si vous n’élevez point d’objection, le petit traité vous sera porté entre quatre et six heures du soir, par votre heureux chargé d’affaires, et il aura M. Véron pour acolyte. Qu’en dites-vous ? Écrivez, s’il se peut, un mot ce soir…

Les lignes de cette lettre inédite, omises par nous, sont consacrées à fixer les dates auxquelles George Sand s’engageait à livrer la copie à Véron « pour la publication ininterrompue du roman, à dater du 25 avril ». George Sand, paraît-il, avait rédigé cette clause du contrat de manière à promettre de fournir « un feuilleton par semaine », tandis que Véron, en versant d’avance la somme de dix mille francs, désirait avoir aussi tout le manuscrit à la fois. Ce n’est qu’en se fiant à la promesse d’une si ponctuelle et si continuelle livraison du manuscrit qu’elle rendrait possible l’impression ininterrompue du roman, « comme si tout le manuscrit était entre ses mains », qu’il consentait à le recevoir par grandes tranches ; le contrat fixait en outre les conditions de la livraison d’un autre roman, non écrit mais promis à Véron. Ce dernier ne demandait pas un seul feuilleton par semaine, mais bien cinq. De Latouche conseillait donc de mentionner simplement l’engagement « de livrer la copie pour la publication ininterrompue du roman », afin d’éviter tout malentendu. Ces malentendus surgirent toutefois, George Sand n’étant pas habituée à livrer du travail à terme fixe : elle se vit dans l’impossibilité de faire honneur à son engagement envers Véron et Jeanne seule parut dans le Constitutionnel. Le 24 avril Latouche annonça à Mme Sand que le prologue de Jeanne paraîtra « demain ». Et effectivement, les lecteurs du Constitutionnel purent lire le lendemain les adorables pages de cette introduction, où il est narré comment trois allègres voyageurs : le jeune gentillâtre Guillaume de Boussac, le futur « robin » Léon Marsillat, et un riche Anglais, sir Harley, découvrent par hasard au milieu de sauvages et mornes dolmens, aux environs de Tulle, une jeune bergère dormant du sommeil des innocents ; ils lui prédisent en badinant la bonne aventure et se trouvent être des prophètes inconscients, car toutes leurs plaisantes prédictions s’accomplissent plus tard, non pour le bonheur de la pauvre Jeanne !

Guillaume, frère de lait de Jeanne, la rencontre quatre ans après, c’est ainsi que commence le roman, au moment où meurt la mère de Jeanne, une espèce de vieille voyante campagnarde que tous les paysans prenaient pour une sorcière. Gardienne de vagues traditions de l’antique Gaule, elle les transmet à sa fille, ainsi que la connaissance des herbes, des formules mystérieuses pour guérir le bétail malade et quelques dogmes socialistes innés, tels que la négation du droit de propriété des hommes sur la terre (qui est au bon Dieu), de toute propriété en général, et la vénération pour l’antique communauté. (George Sand parla dans ce roman pour la première fois avec une sympathie non déguisée de ces communaux et pâturaux, auxquels elle revint avec enthousiasme plus tard, dans les Lettres d’un paysan de la Vallée Noire et dans l’Histoire de ma vie, et qui existaient dans le Berry depuis une antiquité immémoriale. Ceci n’échappa point à l’attention de nos slavophiles et fut acclamé par eux comme un argument très important en faveur de la communauté russe qu’ils défendaient)[8].

La mère et la sœur de Guillaume prennent Jeanne dans la maison comme laitière ou lingère. Là elle est exposée aux poursuites amoureuses de Guillaume, romanesquement épris d’elle, et de Marsillat brutalement sensuel, tandis que sir Harley, l’un des innombrables Anglais noblement comiques qu’on rencontre dans les romans de George Sand, l’aime en secret et demande ouvertement sa main, pour la soustraire à Marsillat. Guillaume revient à la raison, d’autant plus que Mme de Charmois, la sous-préfète, qui lui destine sa propre fille, lui dit que Jeanne est la fille de son père, et partant sa sœur (ce qui est un mensonge). Mais Marsillat, lui, ne baisse pas pavillon, malgré toutes les protestations de Jeanne ; il tente de s’emparer d’elle par ruse. Jeanne saute par la fenêtre, et meurt des suites de sa chute, en bénissant l’union de sa « chère demoiselle » avec sir Harley. Comme la Jeanne d’Arc de Schiller, elle meurt au moment où son cœur pur est ému de tendresse pour l’ennemi de sa patrie, l’Anglais !

Ce n’est pas l’intrigue de ce roman qui en fait le charme, mais son caractère berrichon, campagnard. Bien qu’il n’apparaisse pas pour la première fois dans les romans de George Sand, il y est rendu avec plus d’éclat que jamais, n’y formant plus le fond du tableau, l’accessoire, mais étant le but même de l’auteur. La scène se passe dans une petite bourgade, Toull-Sainte-Croix, située dans un pays sauvage, plein de souvenirs druidiques et romains et de réminiscences des batailles avec les Anglais. Tout y est rempli de croyances, de légendes, empreint d’un coloris mystérieux et particulier. Et tous les personnages, sans parler de l’héroïne, sont empreints de cette même couleur locale, surtout les personnages secondaires, presque toujours les mieux réussis chez George Sand[9].

Jeanne, poétique tout instinctivement, sauvage et candide, ne sachant ni débrouiller ses croyances, ni formuler ses rêveries ; sa mère, la mystérieuse Tula ; sa tante, la Grand’Gothe, une mégère criarde, bavarde et rapace ; le sacristain, — voire le fossoyeur, — le père Léonard, qui par, sa profession même est un almanach vivant de toutes les superstitions locales, et en même temps le plus parfait sceptique ; son petit aide, Jeannie, plongé dans une sorte de frayeur chronique à force d’écouter les récits de son patron ; le curé de campagne, archéologue et folkloriste acharné ; l’amie de Jeanne, la rusée et naïve Claudie, et toute une cohue de commères, de jeunesses et de gars campagnards, sont tous peints avec une vivacité et une vitalité intenses. Et non seulement ils parlent la langue du pays, aux tours et aux expressions locales, mais pensent berrichon. Ils croient aux « lavandières », rinçant et tordant, à nuitée, les cadavres des enfants morts non baptisés ; ils croient au « grand veau » apparaissant à ceux qui cherchent le secret ; celui qui a trouvé le secret sait où est le trésor, enfoui sous les pierres druidiques depuis les temps immémoriaux ; ce « trésor » est gardé par les fées ou fades ; or, la reine des fades ou la Grand’Fade c’est la Reine des cieux ; il faut vivre en bonne entente avec les fades, ou du moins leur apporter de temps en temps quelque petite offrande. La mère de Jeanne a connu le secret, selon les voisins, et l’a transmis à Jeanne. Mais celui qui veut avoir « la connaissance » doit rester pur et observer de mystérieuses pratiques. Jeanne, elle, croit aussi à tout cela, mais elle croit encore à l’archange Michel, chef de la milice céleste, qu’elle identifie dans ses rêveries avec Napoléon, dont elle place le portrait parmi les images saintes à côté de celle de la sainte Jeanne d’Arc (remarquons qu’alors la Pucelle d’Orléans n’avait pas encore été béatifiée) ; et cela parce que tous deux ils avaient combattu contre l’ennemi juré de la France — « l’Anglais ».

Tout cela est si vivant, si poétique que même les dernières paroles de Jeanne mourante, qui ne sont rien d’autre que la profession de foi la plus parfaite des doctrines sociales de Pierre Leroux et de Louis Blanc (avançant que le bonheur et la richesse universelle « seront trouvés » dans la solidarité de tous les hommes, etc., etc.), que même cette singulière profession de foi, si mal placée dans la bouche de Jeanne expirante, ne gâte pas l’impression de ce charmant roman, l’une des plus belles œuvres de George Sand[10].

Jeanne est le premier roman que j’aie composé pour le mode de publication en feuilletons, dit George Sand dans la Notice écrite pour l’édition de 1852. Ce mode exige un art particulier que je n’ai pas essayé d’acquérir, ne m’y sentant pas propre. C’était en 1844, lorsque le vieux Constitutionnel se rajeunit en passant au grand format. Alexandre Dumas et Eugène Sue possédaient dès lors, au plus haut point, l’art de finir un chapitre sur une péripétie intéressante, qui devait tenir sans cesse le lecteur en haleine, dans l’attente de la curiosité ou de l’inquiétude. Tel n’était pas le talent de Balzac, tel est encore moins le mien.

Quoi qu’il en soit, George Sand parvint tant bien que mal à livrer à Véron à temps le manuscrit de Jeanne[11], mais lorsque l’auteur du Juif errant interrompit momentanément ses feuilletons, après la première série d’aventures de son héros, et que Véron se mit à presser George Sand pour la remise du manuscrit d’un autre roman, alors Mme Sand s’effraya, puis cria miséricorde et enfin refusa de remplir son contrat, offrant à Véron de lui rendre les dix mille francs avancés par lui. Cela arriva non seulement à cause de l’impossibilité de livrer sa copie à temps, mais pour des raisons bien plus intimes et profondes. Et ce nouveau roman, intitulé d’abord Au jour d’aujourd’hui, échappa aux mains de l’entreprenant rédacteur du Constitutionnel.

Monsieur, écrit-elle à Véron[12], vous me chagrinez extrêmement en me demandant un roman un mois plus tôt que ne comportent nos engagements réciproques. Il y a un grand inconvénient pour ma santé et un grand danger pour le mérite du livre à travailler ainsi à la hâte, sans avoir eu le temps de mûrir son sujet et de faire les recherches nécessaires, car il n’est si petit sujet qui n’exige beaucoup de lecture et de réflexions. Je trouve que vous me traitez un peu trop comme un bouche-trou ; mon amour-propre n’en souffre pas et j’ai trop d’estime et d’amitié pour Eugène Sue pour être jalouse de toutes vos préférences[13]. Mais si vous lui donnez le temps nécessaire pour développer ses beaux et grands ouvrages, il me faut aussi le temps de soigner mes petites études et je ne peux pas m’engager à me trouver prête, quand les coupures du Juif errant l’exigeront, non plus qu’à avoir terminé, quand le Juif errant sera prêt à se remettre en route autour du monde. Tout ce que je puis vous promettre, c’est de faire tout mon possible, parce que j’ai le désir sincère de vous obliger. Je passe sous silence la contrariété de me remettre au travail, quand je comptais encore sur un mois de repos bien nécessaire. J’y ai déjà renoncé, je travaille déjà depuis que j’ai reçu votre lettre, mais pourrai-je vous envoyer dans six semaines un ouvrage dont je sois satisfaite et dont vous soyez vous-même content ? Je ne pense pas que l’intérêt de votre journal soit de me presser ainsi. Je suis donc un peu en colère contre vous et, pourtant, je ne refuse pas de faire ce qui me sera humainement possible.

. . . . . . . . . .

. . . . . . . . . .

[14]

Mille compliments empressés, accompagnés de quelques reproches.

George Sand.

Véron, toujours pour allécher le public, annonça d’avance un « roman nouveau de George Sand à paraître prochainement », et la pria de lui en donner le titre, comme on peut le voir par cette seconde lettre de Mme Sand, imprimée dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris, sous le numéro 1.


6 juillet.

Ma lettre d’hier ou d’avant-hier, car je ne sais pas si celle-ci pourra partir aujourd’hui, vous a déjà dit que je ne voulais plus vous en vouloir. N’en parlons plus, je travaille. S’il n’y avait pas nécessité urgente à annoncer mon titre, je vous demanderais en grâce de me laisser encore quelques jours pour en trouver un qui me plaise davantage. Ne suffit-il pas pour le présent d’annoncer un nouveau roman de moi ? Quand je serai un peu plus avancée dans mon sujet, je serai plus sûre de ce malheureux titre. Considérez que vous m’avez éveillée dans mon rêve au moment où je croyais avoir encore au moins une quinzaine pour le mûrir en sommeillant…

La suite de cette lettre traite de l’édition de Jeanne ainsi que de l’édition du roman suivant, tous les deux cédés à l’éditeur La Chapelle, mort subitement et avec lequel Véron avait préalablement passé un traité ; à présent George Sand était obligée de rendre à Véron la somme avancée par lui, si ses nouveaux éditeurs ne consentaient pas à endosser le traité de La Chapelle avec Buloz. À la fin de la lettre George Sand revient encore à son travail forcé :

… J’ai barbouillé du papier toute la nuit. Je vous tromperais si je vous disais que je suis bien contente. Mais dans deux ou trois jours j’espère être au courant et vous donner de meilleures nouvelles de mon cerveau…

Monsieur,

Je commence à être récompensée de mon effort de courage par un peu de plaisir et mon roman m’amuse. Reste à savoir s’il amusera les lecteurs ; mais il ne sera pas plus mauvais que les autres, ce n’est pas beaucoup dire encore. Enfin je fais de mon mieux et je travaille avec entrain. J’espère vous envoyer le tout complet le 15 août, ainsi que vous le désirez.

S’il en est temps encore, voici mon titre : Au jour d’aujourd’hui. Ce titre est le refrain significatif d’un de mes personnages. Voyez s’il ne vous paraît pas trop trivial. Moi, il ne me semble pas mauvais et il me semble original à force d’être commun. Cependant, si vous me donnez le temps, je ne suis pas entêtée et je le changerai, s’il ne vous plaît pas. Mais j’ai quatre personnages en première ligne ; c’est une partie carrée d’amoureux très honnêtes[15] et je ne peux prendre cette fois un nom propre pour titre.

Mille compliments.

George Sand.

Le Juif errant m’amuse toujours. Mais il y a un peu trop de bêtes ; j’espère que nous sortirons de cette ménagerie. Le personnage mystérieux est très bien annoncé.


4.

Monsieur,

Vous pouvez dormir tranquille. Le roman avance. Il est à la moitié, au moins. Je suis toujours très en train ; je travaille toutes les nuits sans interruption et je me porte très bien, grâce aux promenades de la journée. Je serai sans doute fatiguée après, mais c’est égal. Ce que je vous ai promis, je le tiendrai. Le roman sera beaucoup plus long que nos conventions ne le portent, mais c’est encore égal. J’espère que mon bon vouloir compensera à vos yeux l’imperfection du travail. J’y fais de mon mieux pourtant ; mais ce n’est pas dire que mon mieux soit bien.

Je ne sais trop comment couper mes séries, ne sachant pas ce que vous ne savez peut-être pas encore vous-même, c’est-à-dire l’urgence de donner trois, quatre ou cinq feuilletons par semaine. Vous pourriez peut-être m’indiquer, du moins, à cet égard, un minimum ou un maximum. J’aimerais mieux ne vous envoyer le roman que complet. Sans cela, je me répéterai, grâce à ma belle mémoire. Si le Juif errant dure un peu plus que vous ne le prévoyez, j’en serai fort aise et j’espère que vous me donnerez quelques jours de plus que le 15 août. J’aurai certainement fini, mais je voudrais avoir quatre ou cinq jours pour revoir et corriger, supprimer des longueurs dont on ne s’aperçoit pas en écrivant si vite, enfin tout ce que vous savez être bien nécessaire.

Je ne sais que faire pour ce double, que vous désirez que je garde, du manuscrit. Je suis incapable de recopier une page. Je la changerais ; ce serait un nouveau roman, peut-être moins mauvais, mais le temps manque. Je n’ai personne auprès de moi qui ait le temps de faire cette copie et l’industrie de l’écrivain public est très ignorée dans la Vallée Noire. Je ne pense pas qu’il y ait de danger à mettre le manuscrit à la poste ou à la diligence. J’ai envoyé ainsi et même de bien plus loin la plupart de mes romans ; jamais il ne s’en est égaré un chapitre.

Je ne retournerai à Paris que cet hiver et le plus tard possible, je vous le confesse. J’ai la passion de la campagne. Pour mes affaires, M. Leroux aura la bonté de s’en charger. Il vous verra et ne fera rien sans vous consulter.

Je me rappelle bien qu’en effet je vous dois deux mille cinq cents francs. Est-ce que je vous aurais écrit deux mille ? C’est une distraction.

Bonsoir, monsieur, je vous prie de ne pas être inquiet. Je ne perds pas de vue un instant l’affaire qui nous occupe ; et si vous aviez le malheur de faire des romans, vous sauriez bien qu’on ne peut guère s’en distraire quand on a disposé ces petits mondes dans sa pauvre cervelle.

Mille compliments empressés.

George Sand.


Cette lettre porte au bas, dans le livre de Véron, la date du « 21 août 1844 », c’est une erreur ou de la part de George Sand, ou de Véron, car il appert de la lettre même qu’elle fut écrite avant le 15 août et non après ; cela doit être probablement le 21 juillet.

Ces quatre lettres nous renseignent sur la manière de travailler de George Sand : elle n’a aucun plan fixé d’avance ; elle ignore même le titre de son roman ; elle n’a qu’une idée vague ou plutôt une rêverie conçue en sommeillant ; elle voudrait la faire mûrir à son aise, mais le temps presse ; elle se met au travail presque à contre-cœur, mais le sujet se développe à son insu, il commence à « l’amuser » et elle mène le roman à bout, aussi facilement et spontanément que si ce n’était pas elle qui travaillait à son œuvre, comme si elle ne faisait que transcrire un roman tout prêt que quelqu’un lui aurait dicté.

C’est ce que Zola disait de George Sand :

Quand elle commençait un roman, elle partait d’une idée générale assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se créaient sous sa plume, les événements se déroulaient ; elle allait ainsi, tranquillement, jusqu’au bout de sa pensée. Il n’y a peut-être pas en littérature un second exemple d’un travail aussi sain, aussi exempt de fièvre. On aurait dit une source d’eau qui coulait toujours avec un égal murmure. La main gardait un mouvement rythmé, l’écriture était grosse, calme, d’une régularité parfaite, le manuscrit souvent ne portait pas la trace de la moindre rature. Il semblait que quelqu’un dictait et que George Sand écrivait.

Malgré tous les efforts laborieux de l’auteur, le roman d’Au jour d’aujourd’hui ne parut pas chez Véron : il semble qu’outre l’incapacité de Mme Sand de travailler à terme fixe, ce furent les tendances socialistes du roman qui en furent cause. On peut du moins le conclure d’une série de lettres de de Latouche, et entre autres de la lettre non datée que voici. Elle renferme, de plus, quelques observations critiques dont tint compte George Sand lors des éditions ultérieures de son roman :


Mercredi.

Vous avez raison de croire, amie, que je ne donnerais à personne, à vous moins qu’à tout autre, un conseil que je ne suivrais pas pour moi-même. Mais ce n’eût point été manquer à l’honneur que de consentir à faire un roman comme vous en avez fait quelques autres ; Des peintres d’histoire ont esquissé des tableaux de genre, sans préjudice de leur dignité d’artistes ; s’abstenir n’est point forfaire. Jamais il ne vous a été proposé, que je sache, d’écrire contre votre conscience ; et vous permettrez bien à vos amis de voir avec quelque regret s’évanouir une occasion d’acquérir un peu plus de ce bien-être et de cette liberté qui pouvait vous venir en jouant. Ne pas écrire dans une autre feuille que celle de M. Véron me paraissait, à moi, une condition plus onéreuse que d’ajourner le développement de nos idées sociales dans un cadre plus propre que le Constitutionnel. Vous dites que Jeanne était plus avancée que Marcelle ; souffrez que je ne sois pas de votre avis. Les vœux de pauvreté faits par la bergère sur les recommandations de sa mère pouvaient passer pour une superstition qui ne blessait personne : permis à chacun de gouverner comme il l’entend sa destinée toute privée : mais quand vous dites aux propriétaires que leur fortune « est un vol », vous inquiétez bien autrement les odieux bourgeois que représente M. Véron. Maintenant, si votre parti est irrévocable, si vous avez brûlé vos vaisseaux, comme la dame de Blanchemont[16], nous vous suivrons dans la contrée sauvage, non seulement pour vous bâtir des tentes et les abriter de feuillages, mais pour harceler l’ennemi. Votre cause est superbe contre l’égoïsme des conservateurs fossiles, et vous couvrirez Véron de trente pieds cubes de honte et de couardise. Quelle recrudescence de gloire, quelle noble auréole vous donnera votre procès[17], la publication de la lettre déjà écrite à l’autocrate ! Vous allez mettre à nu la turpitude de la classe moyenne, — encore une chose qui me faisait hésiter à vous voir suivre une voie où votre intérêt personnel, votre réputation peut gagner encore, c’est le secret où j’étais de l’usage que vous vouliez faire du produit de votre travail.

Deux observations (à bâtons rompus) sur mes souvenirs d’Au jour d’aujourd’hui : ce ne sont point des critiques de docteur… mais des impressions de grand enfant qui se laisse aller à un récit comme s’il ne s’en était jamais fait à lui-même. Le meunier qui est destiné à être votre héros, l’amoureux du drame, le noble cœur, entre en scène d’une manière un peu grotesque. Il me semble que lorsqu’il descend de l’abat-foin, il a les jambes bien longues, il est bien osseux, un peu dégingandé, ceci me le gâte. Ôtez une ligne et demie, deux épithètes, non pas alochon[18] : ceci est d’une gaminerie charmante et revient toujours à propos. J’aime Édouard ! Je ne voudrais pas non plus que l’amoureux de l’aristocratique Marcelle fût tombé dans une marre (sic) poursuivi par la folle, avant d’aller au rendez-vous parfumé du bois. Je ne veux pas le voir boueux, assis sur le serpolet au clair de la lune : c’est bien assez qu’il soit, si vous voulez, déchiré par les épines et un peu ensanglanté. J’attends dimanche prochain un article de vous, arrivé trop tard au dernier numéro de l’Éclaireur. Je vous sais bien bon gré de m’avoir servi de commentateur auprès de M. Chopin. Du reste il n’y aura point d’équivoque dans le mince volume qui s’imprime ici sous le titre des Agrestes. Le nom du Polonais est en toutes lettres dans une note au bas de la page. Personne ne m’a initié au charme de la musique autant que ce grand élégiaque[19] !

Que vous m’avez fait de bien en m’écrivant que Véron pouvait chauffer les pieds de ses abonnés et la tête de Sue, mais que pour vous, il ne vous chauffera rien du tout ! C’est la première fois que j’ai ri de bon cœur depuis ma catastrophe[20]. Le rire est bon, allez, et l’amitié aussi, et l’enthousiasme que donne un beau livre à lire. Je vous dois tous ces trésors.

Latouche.

… J’ai lu les réclamations de Blaise Bonnin, aussi amusant que l’Homme aux quarante écus, et qui se place comme écrivain entre Rousseau et Rabelais.

Dans une autre lettre (écrite un peu précédemment, mais aussi un mercredi, le 2 octobre 1844), de Latouche annonçait à George Sand :

Le superbe Véron… vous octroie la liberté de publier votre roman ailleurs que chez lui, à condition que, dorénavant, vous serez sage et lui soumettrez un scénario de ce que vous voudrez faire. L’impertinence n’est plus offensante, elle est risible. Avec cette dictature à la place d’un contract (sic), cette partie qui devient juge, juge arbitral, juge en dernier ressort, l’ordre règne au Constitutionnel ! D’ailleurs, son comité ne veut pas ! (Où est le comité dans votre acte ?) Et le gérant refuse de signer. L’homme de paille prend la parole. C’est lui qui force l’innocent autocrate

Merruau ne mène-t-il pas Véron ? Tous les hommes d’argent ont fait de ces avanies aux hommes d’esprit, qui manquaient de cœur. Buloz à Balzac, Bertin à Soulié, etc. Mais ici, nous avons affaire à George, nous verrons bien !…

Donc l’affaire avec Véron se termina par un échec. On entama des pourparlers avec d’autres éditeurs de journaux. On faillit s’entendre avec le directeur du Courrier français, Anténor Joly, mais il ne publia pas ce roman ; plus tard George Sand lui donna sa Lucrezia Floriani. Quant à Au jour d’aujourd’hui, il parut sous son titre actuel de Meunier d’Angibault[21], dans la Réforme que Louis Blanc venait de fonder. George Sand oublia complètement ce titre Au jour d’aujourd’hui, si bien qu’en 1863 M. Jules Claretie voulant faire paraître les Victimes de Paris[22] et intituler l’un de ses récits « Au jour d’aujourd’hui » et se souvenant que « jadis le Constitutionnel avait annoncé un roman de George Sand de ce nom, roman qui n’avait pas paru »[23], s’adressa à Mme Sand pour lui demander s’il pouvait profiter de ce titre qui lui plaisait, Mme Sand lui répondit :


Monsieur,

Je crois me rappeler qu’en effet un de mes romans, je ne sais plus lequel, a été annoncé sous ce titre ; mais le titre n’ayant pas été maintenu, je crois que cela est fort oublié aujourd’hui. Vous êtes donc parfaitement libre de le prendre, et quand même j’y tiendrais, je vous le céderais avec plaisir.

Agréez, etc.

G. Sand.

Nohant, 30 janvier 1863.

Le Meunier d’Angibault commença à paraître le 21 janvier 1845, et le pauvre misanthrope de Latouche qui venait de perdre sa femme et s’était cloîtré, seul avec son grand chagrin, dans son solitaire logis, écrit à George Sand que « sans se raser, sans quitter ses pantoufles, ne descendant pas son escalier depuis trois semaines », il a quand même « le Meunier pour compagnon ».

… Il est la première visite que je reçois chaque matin, et je suis d’assez mauvaise humeur, quand sa place est prise par les théâtres et les revues scientifiques. Ce cher Grand-Louis, je l’aime comme un compatriote et un bon enfant ! Je lui passe de tout mon cœur la licence prosaïque de mettre la Vallée Noire à la place de la Forêt Noire, mais je voudrais que l’auteur se montrât un peu plus averti de la liberté grande et dît dans la phrase qui suit la chanson : « Mais Grand-Louis, qui se moquait de la prosodie comme des voleurs et des revenants, etc. » Ayez dans l’édition in-8° cette condescendance pour les rimeurs. Adrienne m’est venue sur papier à sucre ; de Potter n’est plus que l’avant-dernier des éditeurs ! Je n’ai pas osé vous envoyer ce volume de pacotille. Cependant, depuis que Mme Duvernet l’a reçu et paraît heureuse de quelques lignes de dédicace où votre nom est placé, je veux prendre à deux mains mon courage et demander un exemplaire à M. Boulé. Du reste, le volume, serin par la couverture, et bis à l’intérieur, comme le pain de marsèche, n’est pas encore en circulation[24]. Écrivez-moi que vous et vos trois enfants[25] allez bien…

George Sand se fit un plaisir de suivre exactement toutes les indications de son vieux mentor, et dans toutes les éditions ultérieures du Meunier, Grand-Louis, « lorsqu’il descend de l’abat-foin », n’est plus ni dégingandé, ni osseux, mais bien un bel hercule rustique ; Lemor, poursuivi par la folle Louise, ne tombe plus dans le fossé, il lui suffit de « déchirer ses vêtements aux épines et d’être un peu ensanglanté » en arrivant au rendez-vous ; alochon est bien maintenu partout et enfin lorsque Grand-Louis chante « un couplet de vieil opéra-comique que Rose lui avait appris dans son enfance » :

    Notre meunier chargé d’argent
      Revenait au village.
    Quand tout à coup v’là qu’il entend
      Un grand bruit dans le feuillage.
    Notre meunier est homme de cœur,
    On dit pourtant qu’il eut grand’peur…
    Or, écoutez, mes chers amis,
      Si vous voulez m’en croire,
    N’allez pas, n’allez pas dans la Vallée Noire.

l’auteur s’empresse d’ajouter :

Je crois que la chanson dit : dans la Forêt Noire ; mais Grand-Louis qui se moquait de la césure comme des voleurs et des revenants, s’amusait à adapter les paroles à sa situation,… etc.

Bref, l’auteur du Meunier se plia à toutes les exigences de son ami, critique méticuleux et attentif, tandis qu’il n’avait pas écouté les observations relatives à Jeanne, bien qu’elles fussent très justes et souvent fines[26], de sorte que toutes les bévues et erreurs commises par l’auteur, selon de Latouche, lors de l’impression de Jeanne dans le Constitutionnel, réapparurent dans les éditions suivantes.

Mais qu’était-ce donc qui inquiétait « les odieux bourgeois », dont Véron était le représentant, au dire de ce même de Latouche, et qui avait effrayé « l’autocrate du Constitutionnel », au point de lui faire refuser de publier le roman dans son journal ? Le fait est que sa donnée générale, peut effectivement paraître une négation absolue de la propriété. « Tout le mal vient de la richesse », semble dire l’auteur (de la richesse mal employée, mal comprise et mal adorée, dirons-nous). Voici comment cette thèse est développée.

Au temps de la grande Révolution, la richesse du vieux paysan avare Bricolin, auquel le seigneur de Blanchemont, son maître, avait confié en son absence la garde de son argent, éveilla la cupidité des paysans environnants ; un beau jour une bande d’hommes masqués envahit sa demeure, le soumit à la torture et, sans pouvoir lui extorquer son secret, le laissa à demi mort de peur et de douleur ; il devint fou, tomba en enfance et finit sa misérable existence dans la demeure de son fils, un tire-sou de la nouvelle trempe, ne voulant pas seulement amasser un magot, mais faire des affaires, parce qu’au jour d’aujourd’hui il est permis à chacun de s’enrichir. La richesse fait la malédiction de toute sa famille ; ayant défendu à sa fille aînée, Louise, d’épouser celui qu’elle aimait, Bricolin fils la rendit folle aussi ; depuis une dizaine d’années, déguenillée, effrayante, objet d’horreur pour ceux qui la rencontrent, elle rôde nuit et jour et, comme ce misérable fou, entrevu jadis par Aurore Dupin dans son enfance, elle cherche partout la tendresse[27].

Accusant vaguement la richesse d’être la cause de son malheur, elle finit par mettre le feu au château de Blanchemont acquis frauduleusement par Bricolin. Celui-ci — type de paysan parvenu moderne — prétend qu’au jour d’aujourd’hui, tous les châteaux des nobles passent dans les mains des roturiers : il veut faire comme les autres ! L’infortune de sa fille aînée ne le rend ni moins âpre au gain, ni moins orgueilleux, et il prépare le même sort à sa fille cadette, la jolie Rose. Celle-ci aime en secret le pauvre meunier Grand-Louis ; son père ne veut pas qu’elle l’épouse et lui cherche un riche parti. Le malheur plane déjà sur la tête de Rose, elle est menacée d’une grave maladie nerveuse. Ce sont les maudits sacs à or, la propriété rurale qui causent tout ce mal ! Cette même richesse maudite sépare la jeune veuve Marcelle de Blanchemont de son amoureux, Henri Lemor, qui la fuit, quitte Paris et vient se réfugier chez le meunier d’Angibault dont il devient garçon de moulin : il sait que les préjugés de caste s’élèvent contre son amour.

Il y a encore un être dont l’argent fait le malheur. Le fameux trésor que les « chauffeurs » avaient jadis vainement cherché chez Bricolin père, et à cause duquel ils l’avaient si horriblement torturé, a été trouvé dès lors par l’un des complices, le vieux Cadoche ; mais les pièces de monnaie, étant toutes marquées d’une barre et d’une croix, n’ont pu être mises en circulation. Cadoche dut quitter son village et de pauvre paysan devint un vagabond ; il garde le trésor volé sous terre, dans une cabane, il sort parfois les belles pièces d’or, il les admire comme un avare, et doit vivre comme le dernier des mendiants. Peu à peu il devient voleur, il dérobe des chevaux mal gardés, et tombe dans la dernière abjection. Mais sa conscience ne le laisse pas en repos. L’image du malheureux Bricolin torturé par les « chauffeurs » le hante, il parle toujours du trésor ; on prend cela pour une hâblerie d’ivrogne, mais quand vient son heure suprême, Cadoche révèle la vérité. Le trésor appartient par moitié à l’héritière de Blanchemont, la comtesse Marcelle, et au vieux Bricolin. Au moment où meurt Cadoche, Louise met le feu à l’acquisition nouvelle de son père et périt dans les flammes. C’est ainsi que le crime est puni : Némésis a sévi dans la personne de la misérable Bricoline contre la cupidité de tous les Bricolin. Finalement tout s’arrange pour le mieux. Cadoche, pour récompenser le meunier de ses bontés, l’institue son héritier, mais le meunier d’Angibault refuse cet héritage et remet à Marcelle les cinquante mille francs. Quoique la dame de Blanchemont ait écrit à Lemor : Quel bonheur, Henri, je suis ruinée, elle accepte. Elle achètera un arpent de terre de son ex-propriété et s’y installera en simple villageoise, sous un toit de chaume, avec son petit Édouard, dont elle fera, avec l’aide de Lemor, « un honnête travailleur et un homme nouveau… ». La vieille Bricoline donne les cinquante mille francs qui constituent sa part en dot à Rose, mais elle veut que les Bricolin la marient au meunier. Quant à ce dernier, il accepte les trois mille francs ramassés par le vieux Cadoche durant sa vie de mendiant ; il les donne à trois pauvres familles, pour acquérir une demeure et un morceau de terre, et il s’entend avec elles pour travailler ensemble et partager les profits (!!).

On comprend que les lecteurs bourgeois du journal de Véron et « l’autocrate » lui-même n’aient pas trouvé à leur goût cette histoire-là ! Elle devait, par contre, plaire à Louis Blanc et à ses collaborateurs de la Réforme. D’autant que le roman est admirablement bien écrit, surtout les pages poétiques consacrées aux rendez-vous et aux promenades de Lemor et de Marcelle avec le petit Édouard au milieu des bois et des prés entourant ce moulin sur la Vauvre, les chapitres peignant avec un réalisme vigoureux maître Bricolin avec son dicton perpétuel de au jour d’aujourd’hui : homme pratique, sournois, enflé comme un vrai sac à or, rusé, mais assez borné et aimant la boisson, ou encore les pages esquissant les trois générations féminines des Bricolin.

L’été pluvieux de 1845, avec ses digues et ses chaussées détruites, ses inondations, ses rivières débordées, les vignes, les potagers et les parterres dévastés, envahis par le sable et le limon ; les visites que Mme Sand avec sa fille faisaient aux typhiques, dans les cabanes, et l’aide qu’elles leur apportaient ; les excursions aux bords de la Creuse, à Fresselines, à Gargilesse, à l’abbaye de Fontgombault, aux pittoresques ruines de la forteresse de Crozan ; les parties et les déjeuners sur l’herbe ; les rencontres fortuites avec quelque paysanne originale, dans le genre de la vieille Jenny, gardeuse des ruines de Châteaubrun, ou avec quelque vagabond, comme Jean Jappeloup ; un bon et brave hobereau, très honnête d’opinions, mais misérable et s’éteignant tout doucement en chopinant chaque soir en compagnie de quelque ami campagnard ou de quelque clerc de passage ; sa femme, douce, molle, tremblante devant son mari, entourée d’aisance, mais ne se permettant pas le luxe d’avoir une opinion à elle, tous deux vivant à Montgivray et que le lecteur reconnaît à l’instant (dans le roman, cette dame n’est pourtant point la femme du gentilhomme, M. Antoine de Châteaubrun, mais bien celle du bourgeois, M. Victor Cardonnet), et enfin le petit jockey rustique Sylvain Charasson qui fut plus tard le cocher de Mme Sand jusqu’à sa mort[28] — voilà les éléments fraîchement notés sur nature en l’été de 1845, qui formèrent le fond, la mise en scène et les personnages secondaires du Péché de M. Antoine, roman paru en l’automne de cette année dans l’Époque.

Et comme cela arrive presque toujours, tous ces détails locaux, empruntés à la réalité, et ces personnages bien vivants sont ce qu’il y a de plus intéressant pour nous. Quant aux personnages principaux, ils sont assez pâles ; ce sont : le jeune rêveur « sur des thèmes socialistes », Emile Cardonnet ; la fille de M. Antoine de Châteaubrun, Gilberte aux cheveux d’or, et le grand seigneur communiste, le marquis de Boisguibault. Celui-ci joue dans ce roman le rôle de Providence bienfaisante, parce qu’en léguant ses quatre millions et demi à Émile et à Gilberte (qui se trouve être le « péché » de M. Antoine et de la marquise de Boisguibault) il donne la pâture aux loups et sauve les brebis. C’est-à-dire qu’Émile peut épouser Gilberte sans devenir infidèle à ses rêves socialistes. Il fondera avec l’argent du marquis une grandiose commune rurale, où il n’y aura ni misère ni ignorance, « où ce travail forcé à perpétuité qu’est le labeur de l’agriculteur isolé » n’existera plus, au contraire l’agriculture y fleurira, parce que « les instruments du travail seront à tous » et « le capital ne sera plus l’oppresseur du travail, mais son aide », où, enfin, après les travaux fatigants, chaque membre de la communauté trouvera sous la main un lieu de repos et de distraction, — le luxueux parc préalablement planté par le marquis prévoyant ; ce parc ne sera donc plus l’amusement et le luxe d’un seul gentilhomme propriétaire, mais bien un lieu de délices et de repos commun[29]. Et le loup, c’est-à-dire M. Cardonnet père, voyant que son fils n’épouse point une pauvre demoiselle, fille illégitime d’un gentillâtre ayant renié tous les privilèges et tous les apanages de sa caste, mais bien la riche héritière d’un seigneur titré, consent à ce mariage. Au fond, tout le roman se réduit à cette lutte entre le père pratique, voulant que son héritier augmente son capital, et le fils idéaliste, ne rêvant qu’égalité sociale et blonde Gilberte. Grâce à ces rêves d’une part, il conquiert l’amitié du marquis excentrique, et, de l’autre, il contribue involontairement à la réconciliation du vieil original avec le comte de Châteaubrun qui lui avait ravi sa femme, ainsi qu’avec sa fille Gilberte, et enfin avec l’ami de M. Antoine, le braconnier, vagabond et charpentier Jean Jappeloup. Le marquis avait jadis subitement privé ce dernier de son amitié et de sa clientèle, le croyant complice de l’intrigue amoureuse qui brisa sa vie.

La fable du roman est donc passablement naïve et se ressent du bon vieux temps, où les auteurs aimaient tant à toucher les lecteurs sensibles, en leur contant les amours de deux jeunes gens opprimés par de méchants tuteurs, ou les souffrances de quelque jeune fille noble et pauvre, retrouvant enfin ses vrais parents ou un oncle bienfaisant, qui l’adopte au dernier chapitre. Mais, chose étrange, lorsqu’on lit ce roman, il s’exhale de ses pages un souffle d’actualité, comme si vous lisiez un journal d’hier ou du moins un journal que nous autres Russes nous lisions avant les bouleversements de 1905. Nous trouvons en comparant les types et les doctrines de ce roman aux types et aux idées répandus chez nous vers 1904 une ressemblance frappante entre les phénomènes historiques français et russes, aux époques qui précédèrent et accompagnèrent les catastrophes politico-sociales, telles que la révolution de 1848 en France et celle de 1905 en Russie. Ces traits de ressemblance, et ces échos des évolutions sociales et politiques font que s’il fut un temps où ce roman de George Sand sembla à la plupart de ses lecteurs bourgeois, français ou étrangers, « utopiste », il nous semble plus intéressant aujourd’hui que force romans naturalistes, acclamés il y a vingt ou trente ans ! Car malgré toutes ses « fadaises » dans le goût de 1840, malgré d’interminables discours de ses héros (simplement insipides pour un lecteur contemporain), nous sentons là le souffle de la réalité la plus vivace à travers une forme littéraire vieillie. La forme passe, les idées restent, et, de plus, les idées qui sont le reflet de grands faits sociaux ont le don de renaître !

George Sand travaillait avec une rapidité incroyable. À peine un roman terminé elle en commençait un autre. Certains ont prétendu que lorsqu’elle avait fini les dernières pages d’un roman et que l’heure de se coucher, c’est-à-dire quatre heures du matin, n’avait pas encore sonné, elle prenait une nouvelle feuille de papier, écrivait en haut le titre de son nouveau roman, et se mettait tranquillement à l’écrire. Nous ne savons pas si tel fut le cas avec Jeanne et le Meunier d’Angibault, mais il est certain qu’elle écrivit trois romans en 1844 : Jeanne au printemps ; le Meunier en été, et la Mare au Diable en automne.

Les démarches à propos de la publication en volumes du Meunier retardèrent la publication de la Mare au Diable, et sa préface parut séparément dans la Revue sociale de Pierre Leroux, en décembre 1845, comme nous l’avons dit. Quant au roman même, il parut dans l’Époque de 1846.

… « Quand j’ai commencé par la Mare au Diable, une série de romans champêtres, que je me proposais de réunir sous le titre de Veillées du chanvreur, je n’ai eu aucun système, aucune prétention révolutionnaire en littérature », dit George Sand, et dans cette préface, comme dans celle de François le Champi, elle nous révèle, avec la plus grande simplicité et une entière franchise, les éléments qui servirent à former ce petit chef-d’œuvre : elle était mécontente de Jeanne : en transportant cette paysanne vivant d’une vie presque élémentaire, incapable de réflexion, capable seulement de sentir, dans un milieu de gens cultivés, en lui faisant prendre part aux péripéties de leurs sentiments et de leurs conflits, elle l’avait privée de son plus grand charme, de sa parfaite simplicité. Rollinat, l’ami de George Sand, était aussi mécontent de Jeanne, elle lui paraissait trop idéalisée et ressemblant à Velléda la druidesse ou à Jeanne d’Arc. Puis, George Sand jeta les yeux par pur hasard sur une gravure d’une ancienne édition des Simulachres de la Mort, de Holbein, représentant la Mort qui court, le fouet à la main, derrière l’attelage d’un vieux laboureur, et la légende au-dessous, disait en vieux français :

     À la sueur de ton visaige
     Tu gagneras ta pauvre vie.
     Après long travail et usaige
     Voicy la Mort qui te convie.

Le même jour, en se promenant dans les champs, George Sand vit un tableau de labourage, non plus fantastique, mais réel : un vieux paysan qui travaillait avec une paire de beaux animaux énormes et dociles, habitués l’un à l’autre, comme des jumeaux, et tirant patiemment, opiniâtrement, lentement et mesurément la charrue de la terre grasse et brune ; son fils, marchant derrière un attelage de quatre bœufs ; à l’autre bout du champ, « Germain, le fin laboureur », accomplissant avec une suprême beauté primitive le plus grand et le plus saint de tous les labeurs humains ; son petit garçonnet excitant les bêtes, conscient de l’importance de ce travail, et enfin ses huit bêtes, jeunes encore, impatientes, fâchées contre chaque empêchement… Et ce fut assez !

Du désir de peindre la beauté de cette vie simple et les sentiments des simples hommes de campagne, tels qu’ils sont ; de la pitié ardente pour ceux qui travaillent, éveillée par ses réflexions sur la gravure de Holbein, pitié pour tous ces laboureurs inconnus qui nous nourrissent, qui ne connaissent durant toute leur vie que « travail et usaige » et n’en sont libérés que par la Mort, enfin des impressions d’une douce soirée dans les champs et de la figure de ce « fin laboureur », faisant silencieusement l’œuvre de la vie, naquit ce charmant petit conte, — la Mare au Diable. Ce n’est pas en vain que son prologue est considéré comme une perle dans la couronne de George Sand. Les adeptes les plus acharnés du naturalisme admirèrent ce morceau d’une admiration sans bornes ; Pierre Leroux et de Latouche furent tous les deux enchantés et par la pureté de la forme, et par la profondeur des pensées. Quant à nous, nous croyons que c’est un des joyaux de la littérature universelle. Si les réflexions attristées sur le sort de ceux qui peinent, éveillées par le quatrain en vieux français, ont arrêté l’attention des contemporains de George Sand, elles doivent nous frapper bien plus encore, parce qu’on peut y voir comme le prototype des « quatre attelages » de Tolstoï. George Sand dit que l’existence humaine idéale serait celle où l’homme exercerait tour à tour et journellement, la force de ses bras, sa force physique, en travaillant à la sueur de son visage ; en développant ses dons spirituels, la force de son intelligence, en acquérant des connaissances et la possibilité de réfléchir sur ce qui l’entoure et sur la beauté de la nature, enfin en ne permettant pas à son cœur de s’étioler. De là, le travail physique, intellectuel et la fréquentation de ses semblables, comme conditions indispensables de bonheur et d’une existence vraiment humaine.

À la vue du jeune laboureur et de son enfant, l’auteur s’était demandé « pourquoi son histoire ne serait pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sillon qu’il traçait avec sa charrue ».

L’année prochaine, ce sillon sera comblé et couvert par un sillon nouveau. Ainsi s’imprime et disparaît la trace de la plupart des hommes dans les champs de l’humanité. Un peu de terre l’efface, et les sillons que nous avons creusés se succèdent les uns aux autres comme les tombes dans le cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas celui de l’oisif, qui a pourtant un nom, un nom qui restera, si, par une singularité ou une absurdité quelconques, il fait un peu de bruit dans le monde ?…

Eh bien, arrachons, s’il se peut, au néant de l’oubli, le sillon de Germain, le fin laboureur. Il n’en saura rien et ne s’en inquiétera guère ; mais j’aurai eu quelque plaisir à le tenter…


Et George Sand nous raconte cette histoire qu’elle prétend lui avoir été contée par Germain lui-même. Nous ne la redisons pas : elle est trop connue.

Comme épilogue, l’auteur a ajouté à ce roman une étude mi-ethnographique, mi-romanesque, sous le titre de : les Noces de campagne. Il y décrit non seulement le mariage de Marie et de Germain, mais toutes les coutumes matrimoniales du Berry, présentant (ainsi que tous les vieux usages de tous les pays d’Europe, et surtout de coins aussi oubliés qu’était le Berry vers 1830-1840) un mélange extraordinaire de cérémonies de l’antique paganisme et des rites chrétiens. En Berry ce mélange était encore compliqué, parce que les différentes nations ayant autrefois peuplé le centre de la France, les Celtes, les Gaulois, les Romains, y avaient tous laissé leurs us et coutumes. Ces us et coutumes se fondirent avec les rites nuptiaux archaïques, communs à toute l’Europe et témoignant clairement qu’ils remontent à l’époque où les anciens d’une tribu exigeaient le payement d’une amende pour le rapt d’une fiancée. (Les réminiscences de ces rites peuvent être découverts non seulement dans les noces de campagne, mais jusque dans les cérémonies nuptiales du monde le plus snob !) George Sand note bien finement tous ces rites, toutes ces coutumes, chansons, mots d’usage et dictons, qu’on pratique, chante et redit durant les trois journées de réjouissances obligatoires, précédant et suivant le mariage à l’église. (Une coutume rappelle de point en point les intermèdes des saturnales romaines et les personnages mêmes portent les noms de payen et de payenne.)

Tous ceux qui s’intéressent aux études d’ethnographie comparée, au folklore et à l’histoire de la culture, liront et reliront avec le plus grand intérêt ces pages alertes et spirituelles. Car cette étude (comme tout ce que George Sand a écrit sur la vie du peuple) arrête notre attention par sa compréhension remarquable et son entente à saisir et à fixer pour les générations à venir les mœurs, les chansons, les coutumes, tous les détails curieux et caractéristiques, qui se perdent chaque jour.

Les deux séries d’esquisses intitulées Mœurs et coutumes du Berry et Visions de la nuit dans les campagnes[30] offrent le même intérêt, elles font revivre les légendes et les histoires des bonnes vieilles femmes, les superstitions du Berry et les traditions locales, contées avec la candeur des narrateurs rustiques. Nous y trouvons encore des pages consacrées à la comparaison des chansons bretonnes et berrichonnes, qui feraient honneur à un ethnographe de profession, soucieux d’étudier la transmission des légendes et des chansons d’une peuplade à une autre.

George Sand se rendait compte de l’intérêt qu’il y avait à préserver de la disparition les monuments de la poésie populaire, aussi appelait-elle dans cette étude l’attention des lecteurs sur l’ouvrage de M. de La Villemarqué consacré à la poésie bretonne et intitulé : les Barza Breiz. Et ceci à une époque où l’intérêt pour les études et les recherches des œuvres créées par le peuple ou sur la vie du peuple s’éveillait à peine[31] !

Revenons aux pages des Noces de campagne. Il en est une que relira chaque amateur d’ethnographie, et chaque admirateur du beau ; et non seulement il la lira, mais il en gardera pour toujours le souvenir, comme de l’une des plus poétiques inspirations de George Sand.

En commençant la Mare au Diable, par l’indication que ce petit roman devait fane partie de la série des Veillées du chanvreur, George Sand revient dans cet épilogue à la personne de ce narrateur rustique qui joue, — avec le fossoyeur, cet esprit fort du village, — le rôle principal dans toutes les cérémonies matrimoniales et dans toutes les réjouissances champêtres. Involontairement, l’auteur se sent transporté au temps de son enfance, lorsque la petite Aurore Dupin écoutait durant les longues soirées d’automne les récits du vieil Étienne Depardieu[32]. Et voici que de la plume de George Sand s’échappe ^adorable digression que voici :

… C’est particulièrement la nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et revenants, exercent leur industrie. C’est aussi la nuit que le chanvreur raconte ses lamentables légendes. Qu’on me permette une digression. Quand le chanvre est arrivé à point, c’est-à-dire suffisamment trempé dans les eaux courantes et à demi séché à la rive, on le rapporte dans la cour des habitations ; on le place debout par petites gerbes qui, avec leurs tiges écartées du bas et leurs têtes liées en boule, ressemblent déjà passablement le soir à une longue procession de petits fantômes blancs, plantés sur leurs jambes grêles et marchant sans bruit le long des murs. C’est à la fin de septembre, quand les nuits sont encore tièdes, qu’à la pâle clarté de la lune on commence à broyer. Dans la journée, le chanvre a été chauffé au four ; on l’en retire, le soir, pour le broyer chaud. On se sert pour cela d’une sorte de chevalet surmonté d’un levier en bois, qui, retombant sur des rainures, hache la plante sans la couper. C’est alors qu’on entend la nuit, dans les campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois coups frappés rapidement. Puis un silence se fait ; c’est le mouvement du bras qui retire la poignée de chanvre pour la broyer sur une autre partie de sa longueur. Et les trois coups recommencent : c’est l’autre bras qui agit sur le levier : et toujours ainsi, jusqu’à ce que la lune soit voilée par les premières lueurs de l’aube. Comme ce travail ne dure que quelques jours dans l’année, les chiens ne s’y habituent pas et poussent des hurlements plaintifs sur tous les points de l’horizon.

C’est le temps des bruits insolites et mystérieux dans la campagne. Les grues émigrantes passent dans des régions où, en plein jour, l’œil les distingue à peine. La nuit, on les entend seulement, et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans les nuages, semblent l’appel et l’adieu d’âmes tourmentées qui s’efforcent de trouver le chemin du ciel, et qu’une invincible fatalité force à planer non loin de la terre, autour de la demeure des hommes ; car ces oiseaux voyageurs ont d’étranges incertitudes et de mystérieuses anxiétés dans le cours de leur traversée aérienne. Il leur arrive parfois de perdre le vent, lorsque des brises capricieuses se combattent ou se succèdent dans les hautes régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes arrivent durant le jour, le chef de file flotter à l’aventure dans les airs, puis faire volte-face, revenir se placer à la queue de la phalange triangulaire, tandis qu’une savante manœuvre de ses compagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière lui. Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé renonce à conduire la caravane ; un autre se présente, essaie à son tour et cède la place à un troisième, qui retrouve le courant et engage victorieusement la marche. Mais que de cris, que de reproches, que de remontrances, que de malédictions sauvages ou de questions inquiètes sont échangés, dans une langue inconnue, entre ces pèlerins ailés !

Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs sinistres tournoyer parfois assez longtemps autour des maisons, et comme on ne peut rien voir, on ressent malgré soi une sorte de crainte et de malaise sympathique jusqu’à ce que cette nuée sanglotante se soit perdue dans l’immensité.

Il y a d’autres bruits encore qui sont propres à ce moment de l’année et qui se passent principalement dans les vergers. La cueille des fruits n’est pas encore faite, et mille crépitations inusitées font ressembler les arbres à des êtres animés. Une branche grince, en se courbant, sous un poids arrivé tout à coup à son dernier degré de développement ; ou bien une pomme se détache et tombe à vos pieds avec un son mat sur la terre humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les brandies et les herbes, un être que vous ne voyez pas : c’est le chien du paysan, ce rôdeur curieux, inquiet, à la fois insolent et poltron, qui se glisse partout, qui ne dort jamais, qui cherche toujours on ne sait quoi, qui vous épie, caché dans les broussailles, et prend la fuite au bruit de la pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre.

C’est durant ces nuits-là, nuits voilées et grisâtres, que le chanvreur raconte ses étranges aventures de follets et de lièvres blancs, d’âmes en peine et de sorciers transformés en loups, de sabbat au carrefour et de chouettes prophétesses au cimetière. Je me souviens d’avoir passé ainsi les premières heures de la nuit autour des brayes en mouvement, dont la percussion impitoyable, interrompant le récit du chanvreur à l’endroit le plus terrible, nous faisait passer un frisson glacé dans les veines. Et souvent aussi le bonhomme continuait à parler en broyant : et il y avait quatre à cinq mots perdus ; mots effrayants, sans doute, que nous n’osions pas lui faire répéter, et dont l’omission ajoutait un mystère plus affreux aux mystères déjà si sombres de son histoire. C’est en vain que les servantes nous avertissaient qu’il était bien tard pour rester dehors, et que l’heure de dormir était depuis longtemps sonnée pour nous : elles-mêmes mouraient d’envie d’écouter encore ; et avec quelle terreur ensuite nous traversions le hameau pour rentrer chez nous ! Comme le porche de l’église nous paraissait profond, et l’ombre des vieux arbres épaisse et noire ! Quant au cimetière, on ne le voyait point ; on fermait les yeux en le côtoyant.

Nous ne pouvons pas nous refuser le plaisir de citer ici encore une lettre de de Latouche, se rapportant à cette digression de l’auteur de la Mare au Diable, d’autant plus que les extraits de ses lettres inclus par George Sand dans son article sur De Latouche, présentent un tel désordre chronologique qu’il rend absolument perplexe non seulement celui qui aurait pu consulter les autographes des lettres de de Latouche, mais aussi chaque lecteur attentif. Nous avons essayé de noter en marges du volume d’Autour de la table[33], où l’article sur de Latouche est réimprimé, les dates des lettres, auxquelles ses extraits sont empruntés, mais nous avons remarqué bientôt que les millésimes que nous mettions en regard des lignes : 1847, 1844, 1843, 1846, 1845 et de nouveau 1847, 1843, etc., parsemaient tellement les pages du livre qu’il ne restait absolument plus de papier blanc, bien que nous ne fussions pas au bout de nos corrections. Nous disons cela à titre de renseignement. Revenons à la lettre de de Latouche. Le vieux critique qui, malgré toute son admiration pour la Mare au Diable, avait pourtant fait certaines observations un peu tracassières sur quelques détails du roman, baissa pavillon devant cette description d’une soirée d’automne, dans les Noces de campagne et écrivit à l’auteur :

6 avril 1846.

Vous êtes digne de tous vos succès. J’offrirais le peu de jours qui me restent à languir (si cela pouvait tenter le diable) pour avoir peint une de ces nuits de septembre dans un verger, quand le chien du paysan, rôdeur et curieux, insolent et poltron, prend la fuite au bruit de la pomme tombée, croyant que vous lui lancez une pierre ; ou bien encore ces évolutions des grues, alors que le guide épuisé renonce à conduire et qu’un autre retrouve le vent et commande la caravane. J’ai rêvé cette nuit que j’étais en pleine mer : j’entendais au-dessus du navire planer, sans les voir, les voyageurs ; j’écoutais ces âmes en peine : les grues ont fait naufrage.

Je vous aime et les bouleaux sont verts, voilà les nouvelles du village.

H. de Latouche.

La même note qui termine l’épilogue de la Mare au Diable, la description, ou plutôt l’impression d’une soirée d’automne, résonne aussi à la première page de François le Champi :

Nous revenions de la promenade, R… et moi, au clair de la lune, qui argentait faiblement les sentiers dans la campagne assombrie. C’était une soirée d’automne, tiède et doucement voilée ; nous remarquions la sonorité de l’air dans cette saison et ce je ne sais quoi de mystérieux qui règne alors dans la nature. On dirait qu’à l’approche du lourd sommeil de l’hiver, chaque être et chaque chose s’arrangent furtivement pour jouir d’un reste de vie et d’animation avant l’engourdissement fatal de la gelée : et, comme s’ils voulaient tromper la marche du temps, comme s’ils craignaient d’être surpris et interrompus dans les derniers ébats de leur fête, les êtres et les choses de la nature procèdent sans bruit et sans activité apparente à leurs ivresses nocturnes. Les oiseaux font entendre des cris étouffés au lieu des joyeuses fanfares de l’été. L’insecte des sillons laisse échapper parfois une exclamation indiscrète ; mais tout aussitôt il s’interrompt et va rapidement porter son chant ou sa plainte à un autre point de rappel. Les plantes se hâtent d’exhaler un dernier parfum, d’autant plus suave qu’il est plus subtil et comme contenu. Les feuilles jaunissantes n’osent frémir au souffle de l’air, et les troupeaux paissent en silence sans cris d’amour ou de combat.

Nous-mêmes, mon ami et moi, nous marchions avec une certaine précaution, et un recueillement instinctif nous rendait muets et comme attentifs à la beauté adoucie de la nature, à l’harmonie enchanteresse de ses derniers accords, qui s’éteignaient dans un pianissimo insaisissable. L’automne est un andante mélancolique et gracieux qui prépare admirablement le solennel adagio de l’hiver…

Et tout comme nous avons trouvé dans les lettres de de Latouche une mention enthousiaste sur « la nuit de septembre dans un verger » d< ns les Noces de campagne, de même nous trouvons dans les lettres de Tourguéniew à Mme Viardot des lignes enthousiastes sur cette page de la préface de François le Champi et sur le roman même. Ces lignes nous serviront à leur tour de préface à l’analyse de ce second chef-d’œuvre des romans champêtres de George Sand.

… Votre mari vous a certainement parlé du nouveau roman de Mme Sand, que le Journal des Débats publie dans son feuilleton : François le Champi. C’est fait dans la meilleure manière : simple, vrai, poignant… Il y a entre autres, tout au commencement de la préface, une description en quelques lignes d’une journée d’automne… C’est merveilleux. Cette femme a le talent de rendre les impressions les plus subtiles, les plus fugitives, d’une manière ferme, claire et compréhensible ; elle sait dessiner jusqu’aux parfums, jusqu’aux moindres bruits… Je m’exprime mal, mais vous me comprenez. La description dont je vous parle m’a fait penser au chemin bordé de peupliers qui conduit au Jarriel le long du parc ; je revois les feuilles dorées sur le ciel d’un bleu pâle, les fruits rouges de l’églantier dans les haies, le troupeau de moutons, le berger avec ses chiens et une foule d’autres choses[34] !…

Voici ce qui peut s’appeler la « force contagieuse » de l’art ! George Sand fit vibrer dans l’âme d’un autre artiste une corde analogue et sa plume traça cette charmante petite aquarelle, « faite d’après un tableau de George Sand ». La même lettre de Tourguéniew nous révèle que notre grand compatriote, tout en admirant François le Champi, écrit, selon lui, « dans la meilleure manière », reprochait toutefois à l’auteur l’emploi des mots et des tours de phrases paysans : … Elle y entremêle peut-être un peu trop d’expressions des paysans ; ça donne de temps en temps un air affecté à son récit. L’art n’est pas du daguerréotype, et un aussi grand maître que Mme Sand pourrait se passer de ces caprices, d’artiste un peu blasé[35]. Mais on voit clairement qu’elle en a eu jusque par-dessus la tête des socialistes, des communistes, de Pierre Leroux et autres philosophes ; qu’elle en est excédée et qu’elle se plonge avec délices dans la fontaine de Jouvence de l’art naïf et terre à terre…

Combien Tourguéniew était encore loin de nos exigences contemporaines qui réclament l’absolue individualité du langage de chaque personnage et l’absolue conformité de ce langage avec sa caste, sa profession, son train de vie, son éducation ! Remarquons encore qu’autant Tourguéniew dit vrai, lorsqu’il constate le désir de George Sand de faire une œuvre où les hommes ne fassent qu’un avec la nature, autant il est curieux que Tourguéniew ait signalé chez elle la fatigue, le désir de revenir à la jeunesse de l’art et à la terre bien avant les journées de juin (la lettre est du 17 janvier 1848). D’ailleurs Tourguéniew ne prévoyait nullement qu’à peine deux mois plus tard, dans sa Lettre aux riches, George Sand déclarerait, urbi et orbi, être justement communiste et que maintes fois encore, dans toute une série d’articles, elle se déclarerait l’adepte de cette doctrine.

Revenons encore à ce prétendu excès d’expressions berrichonnes incriminé par Touguéniew. Rollinat avait au contraire reproché à George Sand d’avoir fait parler Jeanne « comme tout le monde » ; en l’associant à la vie des « maîtres », elle l’avait forcée à s’exprimer d’une manière inusitée, et encore à penser autrement qu’elle ne le pouvait réellement. Donc Rollinat, à l’encontre des autres, ne trouvait pas le langage de Jeanne assez typique, et l’auteur, selon lui, avait ainsi péché contre la vérité artistique. Ce même ami était aussi mécontent de la Mare au Diable ; d’après lui on y « voyait encore trop l’auteur », ce qui nuisait à l’homogénéité de l’œuvre.

George Sand s’efforça donc d’écrire son Champi de manière à « ne laisser voir l’auteur nulle part », ne regrettant que de traduire en français usité certaines locutions et certains mots tout berrichons. Mais elle voulait raconter son histoire de manière à être également comprise par un Parisien blasé et par un Berrichon parlant encore le bon vieux français de Rabelais. Elle voulait, au lieu d’œuvres quintessenciées, à la portée de la minorité des lecteurs, faire une œuvre qui aurait pu répondre au nom de l’art pour tous, pour les riches et les pauvres, pour l’élite intellectuelle et les illettrés. Bref, ayant bien avant Tolstoï[36] prêché dans le prologue de la Mare au Diable la théorie des « quatre attelages », George Sand exprime dans la préface de François le Champi le même souhait que Tolstoï dans son étude sur l’Art.

Selon George Sand, les vraies œuvres d’art ou de littérature doivent être compréhensibles et plaire à tous les hommes. Les romans champêtres de George Sand sont effectivement à la portée d’un immense cercle de lecteurs. Elle a donc brillamment résolu le problème qu’elle s’était proposé. Un intellectuel comprend ces contes villageois aussi bien qu’un homme du peuple, un prolétaire aussi bien qu’un bourgeois français, un Allemand ou un Italien. Traduisez-les, lisez-les à des paysans de n’importe quel pays, ils seront à leur portée, ils exciteront une série de pensées et de sentiments les plus élevés. Nous conseillons à tous ceux qui s’occupent des bibliothèques et des conférences populaires de mettre en première ligne dans leurs catalogues : la Mare au Diable, François le Champi et la Petite Fadette.

M. d’Haussonville trouve que le prétendu chanvreur, au nom duquel George Sand raconte le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres sonneurs, ressemble peu à un véritable chanvreur. Nous dirons au contraire que ce bon vieux Depardieu qui nous raconte si adorablement comment le pauvre petit Champi fut recueilli par la jeune meunière Mme Blanchet, comment il grandit et devint d’abord son meilleur ami, puis la sauva de la ruine, alors que son mari ayant dissipé toute sa fortune, la pauvre meunière était sur le point de tomber à la merci de sa rivale et sa créancière, la coquette Sévère, et comment il ne s’aperçut point, au milieu de toutes ces affaires pratiques, qu’il aimait d’amour sa mère adoptive et était aimé d’elle, — ce cher vieux conteur, disons-nous, est bien un véritable villageois, très typique. Il est même hors de doute que c’est un véritable paysan berrichon par son tour d’esprit, quoiqu’il ne parle point patois et ne nous lance pas de jurons indécents à la figure (ainsi que c’est maintenant reçu en littérature). Car, s’il doit, comme le voulait George Sand, être compris du Parisien civilisé, cela ne veut pas dire que ses idées ne soient pas celles d’un vrai paysan. M. d’Haussonville croit que ce sont les idées de George Sand ; cela n’est pas tout à fait exact : nous y découvrons quelque chose de très local, de très paysan en général, et en particulier ce sont les idées d’un philosophe rustique, un peu bavard, un peu libre penseur.

Nous trouvons dans le Champi un tout autre défaut : quelque chose de faux et de déplaisant dans la donnée même du roman, dans cet amour non pas filial, mais amoureux, de l’enfant trouvé pour sa mère adoptive. Afin de préciser notre pensée, racontons ici deux souvenirs personnels. Une très jeune fille de nos amies reçut la permission de lire le Champi avec sa gouvernante ; c’était le premier roman de George Sand qu’on lui permît de lire. Toute fière et enchantée elle commença. Quelques jours plus tard, nous lui demandâmes : « Eh bien ? avez-vous fini le Champi ? Cela vous a-t-il plu ? » — « Ah ! ne m’en parlez pas, s’écria notre jeune amie, c’est une horreur ! Et puis, c’est bête comme tout ! » — « Comment, une horreur ? Pourquoi, bête comme tout ? » — « Mais songez donc que ce François… il est si brave, si gentil… et tout d’un coup il… (ici la voix flûtée baissa mystérieusement)… « tout d’un coup il devient amoureux de cette vieille et l’épouse, c’était sa mère ou tout comme, et lui, il, il… non ! cette fin est d’une bêtise, d’une bêtise ! » Et notre interlocutrice fut prise d’un fou rire, comme on ne rit qu’à seize ans. Et plusieurs années plus tard, au milieu d’une m. 43 spirituelle causerie après dîner, dans un salon littéraire, lorsque la conversation tomba sur les romans champêtres de George Sand, notre inoubliable vieil ami, le prince A. I. Ourousof, ce connaisseur si fin, ce critique excellent, s’écria, en donnant à sa voix une intonation et à sa figure une expression d’effroi du plus haut comique ; « Et le Champi ? Mais c’est horrible cette histoire-là ! C’est incestueux ! Mais oui, cela frise le parfait inceste !… » C’est ainsi que le brillant critique, l’esthète blasé par toutes les choses de la vie et de l’art, exprima par sa spirituelle boutade la même pensée, la même révolte du sentiment moral intime qui se devinait dans les paroles inconscientes de la naïve et innocente lectrice à la robe demi-courte.

Nous autres gens adultes et lecteurs moyens, nous savons très bien calculer que Madeleine Blanchet n’avait que dix-huit ans au moment où elle ramassait le petit François qui en avait six, qu’il est donc parfaitement probable et même naturel que lorsqu’il eut vingt-deux ans et elle trente-quatre, un amour passionné s’alluma dans leurs cœurs. Et puis, disons-nous, qu’est-ce que cela fait qu’il l’épouse, une fois que son mari est mort ?… Mais quand même, cet épilogue où François qui avait tout le long du roman dit « ma mère » à Madeleine, devient son fiancé et puis son mari, produit sur le lecteur l’impression d’un vague malaise.

Nous eussions préféré que François le Champi se passât de l’amour de François ou tout au moins qu’il ne se terminât pas par son mariage avec Madeleine, mais alors il n’y aurait point eu de roman, car le roman est l’histoire de la passion inconsciente de François. Nous aurions préféré en tout cas que la douce et modeste Madeleine repoussât cette passion : son amour pour le garçon qu’elle avait élevé en même temps que son petit Jeannie nous choque et nous paraît presque criminel. Nous avons déjà dit que nous ne concevons pas pourquoi à propos des amours de George Sand on prononce si souvent le mot de « tendresse maternelle », de « sentiments maternels ». Mais si cette confusion de sentiments d’ordres si différents nous étonne, lorsque nous la rencontrons chez les biographes ou les critiques, elle nous rend absolument perplexes, venant de la part de George Sand elle-même, mère idéale. Il est parfaitement incompréhensible qu’elle ait pu si souvent et si facilement profaner l’idée et le nom d’ « amour maternel » en l’employant et dans sa vie privée et dans ses romans écrits, quand ils n’y avaient que faire ! Nous ne savons pas si la faute en est à l’époque ou si c’est une question de manque de goût et de tact personnel, mais ces éternels « sentiments maternels », ne se rapportant pas à des orphelins, à des pupilles, mais bien à des amoureux, à des amants dans le sens le plus précis du ternie, nous choquent.

Lorsque la plume de George Sand trace avec tant de facilité les mots de « tendresse maternelle », à l’adresse des héros de ses romans vécus ou écrits, nous regrettons qu’elle ne se souvînt à ce même moment de son cher Maurice et ne se soit pas dit : « Mais je dis là une absurdité : on ne peut, on ne doit pas tracer ce mot, lorsqu’il s’agit de la passion amoureuse, fût-elle pleine de pitié ou de tendresse protectrice, c’est un sacrilège ! »

Au contraire, Madeleine Blanchet qui avait vraiment traité le pauvre enfant abandonné avec une tendresse toute maternelle, aurait dû se dire, après avoir entendu la déclaration de François : « Mais c’est absurde, c’est une folie, il est mon fils ou tout comme. Est-ce qu’une mère peut aimer son fils ainsi qu’un mari ou un amant ? »

C’est cette infraction à la loi morale et à celle du bon goût qui fait que ce roman, si adorablement écrit, tout en nuances et en traits fins, laisse après lui un souvenir vaguement déplaisant. Nous nous empressons de dire que nous ne parlons que pour nous-mêmes et que notre opinion semblera sûrement monstrueuse, François le Champi étant compté parmi les chefs-d’œuvre de George Sand. Mais nous sommes sûr que les mères, les vraies mères, seront de notre avis, et diront comme la liseuse de seize ans : « la fin gâte le roman », tandis que ses débuts, ces simples pages touchantes nous parlant du sort des pauvres petits champis, enfants abandonnés dans les champs au sens précis du mot, n’échappant souvent à leur perte que grâce à de bonnes âmes comme Madeleine, ces pages-là sont réchauffées par le souffle d’une vraie pitié. Et cela est tout naturel. Durant toute sa vie à Nohant, George Sand sauva et éleva non pas un seul, mais beaucoup, beaucoup de champis ! M. Maurice Cristal (Germa), dans son article[37], raconte que Mme Sand avait toute sa vie ramassé, sauvé, élevé, soigné, enseigné et mis sur pieds une quantité de champis. Il ajoute que si, tout comme ses héroïnes, la Petite Fadette ou la Louise dans Valentine, elle avait été souvent offensée ou poursuivie pour n’avoir pas assez respecté la morale bourgeoise, elle reçut, en récompense de sa bonté maternelle pour les malheureux enfants abandonnés, une expression toute originale de leur gratitude. Lorsqu’en l’été de 1848, au moment du réveil de la réaction à outrance, la vie et le repos de Mme Sand étaient menacés[38], tous les champis des alentours, jadis secourus par elle, formèrent autour de Nohant une garde invisible et veillèrent nuit et jour pour préserver leur bienfaitrice d’une attaque soudaine, de pièges quelconques, d’une arrestation sournoisement préparée, etc. Elle ne le sut même pas[39] ! C’est ainsi que les champis la remercièrent. En vérité, cette histoire vraie n’est ni moins romantique, ni moins intéressante que l’histoire de François le Champi. Qu’il y manque ce que l’on appelle l’amour, qu’il n’y ait d’une part que bonté et pitié humaine, de l’autre, que dévouement et gratitude, elle n’en est que plus belle !

La Petite Fadette est dans son genre un Taming of the shrew : c’est l’histoire du domptage d’une petite bête fauve, taquine, traquée, montrant les dents, de Fadette le Grillon, que tout le village prenait pour une sorcière, ou même pour un méchant farfadet, et de sa transformation en une douce, aimante et laborieuse jeune fille. Il est évident que cette transformation s’accomplit grâce à la toute-puissance de l’amour. Amour de Fadette pour l’un des « bessons du père Barbeau », le beau Landry : amour de ce dernier réchauffant et illuminant la malheureuse existence du petit diable persécuté, remplissant d’une gratitude ardente son pauvre cœur, assoiffé de tendresse et de soleil. Cette simple histoire, compliquée par l’attachement jaloux et maladif de l’autre besson, Sylvain, pour son frère, est narrée par l’auteur avec une incomparable finesse, il s’en échappe comme un parfum de premier amour. Et les tableaux de la vie rustique, avec ses jours de travail et ses jours de fêtes, enveloppent l’action d’une fraîcheur extrême de réalité et de réalisme, oui, de réalisme, c’est le mot, en dépit de ceux qui prétendent que tous les romans champêtres de George Sand ne sont « qu’une parfaite idylle et ne reproduisent nullement la vie réelle ». Nous avons dans notre premier volume raconté que jusqu’à quinze ans George Sand vécut au milieu des champs, en compagnie des enfants du village : sa participation à leurs jeux, leurs joies et leurs peines, ainsi qu’à celles des gens de la campagne en général, lui donna cette grande entente de la vie rurale qui ne s’acquiert ni par des excursions sur le lieu d’action d’un roman quelconque, ni par des collections de « documents humains » coupés dans les journaux. Cette intimité avec le peuple, ce lien avec le terroir, durant l’enfance avec ses impressions inconscientes, ainsi que durant les années conscientes passées au village, firent que dès que George Sand touchait à des types de paysans, ils apparaissaient sous sa plume tout palpitants de vie, surtout les personnages secondaires. Le père Lhéry et sa femme dans Valentine, les Bricolin dans le Meunier, la mère Gothe dans Jeanne, le père Maurice, le père Léonard et la mère Guillette dans la Mare au Diable, le vagabond Cadoche dans Jeanne, le demi-vagabond Jean Jappeloup dans le Péché de M. Antoine, les coquettes villageoises : la Sévère et Catherine Guérin, les ingénues du village : l’espiègle Claudie, amie de Jeanne, et la jolie Rose Bricolin dans le Meunier, le meunier lui-même, à la langue si bien pendue, Sylvain Charasson, l’écuyer rustique dans le Péché de M. Antoine, tous vivent d’une vie réelle, parce que George Sand les avait connus depuis son enfance : ils ont surgi spontanément dans son imagination lorsqu’elle voulut leur donner la vie.

Ses écrits sociaux et politiques, ceux qui parurent vers 1840-1843, ainsi que ceux de 1848, respirent la même entente de la vie du peuple. Le Père Va-tout-seul, les Lettres d’un paysan de la Vallée Noire, Fanchette, la Lettre d’un boulanger à sa femme, l’Histoire de France écrite sous la dictée de Blaise Bonnin, les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens et enfin l’esquisse dédiée à Tourguéniew, Pierre Bonnin, que nous avons mentionnée plus haut, tous sont écrits dans une langue populaire admirable ; ils traduisent si parfaitement les pensées et les aspirations du peuple que tous ceux qui prétendent être experts dans les questions populaires pourraient les envier. George Sand puisait à la source même ; cette source rejaillit dans toutes les œuvres où apparaissent en scène les hommes du peuple et les tableaux de la vie rustique, fût-ce dans un roman, dans une œuvre autobiographique (comme l’Histoire de ma vie), dans une pièce de théâtre (comme Claudie ou le Pressoir), dans des études ethnographiques (comme les Visions de la nuit ou les Mœurs et coutumes du Berry, mentionnées plus haut) ou bien dans des œuvres aussi fantastiques que les Contes à ses petites-filles. (C’est ainsi que dans le Nuage rose, elle décrit avec un charme incomparable comment une petite fille garde des moutons dans une prairie alpestre et file sa quenouille tout en marchant ; dans le Géant Jéous elle peint la lutte des montagnards des Pyrénées contre les forces de la nature.) Nous devons répéter ici une comparaison assez rebattue et nous souvenir du mythe d’Autée qui redevenait plus fort chaque fois qu’il touchait à la Terre-Mère. Chaque fois que George Sand touche à la campagne, aux mœurs rustiques, ses pages exhalent la fraîcheur des prés, l’air de la vraie poésie.

La Petite Fadette fut trois fois mise au théâtre. En 1850, Anicet Bourgeois en tira une comédie médiocre, et en 1860, l’artiste allemande Birch-Pfeiffer, une excellente. Cette dernière pièce intitulée le Grillon (die Grille), jouée sur toutes les scènes allemandes, fit remporter des triomphes à une quantité d’ingénues allemandes, la célèbre Raabe en tête. Enfin en 1869, MM. Semet et Bazille en firent un opéra-comique[40]. Quant à François le Champi, George Sand en fit elle-même une pièce, jouée avec grand succès vers la fin de 1849 à l’Odéon ; ce succès encouragea l’auteur à revenir à l’art dramatique, abandonné après le fiasco de Cosima en 1840. Nous parlerons plus loin de François le Champi comédie, ainsi que des deux autres pièces rustiques de George Sand où apparaissent aussi ses chers berrichons, — Claudie et le Pressoir.

Disons seulement dès à présent que si Tourguéniew avait blâmé chez George Sand romancière l’emploi du patois, Gustave Planche, lorsque parut Claudie, désapprouva George Sand dramaturge de vouloir faire parler ses personnages « un langage qui ne fût point en désaccord avec leurs idées », c’est-à-dire qu’il lui reprocha un excès de réalisme :

… Le style de Claudie est pareil au style de Champi ; c’est la même naïveté et parfois aussi, je dois le dire, le même enfantillage. Les locutions berrichonnes que le public parisien admirait, dans le Champi, se retrouvent à chaque scène de Claudie. Quel que soit l’engouement de la foule pour ces locutions, je n’hésite pas à les condamner, car elles impriment au langage un singulier cachet de monotonie. Ces locutions, d’ailleurs, n’ont rien qui appartienne en propre au Berry, a quelques lieues de Paris, en parcourant les fermes et les villages, on peut retrouver, ou peut s’en faut, toutes les formes de langage que l’auteur de Claudie nous donne comme berrichonnes. Cette fantaisie, qui a excité l’ébahissement de la foule, n’est pour moi qu’une fantaisie puérile. Je comprends très bien que Molière, ayant à mettre en scène des paysans, leur prête le langage de leur condition, et pourtant, malgré toute son habileté, il lui arrive parfois de lasser l’attention du spectateur ; je n’en citerai qu’un exemple, que chacun a déjà nommé d’avance, le dialogue de Mathurine et de Pierrot dans Don Juan. Ce que Molière avait fait pendant quelques minutes avec un succès très douteux, l’auteur de Claudie a voulu le faire pendant trois heures, et malgré ma vive sympathie pour le talent qu’il a montré dans le développement des caractères, dans l’expression des sentiments, je suis bien obligé d’avouer que les personnages mis en scène auraient à mes yeux une tout autre valeur, si, au lieu de parler la langue de Jeules-Bois, ils parlaient la langue de tous. À quoi servent, en effet, ces locutions que le public applaudit comme naïves ? Donnent-elles vraiment à la pensée plus de relief et d’évidence ? Serait-il impossible d’exprimer, dans la langue qui se parle autour de nous, les idées et les passions dont se compose le drame nouveau ? Une pareille thèse me semble difficile à soutenir ; c’est pourquoi je regrette que l’auteur de Claudie, habitué à traiter la poésie d’une manière simple et sévère, ait eu recours à ce prestige enfantin ; il faut laisser aux imaginations de second ordre l’emploi de ce moyen vulgaire. Les admirateurs enthousiastes qui ne veulent prêter l’oreille à aucune objection me répondent sans doute que le langage villageois était une nécessité dans Claudie, aussi bien que dans le Champi, puisque tous les personnages sont de condition rustique. Cette réponse, à mon avis, ne détruit pas la valeur de mes reproches. Est-ce en effet au nom de la vérité absolue qu’on prétend louer comme souverainement belle, comme souverainement utile, cette langue que les badauds prennent pour le patois berrichon ? Le principe une fois posé, que l’on prenne la peine d’en déduire les conséquences au nom de la vérité absolue ; nous pouvons demain voir inaugurer sur la scène le patois de l’Auvergne, le patois de la Picardie, et bientôt, pour comprendre les œuvres conçues dans ce nouveau système, il faudra consulter des glossaires spéciaux. Vainement prétendrait-on que ces locutions provinciales ajoutent à la naïveté de la pensée ; c’est une pure illusion, qui ne résiste pas à cinq minutes d’examen ; il n’y a pas une idée, pas un sentiment dans Claudie qui ne trouve dans la langue écrite une expression docile et fidèle ; il est donc parfaitement inutile de recourir, pour les traduire, au patois berrichon…[41].

Mais George Sand ne se laissa point intimider par ces reproches : ne changea point sa manière, elle ne fit que la renforcer en toute conscience. En 1853, parut encore un roman champêtre, les Maîtres sonneurs ; si ce roman est imparfait sous le rapport de la charpente et de la donnée générale, si une certaine prolixité le rend inférieur au Champi, à la Fadette, et surtout à la Mare au Diable, l’auteur a atteint la perfection en ce sens qu’il s’est parfaitement identifié avec le personnage du gars campagnard, le futur chanvreur Étienne Depardieu, au nom duquel il parle, et ceci constitue la vérité artistique. Il est donc incompréhensible, comme le remarque si judicieusement un homme de science, dont nous parlerons tout à l’heure, « que ce roman ne soit jamais mentionné, ou bien qu’il ne le soit que fort légèrement, en passant, dans presque toutes les biographies et histoires de littérature ».

Or, dans la dédicace de ce roman à Eugène Lambert, George Sand déclare qu’en contant cette fois la propre histoire d’Étienne Depardieu, entendue de sa bouche au temps de sa jeunesse à elle, elle « imitera autant que possible la manière du chanvreur ».

Tu ne me reprocheras pas, dit-elle à Lambert, d’y mettre de l’obstination, toi qui sais, par expérience de tes oreilles, que les pensées et les émotions d’un paysan ne peuvent être traduites dans notre style, sans s’y dénaturer entièrement et sans y prendre un air d’affectation choquante. Tu sais aussi, par expérience de ton esprit, que les paysans devinent ou comprennent beaucoup plus qu’on ne les en croit capables, et tu as été souvent frappé de leurs aperçus soudains qui, même dans les choses d’art, ressemblaient à des révélations. Si je fusse venu te dire, dans ma langue et dans la tienne, certaines choses que tu as entendues et comprises dans la leur, tu les aurais trouvées si invraisemblables de leur part, que tu m’aurais accusée d’y mettre du mien à mon insu, et de leur prêter des réflexions et des sentiments qu’ils ne pouvaient avoir. En effet, il suffit d’introduire, dans l’expression de leurs idées, un mot qui ne soit pas de leur vocabulaire pour qu’on se sente porté à révoquer en doute l’idée même émise par eux ; mais, si on les écoute parler, on reconnaît que s’ils n’ont pas, comme nous, un choix de mots appropriés à toutes les nuances de la pensée, ils en ont encore assez pour formuler ce qu’ils pensent et décrire ce qui frappe leurs sens. Ce n’est donc pas, comme on me l’a reproché, pour le plaisir puéril de chercher une forme inusitée en littérature, encore moins pour ressusciter d’anciens tours de langage et des expressions vieillies que tout le monde entend et connaît du reste, que je vais m’astreindre au petit travail de conserver au récit d’Étienne Depardieu la couleur qui lui est propre. C’est parce qu’il m’est impossible de le faire parler comme nous, sans dénaturer les opérations auxquelles se livrait son esprit, en s’expliquant sur des points qui ne lui étaient pas familiers, mais où il portait évidemment un grand désir de comprendre et d’être compris.

Si, malgré l’attention et la conscience que j’y mettrai, tu trouves encore quelquefois que mon narrateur voit trop clair ou trop trouble dans les sujets qu’il aborde, ne t’en prends qu’à l’impuissance de ma traduction. Forcée de choisir dans les termes usités de chez nous, ceux qui peuvent être entendus de tout le monde, je me prive volontairement des plus originaux et des plus expressifs ; mais, au moins, j’essayerai de n’en point introduire qui eussent été inconnus au paysan que je fais parler, lequel, bien supérieur à ceux d’aujourd’hui, ne se piquait pas d’employer des mots inintelligibles pour ses auditeurs et pour lui-même.

Cette explication aussi laborieuse et détaillée de la raison d’être et de la légitimité d’un procédé littéraire serait inutile de nos jours. Ce procédé est reconnu par tout le monde comme obligatoire pour chaque auteur désireux que ses personnages soient en accord avec leur naturel. Au contraire on reproche souvent à George Sand d’y avoir manqué, « en faisant parler à tous ses personnages le même langage idéalisé et littéraire, sans couleur locale ni caractère individuel ». George Sand était donc en avance sur son temps et le goût de ses contemporains : sa manière, qui semble idéalisée de nos jours, était réaliste alors.

C’est justement parce que George Sand sut garder durant tout le roman la plus parfaite homogénéité du langage et du ton populaire qu’elle atteignit ce qu’on appelle dans les règles de l’art poétique « la fidélité du type artistique » : ce que Rollinat exigeait d’elle. L’auteur n’apparaît point derrière cet Étienne ou Tiennet, parfait Berrichon et individu très particulier en même temps. C’est un brave gars simple, pas trop éveillé, mais un peu rusé et nullement sot ; bien qu’il n’ait pas la langue trop déliée, il ne manque pas d’esprit et sait être railleur ; il est retenu, posé, un peu superstitieux et pourtant prêt à se battre avec le diable en personne quand il s’agit d’obliger ses amis ; il est pratique, laborieux, mais il ne se refuse point une réjouissance « honnête » au cabaret du village. Mais surtout c’est un cœur pur et généreux, sachant aimer simplement et patiemment, ne faisant point souffrir de sa jalousie ni son premier amour, sa jolie cousine Brulette (lorsqu’elle donne toutes ses préférences à l’ami de son enfance Joseph), ni sa seconde préférée, la courageuse et fière enfant du vieux bûcheron, « la fille des bois », Thérence ; il porte silencieusement et patiemment son chagrin, quand elle aussi s’éprend de Joseph. Thérence ne débrouille que plus tard quel homme au fond est ce Joseph. Ce qu’il est, c’est ce que nous raconte justement Tiennet par l’intermédiaire de l’auteur ; ou plutôt il nous raconte comment le gamin campagnard Joseph, surnommé Joset l’ébervigé, exposé aux risées de tout le village pour son air stupide et sa maladresse, ne trouvant protection que de la part de sa camarade de catéchisme, l’alerte et pimpante Brulette, élevée par sa mère à lui, se découvre un talent musical, talent d’exécution et de créateur, et devient à la fin un « maître sonneur ». Mais si l’enfant imbécile, toujours plongé dans une vague rêverie, s’élève par son intelligence bien au-dessus de son simple entourage, il reste toujours un égoïste, préoccupé de sa personne, d’un amour-propre excessif, jaloux, envieux, et son arrogance, son éternel désir de primer sur ses rivaux amènent sa fin prématurée. On le trouve un beau jour noyé ou tué dans un fossé. La rumeur attribue sa mort à ses camarades de métier, les ménétriers ambulants, jouissant d’une mauvaise réputation parmi la pacifique population sédentaire et formant un compagnonnage mi-maçonnique, mi-industriel dont les membres ne sont admis qu’après force épreuves mystérieuses et pénibles et dont les lois et les usages sont jalousement cachés aux yeux des profanes.

Tiennet nous conte également comment, à F encontre de Joseph, la coquette et légère Brulette, d’abord si préoccupée de sa personne, devint une modeste, laborieuse et sérieuse jeune fille, se sacrifiant pour les autres et supportant bravement la calomnie pour avoir maternellement gardé et soigné l’enfant de la Mariton, mère de Joseph. C’est son amour pour l’ami de Joseph, l’intrépide muletier Huriel, sonneur de talent et amant de la liberté, et son attachement filial pour la Mariton qui l’ont transformée.

L’idée générale du roman est donc l’un des thèmes favoris de George Sand : le sacrifice de sa personnalité, la victoire de l’altruisme sur l’égoïsme et l’égotisme, la victoire, comme elle le disait, du jobard sur le farceur, l’action ennoblissante et transformatrice d’un grand et parfait amour.

Dans les Maîtres sonneurs, ce thème se développe sur l’arrière-fond d’un intéressant contraste entre deux mondes, deux types d’habitants du centre de la France : les habitants de la plaine, pacifiques et lents Berrichons, n’aimant ni l’esprit de nouveauté, ni le déplacement, fidèles aux vieilles coutumes, agriculteurs honnêtes et gens d’un commerce sûr, et les habitants montagnards de la Marche et du Bourbonnais, bûcherons et muletiers, toujours sur les chemins, habitués à la vie à la belle étoile, indépendants, téméraires, plus ingénieux et plus énergiques, plus éveillés et moins arriérés, point rivés à la terre, mais souvent fort peu soucieux de la propriété et de la vie d’autrui, enclins aux rixes et aux querelles, et, à la fin du dix-huitième siècle, — le temps de la jeunesse de Tiennet où se joue l’action du roman, — souvent criminels et passant aux yeux de la pacifique population du Berry pour des brigands ou même des gens voués à l’esprit du mal.

Au fond, ce sont les deux types si souvent rencontrés de nos jours dans les œuvres de Gorki : agriculteurs attachés à la terre, tranquilles, mais avides et inertes, — vagabonds libres et intrépides.

Notons surtout le dithyrambe de la rude vie vagabonde, la vie des chemineaux, que débite Huriel en réponse aux doléances de Tiennet, effrayé de la perspective de passer la nuit dans la forêt, à la belle étoile. C’est une variation sur un autre thème favori de George Sand, trouvé déjà dans Consuelo, l’hymne au « grand chemin sablé d’or ».

Le roman nous initie aux rudes et mystérieux us et coutumes des maîtres sonneurs, ces francs-maçons ménétriers, et les pages qui leur sont consacrées sont des plus intéressantes. M. Tiersot dit, dans son Histoire de la chanson populaire en France[42] :

Les Maîtres sonneurs… paraissent être faits sur des données précises et une observation exacte… sur les pratiques et les traditions des ménétriers bourbonnais et berrichons…

Cette impression d’un juge aussi autorisé en cette matière sera sûrement partagée par chaque lecteur : il est hors de doute que George Sand avait en main force renseignements et données lorsqu’elle écrivait ce roman[43].

Et dans ses lettres entre 1850-1853, nous trouvons effectivement maint écho de son intérêt intense d’alors pour tout ce qui se rapporte à la musique populaire et aux musiciens ambulants. C’est ainsi qu’elle raconte à son fils (occupé à mettre en scène Claudie à la Porte-Saint-Martin) que, parmi les maçons travaillant à Nohant, elle a trouvé une « mine de musique » populaire, cela en écoutant un certain Jean Chauvet, qui, tout en perçant un mur pour un calorifère, « chantait pour charmer ses ennuis » ; elle raconte le fait ainsi qu’il suit :

Il chante juste et avec le vrai chic berrichon ; je l’ai emmené au salon et j’ai noté trois airs, dont un fort joli ; après quoi je l’ai fait bien boire et manger là, tout son saoul. Il a été retrouver ses camarades et, leur faisant tâter sa chemise toute trempée de sueur, il leur a dit : « J’ai jamais tant peiné de ma vie ! cHe dame et ce monsieur (c’était Muller)[44] m’ont fait asseoir sur une chaise ; et puis les v’là de causer et de se disputer à chaque air que je leur disais ; et v’là qu’ils disaient que je faisais du bémol, du si, du sol, du diable, que je n’y comprenais rien, et j’avais tant d’honte que je pouvais pus chanter. Mais tout de même, je suis bien content, parce que, puisque je sais du bémol, du si, du sol et du diable, j’ai pus besoin d’être maçon. Je m’en vas aller à Paris, où on me fera bin boire, bin manger pour écouter mes chansons. »

Là-dessus, tous les autres maçons se sont mis à gueuler dans les corridors, pour me faire entendre qu’ils savaient tous chanter, depuis le maître maçon, qui chante du Donizetti comme un savetier, jusqu’au goujat, qui imite assez bien le chant du cochon. Mais ça ne me touche pas, et chacun envie le sort de Jean Chauvet…

Le 25 septembre 1853, George Sand écrit à son fils :

Cher vieux, tu dois avoir reçu un mot de moi et de Manceau où nous te disions notre arrivée à bon port. Le jour de notre arrivée[45] il a passé sur la route un pifferaro napolitain, que j’ai happé bien vite ; ce n’était pas un fameux maître sonneur ; mais sa musette est bien autrement belle de sons que les nôtres, et il jouait des airs qui avaient beaucoup de caractère. Il y avait avec lui deux musiciens de Venise, sans aucune couleur locale, et un jeune homme qui dansait très joliment, très sérieusement, et les yeux baissés des cachuchitas et des jotas, d’une manière si pareille aux paysans maïorquins, et il en avait si bien les airs et le type, que j’aurais juré que c’en était un. Il m’a dit qu’il était de Tolède et qu’il dansait à la manière des gens de son pays. Alors c’est absolument la même chose qu’à Maïorque…

Le 13 décembre de la même année elle lui écrit encore :

J’ai été avant-hier au spectacle de la Châtre, entendre des chanteurs montagnards fort intéressants…

Ce qui avait été le sujet des reproches de Tourguéniew et de Gustave Planche, l’effort de George Sand d’écrire ses romans champêtres en langue populaire, en ne choisissant de l’idiome berrichon que les tours et les expressions qui puissent être compris sans traduction, ce tour de force que la romancière s’était imposé, en se privant de la richesse habituelle de son vocabulaire pour entrer dans ce cadre, fut autant apprécié par les philologues et les linguistes, que les renseignements sur la musique populaire par les musiciens de profession.

Et de même que M. Tiersot parlait de ce roman dans son livre, plusieurs doctes auteurs de glossaires d’idiomes : MM. Godefroy, Darmstetter et Hatzfeld, le comte Jaubert, Sachs[46] et d’autres ont fait entrer dans leurs dictionnaires les uns quelques mots, et les autres des listes entières d’expressions employées par George Sand dans ses romans champêtres. Une attention toute particulière lui fut vouée sous ce rapport par MM. Jaubert et Sachs[47], et de nos jours par le jeune érudit allemand M. Max Born, qui consacra une dissertation au Langage de George Sand dans le roman « les Maîtres sonneurs » [48], — une étude extrêmement approfondie et sérieuse du « matériel lexique et syntaxique » contenu dans cette œuvre, qu’on ne mentionne, selon M. Born, « que trop peu et en passant dans les biographies de George Sand et les histoires de littérature ». Il prouve que même les deux connaisseurs les plus experts en cette matière, le comte Jaubert et M. Sachs, n’avaient nullement épuisé à fond toute la richesse des mots et des particularités de l’idiome donné par George Sand dans les Maîtres sonneurs.

Les Maîtres sonneurs, le moins connu des romans champêtres de George Sand, est donc l’œuvre qui a le plus attiré l’attention des professionnels, musiciens et philologues.

Nous l’analysons ici, dans ce chapitre, quoiqu’il ait paru en 1853 : il fait partie des Veillées du chanvreur,

Parlons à présent de deux œuvres de George Sand publiées en 1846 et 1847, années où parurent la Mare au Diable et François le Champi, mais qui ne leur ressemblent en rien : Tévérino et le Piccinino.

Déjà Julien Schmidt avait signalé que tous les écrivains et poètes romantiques, George Sand plus que tous les autres, ont toujours aimé (à exalter les natures soi-disant « artistiques », les vagabonds et les bohémiens de tontes sortes, aux dépens des « vils bourgeois » ou des aristocrates froidement raffinés, menant une vie laborieuse ou fainéante, mais calme et réglée. De là toutes les variantes des Carmen, des Esmeralda, des Consuelo et des Petites Fadettes. Tévérino présente au lecteur le contraste des deux natures : celle d’un fils du peuple, nature spontanée, douée de tous les talents et de tous les dons de l’esprit, mais mal élevée, mal équilibrée, ne s’élançant vers le beau qu’instinctivement et menant une vie désordonnée de vagabond, de vrai bohème, et celle de deux représentants de l’aristocratie, instruits, d’une éducation parachevée, mais toujours froidement réfléchissants, incapables de jouir librement de la vie, empoisonnés par l’amour-propre et le scepticisme.

Nous venons de faire connaissance avec l’amoureux de la vie en plein air, le généreux, insoucieux et ingénieux Huriel.

Tévérino, c’est encore Huriel, mais apprêté d’une autre manière, c’est Huriel sans sa cornemuse, sans ses mulets, ni poussière de charbons, ni bûchage dans les montagnes du Bourbonnais, ni usages marchois, bref, un Huriel sans couleur locale. Mais il est évident que cet Huriel, nouvelle édition, est un spécimen d’autant plus brillant de la tribu des adorables vagabonds-artistes.

Le jeune aristocrate Léonce voulant distraire la capricieuse dame de ses rêves, lady Sabina G… qui se meurt d’ennui, arrange une fantastique excursion où tout doit être imprévu, donc intéressant pour la belle blasée. Chemin faisant, Léonce enlève un curé de village, amateur de la bonne chère, la jeune sœur d’un contrebandier, Madeleine, qui possède le don d’apprivoiser les oiseaux et passe, comme la petite Fadette, pour sorcière, et enfin le beau chemineau Tévérino. Ce Tévérino, grâce à sa belle stature et à sa figure plus belle encore, avait été modèle, et avait acquis chez les peintres des notions sur les arts. Il sait prendre des poses plastiques, dans le style du Michel-Ange, dans le genre antique, ou encore à la Raphaël, à la Giulio Romano, etc., et il disserte sur l’art pas plus mal qu’un professeur d’esthétique. Il a encore été chanteur d’opéra et chante presque aussi bien que Rubini. Il nage comme un poisson. Il fait de l’escrime comme un maître d’armes. N’ayant jamais pris brides en mains, il se trouve être d’inspiration un cocher admirable, fait accomplir à une paire de chevaux fougueux des tours d’adresse dans les chemins alpestres les plus vertigineux, au milieu de descentes et de montées, de torrents et de ponts croulants. Il est né acteur comique et sait en un clin d’œil improviser des scènes burlesques. Il soutient avec le curé des controverses théologiques et lui confectionne des plats gastronomiques, mais il sait aussi marivauder de la manière la plus exquise avec la magnifique Sabina. Il la rend amoureuse de lui, lui fait perdre la tête et se fait accorder un baiser. Puis, généreusement, il la ramène, après une si rude leçon pour sa fierté et son amour-propre, dans les bras de son adorateur. Lui s’en va avec sa petite fiancée, la contrebandiste, qu’il sait, parfait chevalier qu’il est, respecter et garder envers et contre tous, et envers lui-même !

Bref, ce Tévérino est la réunion de toutes les vertus, de tous les charmes et de tous les talents. Tout cela serait ridicule (et les interminables élucubrations de Léonce et de Sabina sur l’amour simplement ennuyeuses), si toutes ces aventures — qui se passent de l’aube d’un jour jusqu’à deux heures après midi du lendemain — n’étaient narrées avec une verve et un brio qui font pardonner à l’auteur son invraisemblable héros.

George Sand dit, dans la préface de Tévérino, qu’elle a peint un type invraisemblable pour les personnes de la haute société, mais connu de tous ceux qui ont fréquenté les artistes, un type d’artiste à l’état latent, apte à toute chose et ne se vouant exclusivement à aucune spécialité. Elle voulait encore prouver que ces natures bien douées gardent souvent, au milieu de la plus dégradante misère et au milieu d’expédients et d’aventures, une exquise délicatesse de sentiments, un cœur pur et simple. Elle voulait surtout prouver que toujours, dans toutes les positions, au milieu de toutes les misères et en dépit du passé le plus abject, un être humain peut se relever et s’élever. Idée toute chrétienne. On ne peut pas dire pourtant que Tévérino donne au lecteur l’assurance qu’il en soit ainsi. Lorsque dans la dernière scène du roman il apparaît en robe blanche de dominicain et prononce des discours fort édifiants sur son avenir et celui de la petite oiselière dont il veut devenir digne, nous devons avouer que tout cela ne nous paraît qu’une de ses improvisations brillantes et nous nous attendons à lui voir jeter son froc aux orties, s’adonner au sport athlétique ou faire métier de baladin, ne songeant nullement à son relèvement moral.

George Sand tira plus tard une pièce de ce roman, c’est-à-dire qu’elle en fit le prologue d’une pièce jouée en 1854, sous le nom de Flaminio. Les personnages sont les mêmes que dans le roman, à de petites exceptions près (c’est ainsi par exemple que, pour faire une concession à l’esprit clérical du moment, le cher curé ridicule est remplacé par une Anglaise caricaturée, miss Barbara, cousine de lady Sabina). Mais la pièce n’a pas le charme de ce spirituel et alerte récit de voyage si plein d’imprévu. Le mystère de la liberté des relations rustiquement pures et vraiment fraternelles entre Tévérino et Madeleine, incompréhensible pour Sabina et intraduisible par des moyens de théâtre, mais très bien compris du lecteur, n’y est plus. Dans la pièce Tévérino déclare au contraire, dès le début, que Madeleine est sa fiancée. L’action est privée de cet arrière-fond, si plein de couleur, de routes alpestres, de défilés de montagne et de petits bourgs italiens, qui donne un charme tout particulier à cette narration gracieuse. Le côté pittoresque disparut, le côté moralisateur domine, et, somme toute, il ne reste rien ou presque rien de cette petite nouvelle si gaie, et il existe une pièce ennuyeuse de plus ! Nous ne l’avons pas vu jouer, mais nous croyons que sur les planches elle doit ennuyer encore plus que dans les pages du^deuxième volume du Théâtre de George Sand.

Tévérino et Piccinino parurent tous les deux dans la Presse, le premier en 1845 et l’autre en 1847.

… Ce que je pense de la noblesse de race, dit George Sand dans l’Histoire de ma vie, je l’ai écrit dans le Piccinino, et je n’ai peut-être fait ce roman que pour faire les trois chapitres où j’ai développé mon sentiment sur la noblesse. Telle qu’on l’a entendue jusqu’ici, elle est un préjugé monstrueux, en tant qu’elle accapare au profit d’une classe de riches et de puissants la religion de la famille, principe qui devrait être cher et sacré à tous les hommes. Par lui-même ce principe est inaliénable et je ne trouve pas complète cette sentence espagnole : Cada uno es hijo de sus obras. C’est une idée généreuse et grande que d’être le fils de ses œuvres et de valoir autant par ses vertus que le patricien par ses titres. C’est une idée qui a l’ait notre grande Révolution, mais c’est une idée de réaction, et les réactions n’envisagent jamais qu’un côté des questions, le côté que l’on avait trop méconnu et sacrifié. Ainsi, il est très vrai que chacun est le fils de ses œuvres ; mais il est également vrai que chacun est le fils de ses pères, de ses ancêtres, patres et matres. Nous apportons en naissant des instincts qui ne sont qu’un résultat du sang qui nous a été transmis, et qui nous gouverneraient comme une fatalité terrible, si nous n’avions pas une certaine somme de volonté qui est un don tout personnel accordé à chacun de nous par la justice divine…

Dans la Notice précédant le roman même de Piccinino, elle dit :

J’avais toujours envie de faire, tout comme un autre, mon petit chef de brigands. Le chef de brigands, qui a défrayé tant de romans et de mélodrames sous l’Empire, sous la Restauration, et jusque dans la littérature romantique, a toujours amusé tout le monde, et l’intérêt principal s’est toujours attaché à ce personnage terrible et mystérieux. C’est naïf, mais c’est comme cela. Que le type soit effrayant comme ceux de Byron ou, comme ceux de Cooper, digne du prix Montyon, il suffit que ces héros du désespoir aient mérité légalement la corde ou les galères pour que tout bon et honnête lecteur les chérisse dès les premières pages, et fasse des vœux pour le succès de leurs entreprises. Pourquoi donc, sous prétexte d’être une personne raisonnable, me serais-je privée d’en créer un à ma fantaisie…

Or, cette fantaisie consistait, selon son aveu, à rendre vraisemblable, naturel et compréhensible, un personnage qui l’était par le principe aussi peu. Nous ne saurions dire si George Sand a réussi dans son projet. Selon nous, ce n’est pas par le naturel que le Piccinino pèche. Mais nous y voyons effectivement le désir de l’auteur de résoudre les deux problèmes qu’il s’était posés : dans les trois chapitres intitulés ; le Blason, les Portraits de famille et Bianca, George Sand développe largement les idées sur la noblesse qu’elle avait effleurées dans les lignes précitées de l’Histoire de ma vie. D’autre part le héros en titre est en effet un mystérieux et insaisissable brigand sicilien, surnommé le Justicier d’aventure, ennemi juré de tous les oppresseurs, fils illégitime du prince de Castro Reale (également devenu dans sa vieillesse chef de brigands et surnommé il Destatore ou Celui qui éveille).

Ces deux thèmes s’enchaînent grâce à la circonstance que le duc de Castro a encore un fils légitime de son mariage secret avec la princesse Agathe de Palmarosa qu’il avait séduite par violence jadis. Ce jeune prince Michel a été sauvé des mains des parents d’Agathe, orgueilleux et méchants, et élevé en qualité ce fils par un généreux plébéien, le décorateur Pier Angelo Lavoratori, qu’il vénère comme son père. Emmené par ce dernier à Rome, toujours dans le but de le soustraire à la vengeance de sa parenté haut placée, mais bassement pensante, Michel Lavoratori ou Michel de Castro Reale y est devenu un peintre de talent. Il revient soudain en Sicile, pour y vivre auprès de son père et de sa sœur présomptifs. À peine débarqué, il tombe par hasard sur son pire ennemi, son oncle, le prince cardinal Jeronimo de Palmarosa, et n’échappe que par miracle à une perte certaine. Il tombe dans quantité d’autres mésaventures encore, à cause d’un entraînement irrésistible qu’il éprouve pour la princesse Agathe, dont il ignore l’âge et vers laquelle il se sent attiré par un attrait mystérieux. Tout se débrouille fort heureusement et le héros doublement noble retrouve sa noble mère, grâce aux efforts réunis : du noble plébéien décorateur Pier Angelo ; de son frère non moins noble, le moine Fra Angelo, ex-bandit et partisan de Castro Reale ; d’un troisième plébéien noble, le peintre Magnani ; de la courageuse et archinoble sœur adoptive de Michel, la jeunette Mila ; du triplement noble brigand Piccinino, fils naturel d’un duc et d’une plébéienne, — donc aussi mi-plébéien, — et enfin par ceux d’un seul noble de race, l’ami généreux de la princesse Agathe, le marquis de la Serra, — bref, par les généreux efforts de toute une série de personnes de basse extraction, mais d’une noblesse de sentiments extrême, qui forment autour d’Agathe et de son fils une petite garde de corps.

Il faut dire sans ambages que, malgré # tout l’imbroglio du récit, malgré tout l’attrait que présente le héros principal, ce bandit aussi rusé qu’Ulysse, aussi agile qu’un lézard, aussi brave qu’un bravo des Abruzzes, — cet excès de paroles et d’actions nobles est tout bonnement insupportable et notre estomac du vingtième siècle est incapable de digérer autant de fadaises. On ne comprend pas que la même plume qui avait dessiné la petite Marie de la Mare au Diable, si adorable dans sa simplicité, ait pu écrire toutes ces causeries invraisemblables, — tant elles sont quintessenciées et « sublimes », — entre la petite Mila Lavoratori, son frère et Magnani. La petite Mila finit par formuler des opinions et des aperçus esthétiques qui feraient honneur au plus docte historien de l’art. Et sur quoi, s’il vous plaît ? Sur la Madonna della Sedia de Raphaël, dont la copie suspendue dans sa chambrette, oblige cette petite Sicilienne, portant des cruches d’eau sur sa tête comme toutes les rustiques filles d’Italie et lavant son linge comme Nausikaa, à se répandre en réflexions surfines sur les rapports entre le beau réel dans la vie et le beau idéal dans l’art ! C’est absolument invraisemblable ! Ce roman n’aurait pas arrêté notre attention, s’il ne s’y trouvait pas, çà et là, des phrases et des idées qui portent bien la date de 1846. L’auteur a beau transporter l’action de son roman loin de France et nous assurer que c’est un « conte fantastique sans lieu ni époque précis », ce roman, comme celui de Tourguéniew, devrait s’intituler la Veille. Oui, ce sont bien là les idées planant dans l’air la veille des événements qui allaient se jouer en France. Tous ces sentiments contre les oppresseurs siciliens, cherchant une issue et dégénérant en brigandage, ce sont des sentiments qui se développent aux époques mortes où l’apathie est générale, où l’oppression est arrivée à son comble. Chacun pour soi, cet adage favori de Louis-Philippe, formulant tout l’esprit bourgeois de son règne, exaspère le moine Fra Angelo.

Ah ! dit-il, chacun pour soi !… Nous ne sommes donc pas au bout de nos malheurs, et nous pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas ! hélas ! voilà de belles choses ! Les enfants de notre peuple ne voudront point remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux ; et les patriciens n’oseront pas bouger non plus, dans la crainte d’être dévorés par leurs anciens esclaves. À la bonne heure ! Pendant ce temps, la tyrannie étrangère s’engraisse et rit sur nos dépouilles ; nos mères et nos sœurs demandent l’aumône ou se prostituent ; nos frères et nos amis meurent sur un fumier ou sur la potence !…


Nous retrouverons bientôt les mêmes pensées dans les articles de George Sand de l’année 1848, prêchant l’union du peuple et de la bourgeoisie intellectuelle ; les mêmes exclamations retentiront dans les Bulletins de la République, écrits de la main de l’auteur du Piccinino !

Ailleurs, en parlant du changement qui s’était opéré dans les mœurs et les coutumes de son pays pendant les quelques années qu’il a passé loin de sa ville natale, ce même Fra Angelo peint ainsi l’état général de la France… non : de la Sicile !


… Lorsque le Destatore m’envoya dans les villes avec ses députés, pour tâcher d’établir des intelligences avec les seigneurs qu’il avait connus bons patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu’il avait vus ardents libéraux, je fus bien forcé de constater que ces gens-là n’étaient pas les mêmes, qu’ils avaient élevé leurs enfants dans d’autres idées, qu’ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l’enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles.

Oui, oui, le monde avait bien marché… en arrière, selon moi. On ne parlait plus que d’entreprises d’argent, de monopole à combattre, de concurrence à établir, d’industries à créer. Tous se croyaient déjà riches, tant ils avaient hâte de le devenir, et, pour le moindre privilège à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. Il suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant : « L’industrie nous rendra la liberté ! »

Le peuple aussi croyait à cela et chaque patron pouvait amener ses clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s’imaginant que leurs bras allaient leur rapporter des millions. C’était une fièvre, une démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des machines. Je parlai d’honneur et de patrie, on me répondit soufre et filature de soie.

… Mais depuis, mon Dieu ! j’ai vu le résultat de ces belles promesses pour le peuple ! J’ai vu quelques praticiens relever leur fortune en ruinant leurs amis et faisant la cour au pouvoir. J’ai vu plusieurs familles de minces bourgeois arriver à l’opulence ; mais j’ai vu les honnêtes gens de plus en plus vexés et persécutés ; j’ai vu surtout, et je vois tous les jours plus de mendiants et plus de misérables sans pain, sans aveu, sans éducation, sans avenir. Et je me demande ce que vous avez fait de bon avec vos idées nouvelles, votre progrès, vos théories d’égalité ! Vous méprisez le passé, vous crachez sur les vieux abus, et vous avez tué l’avenir en créant des abus nouveaux plus monstrueux que les anciens…


Vraiment on dirait que ce n’est pas un compagnon du bandit sicilien appelé l’Éveilleur, mais bien le rédacteur de l’Éclaireur… de l’Indre qui parle ainsi, celui qui, vers 1843, s’efforçait d’attirer à son œuvre littéraire et sociale, à l’œuvre de la liberté, tous les « bons patriotes » de l’endroit et ses anciens amis qu’il avait connus jadis (vers la fin du règne de Charles X, les Dudevant formaient le centre de l’opposition bonapartiste et libérale berruyère) pour « bien pensants » et « ardents libéraux ». D’autres discours de Fra Angelo adressés à son neveu, le peintre, rappellent les remontrances de George Sand à son fils, peintre aussi, qui était alors assez indifférent pour tout ce qui n’avait pas rapport direct avec la peinture ou le plaisir : elle tâchait à cette époque de réveiller chez lui l’intérêt pour les affaires publiques. Nous pouvons présumer que les deux hôtes de Nohant, en 1846, Louis Blanc et Emmanuel Arago, prêtaient en cette occasion aide à leur hôtesse. Dans ce roman, dédié à Emmanuel Arago et qui a pour sous-titre : Souvenir d’une veillée de famille, nous trouvons aussi un souvenir indéniable de la personnalité de Louis Blanc, cet ami commun d’Arago et de l’auteur. Le vengeur implacable de tous les péchés des riches et des puissants, le Piccinino est tout comme l’auteur de l’Histoire de dix ans, d’une taille si minuscule, qu’il paraît un enfant ; sa figure est d’une fraîcheur juvénile ; il parle d’une voix insinuante et douce, mais sous cet extérieur de jouvenceau, se cache une ambition gigantesque, une volonté de fer, un esprit d’une vivacité et d’une acuité extraordinaires[49].

Résumons : ce qu’il y a d’intéressant dans ce roman, c’est d’abord l’idée que les traditions de race sont à désirer chez les plébéiens, tout comme chez les patriciens. Tous doivent s’efforcer d’être les continuateurs des œuvres de leurs pères en tout ce qui est grand, noble et bon. Puis, ce qui arrête encore notre attention, ce sont les échos des questions sociales et politiques qu’on débattait en 1846 à Nohant, pendant « les veillées de famille », en feuilletant un « recueil de belles gravures de paysages siciliens[50] » ou en discutant avec Chopin et Solange sur les bonnes traditions et les absurdes prétentions de la noblesse. Enfin, ce sont les nombreuses réminiscences personnelles, les allusions et les traits autobiographiques que chaque lecteur découvre, dès qu’il y accorde la moindre attention.


FIN DU TOME TROISIÈME
  1. Notre grand écrivain D.-V. Grigorowitch nous a dit un jour qu’il considérait Jeanne comme un vrai chef-d’œuvre, un vrai tour de force artistique, parce que Mme Sand sut dans la personne de l’héroïne donner l’explication d’un grand type historique et la psychologie de la plus naïve sauvageonne campagnarde.
  2. Chopin écrivait à ses parents le 20 juillet 1845 : « Dites-lui (à sa sœur Louise) que le manuscrit autographe du roman dont elle a entendu ici la lecture, m’a été donné pour elle… » Et Mme Sand elle-même, dans le petit billet à Louise, envoyé sous le même pli que la lettre de Chopin, disait à cette Louise : « J’ai donné à Frédéric un gros autographe pour vous, comme souvenir d’un des meilleurs temps de notre vie. S’il fallait barbouiller cent fois plus de papier pour vous faire revenir, je me mettrais bien vite à l’œuvre… » La sœur de Chopin avait séjourné à Nohant en septembre 1844, comme nous savons. En note à cette lettre de George Sand, M. Karlowicz dit que le manuscrit de la Mare au Diable est gardé jusqu’à nos jours dans la famille de Chopin.
  3. George Sand elle-même dit dans la Notice écrite pour l’édition de 1852 ceci : « François le Champi a paru pour la première fois dans le feuilleton du Journal des Débats. Au moment où le roman arrivait à son dénouement, un autre dénouement plus sérieux trouvait sa place dans le premier-Paris dudit journal. C’était la catastrophe finale de la monarchie de Juillet, aux derniers jours de février 1848. Ce dénouement fit naturellement beaucoup de tort au mien, dont la publication interrompue et retardée ne se compléta, s’il m’en souvient, qu’au bout d’un mois… »
  4. Elle ne fut publiée que dans l’édition in-18, parue en 1850, et puis réimprimée dans le volume des Questions d’art et de littérature sous le titre de « À propos de la Petite Fadette ».
  5. V. Autour de la table, p. 242.
  6. Lettre inédite de de Latouche à Mme Sand.
  7. V. Véron, Mémoires d’un bourgeois de Paris, t. II, p. 306.
  8. V. Annenkow et ses amis, p. 612. (Saint-Pétersbourg. Souvorine, 1892.)
  9. Cf. ce qui était dit à ce sujet dans notre tome Ier, p. 373-374.
  10. Nous avons été bien heureux de constater, lors d’une causerie avec notre célèbre critique M. C. Arseniew, qu’il partageait notre jugement sur Jeanne et la considérait comme l’un des plus beaux romans de George Sand et l’un des plus beaux romans en général
  11. Le dernier chapitre de Jeanne parut dans le Constitutionnel du 2 juin 1844.
  12. Cette lettre est placée par Véron en quatrième, mais, d’après son contenu elle est indubitablement la première de la série.
  13. Le vicomte de Spoelberch a publié, dans le numéro de février 1903 de l’Art, une lettre de George Sand à Eugène Sue, écrite en 1842 ou au commencement de 1843 ; on voit qu’à cette époque les deux écrivains ne se connaissaient pas encore personnellement. La lettre est très intéressante, car elle contient la « profession de foi d’écrivain » de George Sand.
  14. Ces points sont imprimés tels que dans le livre de Véron.
  15. Il y a en effet dans le Meunier d’Angibault un quadrille d’amoureux : le meunier avec Rose Bricolin et Marcelle de Blanchemont avec Henri Lemor.
  16. L’héroïne du Meunier d’Angibault, la riche et noble Marcelle de Blanchemont, se dépouille de sa fortune, afin d’être l’égale de son amoureux Henri Lémor.
  17. On pouvait effectivement s’attendre à un procès avec Véron en l’automne de 1844. Nous y avons déjà fait allusion dans le chapitre v, 2e note, à la p. 404.
  18. Alochon, mot berrichon signifiant les petits morceaux de bois qui garnissent la roue du moulin. Le petit Édouard de Blanchemont, grandi à Paris, trouve ce mot tellement plaisant, lors de sa première rencontre avec le meunier Grand-Louis, que, dès ce moment, il ne l’appelle plus qu’Alochon.
  19. Dans le volume des Agrestes se trouve effectivement une pièce de vers dédiée à Chopin, où l’on peut lire entre autres la ligne que voici :

    Ce pâle polonais qui tient le ciel ouvert.

    « L’équivoque » que Chopin voulait voir éviter à l’auteur et que George Sand avait dû commenter auprès du pianiste était la possibilité d’être confondu avec le poète Chopin, dont nous avons parlé à propos de Magu (V. plus haut, p. 314-315), qui venait justement d’imprimer dans la Revue indépendante une pièce de vers dédiée à ce Chopin-poète.

  20. La femme de de Latouche mourut en janvier 1845.
  21. Le bibliophile Isaac (notre inoubliable ami de Spoelberch) s’abuse donc en disant dans son Essai bibliographique sur les œuvres de George Sand (Bruxelles, 1868) que ce roman « devait s’intituler d’abord le Prolétaire ». Il y avait bien changement de nom, mais pas de celui-ci.
  22. Les Victimes de Paris, par Jules Claretie. Paris, Dentu, 1864.
  23. M. Claretie, en se fiant à l’assertion de Véron que les quatre lettres de George Sand publiées dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris avaient trait à Jeanne, crut que c’était Jeanne qui s’intitulait d’abord Au jour d’aujourd’hui, tandis que, comme nous l’avons prouvé, elle s’intitulait Claudie.
  24. La dédicace d’Adrienne, roman de de Latouche, paru en février 1845. est ainsi libellée : À ma cousine Ursule, et on y trouve effectivement quelques lignes enthousiastes sur George Sand, dont le talent, selon l’auteur, « se tiendra debout bien plus longtemps que tous les monuments du Berry ».
  25. Maurice, Solange et Chopin.
  26. C’est ainsi, par exemple, qu’il lui écrivait en mai 1844 : « …Voulez-vous en croire une impression, non de docteur, mais de vieux enfant qui vous écoute avec ivresse ? Supprimez la comparaison et le nom de Canova de votre tableau de Jeanne, à genoux devant le cadavre de sa mère. Nous sommes mieux que dans un atelier romain ; nous sommes en un de ces intérieurs qui ont fait la gloire de l’école flamande. Voyez ce que vous êtes ici ! Point de distraction, point de papillotage ailleurs. Qu’avez-vous affaire à l’art, vous êtes la nature… » Il signalait encore que l’appellation la Charmoise, « rappelant trop le théâtre et le dix-huitième siècle », était à éviter comme vulgaire et déplaisante. George Sand crut remédier à l’affaire en appelant parfois la sous-préfète « la grosse Charmoise », mais dans vingt autres endroits elle la nomme quand même « la Charmoise », et le lecteur est de l’avis de de Latouche.
  27. Ce pauvre fou, dont George Sand a tracé la touchante figure dans le tome II (p. 376-378) de l’Histoire de ma vie, s’appelait M. Demai.
  28. Nous avons eu le plaisir de faire la connaissance de ce personnage — presque un nonagénaire — lors des fêtes du centenaire de George Sand à Nohant, en 1904. Il est mort en 1907.
  29. De Latouche écrivait à l’auteur, à propos de la fin de ce roman : « Je vous dois donc de dire que la fin de ce roman me semble un peu précipitée, que la mère d’Émile disparaît d’une manière un peu trop absolue, qu’il manque dans le passage de l’amitié conservée par le comte pour le marquis un petit lampion qui l’éclaire, qu’on voudrait savoir quel genre d’usine met en mouvement la Gargilesse et qu’enfin le communisme non défini de M. de Boiguilbaut laisse bien froids les lecteurs qui ne sont pas d’avance initiés dans le but du progrès social. Votre mission eût été là de faire comprendre, de vulgariser par l’éloquence les futurs résultats de la doctrine. Le mot communisme n’a encore aucun sens pour la moitié des bourgeois qui sont de bonne foi. Expliquez-leur donc ce que vous voulez. Concluez, comme vous disait autrefois un homme que vous estimiez sous le nom d’Everard… »
  30. Ces deux séries d’articles parurent d’abord dans l’Illustration de 1851-52 comme texte aux dessins de Maurice Sand, représentant les visions et les superstitions du Berry. Plus tard, elles furent réimprimées dans les volumes des Œuvres complètes. (Les légendes rustiques, La dernière Aldini et les Promenades autour d’un village.)
  31. En 1875, Mme Sand fit preuve d’un intérêt toujours vivace pour ces questions en consacrant un article (dans le Temps) au livre de M. Laisnel de la Salle : Croyances et Légendes du centre de la France.
  32. Voir notre premier volume, chap. iii, p. 137.
  33. George Sand, Œuvres complètes : Autour de la table : H. Delatouche p. 245-253.
  34. Lettres de Tourguéniew à Mme Viardot. (Revue hebdomadaire, n° 44, 1er octobre 1898, p. 37-39.)
  35. Il est curieux de constater que Tourguéniew désapprouve la langue de ce roman pour les mêmes raisons que donnait plus tard Gustave Planche à sa désapprobation du style de Claudie. (Voir plus loin, p. 679.)
  36. Signalons cependant à ceux de nos confrères français qui aiment à déclarer que tout nous vient toujours de France, que Tolstoï a très peu lu George Sand et ne l’aimait guère.
  37. Nous en parlons dans notre tome Ier, p. 144.
  38. Voir plus loin, chap. viii.
  39. M. Cristal dit par contre que George Sand fut extrêmement touchée d’apprendre que Tackeray fut si enchanté de François le Champi que sous cette impression il écrivit à son tour l’histoire d’un être abandonné (Henry Esmond), en transportant, cela s’entend, l’action d’un village du Berry dans un château de la Old England.
  40. Mme Viardot avait aussi eu l’intention d’écrire un opéra sur un livret tiré par M. Louis Viardot de la Petite Fadette, mais ce projet ne fut pas mené à bout.
  41. Gustave Planche, Nouveaux portraits littéraires, t. II. (Paris, Amyot, 1854.)
  42. Tiersot, Histoire de la chanson populaire en France, p. 351. Paris, 1889, in-8°.)
  43. Il fut terminé et publié au commencement de 1853. George Sand écrit à son fils le 16 janvier 1853 : « J’ai repris mon travail après deux jours de souffrances atroces. M’en voilà encore une fois revenue et j’arrive à la fin de mes deux gros volumes de berrichon… » (Les Maîtres sonneurs commencèrent à paraître dans le Constitutionnel, à partir du 1er juin de cette année.)
  44. Le docteur Hermann Muller Strubing, musicien et philologue allemand, réfugié politique entre 1849 et 1852, d’abord l’hôte de Mme Sand à Nohant, puis celui de ses amis les Duvernet à la Châtre. C’est lui qui aida George Sand à transcrire et à adapter les chansons populaires berrichonnes pour le drame de Claudie.
  45. Ces deux lignes sont omises dans le vol. III de la Corr.
  46. V. Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française ; Darmstetter et Hatzfeld, Dictionnaire général de la langue française ; Jaubert, Glossaire du centre de la France ; Sachs, Encyclopddisches Wôrterbuch der franzosischen und deutschen Sprache. 1899. (nebst Anchang 1900).
  47. George Sand pour sa part accorda une attention spéciale à la langue du Berry après avoir pris connaissance du premier ouvrage de M. Jaubert, Vocabulaire du Berry par un amateur de vieux langage (1842). On peut lire son opinion sur ce livre et les observations critiques dénotant une connaissance parfaite des matières dont il traite, dans la lettre de George Sand au comte de Jaubert, de juillet 1843. (Corresp., t. II, p. 269.)
  48. Max Born. Die Sprache George Sands in dem Romane « les Maîtres sonneurs », Berlin, Verlag von E. Ebering, 1901. (Berliner Beitrdge zur germanischen und romanischen Philologie, XXI.)
  49. En 1848, George Sand dit un jour, en parlant de Louis Blanc : « Une grande ambition dans un petit corps. »
  50. Piccinino. Notice de 1853.