George Sand, sa vie et ses œuvres/1/1

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Plon et Nourrit (1p. 1-74).

CHAPITRE PREMIER

Coup d’œil général sur Paris par George Sand. — Traits saillants de la personnalité littéraire de la grande romancière. — Ses admirateurs et ses détracteurs. — Influence sur la société européenne. — Action toute spéciale sur les écrivains et la société russes. — Défauts et erreurs de toutes ses biographies. — Le but et la raison de notre livre — Les sources.


En l’an de grâce 1845, Jules Hetzel-Stahl publia un curieux recueil littéraire, intitulé le Diable à Paris[1]. Les artistes et les écrivains les plus connus de l’époque y figuraient tous. Illustré par Gavarni, Daubigny, Français, Bertall et d’autres, ce recueil renfermait un grand nombre de nouvelles ; contes, études et articles, signés des noms de George Sand, Balzac, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Charles Nodier, Frédéric Soulié, Octave Feuillet, Léon Gozlan, Alphonse Karr, Méry, Gérard de Nerval, Arsène Houssaye, etc., etc. L’Histoire de Paris par Lavallée servait d’introduction. Mais que signifie ce titre bizarre ? Stahl, à qui nous devons la préface du livre et le texte reliant entre eux les divers récits, raconte, sous une forme humoristique, que Satan, s’ennuyant aux enfers, entreprit un voyage à travers son empire et visita ses domaines, à l’exception de la terre seule, qu’il n’eut pas le temps de parcourir ; mais à peine de retour chez lui, réfléchissant au moyen de parfaire son projet, il entendit tout à coup un vacarme affreux s’élever à la porte de l’enfer. C’était une nouvelle bande de pécheurs qui faisait son apparition. — « D’où venez-vous donc ? » — « Nous arrivons tous de Paris. » Enchanté de l’occasion d’avoir des nouvelles, sinon de la terre entière, du moins d’un de ses recoins, Satan se mit à questionner les pécheurs pour savoir ce que c’était que Paris, et il fut tout étonné de l’étrange contradiction de leurs réponses : tandis que les uns affirmaient que c’était un lieu de délices, les autres n’articulaient que plaintes et n’avaient qu’à déblatérer contre Paris.

Bref, de tous les renseignements qu’il obtint, Satan ne put tirer qu’une seule conclusion, c’était que Paris était une ville fort intéressante. Mais, comment faire pour en avoir des données plus précises ? Rien de plus simple. Satan se décida immédiatement à y envoyer son secrétaire et aide de camp, le diablotin Flammèche en lui enjoignant de se procurer, aussi vite que possible, les renseignements les plus exacts et les plus détaillés. Flammèche, déguisé en flâneur, descendit sur les boulevards de Paris, mais à peine y eut-il mis les pieds, qu’il tomba amoureux. Il est évident qu’il n’était plus en état d’écrire rien de sérieux ; il était réduit aux billets doux ! Le diablotin était au désespoir. Que faire pour contenter son chef ? Une idée lumineuse lui vint à l’esprit : faire travailler les hommes à sa place ! Sans perdre de temps, il engagea les peintres, les écrivains, les penseurs et les poètes à lui fournir, chacun selon ses moyens, quelque composition ou dessin pour son Tiroir du diable. Manuscrits et dessins affluèrent bientôt chez Flammèche. Il n’avait plus ainsi qu’à revoir, à relire et à expédier en enfer ce que les peintres et les écrivains lui apportaient de toutes parts. Tranquillisé et ravi de son invention, Flammèche écrit son très humble rapport à Satan et le lance dans l’espace en s’écriant : « Va au diable ! » Cet écrit est annexé au recueil sous forme de rapport manuscrit authentique, orné, comme vignette, d’une jolie guirlande de diablotins avec leurs attributs, en compagnie de pécheurs. Le rapport commence comme suit : « Sire ! nous avions tort de faire fi des hommes ; ces pygmées sont des géants, et, à côté de leurs femmes, ces géants ne sont eux-mêmes que des pygmées… »

Il serait difficile de dire aujourd’hui si Stahl pensait réellement que le seul article de son recueil qui fût signé d’un nom de femme était vraiment supérieur à ceux que lui avaient fournis les hommes de lettres, ou si ce n’était là qu’une galanterie de l’amoureux Flammèche, désireux de se montrer aimable envers les dames. Une chose que l’on peut affirmer à coup sûr, c’est que le Coup d’œil général sur Paris, cette sombre et passionnée diatribe de George Sand contre le bonheur d’une poignée de riches et de nobles, contre la pauvreté et la misère de la plèbe, contre l’exploitation des basses classes par quelques richards isolés, contre le capitalisme en général, contre la vie tout artificielle de ceux qui habitent les villes, contre l’hostilité des différentes classes entre elles et l’intolérance de toutes sortes, — cet ardent appel adressé à l’égalité, à la fraternité, à l’amour, cet espoir non moins ardent en un meilleur avenir, — ces quelques pages, enfin, qui valent ses plus beaux romans par la profondeur et l’intensité de leur sentiment, dépassent de toute une coudée tout le reste du livre. Elles sont bien supérieures au spirituel bavardage de Stahl ; au scepticisme brillant et froidement indulgent de la Philosophie de la vie conjugale, de Balzac[2] ; à la gracieuse Mimi Pinson, de Musset, et à tout le reste de l’ouvrage. Il se peut aussi qu’en plaçant le Coup d’œil général sur Paris en tête du recueil, Stahl l’ait fait pour obéir à la formule « place aux dames ». Toute courtoisie à part, la place d’honneur n’en revient pas moins à cet article en raison de sa valeur intrinsèque. Par le sérieux et le ton qui y règnent, il se distingue bellement du genre gai et spirituel des autres écrivains, que Stahl a même jugé nécessaire de le relier par une espèce de « passage aux affaires courantes », aux articles insoucieusement enjoués et inoffensifs, parfois même incisifs ou mordants, comme le sont les études de Balzac. En lisant cet article, on se rappelle involontairement le mot de Heine sur George Sand : Sie ist überhaupt eine der unwitzigsten Französinnen, die ich kenne = « Elle est en général une des Françaises les moins spirituelles que je connaisse[3]. » Cette « Unwitzigkeit », cette absence d’esprit, est ici tout à son honneur. George Sand ne songeait guère à faire de l’esprit. Les problèmes les plus graves du siècle et de l’humanité se présentaient à elle en ce moment, et c’est pour elle une gloire et un honneur de ne les avoir jamais perdus de vue. Elle ne pouvait répondre par un refus aux instances de Stahl qui lui demandait de collaborer à son ouvrage. « Tu m’as fait promettre, honnête Flammèche, de te dire mon mot sur Paris ; et comme un diable candide et bénin que tu es, tu as insisté au point de rendre tout refus impossible. Prends garde de te repentir de ta politesse, car, en vérité, tu ne pouvais t’adresser plus mal… » George Sand consentit donc, mais restant fidèle à elle-même, elle écrivit, avec le sang de son cœur, des pages profondément vécues. On y reconnaît la fille spirituelle de J.-J. Rousseau et la sœur de l’illustre auteur qui, de nos jours, prêche aux hommes la vie simple, tout animée de l’amour du prochain, la guerre à l’égoïsme, à l’intolérance, à toute oppression, sous quelque forme qu’ils se présentent.

En parlant des jouissances artistiques et matérielles, des avantages de la vie civilisée, des fêtes, du luxe, des œuvres d’art, ainsi que des hommes qui prétendent seuls être « le monde » elle s’écrie : « Oui, l’humanité a droit à ces richesses, à ces plaisirs, à ces satisfactions matérielles et intellectuelles. Mais c’est l’humanité, entendez-vous, c’est le monde des humains, c’est tout le monde qui doit jouir ainsi des fruits de son labeur et de son génie, et non pas seulement votre petit monde qui se compte par têtes et par maisons. Ce n’est pas votre monde de fainéants et d’inutiles, d’égoïstes et d’orgueilleux, d’importants et de timides, de patriciens et de banquiers, de parvenus et de pervertis : ce n’est pas même votre monde d’artistes vendus au succès, à la spéculation, au scepticisme et à une monstrueuse indifférence du bien et du mal. Car, tant qu’il y aura des pauvres à notre porte, des travailleurs sans jouissance et sans sécurité, des familles mourant de faim et de froid dans des bouges immondes, des maisons de prostitution, des bagnes, des hôpitaux auxquels vous léguez quelquefois une aumône, mais dans lesquels vous n’oseriez pas entrer, tant ils diffèrent de vos splendides demeures, de mendiants auxquels vous jetez une obole, mais dont vous craindriez d’effleurer le vêtement immonde, tant qu’il y aura ce contraste révoltant d’une épouvantable misère, résultat de votre luxe insensé, et des millions d’êtres, victimes de l’aveugle égoïsme d’une poignée de riches, vos fêtes feront horreur à Satan lui-même, et votre monde sera un enfer qui n’aura rien à envier à celui des fanatiques et des poètes !… »

Plus loin, après avoir indiqué plusieurs palliatifs, peu efficaces du reste, contre le mal, George Sand ajoute, en s’adressant de nouveau à Flammèche : « Mais, diras-tu, faut-il mettre le feu aux hôtels ou fermer la porte des palais ? Faut-il laisser croître la ronce et l’ortie sur les marbres, aux marges de ces fontaines ? Faut-il que la beauté revête le sac de la pénitence, que les artistes partent pour la Terre sainte, que les arts périssent pour renaître sous une inspiration nouvelle, que la société tombe en poussière, afin de se relever comme la Jérusalem céleste des prophètes ? Tout cela serait bien inutile à conseiller, lutin, et encore plus inutile à entreprendre sans lumière et sans doctrine. Un élan nouveau et subit de l’aumône catholique ne remédierait à rien, pas plus que certains essais de transaction pratiqués entre l’exploiteur et le producteur, conseillés aujourd’hui par les prétendues grandes intelligences du siècle. L’aumône, comme la transaction, ne sert qu’à consacrer l’abandon du principe sacré et imprescriptible de l’égalité. Ce sont des inventions étroites et grossières, au moyen desquelles on apaise hypocritement sa propre conscience, tout en perpétuant la mendicité, c’est-à-dire l’abjection et l’immoralité de l’homme, tout en prolongeant l’inégalité, c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme. La doctrine est faussée par ces tentatives, il faut une autre science basée sur la doctrine… » Et après une description incisive de l’ennui, du vide, du luxe insensé et de la dépravation des mœurs de toute réunion mondaine, George Sand dit, comme l’auteur de la Danse macabre au moyen âge : « Et il me semblait voir mêlés ensemble, dans une sorte de cave située sous les pieds des danseurs, les cadavres des riches qui se brûlent la cervelle après s’être ruinés[4], et ceux des prolétaires qui sont morts de faim à la peine en amusant ces riches en démence… » Par leur profonde amertume et leur sombre poésie, ces paroles semblent être vraiment sorties de la bouche d’un prophète. Tout aussi sombre est la fin de cette ardente improvisation : « Et je rentrai dans ma chambre silencieuse et sombre, et je me demandai pourquoi, comme tant d’autres artistes insensés qui croient s’assurer une méditation paisible, un travail facile et agréable, et donner une couleur poétique à leurs rêves en faisant quelques frais d’imagination et de goût pour enjoliver modestement leur demeure, j’avais eu moi-même quelque souci de me cloîtrer contre le bruit et de placer sous mes yeux quelques objets d’art, types de beauté ou gages d’affection. Et je me répondis que je ne valais donc pas mieux que tant d’autres, qu’il était bien plus facile de dire le mal que de faire le bien. Et j’eus une telle horreur de moi-même, en pensant que d’autres avaient à peine un sac de paille pour se réchauffer entre quatre murs nus et glacés, que j’eus envie de sortir de chez moi pour n’y jamais rentrer. Et s’il y avait eu, comme au temps du Christ, des pauvres préparés à la doctrine du Christ, j’aurais été converser et prier avec eux sur le pavé du bon Dieu. Mais il n’y a même plus de pauvres dans la rue : vous leur avez défendu de mendier dehors, et l’homme sans ressource mendie la nuit, le couteau à la main. Et d’ailleurs, mon désespoir n’eût été qu’un acte de démence : je n’avais ni assez d’or pour diminuer la souffrance physique, ni assez de lumière pour répandre la doctrine du salut. Car, si l’on ne fait marcher ensemble le salut de l’âme et celui du corps, on tombera dans les plus monstrueuses erreurs. Je le sentais bien et je demeurai triste, élevant vers le ciel une protestation inutile, j’en conviens, Satan ; mais tu serais venu en vain m’enlever, pour me montrer d’en haut les royaumes de la terre et pour me dire : « Tout cela est à toi, si tu veux m’adorer », je t’aurais répondu : « Ton règne va finir, tentateur, et tes royaumes de la terre sont si laids, qu’il n’y a déjà plus de vertu à les mépriser. »

Ce minuscule article, écrit en 1844, au plus fort de l’activité de George Sand, lorsque son talent et sa gloire étaient à leur apogée, caractérise d’une manière remarquable la célèbre femme écrivain. Ce qui distingue par-dessus tout George Sand pendant les quarante-cinq années de sa carrière littéraire, tant dans ses romans et nouvelles que dans ses articles et études, c’est son attachement passionné à toutes les grandes idées de l’humanité, sa prédication convaincue pour atteindre à cet idéal et la personnalité intense qui règne dans tous ses écrits. George Sand ne fut jamais la représentante de l’impassibilité olympienne et de ce qui s’appelle « l’art pour l’art ». Ardente, passionnée, souvent immodérée, sachant aimer et haïr passionnément, n’ayant appris que dans les dernières années de sa vie à combiner l’amour du bien et la


fac-simile d’un page du journal de piffoël
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haine pour tout ce qui est égoïste ou faux, dans un amour qui embrasse l’humanité entière ; toujours assoiffée de lumière, de science, de vérité et de liberté — liberté intellectuelle, individuelle ou sociale, liberté pour elle-même, pour tous les déshérités de ce monde, pour tous les opprimés ; — tantôt profondément religieuse, tantôt torturée par le doute le plus cuisant, George Sand, de la première ligne à la dernière, est tout cela dans ses œuvres. C’est, selon nous, dans ces traits de son caractère humain et de son tempérament artistique qu’il faut chercher la clef de tout, si l’on veut comprendre sa vie personnelle et son œuvre littéraire que l’on ne peut séparer l’une de l’autre. Il nous arrivera plus d’une fois dans les pages suivantes, de faire remarquer que les biographes et critiques de George Sand, omettant, à dessein ou non, certaines particularités de son caractère et de sa vie, brisent ainsi le lien intime qui existe entre ses idées et ses actions, lien sans lequel beaucoup d’événements de son histoire personnelle et littéraire paraissent comme flotter dans l’air et semblent vagues et tout à fait inexplicables. Cette manière de présenter les faits rappelle certains manuels historiques : « Il y avait une fois un bon roi ; un roi méchant lui succéda, et, soudain, les mœurs se relâchèrent sous son règne. » Si l’on voulait les croire, il semblerait que tout se fait brusquement, tout à coup, comme venant d’un deus ex machina, sans cause ni raison aucune dans le passé, sans nul lien avec ce qui doit suivre. Nous aurons plus d’une fois l’occasion de signaler des omissions sans nombre, des lacunes de ce genre dans les biographies que l’on a données de George Sand. Nous nous contentons de répéter ici que chez George Sand, plus que chez tout autre écrivain, l’activité littéraire et la vie personnelle sont si étroitement liées l’une à l’autre et tellement soumises à l’influence de ses idées (ou plutôt au développement d’une seule idée) qu’il est impossible d’omettre un fait de sa vie sans perdre aussitôt le fil du développement progressif de ses idées qui, seul, peut nous faire comprendre son œuvre.

Théoriquement et par conviction, George Sand est l’ennemie du principe de « l’art pour l’art » ; de fait, elle est l’ennemie de l’impersonnalité et du calme. C’était une nature toute poétique, une âme de feu. De là ses brillantes qualités et ses grands défauts, de là ses traits particuliers d’écrivain, qui, pendant sa vie, ont empêché ses contemporains et empêchent aujourd’hui encore les critiques et les lecteurs, de la juger impartialement. Critiques et lecteurs se partagent nettement en deux camps : celui de ses admirateurs et celui de ses détracteurs. (Les indifférents n’existent pas ; s’il y en a, ce sont des gens qui ne l’ont pas lue et qui ne la connaissent que par ouï dire.) Déjà, Julien Schmidt[5] a judicieusement fait remarquer que George Sand, qui eut des admirateurs passionnés et d’amers critiques (bittere Tadler), a rarement rencontré une appréciation exempte de partialité. Ses admirateurs l’acceptent telle qu’elle est, avec tous ses défauts qu’ils regardent même souvent comme de grandes qualités, tandis que ceux qui n’approuvent pas sa manière d’écrire (ihre Art und Weise) ne veulent voir rien de bon en elle.

Caro, qui a écrit ses études sur George Sand trente ans après Julien Schmidt, dit que la passion avec laquelle on jugeait autrefois l’illustre écrivain, s’est éteinte, que le calme s’est fait, que l’on a même complètement oublié la furieuse indignation, la rage et la haine, aussi bien que les enthousiasmes non moins excessifs, les chœurs de louanges et de joie qui accueillaient auparavant presque chacun de ses nouveaux romans.

« On ne lit plus George Sand, nous dit-on » (c’est ainsi qu’il commence son étude)[6]. Mais bientôt après, il affirme que la critique se faisant maintenant plus calme et plus juste, le moment est venu de donner une nouvelle appréciation de ses œuvres, et il est persuadé qu’on se remettra à lire notre grande romancière ; cette persuasion se retrouve dans presque toutes les pages de son livre. Le fait seul que George Sand a su soulever des sentiments et des passions tellement opposés, susciter tant d’hostilité et d’amour, tant d’émotions contradictoires, un tel courant de sympathies et d’antipathies, ce fait seul, dit Caro, prouve que George Sand était un bien grand écrivain. En effet, ce sort-là n’échoit en partage qu’aux grands talents, aux vrais élus du génie.

L’influence de George Sand sur la société européenne, sans en excepter la société russe, fut immense de 1835 à 1855. On disait : « le siècle de George Sand » comme on disait : « le siècle de Byron[7]». Et sa personnalité, comme ses œuvres, comme l’influence qu’elle exerçait, étaient appréciées de deux façons diamétralement opposées. Heine, enclin à voir à la fois en George Sand le démon tentateur et l’ange gardien de la jeunesse d’alors, se tient sur la limite de ces deux opinions. Selon lui, les écrits de George Sand « incendièrent le monde entier, illuminant bien des prisons, où ne pénétrait nulle consolation ; mais, en même temps, leurs feux pernicieux dévorèrent les temples paisibles de l’innocence[8] ». Les deux moitiés de cette phrase s’appliquent aux deux camps dont nous venons de parler. Pour les uns, Georges Sand est précisément « la lumière des prisons », un grand poète, l’éducatrice de l’humanité moderne dans le sens le plus élevé de ce mot, le prophète inspiré d’un avenir meilleur, un génie, une sainte. Pour les autres, elle n’est qu’un objet d’horreur et de répulsion. Comme femme, c’est la mère de tous les vices ; comme écrivain, c’est la prédicatrice d’idées monstrueuses, de la corruption ou peu sans faut ; celle qui porte le trouble dans les cœurs purs, « l’incendiaire des sanctuaires de l’innocence, » une impie éhontée, une femme à idées subversives, une révolutionnaire. George Sand compte encore une autre catégorie d’ennemis ; ce sont, pour la plupart, ou les représentants de l’extrême réalisme, ou, au contraire, les adeptes de « l’art pour l’art ». Ceux-là laissent de côté sa vie personnelle et son influence sur les lecteurs ; mais, en revanche ses œuvres ne sont à leurs yeux qu’ennui mortel, qu’emphase, ou rhétorique sentimentale, ce que les Allemands appellent ein überwundener Standpankt, en un mot — du vieux jeu. Chateaubriand et Zola, Walsh[9] et Mazade, Capo de Feuillide et Nettement[10], des pléiades entières de critiques anglais, français, allemands et russes, Julien Schmidt à leur tête, et surtout les biographes de Musset, de Chopin et de Liszt, parlent exclusivement de « l’incendie des temples de l’innocence » ; ils accusent George Sand d’exercer sur la jeunesse, sur les femmes surtout, l’influence la plus pernicieuse, lui imputant tous les crimes privés et littéraires qui ont perverti, selon eux, des générations entières ; ils rejettent sur l’illustre écrivain la responsabilité de presque tous les cas où les femmes ont abandonné leurs maris, tous les divorces, tous les scandales et toutes les révoltes de son époque, qu’il s’agisse de la vie privée ou de la vie sociale, jusqu’aux événements de 1848 y compris. Ils accablent à l’envi George Sand, de malédictions et de reproches. Aussi, quoi qu’en dise Caro, il faut reconnaître que l’écho s’en est prolongé jusqu’aujourd’hui. En l’été de 1896, le Gaulois publiait encore un entretien du publiciste catholique Simon Boubée avec un certain « éminent religieux, dignitaire d’un ordre enseignant » (l’Indépendance Belge prétend que c’est le père Didon). Ce personnage, obligé par sa position de lire toutes les œuvres, celles de Zola comme les autres, et formulant, cela va sans dire, son opinion sur ces dernières dans les termes les plus violents, finit cependant par ajouter que « M. Zola n’est pas si immoral que George Sand ». — Des expressions dont ce publiciste s’est servi en parlant de Zola, il est permis de déduire la raison qui l’a porté à juger si sévèrement George Sand : c’est qu’ « elle embellit le vice ».

L’opinion du père Didon a été appuyée dernièrement encore dans une encyclique du pape défendant la lecture de certains ouvrages à tout bon catholique : l’une des premières séries citées, ce sont les œuvres de la « baronne Dudevant » dont le nom résonne si étrangement dans la langue de saint Augustin et de Thomas A-Kempis. Cela prouve donc que l’accusation d’immoralité subsiste encore aujourd’hui. Tandis que la majeure partie du public actuel se figure au seul nom de George Sand quelque chose de purement idéaliste et de sentimental, d’autres restent attachés à l’opinion accréditée qu’elle est « la prédicatrice de la débauche ». Et, ce qui étonne plus encore, c’est que, même chez les biographes contemporains les plus bienveillants de George Sand, comme MM. Caro et d’Haussonville[11], on remarque une sorte de retenue craintive, dès qu’ils ont à parler de l’influence qu’elle a exercée sur les femmes et sur la jeunesse.

En Russie, nous retrouvons les deux mêmes camps ennemis. Dans le camp hostile à George Sand on rencontre les mêmes craintes, les mêmes accusations. Senkovsky et Boulgarine se sont évertués à la noircir à qui mieux mieux, répandant sur elle toutes sortes de calomnies, cherchant à intimider les lecteurs pour les empêcher de la lire, de se prêter à écouter les doctrines de cet écrivain « immoral et impie ». Senkovsky et Boulgarine prévenaient le public contre elle, avant même que ses œuvres eussent paru en russe. « On cherchait surtout à effaroucher les dames russes en leur racontant qu’elle portait culotte, » dit Dostoïevsky dans son merveilleux article consacré à George Sand[12], on leur donnait sa dépravation comme un épouvantail, on cherchait à la rendre ridicule. Senkovsky, qui avait cependant l’intention de traduire George Sand dans sa Bibliothèque de lecture, forgeait sur son nom des jeux de mots pitoyables en croyant y mettre beaucoup d’esprit. Plus tard, en 1848, Boulgarine disait d’elle, dans l’Abeille du Nord, qu’elle se grisait tous les jours avec Pierre Leroux dans un cabaret de barrière et prenait part aux soirées athéniennes qui se donnaient au Ministère de l’Intérieur chez ce « brigand de Ledru-Rollin[13] ».

Les ennemis et détracteurs de George Sand n’ont fait, en résumé, que prouver, par leurs craintes et leurs anathèmes, qu’elle fut une grande puissance, puisqu’elle fut, selon eux, tellement redoutable, et son influence si pernicieuse, si effroyable, si destructrice.

Nous reviendrons encore à plusieurs reprises sur ces critiques, malveillants ou bienveillants, amis ou ennemis. Nous noterons, dans le cours de notre ouvrage, leurs opinions extrêmes, les enthousiasmes et les indignations qui accueillaient toute œuvre nouvelle de George Sand. Nous raconterons les attaques virulentes de ses ennemis, les joutes des journaux qui se terminaient parfois par de vrais duels. Cependant, nous n’avons encore rien dit sur la conduite de ses amis et de ses admirateurs ; c’est ce que nous allons faire.

Des dizaines de voix appartenant, soit à des hommes de lettres ou au simple public, nous signalent de leur côté l’influence étonnante, non plus cette fois dépravante, mais salutaire, vivifiante, éducatrice, que George Sand a exercée sur la société de son temps et sur eux-mêmes. Son nom, selon eux, est inséparable des plus belles aspirations de cette époque, et c’est sur un ton dithyrambique, enthousiaste, qu’ils parlent de son influence éducatrice sur deux ou trois générations. La faveur dont jouissait le nom de George Sand vers le milieu du siècle et la vénération que lui portaient ses adorateurs reconnaissants, à quelque nation qu’ils appartinssent, sont parfaitement dépeintes dans l’épisode suivant, que M. Edmond Plauchut nous a obligeamment raconté, et qu’il reproduit avec plus de détails et d’une façon fort pittoresque dans son livre intéressant : Le tour du monde en 120 jours, notamment dans le chapitre intitulé : Un naufrage aux îles du Cap Vert.

M. Edmond Plauchut, l’un des amis les plus intimes de George Sand pendant les quinze dernières années de sa vie, à l’époque dont nous parlons ne connaissait le grand écrivain que par correspondance. Lorsque éclata la révolution de 1848, il n’avait que vingt-cinq ans : il se retira dans son pays, un des départements de la France centrale, et y fonda un journal. Il surgissait ainsi en France, à cette époque, de nombreuses feuilles locales. George Sand publia alors une étude critique servant de préface à l’ouvrage de V. Borie Travailleurs et propriétaires[14]. M. Plauchut avait critiqué ce livre ; G. Sand lui écrivit une lettre pour défendre le jeune auteur ; M. Plauchut répondit à l’illustre femme. Une correspondance s’engagea dès lors entre eux, et le jeune homme échangea ainsi plusieurs lettres (une dizaine environ) avec la célèbre romancière, qui s’imaginait que son correspondant était un vénérable rédacteur de journal, et non un jeune homme d’une vingtaine d’années. Sur ces entrefaites, éclata la contre-révolution. M. Plauchut, comme bien d’autres, fut obligé de fuir. Il prit la résolution de faire le tour du monde et s’embarqua en Belgique, à bord du Rubens. Le bâtiment fit naufrage non loin des côtes de Bôa-Vista, l’une des îles du Cap Vert. Le capitaine, seize matelots et M. Plauchut, l’unique passager du Rubens, furent sauvés, mais ils se trouvaient tous dans une position critique. M. Plauchut n’avait sur lui que sa chemise ; mais, par miracle, dans l’affolement du naufrage, il avait eu le temps de saisir un gros volume, espèce d’album[15], contenant les lettres de quelques amis et de plusieurs célébrités, entre autres, celles de George Sand.

À peine vêtus, affamés, blessés, meurtris par les galets du rivage, les naufragés s’expliquèrent par signes, tant bien que mal, avec deux ou trois indigènes accourus à leur secours. Ces indigènes, on le sut plus tard, se réjouissaient à la vue de tout navire brisé à proximité de leur île, parce que leurs seules richesses étaient les épaves que la mer rejetait sur les côtes. Ces nègres et ces métis déclarèrent aux naufragés que la petite ville de Bôa-Vista était située à l’autre extrémité de l’île. Les voyageurs exténués, durent, pour s’y rendre, traverser toute la petite île déserte, couverte de marais salants. À Bôa-Vista, rien de bon ne les attendait. La petite ville venait d’être dévastée elle-même par un cyclone : les habitants avaient l’air de cadavres vivants à la suite de fièvres perpétuelles qui sévissaient dans l’île et décimaient la population. Ce qui causa le plus de peur aux naufragés, ce fut d’apprendre que les navires, par crainte des récifs de Bôa-Vista, n’apparaissaient presque jamais dans ces parages. Les malheureux, avec la crainte incessante de contracter la terrible fièvre, passèrent quelques jours soutenus par le vain espoir d’apercevoir un filet de fumée ou une voile à l’horizon. Désespéré, le capitaine du Rubens prit le parti de s’embarquer sur une chaloupe prêtée par l’un des habitants les plus aisés et de gagner l’île de Porto-Praya. Il espérait sinon trouver du secours, au moins informer le consul français de la triste situation des malheureux naufragés et obtenir, grâce à lui, le moyen de retourner en Europe. Cependant, son manque de confiance ou pour toute autre raison, les matelots ne voulurent pas laisser partir leur capitaine. Celui-ci pria alors M. Plauchut de se montrer bon camarade et de se rendre lui-même à Porto-Praya. Malgré les dangers et les difficultés de toute sorte, accompagné de plusieurs hommes minés par la fièvre et presque mourants, mais résolus à rassembler leurs dernières forces pour fuir l’île contagieuse, M. Plauchut put aborder à Porto-Praya et se présenta au soi-disant consul français, M. Oliveira. Oliveira n’était nullement consul de France. Il reçut grossièrement M. Plauchut, lui refusa tout secours et ne consentit pas même à l’héberger sous son toit. À la fin de leur conversation, il promit cependant de parler le lendemain à un des principaux propriétaires de la localité, revenu depuis peu d’Europe et de le consulter sur ce qu’il y aurait à faire. L’auberge où Oliveira envoya M. Plauchut était tellement sale, que celui-ci, quoique se trouvant dans une position désespérée, n’eut pas le courage d’y passer la nuit et préféra se coucher sous le portique de l’église ! En se rendant le matin chez Oliveira, il trouva, par bonheur, au lieu de celui-ci, un jeune Portugais, M. Francisco Cardozzo de Mello, revenu récemment d’Europe ; c’était un homme très instruit, parlant parfaitement le français. Après avoir écouté avec beaucoup de bonté et d’intérêt le récit de M. Plauchut, De Mello ne put cependant exprimer qu’un doute sur la possibilité de secourir le capitaine et les matelots restés à Bôa-Vista, et finit par demander à Plauchut s’il n’avait sauvé, en réalité, du naufrage aucun objet de valeur ; si, en vérité, il ne lui restait absolument rien de ses bagages. — Rien, sauf un album contenant quelques lettres de Cavaignac, d’Eugène Sue et de George Sand… « Comment ? Vous avez des lettres de George Sand ?… » — Ces deux mots magiques changèrent tout à coup le sort de M. Plauchut. Sans même attendre l’arrivée d’Oliveira, De Mello l’emmena chez lui, lui donna des vêtements, l’installa dans sa maison, qu’il mit toute à sa disposition, le présenta à sa mère et à ses tantes, le traita comme un vieil ami et finit par l’aider, lui et les autres naufragés, à gagner Lisbonne d’abord, et leur patrie ensuite.

Il se trouva que le père de De Mello, un vieux républicain portugais, mort un peu auparavant en exil à Porto-Praya, avait eu un vrai culte pour George Sand, avait inculqué à son fils un respect, un amour sans bornes pour le grand écrivain, et lui ai ait légué ses œuvres comme le plus beau joyau de se bibliothèque. En témoignant tant d’intérêt à un homme qui n’avait été que simplement en correspondance avec George Sand, De Mello ne faisait, disait-il, qu’honorer la mémoire de son père[16]. Telle était, à cette époque, la puissance du nom de George Sand.

Sans vouloir anticiper sur les événements, nous nous contenterons de rappeler ici, qu’à partir de 1836, à peu près, les admirateurs du talent de George Sand affluaient chez elle de tous les coins de l’Europe, d’Angleterre, d’Allemagne, de France et même de la lointaine Russie, pour lui demander conseil ou secours, ou bien pour lui exprimer simplement la respectueuse gratitude qui leur faisait entreprendre le pèlerinage de Paris ou de Nohant, comme, au siècle dernier, on s’empressait de courir à Ferney ou à Genève, et comme, de nos jours, on afflue à Yasnaïa-Poliana. George Sand était assiégée de demandes, bombardée de missives. En 1836, toute la « famille Saint-Simonienne de Paris » lui envoya une collection entière de cadeaux, (dont nous possédons la liste et dont nous parlerons ailleurs). Napoléon III, comme les simples mortels, se faisait un plaisir de lui adresser chacun de ses nouveaux ouvrages ; pendant sa réclusion à Ham, il lui avait envoyé sa brochure sur l’Extinction du paupérisme ; devenu empereur, il lui offrit son livre sur Jules César, en lui exprimant le désir d’avoir son avis sur son œuvre. Il faut que le nom de George Sand ait été bien « en vogue », pour qu’en 1859 le parfumeur Rafin en ait baptisé une eau de toilette, nouvellement inventée par lui, et ce nom a dû être bien « grand », pour que, plus tard encore, en 1870, on l’ait donné à l’un des deux ballons lâchés de Paris pour mettre la capitale assiégée en communication avec le gouvernement provisoire, installé alors à Bordeaux. (L’autre ballon porta le nom de son ami de 1848 — « Armand Barbès »). On peut assurer, sans crainte de se tromper, qu’il y eut vers le milieu du siècle peu de noms aussi aimés et aussi populaires que celui de George Sand. Sans vouloir anticiper sur les événements, comme nous venons de le dire, nous devons cependant noter encore, que les Russes doivent accorder une attention particulière à l’influence que George Sand a exercée chez eux pendant les années 1835-1855, parce que cette influence a été singulièrement puissante, hors ligne, tant par son étendue que par ses résultats.

Rien ne prouve l’influence et la domination de certaines idées et de certains goûts, à une époque donnée, comme la vogue dont ils jouissent tout à coup, vogue presque obligatoire, même pour les personnes qui ne se soucient d’aucune idée, mais s’affublent de celle du moment, tantôt du manteau romantique « à la Childe Harold » et tantôt du frac rouge. C’est ce que George Sand elle-même a fort bien signalé dans un des chapitres de Mlle  La Quintinie. Elle y prétend, qu’en 1830 tout le monde prenait un air désenchanté, posait pour le Weltschmerz, de même, qu’en 1860, la jeunesse en France affectait une indifférence générale, un dilettantisme ironique. George Sand, comme tout vrai génie, comme Tolstoï à notre époque, n’a pu éviter d’être victime de ces adeptes de la mode, parfois ridicules, parfois hideux même. Cela nous explique comment son nom fut mêlé, pendant un certain temps, à toute sorte de folies ou même d’actions peu honorables, accomplies ou répandues en racontars par de soi-disant « George-Sandistes » des deux sexes, comme de nos jours nous avons les oreilles rabattues de toute espèce de sorties absurdes on ineptes de la part des « Tolstoïsants », prétendus ou sincères. En 1840, tout homme « avancé » en Russie ne pouvait faire autrement que de se montrer passionné pour les idées de George Sand. On en trouve des indices jusque dans certains écrits satiriques de l’époque. Qui ne se souvient en Russie d’une pièce de vers de Plestcheïew, d’un humour fin et d’une âpre ironie, intitulée : Une de mes connaissances. Voici le portrait que le poète trace de ce monsieur, que tout le monde a rencontré un peu partout, portrait fait au moment où ce personnage ne s’était pas encore transformé en conservateur enragé, de quasi libre-penseur qu’il était autrefois :

     «… Et c’était un enragé libéral,
     Et toutes les faiblesses des hommes
     Il les châtiait énergiquement,
     Bien qu’il n’eût pas écrit un seul article…
     Et pour George Sand et pour Leroux
     Il nourrissait une grande passion :
     Il faisait de la morale aux maris,
     S’efforçait d’instruire les femmes… » etc. etc.

Mais si les messieurs de ce genre-là affectaient, « par mode », cette passion, la meilleure partie de notre société, la classe intellectuelle dans le sens le plus élevé du mot, la pléïade de nos grands écrivains de l’époque en tête, était réellement pénétrée par les œuvres de George Sand et les vivait. Ses ouvrages les aidaient à s’éclairer sur les questions les plus sérieuses de notre siècle, découvrant aux uns des voies nouvelles, soutenant les autres dans des voies déjà choisies, permettant à d’autres encore de se pendre compte de leur vocation ; bref, elle fut presque pour tous l’étoile du matin, guidant ses contemporains, à travers les ténèbres oppressives de l’époque[17] — vers la lumière et le soleil, à travers l’esclavage — vers la liberté, à travers les mesquines préoccupations personnelles, — vers les vastes intérêts sociaux. Aussi, faut-il voir la reconnaissance enthousiaste avec laquelle chacun des lecteurs de cette époque, nous dit, à l’occasion, ce que fut pour lui George Sand. Et il n’est pas un seul écrivain d’alors qui ne lui ait consacré, soit dans ses mémoires, suit dans ses œuvres, quelques pages, ou du moins quelques lignes, pénétrées d’affection et de profonde gratitude pour cette grande âme.

Que l’on parle de George Sand à nos pères et à nos oncles, à nos mères, à nos grand’mères ou à nos tantes, à tous ceux qui étaient jeunes dans ces années-là, à ceux qui, ayant terminé ou terminant leurs études, entraient alors dans la vie, ils vous diront tous une seule et même chose. « Nous raffolions de George Sand », nous contait, peu de temps avant sa mort, une vieille dame honorable, très connue à Pétersbourg, tant par son zèle dans la question de l’instruction supérieure des femmes que par sa grande bienfaisance. « Je me souviens, disait-elle, que ma sœur et moi, nous passions des nuits entières à nous lire ses romans l’une à l’autre, à haute voix et à tour de rôle ; nous parlions d’elle et nous la discutions jusqu’au point du jour ; dès que l’une de nous était fatiguée, l’autre continuait la lecture, afin de ne pas interrompre le roman ou l’article commencé ; ses œuvres étaient pour nous un enseignement ». — « Je ne dois à personne autant que je dois à Bélinsky et à George Sand, » nous disait un jour un homme qui avait consacré ses meilleures forces à servir les réformes d’Alexandre II ; « moralement, j’ai grandi sous l’égide de ces deux auteurs ; ce sont eux qui ont été mes vrais maîtres. » Le biographe russe de George Sand que nous avons déjà cité plus haut[18], et qui appartenait à la génération des « enfants », tandis que les « pères » de ces années-là appartenaient justement aux années quarante, a dit qu’eux, les enfants, « ont grandi sous l’influence d’hommes élevés en partie par George Sand. » Et c’est pour nous un devoir de répéter la même chose, quoique la génération à laquelle nous appartenons, soit déjà celle des petits enfants.

On ne sera donc pas étonné de nous voir, en qualité de petit-fils spirituel du grand écrivain, tenter sur George Sand un ouvrage biographique et critique. Mais cette raison seule ne suffirait pas pour nous donner le droit d’oser entreprendre un travail aussi immense après tant d’auteurs brillants et célèbres, après tant d’ouvrages signés de noms consacrés et connus ! Il y a beaucoup trop d’autres raisons convaincantes pour que nous ne regardions pas comme notre devoir d’écrivain russe, de consacrer nos forces à écrire sur George Sand un ouvrage qui contienne sa biographie complète — il n’en existe pas encore — et à donner une appréciation aussi détaillée que possible de son talent d’artiste et de penseur.

La première de ces raisons est l’influence qu’exerça l’illustre romancière sur les grands écrivains russes, ses contemporains, influence que nous avons déjà mentionnée plus haut, avec les effets qu’elle a produits. On prétend que la lecture des œuvres de George Sand a joué un rôle important parmi les influences qui ont fait, plus tard, rougir Bélinsky[19] d’avoir écrit ses articles rétrogrades. L’influence de George Sand a mitigé, chez cet écrivain, ce qu’il y avait d’excessif dans les théories de Hegel comprises d’une façon trop exclusive, et ont adouci les déductions tirées de l’aphorisme du philosophe allemand, aphorisme incomplètement interprété : « Ce qui est réel est sensé ! » Si nous rencontrons souvent, il est vrai, dans les articles de Bélinsky de la première et de la seconde période, des opinions hostiles aux romans de George Sand, (tout comme on y rencontre des critiques malveillantes à l’adresse de Balzac), Bélinsky, à la fin de sa carrière, parle tout autrement de la célèbre femme de lettres, et il est à supposer qu’il avait fini par se convaincre à quel point était étroite son ancienne idée de « l’art pour l’art ». Dans son article intitulé : Discours sur la critique de A. B. Nikitenko, 1842, il disait déjà : « George Sand est, sans contredit, la première gloire poétique du monde contemporain. Quels que soient ses principes, on peut ne pas les accepter, ne pas les partager, les trouver faux, mais impossible de ne pas l’estimer, car c’est un être pour lequel toute conviction devient croyance de l’âme et du cœur. C’est pour cela que ses œuvres pénètrent si profondément en nous et ne s’effacent jamais de la mémoire. C’est pour cela que son talent ne perd jamais rien de sa vigueur et de son activité, qui ne cessent de se fortifier ni de grandir. Ces sortes de talent sont encore remarquables par leur caractère, leur nature énergique ; leur vie est aussi irréprochable que leurs œuvres, frémissantes de sympathie et d’amour pour l’humanité, sont profondes et lumineuses ». Ceux qui savent que Bélinsky lui-même a été, avant tout un homme pour qui « toute conviction devenait croyance de son cœur et de son âme », un homme qui, toute sa vie, « a frémi de sympathie et d’amour pour l’humanité », ceux-là comprendront facilement qu’aussitôt que Bélinsky se fut dégagé de la philosophie quiétiste qui ne lui allait nullement, et qui n’avait fait qu’effleurer sa vraie nature, il dut vibrer de concert avec le grand écrivain, dont les traits distinctifs se mariaient bien avec les siens propres, et partager ses idées.

George Sand joua également un rôle important dans l’histoire du développement moral de Saltykow-Stchédrine ; nous en trouvons le témoignage dans les œuvres du satiriste lui-même et de son biographe K. Arséniew. Dans le chapitre IV de Au delà de la frontière[20] Saltykow raconte ce qui suit : « Je venais de quitter les bancs de l’école, et, imbu des articles de Bélinsky, je me ralliai naturellement à mes compatriotes, admirateurs de l’occident. Je ne me soumis cependant pas aux doctrines de la majorité qui seule faisait alors autorité dans la littérature, et qui s’occupait à vulgariser les principes de la philosophie allemande ; je me rattachai à ce cercle peu connu qui s’était instinctivement rallié à la France, non pas à la France de Louis-Philippe et de Guizot, chose facile à comprendre, mais à la France de Saint-Simon, de Cabet, de Fourier, de Louis Blanc et surtout de George Sand. Ce sont eux qui nous inspiraient la foi en l’humanité, c’est d’eux que nous vint le rayon de lumière qui nous faisait comprendre que le « siècle d’or » n’était pas dans le passé, mais bien dans l’avenir. En un mot tout ce qui est bon et désirable, toute la pitié, tout nous venait de là ».

K. Arséniew aussi, dans les Matériaux pour la biographie de Saltykow-Stchédrine, annexés à l’édition, fait observer que, si l’on sent dans les Contradictions l’influence des premiers romans de George Sand — Indiana, Valentine, Jacques, — la nouvelle postérieure de Saltykow, Une affaire embrouillée, publiée dans le fascicule de mars des Annales de la Patrie, en 1848 et signée M. S., fut inspirée, en partie, par la seconde phase socialiste de la carrière de l’illustre romancière et, en partie, par la lecture de certains auteurs qui l’avaient charmée elle-même ; enfin, par le Manteau de Gogol et par Les pauvres gens de Dostoïewsky.

Il est hors de doute que les romans villageois de Grigorowitch, ainsi que les Mémoires d’un chasseur, de Tourguéniew, qui ont joué un rôle si important dans notre histoire et ont été l’un des leviers les plus puissants qui ont amené l’émancipation des serfs, ont dû leur origine à l’influence exercée par George Sand. La presse russe a mainte fois mentionné le fait[21]. Dmitry Grigorowitch en parle lui-même dans ses Mémoires, et nous avons aussi entendu cela de sa propre bouche. Mais un détail qui, selon nous, n’a jamais été signalé jusqu’ici, c’est que si la première œuvre de Tourguéniew, le poème dramatique Sténio, ne rappelle Lélia que par son titre, il faut reconnaître que le caractère du héros de Roudine est entièrement inspiré par l’Horace de George Sand. En laissant de côté toutes les particularités de nationalité et de caste qui marquent de leur empreinte Dmitry Roudine et Horace, nous nous trouvons en face d’un seul et même personnage : un seul et même type de noble phraseur entraînant les autres, et entraîné lui-même par sa chaleur factice et ses discours enflammés, mais incapable de toute action réelle, de tout sentiment absolu, un enthousiaste à froid, en réalité inférieur à des hommes moins brillants que lui, mais sachant vivre d’une vie pleine, cœurs simples, aimant sans arrière-pensée leur prochain et les idées auxquelles ils se sont complètement dévoués, en un mot, des hommes dont la volonté, l’esprit et le sentiment ne se contredisent pas les uns les autres. Et si Dmitry Roudine, à force de pérorer, en arrive à prendre part aux barricades et y meurt en 1848, tandis qu’Horace évite sagement toute participation à l’affaire de Saint-Merry en 1832 ; si Roudine est en général beaucoup plus sympathique, plus désintéressé et plus à plaindre que son prototype, il faut en chercher la cause précisément dans les traits de caractère inhérents à la nationalité et à la caste que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner et qui se trouvent dépeints avec justesse et vigueur par George Sand et Tourguéniew. Roudine appartient à la noblesse russe, c’est un dilettante de la pensée, un homme indépendant, libre, grâce à sa position et à sa fortune ; c’est en même temps une nature éminemment russe, slave, un peu incohérente et large. Horace, au contraire, est un petit bourgeois français, un homme pratique, aspirant à se faire une position et si, au début, il est dans l’erreur, entraîné qu’il est par ses idées élevées, il sait parfaitement, avec le temps, en tirer parti, en les prêchant dans les buts les plus utiles.

Tourguéniew avait-il conscience de ce reflet du caractère d’Horace sur une de ses meilleures œuvres, ou bien, est-ce là de sa part un fait inconscient, c’est une question qu’il serait difficile de résoudre. Le point important, c’est que Tourguéniew, lui-même, mentionne à plusieurs reprises le rôle que joua George Sand dans son développement moral. Dans une lettre du 9/21 juillet 1876, adressée à A. Souvorine[22], lettre écrite, par conséquent, bientôt après la mort de George Sand, Tourguéniew rappelle l’admiration enthousiaste qu’elle lui avait autrefois inspirée. Cet « autrefois » se rapporte à ses jeunes années, comme on peut le voir par une autre lettre adressée à Drouginine[23], du 30 octobre 1886 : « Vous dites que je n’ai pu m’en tenir à George Sand ; c’est évident, tout comme je n’ai pu, non plus, m’en tenir à Schiller, par exemple ; mais voici en quoi nous différons tous deux : Pour vous, cette tendance est une erreur qu’il faut extirper, tandis que, pour moi, c’est la vérité imparfaite qui trouvera toujours, qui doit trouver des adeptes dans l’âge auquel la vérité parfaite est encore inaccessible. Vous pensez qu’il est déjà temps d’élever les murs de l’édifice ; mon avis est que nous ne pouvons encore penser qu’à en creuser les fondements. » Il est évident, que George Sand a joué dans la vie de Tourguéniew le rôle du terrassier qui creuse le sol et pose les bases de l’édifice. Et c’est pour cela que, vingt ans après cette lettre à Drouginine, Tourguéniew dit, dans la lettre à Souvorine, dont nous avons parlé quelques lignes plus haut : « Croyez-moi, George Sand est une de nos saintes ; vous comprendrez certainement ce que je veux dire », et, remarquons-le, c’est à l’époque où il connaissait personnellement la grande romancière, qu’il écrivait ces paroles surprenantes ; ce n’est donc pas la lecture seule de ses œuvres qui a pu les inspirer. « J’ai eu, écrit-il, le bonheur de faire la connaissance personnelle de George Sand, mais n’allez pas prendre mes paroles pour une phrase banale ; celui qui a pu voir de près cet être d’élite, doit réellement se croire heureux… Lorsque j’ai l’ait pour la première fois sa connaissance, il y a huit ans… j’avais déjà cessé de l’adorer, mais il était impossible de pénétrer plus avant dans sa vie privée sans redevenir son adorateur, mais dans un autre sens et, peut-être, meilleur. En la voyant, chacun sentait aussitôt qu’il se trouvait en présence d’une nature profondément généreuse et bienveillante, chez laquelle tout égoïsme s’était depuis longtemps complètement consumé à la flemme inextinguible de l’enthousiasme poétique et de sa foi à l’idéal, d’une nature à laquelle tout intérêt humain était accessible, cher, et dont il émanait aide et sympathie… Et, au-dessus de tout cela, une espèce d’auréole qui s’ignore, quelque chose d’élevé, de libre, d’héroïque ».

Quant à la haute opinion qu’avaient de George Sand Annenkow, Basile Botkine et Herzen[24], il faudrait, si l’on voulait en donner une idée, citer des pages entières de leurs œuvres[25].

À l’instar de ceux-ci, comme on peut le voir d’après une des lettres de Bélinsky, Les slavophiles, découvrant chez George Sand comme chez Louis Blanc la confirmation de leur théorie sur le rôle et la mission du peuple, la citent très souvent dans leurs articles.

Mais c’est incontestablement Dostoïéwsky, cette grande âme qui a su apprécier une autre grande âme, qui a trouvé pour parler de George Sand les paroles les plus chaleureuses, les plus caractéristiques, les mieux senties, inspirées par une profonde gratitude. Nous avons déjà mentionné plus haut les deux articles qu’il avait consacrés à la mémoire de George Sand, alors récemment décédée, dans la livraison de juin 1876, du Journal d’un homme de lettre. Commençons par citer le second article, qui se prête le mieux à notre exposé. Il est intitulé : Quelques mots sur George Sand.

« L’apparition de George Sand dans la littérature, dit Dostoïéwsky, coïncide avec les premières années de ma jeunesse. Je suis fort heureux maintenant que cela soit déjà si loin, car, à présent que trente années se sont écoulées, puis parler en toute franchise. Il faut noter qu’à cette époque éloignée[26] les romans étaient presque les seuls ouvrages qui fussent autorisés en Russie, pendant que tout le reste, comme presque toute pensée, celles surtout venant de France, était sévèrement interdit. Oh ! bien souvent on ne savait pas voir clair, dans ces pensées ! Comment aurait-on pu voir, comment nos imitateurs eussent-ils pu bien voir les choses lorsqu’elles échappaient souvent à Metternich lui-même ! Mais parfois certains « ouvrages terribles » passaient sans obstacle, tel Bélinsky, par exemple. En revanche, on prit plus tard, pour ne plus se tromper, le parti de tout interdire en bloc, même les guide-ânes. Les romans furent néanmoins toujours autorisés, et c’est dans ce domaine, et précisément en ce qui concerne George Sand, que les cerbères manquèrent leur coup… Que s’ensuivit-il ? Tout ce qui pénétra alors en Russie sous la forme de roman rendait, non seulement les mêmes services à la cause, mais peut-être de la façon la plus dangereuse, du moins au point de vue de l’époque, car il est très probable que les gens désireux de lire Louis Reybaud[27] n’ont pas été nombreux, tandis que les lecteurs de George Sand se comptaient par milliers[28]. Nous devons encore noter ici que, en dépit de tous les Magnitsky et les Liprandi, tout mouvement intellectuel en Europe se répercutait immédiatement chez nous depuis le siècle passé et se communiquait, sans parler des couches cultivées supérieures de la société, à une foule nombreuse que cette chose intéressait et faisait réfléchir. Cela ne manqua pas de se renouveler lors du mouvement qui se fit en Europe vers 1830. On apprit chez nous, dès le début, l’immense évolution qui s’opérait dans les littératures européennes. On connaissait déjà de nom bien des nouveaux orateurs, historiens, tribuns et professeurs. Et l’on savait déjà, par bribes, il est vrai, à quoi visait cette évolution qui se montrait surtout violente dans le domaine de l’art, dans le roman et notamment chez George Sand… Ses œuvres traduites en russe, parurent, pour la première fois, vers l’an 1835. Je regrette d’ignorer quelle fut la première de ses œuvres qui fut traduite et l’époque à laquelle elle parut ; mais l’impression qu’elle produisit ne dut en être que plus vive. Je crois que tout le monde fut, comme moi, encore adolescent alors, frappé de cette chaste et haute pureté des types, de l’idéal et de la grâce modeste, du ton grave et réservé de la narration… J’avais à peu près seize ans si je m’en souviens bien, lorsque je lus pour la première fois sa nouvelle l’Uscoque, une de ses plus charmantes premières œuvres. Je me souviens d’avoir passé toute une nuit enfiévrée à la suite de cette lecture. Je crois ne pas me tromper en affirmant que George Sand, à en juger du moins d’après mes propres impressions, avait pris incontestablement chez nous, dès le début, la première place dans les rangs de la pléiade des grands écrivains dont la gloire et la célébrité remplissaient tout à coup toute l’Europe… Tout ce que je dis ici n’est pas une appréciation critique ; j’évoque tout simplement le souvenir des goûts de la grande masse des lecteurs russes de cette époque, l’impression spontanée qu’ils ressentaient. L’essentiel, c’est que les lecteurs surent tirer des romans mêmes tout ce dont on cherchait à nous préserver avec tant de soin. La grande masse des lecteurs savait, du moins chez nous, vers le milieu des années 40, que George Sand était un des champions les plus éclatants, les plus inflexibles, les plus parfaits de cette catégorie d’écrivains occidentaux qui, dès leur apparition, avaient commencé par nier toutes les « conquêtes réelles » qu’avait amenées finalement la sanglante Révolution française, ou, pour parler plus exactement, la révolution européenne de la fin du xviiie siècle. Une parole nouvelle s’était fait brusquement entendre, de nouveaux espoirs avaient surgi ; certains proclamaient à cor et à cri que le progrès s’était arrêté inutile et stérile, que rien n’avait été obtenu par le changement politique des vainqueurs, qu’il fallait continuer, que la régénération de l’humanité devait être radicale, complète. »

« Il ne manqua certes pas de se produire, à côté de ces cris, beaucoup de conclusions malsaines et même monstrueuses ; l’essentiel, c’était que l’on voyait luire une espérance nouvelle et que la foi renaissait dans les âmes. Personne n’ignore l’histoire de cette évolution qui dure encore aujourd’hui et qui n’a pas l’air de devoir s’arrêter. Il n’entre nullement dans mon intention de la juger ici ; mon seul désir était d’indiquer la vraie place qui en revient à George Sand. C’est elle qui est à la tête de cette évolution. Tout en l’accueillant avec faveur, on disait alors d’elle, en Europe, qu’elle prêchait l’émancipation de la femme, jouant le rôle de prophète en ce qui concernait les droits de la « femme libre » (expression de Senkowsky), mais cela n’est pas tout à fait exact, parce qu’elle ne s’occupait pas de féminisme et ne visait pas à rendre la femme libre. George Sand prenait part à l’évolution tout entière, mais non à la seule propagande des droits de la femme… »

Après avoir fait remarquer, qu’en qualité de femme, elle préférait sans doute peindre des héroïnes plutôt que des héros, et que sa manière d’agir aurait dû lui attirer la sympathie des femmes du monde entier, comme sa mort leur inspirer un chagrin particulier, Dostoïewsky déclare voir en elle « l’une des plus sublimes et des plus belles représentantes de la femme, une femme presque unique par la vigueur de son esprit et de son talent, un nom devenu désormais historique, un nom destiné à ne jamais tomber dans l’oubli, à ne pas disparaître dans l’histoire de l’humanité européenne ». Plus Loin, après avoir analysé d’une façon incomparable et avec la simplicité d’un écrivain vraiment grand, les types principaux des jeunes filles et des femmes des Nouvelles vénitiennes, et après avoir signalé dans les premiers romans de George Sand « l’extraordinaire beauté de ces types moraux », Dostoïewsky s’écrie que « seule une grande et belle âme pouvait créer de pareils types et poser de telles questions ».

« Pareilles images, dit-il, pouvaient-elles révolter la société, soulever des doutes et des craintes ? Tout au contraire, les parents les plus sévères autorisaient dans leurs familles la lecture de George Sand et se demandaient avec étonnement pourquoi on parlait mal d’elle. C’est alors que s’élevèrent, pour prévenir les lecteurs, des voix qui déclarèrent que c’était justement dans cet orgueil féminin, dans l’incompatibilité de la chasteté avec les vices, dans le refus de toute concession au vice, dans la témérité avec laquelle l’innocence engageait la lutte et contemplait avec sérénité l’insulte face à face, que résidaient le poison, la contagion future de l’émancipation des femmes. Eh quoi ! il est fort possible que tout ce que l’on disait au sujet du « poison » fût juste ; la contagion se remarquait un peu, en effet, mais que menaçait-elle, que devait-elle détruire, et que devait-elle épargner ? Tel était le problème qui surgissait en effet et qui pesta longtemps sans solution. Toutes ces questions paraissent maintenant résolues… »

« Bornons-nous à noter ici que, vers 1845, la gloire de George Sand et la foi en son génie étaient si grandes que nous tous, ses contemporains, nous attendions d’elle quelque chose de beaucoup plus grand encore, une parole non entendue jusque-là, et même un je ne sais quoi de décisif et de définitif. Cet espoir-là ne s’est malheureusement pas réalisé… »

« George Sand n’est pas ce que l’on appelle « un penseur », mais elle était douée de la prescience la plus clairvoyante relativement à un avenir meilleur pour l’humanité. Celle-ci attendait immanquablement, selon elle, son idéal, et c’est là la croyance que l’écrivain a vaillamment et magnanimement affirmée pendant toute sa vie. Elle avait foi en son idéal, parce qu’elle-même le portait en son âme. Pouvoir conserver cette foi jusqu’à la fin de sa vie, c’est ordinairement l’apanage de toutes les grandes âmes, de tous les vrais philanthropes. George Sand est morte en déiste, avec une ferme croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme. Mais cela ne suffit pas quand on parle d’elle, car elle fut peut-être plus chrétienne que tous les écrivains français de son époque, quoiqu’elle ne fût guère pratiquante. On peut même assurer qu’elle fut l’un des adeptes les plus complets du Christ sans s’en douter elle-même. Son socialisme, ses convictions, ses espérances, son idéal, elle les basait, non sur une étroite nécessité, mais sur le sentiment moral de l’homme, sur la soif spirituelle de l’humanité, sur ses aspirations vers la perfection et la pureté. Elle avait une foi absolue dans l’être humain, car elle croyait à l’immortalité de l’âme. Toute sa vie, et dans toutes ses œuvres, elle élargit la notion de cet être, devenant ainsi, par sa pensée et ses sentiments, solidaire de l’une des idées les plus fondamentales du christianisme, celle qui reconnaît à l’être humain une personnalité propre, avec un libre arbitre et, par conséquent, une responsabilité personnelle. Ces principes entraînent la reconnaissance du devoir, des exigences morales sévères, l’admission absolue de la responsabilité humaine. Il n’y avait peut-être pas alors en France un seul penseur, un seul écrivain qui comprit mieux qu’elle que ce n’est pas « de pain seulement que l’homme peut vivre ». Quant à ce qu’on nous dit de l’orgueil de ses exigences et de ses protestations, jamais cet orgueil n’exclut chez elle la charité, le pardon des offenses, une patience sans bornes basée sur la pitié envers les insulteurs eux-mêmes. George Sand s’est montrée maintes fois, au contraire, dans ses œuvres, subjuguée par la beauté de ces vérités chrétiennes, en créant à plusieurs reprises, dans ses ouvrages, des types du pardon le plus sincère et de l’amour… »

Les lignes que nous venons de citer suffisent pour faire comprendre parfaitement le premier article de Dostoïewsky : La mort de George Sand, écrit sous l’impression toute fraîche de la nouvelle de sa fin et que nous allons citer en partie maintenant…

« C’est en apprenant sa mort que j’ai compris seulement toute la place que ce nom occupait dans ma vie, tout l’enthousiasme et l’adoration que j’avais voués à ce poète et combien je lui devais de joie et de bonheur ! Je parle ici avec hardiesse, car c’est bien là l’expression de ce que je ressentais. George Sand est une de nos contemporaines, à nous autres, idéalistes russes de 1840, dans le sens le plus complet du mot. C’est, — dans notre siècle puissant, épris de lui-même et malade en même temps, plein d idées indécises et de désirs irréalisables, — un de ces noms qui, surgissant là-bas dans le pays des miracles sacrés, ont attirés à eux, de notre Russie, ce pays en état de formation perpétuelle, une somme énorme de pensées, d’amour, de nobles élans, de vie et de convictions profondes. Mais nous n’avons nullement à nous en plaindre ! En exaltant des noms comme celui de George Sand et en s’inclinant devant eux, les Russes n’ont fait que remplir leur devoir et acquitter une dette. Qu’on ne s’étonne pas de mes paroles, surtout quand elles se rapportent à George Sand : On pourrait discuter encore aujourd’hui l’écrivain que l’on a déjà presque eu le temps d’oublier chez nous ; nous devons cependant reconnaître qu’elle a su accomplir sa besogne en temps et lieu. Et qui pourrait se réunir sur sa tombe pour évoquer son souvenir, sinon ses contemporains du monde entier ? Nous autres Russes, nous avons deux patries — notre chère Russie et l’Europe… Bien des choses que nous avons empruntées à l’Europe et transplantées chez nous n’ont pas été copiées seulement… elles ont été greffées à notre organisme, elles sont entrées dans notre chair, dans notre sang ; d’autres ont été subies ou vécues par nous-mêmes, indépendamment des autres, tout comme les occidentaux les ont subies et vécues chez eux. Jamais, peut-être, les autres Européens ne voudront le croire ; ils ne nous connaissent pas, et, en attendant, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi. L’évolution inévitable que nous attendons et qui surprendra un jour le monde entier ne s’accomplira que plus silencieusement et plus tranquillement. Ce développement, on peut l’observer déjà en partie de la manière la plus claire et la plus palpable dans les rapports de la Russie avec les littératures des autres nations. Leurs poètes nous sont tout aussi chers qu’ils le sont dans leur patrie, du moins en est-il ainsi chez nous pour la majorité des personnes cultivées. J’ose affirmer, et je répète que tout poète, penseur ou philanthrope européen n’est nulle part ailleurs que chez nous mieux compris ni plus cordialement accueilli. Cette façon de considérer la littérature de tous les pays est un phénomène que l’on n’a presque jamais observé, à ce degré du moins, chez d’autres peuples, dans tout le cours de l’histoire universelle. »

« Il se trouvera peut-être des personnes qui souriront de la grande importance que je viens d’attribuer à George Sand, mais les rieurs auront tort. Tout ce que cet écrivain a apporté avec lui de paroles nouvelles, d’universellement humain, a trouvé un écho dans notre Russie, a produit une forte et profonde impression, rien ne nous en a échappé. — Preuve qu’aucun poète, réformateur européen, qu’aucun homme porteur d’une pensée et d’une force nouvelles, ne saurait échapper à la pensée russe, ne pas devenir presque une force russe »…


C’est précisément en envisageant George Sand comme force russe, comme l’une des souches primordiales de la conscience sociale russe de notre temps, que nous avons considéré comme notre devoir d’écrivain russe de lui consacrer une étude sérieuse : Nous voulons donner d’elle une biographie complète et l’analyse aussi détaillée que possible de ses œuvres et de ses idées. C’est là une tâche très hardie et fort présomptueuse, mais bien légitime, lorsqu’on pense que, malgré des dizaines, presque des centaines de biographies, d’articles, de mémoires, d’études et de notes de tout genre sur cet écrivain, études parues pendant sa vie et depuis sa mort, on peut affirmer sans crainte qu’il n’existe en aucune langue de l’Europe une seule biographie complète qui soit en même temps un ouvrage de critique. Celle de toutes ses biographies qu’on peut considérer comme la meilleure, la plus concise, la moins entachée de lacunes et d’inexactitudes, c’est la concise et brève biographie anglaise, due à la plume de Miss Bertha Thomas et publiée dans le recueil des Femmes éminentes, édité par Ingram[29].

Mais il faut reconnaître d’abord qu’elle est exclusivement écrite pour des lecteurs anglais, qu’elle est appropriée aux dimensions de la collection où elle a paru, et qu’enfin, l’analyse critique en est presque tout à fait absente. Nous recommandons cependant l’étude de Miss Thomas à tous ceux qui ignorent la biographie de la célèbre romancière ; elle est succincte, il est vrai, mais elle est basée sur des documents précis et sûrs et donnera une idée très juste de cet esprit et de cette remarquable existence. On trouvera dans cette étude presque tous les faits importants de la vie du grand écrivain et une appréciation assez juste de sa personnalité, sans y rencontrer aucune de ces fables absurdes, répétées si souvent par presque tous les biographes. L’auteur ne prétendait pas autre chose, et, nous le répétons, c’est parmi les nombreuses études générales que nous avons eu l’occasion de lire sur George Sand, le seul ouvrage qui nous ait laissé l’impression d’un travail consciencieux et nous ait agréablement surpris par la précision des faits. Quant aux défauts du livre, ils viennent de ce que Miss Thomas n’a guère profité que des sources déjà publiées et qu’elle avait exclusivement en vue le public « collet-monté » de l’Angleterre, passant sous silence l’importance européenne de George Sand et laissant de côté l’analyse critique.

En ce qui concerne les autres biographies et articles écrits sur George Sand ou à propos d’elle, nous ne signalerons leurs mérites et ne constaterons leurs erreurs et défauts que plus tard, en arrivant au récit des faits auxquels ils se rapportent ; mais nous dirons tout de suite, pourquoi ils nous paraissent insuffisants et pour quelle raison on entend de plus en plus souvent à notre époque le public se plaindre de l’absence d’une biographie complète et détaillée de l’auteur, biographie qui contienne aussi l’analyse de toutes ses œuvres.

Tous les articles qui ont paru sur George Sand, à commencer par ceux des revues de 1835-36 et à finir par celui de Faguet en 1893[30], ou par l’Amitié romanesque, de M. Rocheblave ainsi que toutes les biographies, à dater de celle de Loménie[31] et en finissant par celle de Caro, sont remplis d’inexactitudes et d’erreurs ; les faits et les dates y sont relatés sans avoir été préalablement vérifiés. Outre l’absolue inexactitude des renseignements concernant l’origine et les parents de George Sand, outre la confusion qui règne dans la question de savoir lequel de ses parents fut aristocrate ou plébéien, les dates de sa naissance et de sa mort même sont complètement erronées. Jusqu’à son nom qui y est estropié, comme elle l’a fait justement remarquer elle-même dans une lettre adressée au biographe le plus étourdi qui ait jamais existé, le célèbre E. de Mirecourt[32], dont la série de biographies est, selon la juste expression de Lindau, mehr berüchtigt, als berühmt[33]. (Cette lettre, publiée dans le Mousquetaire et la Presse du vivant de George Sand, et reproduite dans la brochure de Mirecourt Lamennais, a paru, depuis la mort de George Sand, dans sa Correspondance, t. III, cccix). Loménie lui donne le nom de Marie-Aurore, Mirecourt, celui d’Amandine-Aurore, Faguet l’appelle Lucile-Aurore, tandis que son vrai nom était Amandine-Lucie-Aurore. Le nom de Marie-Aurore était celui de sa grand’mère. Nous ne mentionnerons pas ici une foule d’autres erreurs et d’inexactitudes que nous aurons maintes fois plus tard l’occasion de signaler. Il eût été pourtant facile de les éviter presque toutes dans les ouvrages qui ont paru après 1855, c’est-à-dire après la publication de l’Histoire de ma Vie. Nous voudrions cependant voir les biographes puiser un peu moins dans cet ouvrage, et c’est ici que nous touchons au second point qui ne nous satisfait nullement dans toutes les biographies que l’on nous a données.

Il y a un fait qui nous frappe surtout, c’est que, dans les biographies de George Sand, ainsi que dans celles des hommes remarquables qui eurent avec elle des rapports amicaux ou autres, tous les auteurs de monographies ou d’articles, aussitôt que son histoire y est exposée d’une manière plus ou moins détaillée, se contentent de reproduire, à leur façon, l’Histoire de ma Vie, jusqu’au point où l’a laissée George Sand elle-même, c’est-à-dire vers 1847. Pour les trente dernières années de sa vie, on se borne généralement à deux ou trois pages dépeignant son existence à Nohant, pages empruntées à sa lettre bien connue à Ulbach et annexée, par Calmann Lévy, comme épilogue au dernier volume de l’Histoire de ma Vie. C’est là un procédé vraiment trop facile pour fabriquer des biographies et, ajoutons-le, un procédé téméraire, comme le lecteur pourra s’en convaincre lui-même. En dehors de Miss Thomas et du biographe de Chopin, un Anglais aussi, Fr. Niecks, qui puisent dans la Correspondance et dans d’autres sources déjà publiées — (encore Niecks ne le fait-il que dans les limites du but spécial qu’il se propose), — tous les autres critiques : Caro, d’Haussonville, Nettement, Julien Schmidt, Kreyssig et les biographes russes de George Sand, sauf de rares exceptions, n’accordent aucune attention à ce que l’on pourrait puiser par exemple dans les biographies et correspondances de Balzac, de Sainte-Beuve, de Delacroix, de Chopin, de Liszt, de Lamennais et autres ; ils répètent tous en revanche la même version, en se contentant d’y produire quelques variantes. Il résulte de là, que ces ouvrages, lorsqu’on les lit les uns après les autres, sont d’une lecture insupportable, parce qu’on sait déjà d’avance quel passage de l’Histoire de ma Vie sera immanquablement cité après tel autre.

Cette unanimité peut se justifier et peut-être ne peut même être évitée jusqu’à l’année 1822 inclusivement, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il est question de l’enfance, puis de l’adolescence de George Sand et de l’histoire de sa famille avant sa naissance. On pourrait dire que ce sont là des matériaux préparés par elle à l’avance pour ceux de ses futurs biographes qui voudraient, à propos de sa personne, expliquer la théorie de l’hérédité et motiver là-dessus son caractère et sa nature. Et encore y a-t-il beaucoup à y contrôler. Mais à partir de 1822, lorsque Aurore Dupin épousa Casimir Dudevant, et jusqu’à l’année 1831, où elle le quitta pour aller se fixer à Paris, nous avons une foule de lettres de George Sand elle-même, et d’autres nombreux documents plus ou moins connus qui dévoilent et éclairent bien des choses dont il n’est point question dans l’Histoire de ma Vie, ou qui n’y sont mentionnées que comme en passant. Quant à la dernière partie de l’Histoire de ma Vie qui embrasse les années 1831 à 1847, années orageuses, remplies d’événements et fourmillantes de personnages, années de labeur et d’entraînements, ces Lehr und Wanderjahre, les plus actives et les plus intéressantes dans la vie de George Sand, l’Histoire de ma Vie ne peut guère que servir de fil d’Ariane pour s’orienter ; mais elle ne peut, à aucun titre, servir de base à un sérieux travail biographique.

Nous ne serions pas complet si nous omettions de signaler que les écrivains sympathiques à George Sand, ses biographes amis, ses compatriotes bien élevés, par courtoisie, et Miss Thomas, par cant anglais, commettent tous une grosse erreur qui fournit des armes à ses ennemis. Tous passent avec soin, sous silence, des choses aussi universellement connues que les rapports de George Sand avec Jules Sandeau, Alfred de Musset, Michel de Bourges et Frédéric Chopin. C’est à peine si l’un d’eux se permet là-dessus une allusion respectueuse et vague, ou risque une phrase habile que peut comprendre un lecteur au courant des choses, mais complètement obscure pour celui qui ignore l’histoire intime de George Sand et les légendes de l’époque.

De leur côté, les ennemis et les détracteurs de George Sand, les critiques conservateurs et soi-disant « bien pensants », les feuilletonistes tracassiers et tous les biographes de Musset et de Chopin, profitant, sans se gêner, de ce que personne ne les dément en réalité, et que personne ne raconte les faits d’une manière claire et exacte, échafaudent dans leurs écrits des montagnes de racontars révoltants et grossiers. Que de potins louches et vagues sous leur plume, que d’inventions sur le compte de George Sand ! Pour elle, le moment de passer dans l’histoire est cependant arrivé depuis longtemps, voilà plus de vingt ans qu’elle est morte, et si ses compatriotes, peut-être pour des raisons personnelles et dignes d’estime, n’ont pu se décider jusqu’à présent à nous donner une biographie vraie, nous pourrons, nous autres Russes, qui ne sommes entravés par aucune considération de ce genre, parler avec hardiesse de tous ces événements qui datent déjà d’un demi-siècle. Nous ne craindrons pas non plus de conter certaines choses qui épouvantent les biographes de la célèbre romancière ; leur pusillanimité ne fait, nous le répétons, que fournir des armes déloyales à ses détracteurs. Nous sommes, avant tout, fermement persuadé que la sérénité de notre récit, la droiture et la franchise avec lesquelles nous reconnaîtrons des faits qui n’ont été que chuchotés jusqu’ici, aideront pleinement à blanchir le nom de George Sand de tous les bas commérages, de toutes les malsonnantes allusions qui pullulent dans les biographies de Musset et de ses autres contemporains.

Ce qui confirme parfaitement ce que nous avançons ici, c’est la monographie publiée par Arvède Barine, Alfred de Musset[34], la première de ces biographies où la fameuse excursion de Venise soit décrite d’après la correspondance authentique de Musset et de George Sand, et non d’après des œuvres d’imagination ou des pamphlets. Cette biographie est tout aussi favorable à la mémoire du poète bien-aimé de la jeunesse qu’à celle de George Sand et produit une impression agréable par la véracité de ton qui y règne, qualité qu’on ne trouve guère dans aucune des deux biographies émanées du frère de Musset[35], ni dans l’ouvrage de Paul Lindau[36] ni dans le petit volume de la vicomtesse de Janzé[37], ni en général dans aucune des biographies de Musset. Les auteurs de toutes ces biographies s’obstinent à vouloir condamner George Sand à tout prix en se contentant de se baser, en somme, sur des récits douteux ou… sur quelques chapitres de romans !

Malgré le tort qu’a notre époque de s’affubler d’une hypocrite vertu, on trouverait cependant aujourd’hui fort peu d’hommes capables d’anathématiser Byron ou George Sand pour leurs aventures amoureuses. Dans la vie journalière, nous ne restons pas moins médisants et malveillants que nos devanciers, mais nous comprenons cependant parfaitement qu’il serait ridicule d’appliquer à de grandes âmes comme celle de Gœthe, de Byron, de Pouchkine, de Heine et de George Sand, les mêmes mesures que celles dont abusent nos soi-disant vertueuses matrones de salon. Et si, il y a dix ou quinze ans, il se trouvait encore à Saint-Pétersbourg un professeur de lettres pour déclarer du haut de sa chaire que « Lermontow n’était pas un poète, mais un infâme » (textuel), et si de nos jours il existe encore un écrivain osant exprimer la même pensée, mais avec plus de ménagement « que l’immoralité de Lermontow l’a empêché d’être un poète véritable », ces jugements font preuve d’une si grande pauvreté intellectuelle qu’il est inutile d’y faire attention, ils ne font peur à personne.

Les biographes amis de George Sand se montrent pourtant troublés à l’idée qu’on puisse la soupçonner d’immoralité et qu’on pourrait les suspecter eux-mêmes de manquer de réserve et de tact ; ils préfèrent alors garder le silence ou se contenter d’allusions mystérieuses à des événements universellement connus, pendant que les biographes hostiles à George Sand, s’étendant sur son immoralité et sa perversion, citent à l’appui de ce qu’ils avancent toute une collection de considérations et d’anecdotes variées.

Pour en revenir aux biographes de Musset et de Chopin, nous devons, à notre grand regret, dire que l’on trouve chez eux une tendance étonnamment unanime à noircir George Sand, à la condamner coûte que coûte. Leur désaccord n’est que plus surprenant dans l’interprétation qu’ils donnent parfois des mêmes faits et de certains traits de son caractère. Tel est cependant le propre des pauvres humains, qu’ils ne peuvent jamais analyser une question de psychologie ordinaire ou sociale sans traîner quelqu’un sur le banc des accusés ; mais la vie, surtout la vie intime de notre être, c’est quelque chose de si grand, de si infini et qui se compose de tant de facteurs si infiniment petits, incommensurables, impondérables, impalpables, qu’elle se prête peu à cette façon juridique de poser la question et y échappe même absolument.

Les biographes de Musset et de Chopin s’évertuent à charger George Sand de toutes les accusations possibles et impossibles, à la peindre sous l’aspect le plus choquant ; ils tombent même souvent dans les contradictions les plus comiques les uns avec les autres et avec eux-mêmes, comme cela se voit chaque fois que les hommes se laissent entraîner par la colère, la méchanceté et la haine. C’est ce que nous voyons chez la mondaine et légitimiste vicomtesse de Janzé, chez ce hâbleur de Mirecourt, chez M. Mariéton et chez différents chroniqueurs de Revues qui, peu préoccupés de la vérité et prenant à rebours le dicton bien connu sur « Platon et la vérité », ont rompu des lances en faveur de Musset dans le courant de ces dernières années (1895-1897), c’est-à-dire depuis le moment de la publication des lettres et de différents documents relatifs au voyage de Venise. Nous observons le même phénomène chez des écrivains aussi sérieux que Paul Lindau et Frédéric Niecks. Laissant de côté les innombrables articles écrits au sujet de Musset-Sand, et reculant jusqu’aux chapitres viii et ix le signalement des erreurs partielles, des altérations de la vérité historique, toutes les fois qu’il est question de George Sand dans les biographies de Musset, nous nous contenterons de noter ici les inexactitudes typiques et les procédés d’une malveillance systématique que nous trouverons dans toutes les biographies de Musset et de Chopin hostiles à notre héroïne. Commençons par Lindau et Paul de Musset.

Déjà, dans la préface de la première édition de son ouvrage, Lindau nous raconte que, n’ayant sous la main aucun bon livre sur Alfred de Musset (la biographie écrite par son frère Paul n’avait pas encore paru) et trouvant insuffisants les renseignements contenus dans la Notice biographique (à laquelle nous avons déjà fait allusion), il avait été obligé de s’adresser, pour plus amples renseignements, au frère de Musset, qui l’avait aidé à démêler les obscurités de cette Notice et lui avait fourni les moyens d’étudier la vie d’Alfred de Musset, assez en détail pour bien juger son œuvre poétique. Aussi, Lindau adresse-t-il avant tout ses éloges, sa gratitude, à Paul de Musset, plutôt qu’à tous ceux qui l’ont également aidé dans sa tâche littéraire. Dans la préface de sa seconde édition, Lindau raconte que, dans une lettre datée du 3 novembre 1876, Paul de Musset lui annonçait la prochaine publication depuis si longtemps attendue, de la Biographie de son frère, « car la personne, envers laquelle il fallait être très prudent, avait quitté récemment le monde des vivants… » Une chose qui nous frappe bien désagréablement, c’est que ce même Paul de Musset, qui, du vivant de George Sand, et sans la moindre gêne, avait entassé, sous forme de roman[38]. Les accusations les plus grossières et les plus honteuses contre elle, cité des lettres d’elle comme quasi authentiques et conté l’histoire de Venise avec des détails révoltants et parfaitement invraisemblables, en s’efforçant de prouver l’exactitude de ses renseignements, ait attendu sa mort pour publier une biographie d’Alfred de Musset. N’était-ce pas là profiter de l’impossibilité où l’héroïne était de protester, du fond de sa tombe, contre les accusations qui allaient se produire ? Un autre fait aussi peu honorable, c’est que, dans cette Biographie, comme dans la Notice. Paul de Musset semble affecter une discrétion de bon goût au sujet de cette même histoire et se borne à des allusions, sans prononcer même le nom de George Sand, en ne s’exprimant partout que par ces mots : « une dame », une « personne », « la personne qui devait jouer un rôle », etc, lorsque, précisément, ce serait de la biographie d’Alfred de Musset, qui devrait être autant que possible historiquement exacte et impartiale, que nous serions en droit d’exiger des faits, des noms, des éclaircissements, et non des récits peu clairs et nébuleux, des potins mondains, des allusions mystérieuses à « une personne », et des menaces non moins mystérieuses, ces dernières, parfois, tout à fait incompréhensibles pour presque tous les lecteurs. Chacun conviendra que c’est là dire trop ou trop peu. Il fallait tout simplement, sans mettre à exécution l’ancien désir « de se venger ou d’écraser l’adversaire[39] », redire toute l’histoire avec sobriété et exactitude — ou garder le silence. Cette soi-disant délicatesse et réserve n’est, en somme qu’une grande indélicatesse, car c’en est une à nos yeux que de parler d’une morte par allusions et, qui plus est, par vilaines allusions, sans citer aucun fait à l’appui de ce que l’on avance. En ce cas il eût été, nous le répétons, bien plus délicat, de passer sous silence tout l’épisode ou de dire toute la vérité, et ne pas craindre que l’adversaire répliquât, de son côté, par toute la vérité. Musset n’avait aucune crainte là-dessus. Il ne redoutait qu’une seule chose, c’est que « ses lettres tombassent entre les mains de son frère Paul[40] ». Paul de Musset, au contraire, avait à craindre, et craignait réellement, que la publication des lettres authentiques du poète et de George Sand ne prouvât clairement à tout le monde combien il s’était écarté de la vérité dans les ouvrages qu’il avait écrits sur son frère. Il s’opposa obstinément à la publication de ces lettres et depuis sa mort, sa sœur, Mme Lardin de Musset, s’y oppose avec la même opiniâtreté. Aujourd’hui, les lettres de George Sand à Musset ont été publiées par M. Aucante ; il a paru aussi la totalité de ses lettres à Sainte-Beuve, une partie de celles à Boucoiran, à son mari, etc., lettres qui ont trait à cet épisode, et qui malheureusement ne sont pas insérées dans les six volumes de sa Correspondance, en général fort incomplète et pleine de graves omissions, de coupures et d’erreurs. Nous possédons donc, maintenant, d’un côté, des témoignages authentiques, mais les lettres complètes de Musset restent comme si elles n’existaient pas, la famille s’opposant à leur entière publication. Celui qui ne redoute pas la vérité n’agit pas ainsi ! Tout ce que nous avons eu jusqu’ici des lettres de Musset se réduit à des fragments disséminés çà et là (dans l’ouvrage d’Arvède Barine, dans les Mémoires de Grenier, dans les articles et les livres de MM. de Spœlberch de Lovenjoul, de Mariéton, etc.), et ces quelques fragments ont déjà suffi pour jeter un peu de lumière sur l’épisode qui nous occupe. Quant à nous, nous ne pouvons, en nous basant sur l’étude de sources non publiées jusqu’ici, qu’exprimer notre entière désapprobation sur la façon d’agir de la famille de Musset et nous rallier à l’opinion, souvent exprimée dans la presse, et émise encore récemment par le Mussettiste M. Clouard et le Sandiste vicomte de Spoelberch, que la publication complète de cette correspondance servirait à justifier pleinement George Sand, et dégagerait la vérité, sans ternir en rien la gloire d’Alfred de Musset.

Malheureusement, si la Biographie de ce dernier, écrite par son frère, essaie de travailler à cette gloire, elle est loin de remplir la seconde condition, celle de dégager la vérité, et nous souscrivons ici, avec une conviction inébranlable, à tout ce qu’en dit Arvède Barine[41].

Si toutes ces affirmations d’Arvède Barine étaient depuis longtemps plus que justes à nos yeux, puisque nous avions déjà[42], après avoir étudié à fond la correspondance inédite de George Sand et les documents qui ont trait à l’épisode en question, exprimé une conviction analogue, et affirmé que la publication complète des lettres de George Sand ne pouvait servir qu’à la justifier, maintenant que ses lettres inédites à Sainte-Beuve, à Pagello, Tattet, Boucoiran, Dudevant, etc., ont été publiées[43], cette opinion, nous la croyons partagée maintenant par la majorité de nos lecteurs. Le lecteur saura, dès à présent, apprécier à leur juste valeur les renseignements donnés par Paul de Musset ou puisés dans ses ouvrages. Il est donc doublement à regretter que Lindau, comme nous l’avons vu, les mette au premier plan. En règle judiciaire, les parents ne sont admis à témoigner qu’avec une grande réserve ; quelquefois même on refuse de les écouter pour ne pas les exposer à mentir ; souvent ils sont libérés de la prestation du serment. À plus forte raison, faut-il user d’une extrême prudence quand on a affaire à des témoignages de parents empressés de défendre la mémoire d’un cher défunt devant le tribunal de l’histoire. Lindau a beau s’évertuer à se poser en juge impartial alors qu’il écoute les témoignages partiaux du frère de Musset ; nous voyons bien clairement qu’il voit toute la vie d’Alfred de Musset et ses œuvres à travers le prisme de son frère Paul. Si, par moments, il s’écarte des appréciations de ce dernier, c’est dans le but de charger encore davantage George Sand. Paul de Musset, comme nous l’avons vu, s’évertue à diminuer le rôle de George Sand dans la vie de son frère, et c’est dans ce but qu’il exagère les rôles de Mme  Colet et de Pauline Garcia, ceux de Mme  Kalergis, de Rachel, de la princesse Belgiojoso et celui de la petite modiste qui a servi d’original à Bernerette, etc. Lindau veut que son livre soit le développement de ce thème : que dans toute la vie d’Alfred de Musset il n’y eut qu’un seul amour, George Sand, et que cet amour, après avoir empoisonné sa vie par le mensonge et la trahison, l’avait perdu. Il termine son ouvrage par les mots : « Eine an ihm verübte Lüge hat ihn zu Grunde gerichtet » = « Un mensonge qu’on avait commis envers lui l’a perdu ». Il est donc évident qu’en usant des renseignements fournis par Paul de Musset, Lindau ne les accepte que pour les besoins de sa cause, qu’il s’efforce d’atténuer tous les entraînements et les amours postérieurs de Musset et qu’il tâche de nous faire croire que Musset, comme Lermontow, « en aimant ailleurs n’a jamais oublié le regard de ses yeux[44] ».

Nous laissons au lecteur le soin de juger, par son impression personnelle, lequel des deux biographes de Musset lui paraît avoir raison sur ce point. La seule chose à laquelle nous attachions de l’importance, c’est de montrer à quel degré le désir de charger George Sand oblige les écrivains qui sont ordinairement le plus d’accord entre eux, à se contredire les uns les autres. Une autre observation que nous avons encore à faire, c’est que Lindau, en interprétant les actes et le caractère de George Sand, prend pour point de départ, que c’était une nature raisonneuse, réfléchie, que ce qui dominait chez cette femme, c’était la froideur (?), l’incapacité d’éprouver un sentiment ardent, spontané et chaleureux (tout cela joint à une « profonde immoralité », car les biographes de Musset ne veulent pas parler autrement d’elle). Voilà qu’à l’appui de cette thèse et, comme nous le savons, sans posséder sur cet épisode vénitien presque aucune donnée positive puisée dans quelque œuvre tant soit peu historique, Lindau recourt à un procédé fort risqué, bien que déjà employé avant et après lui par différents biographes. Il nous donne, comme sources, des ouvrages de pure imagination ou mi-autobiographiques, tels que Elle et lui, Lui et Elle, Lettres d’un voyageur, quelques passages de la Confession d’un enfant du siècle et enfin Lui de Louise Colet (livre que tout le monde reconnaît unanimement comme indigne de confiance à cause de ses futiles bavardages et de sa fausseté bien avérée). Il faut voir aussi comment Lindau procède dans ses citations : qu’il s’agisse, par exemple, d’une chose soi-disant dite par Musset, il l’emprunte à un des volumes que nous venons de citer, tandis que la réponse « faite par George Sand » est puisée dans un autre ouvrage et une « nouvelle réplique » de lui dans un troisième livre[45]. Semblable procédé est le comble de ce qu’un biographe peu scrupuleux peut se permettre ; il ne serait que trop facile, de cette manière, d’imputer n’importe quoi à n’importe qui ! Mais si ce procédé nous cause une surprise désagréable en le rencontrant une première fois chez Lindau, il nous froisse bien plus encore lorsque nous retrouvons ces mêmes citations arbitraires empruntées à différents ouvrages et groupées de façon à former un tout complet dans un autre livre, celui de Frédéric Niecks[46]. Il est vraiment étonnant que cet écrivain sérieux, le meilleur des biographes de Chopin, et qui a su, en général, se montrer consciencieux envers George Sand, qui analyse si bien les raisons pour lesquelles deux caractères aussi dissemblables que ceux de George Sand et de Musset, ne pouvaient se comprendre l’un l’autre, et pourquoi leur liaison dura assez peu de temps, il est étonnant, disons-nous, que ce même Niecks, dès qu’il se met à apprécier les causes de la fragilité des rapports entre George Sand et Chopin, perde tout à coup sa pénétration ordinaire et se fasse sciemment partial, mesquin et chicanier. En le lisant, nous nous heurtons de nouveau à des contradictions. À l’opposé de Lindau, il base toutes les explications qu’il donne du caractère de George Sand sur une phrase de l’Histoire de ma Vie, d’où il ressort qu’elle avait une nature follement passionnée, qu’elle était esclave de ses passions, incapable de se dompter, de raisonner, de remplir un devoir, ne cédant guère qu’à l’impulsion du moment. Mais, dès qu’il lui incombe de prouver qu’elle était une nature fausse et toute de réflexion (?), il laisse son sujet dans l’ombre et l’on voit de nouveau apparaître, sur la scène, la fameuse page de Lindau avec ses citations par bribes, et George Sand redevient une froide raisonneuse, une vraie « Lady Tartufe ». Dans le livre de Niecks, toutes ces citations ne viennent que de quatrième main, mais cela n’embarrasse nullement l’auteur. Cette manière de narrer les faits nous plonge dans un étonnement profond. Ce procédé mais paraît tout à fait antihistorique ; il n’est nullement en rapport, du reste nous aimons à le reconnaître, avec la narration sévèrement persuasive et sérieuse de Niecks, qui s’attache à ne jamais citer un fait de la vie de Chopin ou de toute autre personne, sans l’avoir d’abord soigneusement vérifié. Mais il s’agissait de condamner George Sand, et… l’exactitude historique, l’impartialité sont oubliées !

Notons encore un autre trait. Dans son récit biographique, Niecks prend pour guide l’Histoire de ma Vie et la Correspondance de George Sand et semble donner créance à ces deux livres. Mais, lorsqu’il s’agit de l’excursion faite à Majorque avec Chopin, Niecks n’hésite pas à affirmer que les lettres et les souvenirs de George Sand sont un tissu de mensonges et de faussetés ; à chaque pas, il prodigue des remarques dénuées de tout fondement, pour inspirer au lecteur une méfiance complète de ce qu’elle raconte (voir Niecks, t. II, p. 42, 44, 47, 48, 49. 83). En plusieurs endroits, il se montre mesquinement chicanier et partial. Que Chopin confonde les jours et les dates, les numéros d’opus de ses œuvres ou bien le chiffre exact de la somme qu’il a reçue pour chacune de ses œuvres, ce n’est là « qu’un oubli », une « distraction compréhensible ». Mais que, dans une lettre de Majorque, George Sand écrive que la douane, pour un piano expédié à Chopin à Palma de Mallorca, ait exigé 300 francs, tandis que dans un Hiver à Majorque, — souvenirs écrits de mémoire — la somme citée soit de 400 francs, cette différence est attribuée à la rage que George Sand a de tout enjoliver, de tout exagérer. Nous croyons pouvoir dire que, jusqu’à Niecks, aucun critique, si hostile qu’il se soit montré envers George Sand, ne l’avait jamais soupçonnée de cupidité, n’avait attaché aucune importance à ce qu’elle dit dans l’Histoire, que l’une des causes de son départ pour Paris, en 1831, avait été précisément le désir d’avoir plus d’argent ; aucun d’eux n’a prétendu que l’argent seul eût été le mobile de son divorce, que les mauvais traitements de son mari et les autres chefs d’accusation qu’elle portait contre lui, n’avaient été invoqués au tribunal que pour les besoins de sa cause. Tout au contraire, les amis et les ennemis de George Sand sont unanimes à reconnaître qu’elle était si peu économe, qu’elle s’entendait si peu à faire des épargnes et à conduire ses affaires, en un mot, qu’elle attachait si peu de prix au vil métal, qu’elle se laissait toujours duper, jetait l’argent par les fenêtres, donnait à droite et à gauche et aimait à venir en aide aux autres autant qu’elle le pouvait. C’est là un fait que tout le monde, et elle-même, reconnaissent et que Niecks admet comme tous les autres. Il est donc bien naturel qu’une capitaliste aussi peu sérieuse que le fut George Sand, ait pu oublier le chiffre exact de la somme exigée par la douane des îles Baléares, laquelle douane fit ensuite, comme une vraie marchande, rabais de la moitié de ce qu’elle avait demandé. Il est évident que ce dernier détail était bien resté dans la mémoire de George Sand, qui n’oubliait jamais aucun fait typique, caractéristique ou particulier, ayant trait à des mœurs ou à des coutumes locales ; tandis qu’elle était absolument insouciante dès qu’il était question de chiffres ou de comptabilité. Il est très naturel qu’elle ait pu oublier si c’était six ou sept cents francs qu’on leur avait réclamés, tout en se rappelant parfaitement, qu’après avoir demandé cette somme, on l’avait réduite de moitié. C’est même là, selon nous, un trait bien caractéristique pour une nature artiste. Nous comprenons très bien que les chiffres exacts se soient évaporés de sa mémoire, mais nous sommes convaincus que, si elle avait, comme tant d’autres, gardé pendant des dizaines d’années des factures déjà acquittées, et si elle les avait consultées avec intérêt de temps à autre, ce ne sont pas ces malheureux chiffres de sept cents et de quatre cents qu’on trouverait dans un Hiver à Majorque, mais bien six cents et trois cents.

Si nous nous sommes arrêté si longtemps sur cette mesquine chicane, c’était à dessein de montrer encore une fois au lecteur, à quel point un auteur peut s’accrocher à tout, lorsqu’il veut prouver la fausseté, le mensonge et l’incertitude des témoignages de George Sand et de ses deux ouvrages : un Hiver à Majorque et l’Histoire de ma Vie. Quant à nous, nous le répétons, elle est, à nos yeux, une nature incontestablement sincère, ardente, spontanée. Telle est l’opinion de tous ceux qui l’ont connue personnellement. Telle fut la nôtre lorsque, après plusieurs années de travail, nous avons essayé de nous rendre compte de la physionomie totale de l’image qui s’était dressée devant nos yeux durant ces années, tant sur les témoignages de ses contemporains que d’après ses œuvres, où la figure de l’auteur se dessine, pour ainsi dire, à son insu, ou encore d’après les récits où elle parle d’elle-même, volontairement.

Il est temps de donner ici notre avis sur la question que nous avons déjà effleurée en passant, à propos de l’ouvrage de Lindau, à savoir : s’il est possible de profiter d’œuvres d’imagination comme de documents véritablement historiques, pour écrire sur un auteur un ouvrage biographique ? Il est impossible, selon nous, d’accepter, pour données exactes, des faits, des traits et des explications de phénomènes quelconques tirés d’une œuvre de ce même auteur. S’il n’est pas douteux, en effet, que ce qu’écrit l’auteur a été inspiré par des faits réels, des conversations, des événements auxquels il a pris part, il est certain, aussi, que cela a été soumis au travail de la création — à ce procédé chimique qui tire, d’éléments composés, connus de l’auteur et parfois du lecteur, — une nouvelle matière composite, possédant des propriétés toutes différentes, des premiers ingrédients. Le célèbre critique Brandès, dans une conférence qu’il a donnée à Pétersbourg en 1887 sur la Critique littéraire, conférence qui a paru plus tard dans le Messager de l’Europe[47], nous raconte un fait bien caractéristique à propos des métamorphoses extraordinaires auxquelles une première donnée est parfois soumise dans l’âme de l’écrivain, où s’accomplit le lent travail de la transformation. L’écrivain danois, bien connu, Sören Kjerkegaard était fiancé, lorsqu’il se convainquit que son mariage ne pouvait s’accomplir ; ne voulant pas, par son refus, causer trop de chagrin à sa fiancée, il prit la résolution de recourir à un « pieux subterfuge ». Il se mit « à la tourmenter, à l’ennuyer pour se faire prendre en grippe et adoucir par là le désagrément de la rupture. Il s’attacha à se montrer sous le jour le plus désavantageux, afin de passer aux yeux de tout le monde pour un homme frivole, étourdi, dans la conviction que si tout le monde le blâmait, la jeune fille le quitterait plus facilement. Non content de cela il fit tout son possible pour raffermir la jeune fille dans sa foi religieuse, dans la pensée que cela lui donnerait la force de supporter son chagrin ». Cet épisode servit plus tard à Kjerkegaard pour écrire toute une série d’œuvres n’ayant rien de commun entre elles. Dans tous les ouvrages de Kjerkegaard, dans son Don Juan, dans Antigone, dans Abraham et Isaac on voit constamment apparaître le même personnage favori, le même sujet : Un homme aimant, possesseur d’un secret quelconque, souffrant de voir ce secret ignoré de l’être qu’il aime, malheureux de ne l’avoir révélé à personne, recourt à un « pieux subterfuge » afin de ne pas porter un coup irréparable à l’être aimé. Telle est Antigone, qui trompe celui qu’elle aime et qui en souffre, telle est Elvire abandonnée par Don Juan qui la trompe, telle est Abraham qui feint de haïr Isaac, afin que celui-ci ne doute pas de la bonté de Dieu. Le fond du sujet est partout le même, tandis que les figures, sous lesquelles l’auteur l’a successivement incarné, n’ont rien de commun entre elles.

Nous osons affirmer que ceux qui ont l’habitude de chercher dans tout roman, nouvelle ou drame, quel est le personnage qui a servi de modèle pour celui de N. ou de X, — ceux-là n’ont aucune notion du travail de la création, et ignorent comment on procède pour écrire des œuvres d’art, aussi bien que le font les écrivains habitués à faire de la pseudo-création en se bornant à copier, d’après nature, des figures et des scènes avec une précision photographique. Les lecteurs de ce genre vont quelquefois plus loin encore. Ils affirment, par exemple, avoir entendu dire au comte Tolstoï qu’il n’a pu écrire la Sonate à Kreutzer que parce qu’il avait éprouvé lui-même les sentiments de Pozdnichew, et qu’il n’aurait jamais pu créer le personnage de Natacha Rostow s’il n’avait consulté des demoiselles de sa connaissance pour peindre chacun des traits de son caractère, et s’il n’avait soumis à leur jugement chacune de ses lignes (il est enjoint au lecteur perspicace de conclure que Tolstoï a peint le caractère desdites demoiselles dans le type de Natacha). Pareils lecteurs ne restent muets que si on leur demande : « Et comment Tolstoï a-t-il donc fait, s’il vous plaît, pour écrire son Histoire d’un cheval[48] ? A-t-il consulté pour cela des chevaux qu’il connaissait, ou bien a-t-il éprouvé lui-même les sensations que peut avoir un cheval ? Comment encore Shakespeare a-t-il pu écrire Othello ou Hamlet, la scène des ombres dans Macbeth, le monologue nocturne de Lady Macbeth, et celui de Juliette à sa fenêtre ?… Est-il possible que tout cela ait été éprouvé par sir William ?… » Mais ce serait la plus pitoyable idée que l’on pût se faire de la création artistique, que cette opinion qu’un auteur doit avoir « vécu » tout ce qu’il écrit. Il est bon, cela va sans dire, que l’auteur vive de la vie de ses héros, qu’il soit pénétré de leurs pensées et de leurs sentiments ; les pages « vécues » se distinguent toujours par un éclat, une force tellement particulière et saisissante que nous avons un terme spécial pour le définir : « C’est pénétré d’un sentiment subjectif, dit-on, d’une chaleur subjective ». Néanmoins, il ne faut jamais perdre de vue que toute page d’une chaleur subjective a dû, nécessairement, passer par le creuset qui se nomme la création, et subir, chez l’écrivain, l’action du travail plus ou moins ardu. George Sand a maintes fois répété elle-même, qu’on ne pouvait se borner à copier servilement la vérité de l’existence quotidienne si l’on voulait atteindre la vérité artistique. En racontant, par exemple, dans le chapitre xv de l’Histoire de ma vie comment le célèbre prélat de Beaumont — son oncle — lui avait servi pour nous dépeindre le chanoine si typique et si plein de caractère, de Consuelo, qui ne ressemble en rien à son prototype, George Sand nous démontre clairement qu’un personnage de roman, pour être bien caractérisé et typique, ne doit point ressembler à une seule personne, réellement existante, mais à un grand nombre de personnages, que jamais un portrait copié directement sur nature ne sera artistiquement vrai, mais sera au contraire, incompréhensible comme type, plein de contradictions et de petits détails confus. Elle répète la même chose dans le dernier volume de l’Histoire de ma Vie à propos de la ressemblance du prince Carol, de Lucrezia Floriani, avec Chopin. Il ne faut pas chercher la vérité de la vie réelle, là où la vérité artistique doit faire loi. Il ne faut pas vouloir retrouver des traits et des personnages réels dans les créations de l’art. « Il serait vraiment trop facile de faire la biographie d’un romancier en transportant les fictions de ses contes dans la réalité de son existence. Les frais d’imagination ne seraient pas grands[49]. » Nous retrouvons la même pensée et à maintes reprises, chez Tourguéniew, dans ses Souvenirs et ses lettres à propos des Pères et Enfants et de À la Veille. Si l’on met en parallèle les opinions de George Sand et de Tourguéniew avec l’épisode de l’histoire de Kjerkegaard mentionné plus haut, nous sommes bien près de résoudre ce dilemme : Pourquoi, d’une part, dans les œuvres les plus objectives de la littérature, se cache-t-il un motif invisible, subjectif et vécu, et pourquoi, d’autre part, ne faut-il profiter qu’avec une extrême prudence de l’œuvre d’un écrivain, comme matière pour écrire sa biographie ? C’est là, cependant, un usage fort répandu de nos jours et, nous le répétons, c’est là un procédé fort risqué. Plus un homme a de talent, plus il a le don de transformer la réalité en fiction poétique, et plus il est facile au biographe de tomber dans l’erreur. Ce que nous disons s’applique aux productions de la littérature d’imagination non moins qu’aux mémoires, aux souvenirs et aux récits écrits après coup.

Il y a certainement de bien grandes réserves à établir à ce sujet. Il est évident qu’en lisant les Mémoires de Glinka[50], le lecteur a le sentiment que tout cela est vrai, que toutes les choses sont effectivement arrivées comme l’auteur le dit.

Mais combien chacun de nous n’a-t-il pas lu, en sa vie, de « Mémoires » et de « Souvenirs » où chaque ligne provoque le scepticisme !

Il est indubitable que les choses vraies ne passeront pas inaperçues même dans des souvenirs de ce genre et que le mensonge ne trompera personne. Mais la question se complique étrangement s’il s’agit de souvenirs rédigés par un écrivain de talent, surtout si ces souvenirs n’ont pas seulement trait aux personnages connus par l’auteur et aux événements dont il fut témoin, mais encore aux événements et aux actes de sa propre vie. Il arrive alors que l’homme le plus véridique omet, çà et là, certaines choses, laisse certaines lacunes, ou éclaire certains faits à sa guise. Il ne peut y avoir d’exceptions sous ce rapport, et plus un auteur a de génie, plus il est difficile de démêler de la vérité toute nue les enjolivements dont il l’orne, ces enjolivements affectassent-ils même le cynisme de Jean-Jacques ou la simplicité exagérée d’un grand écrivain moderne russe. C’est ce qui explique notre peu de foi en des « Mémoires » écrits avec talent ; nous ne croyons volontiers qu’aux notes authentiques, prises au jour le jour. (Nous partageons donc théoriquement l’avis de Niecks, mais le lecteur verra plus loin que nous différons de lui dans l’application de sa théorie.) Nous accordons encore plus de foi aux simples lettres privées, — naturellement, non à celles qu’écrivent des hommes plus ou moins éminents qui savent d’avance qu’elles paraîtront un jour dans l’Antiquité russe ou dans la Revue des deux Mondes et qui les écrivent en vue de la postérité, — mais à de simples et modestes lettres privées. En confrontant ces simples lettres, écrites à différentes personnes, on se fait d’une personnalité donnée une idée bien plus exacte que celle qu’on « tire » d’œuvres et de notices purement artistiques ou de souvenirs destinés à la publicité. Pour bien comprendre à quel point des lettres peuvent servir à faire apprécier à sa juste valeur une personnalité historique, il suffit de rappeler le revirement dans l’opinion publique que produisit la publication de la correspondance de Pouchkine. Que de gens se sont réconciliés avec notre grand poète, combien ont compris l’homme après la lecture du volume de ses lettres ! Que d’accusations contre lui sont tombées après l’apparition de celles qu’il écrivit à sa femme et à d’autres personnes, lettres remplies d’une amertume concentrée et d’une profonde douleur dissimulée, conséquence du joug qui pesait alors sur sa vie, tandis que jusqu’à leur publication, la plupart des lecteurs prétendaient que Pouchkine raffolait des grandeurs, qu’il aspirait à parvenir, et que, comme Gœthe, « il n’était et ne voulait être qu’un courtisan ». Ces lettres firent découvrir en lui un homme éclairé, un « esprit viril » (expression de Tourguéniew à propos de cette correspondance)[51] et cette opinion fut partagée par ceux-là même qui l’avaient hautement traité de « renégat » et de « rétrograde ». Mon Dieu, mais c’était un génie, conscient de lui-même, s’efforçant de se soustraire à la perdition pour ne pas étouffer et ne pas partager le sort de Poléjaïew et de Chewtchenko[52] ! S’il n’avait pas eu en lui cette force intérieure comme sauvegarde, ce n’est pas en 1837, mais en 1826 qu’il serait mort, et peut-être même plus tôt, étouffé, écrasé par les circonstances, par le « venin de la calomnie », par les amis, par les ennemis, par tous et par tout !

Qu’on nous pardonne si nous nous écartons en apparence de notre sujet ; nous ne le faisons que pour condamner encore une fois ceux qui s’opposent à la publication des lettres de qui que ce soit, et nous citerons à cette occasion les paroles de Tourgueniew : « Quand il s’agit de dégager la physionomie morale d’un homme comme Pouchkine, l’histoire entre dans ses droits et le temps voile d’un manteau de respect tout te qui aurait pu sembler autrefois trop intime, ou touchant de trop près à des hommes privés. »

Ainsi de pareils documents contemporains sur telle personnalité donnée sont éminemment importants par leur authenticité, leur véracité. Les Mémoires ont aussi indubitablement leur importance, pourtant le biographe doit faire un choix très délicat entre les choses se rapportant à l’époque même et celles qui ont été postérieurement ajoutées ou altérées par l’auteur, dont les idées générales ont varié d’une époque à l’autre. Mais, lorsque des Mémoires ou l’histoire d’une vie sont écrits dans le but de préconiser une idée, comme les Mémoires de l’Impératrice Catherine ou l’Histoire de ma Vie, alors tous les événements ne sont plus considérés comme accidentels ; ils forment dès lors un ensemble indissoluble. Remarquons, à ce propos, que par endroits, grâce à la manière intelligente, géniale même, de tourner autour de certains épisodes en présentant avec adresse et très simplement des choses nullement simples au fond, l’Histoire de ma Vie nous rappelle d’une manière frappante l’admirable autobiographie de l’auguste amie des encyclopédistes. La première des œuvres avait pour but d’expliquer et de justifier les événements ; la seconde, de peindre, sous forme de fil ininterrompu le développement d’un esprit, dont la vie extérieure s’est écoulée au milieu des événements les plus extraordinaires. Dans l’une comme dans l’autre histoire, on se heurte à bien des explications forcées, mais dans les deux ouvrages, l’idée générale, comme les traits principaux, sont conformes à la vérité. Il n’était pas au pouvoir des deux auteurs de supprimer beaucoup d’événements de leur vie ; mais ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient et devaient faire comme femmes, car ces deux esprits de génie ne pouvaient pas, ne devaient pas oublier, qu’elles étaient pourtant femmes ; soumises à la modestie féminine, elles ont gardé un silence discret sur certaines choses et c’est pour elles un mérite de l’avoir fait ; elles ont donc droit à notre entière approbation. Cette manière d’écrire entraîne naturellement quelques hésitations, quelques inexactitudes dans la thèse. Des détails importants apparaissent comme insignifiants, des faits minimes revêtent un caractère de grandeur, les choses vagues ou obscures s’éclairent, grâce à la lumière éblouissante projetée par un esprit brillant ou par le voisinage d’un fait éclatant, le criard et le tranchant s’estompent dans l’ombre des observations générales, spirituellement incolores, ou d’une profondeur obscure à dessein. On est forcé de lire entre les lignes, mais l’ensemble, surtout dans l’Histoire de ma Vie, est tout à fait conforme à l’idée générale. Aussi faut-il, si nous voulons dégager la vérité de ces deux géniales autobiographies, rejeter les détails sans importance et nous contenter de suivre le développement de l’idée générale, dans le premier comme dans le second ouvrage. Nous nous trouverons, par là, sûrement sur la bonne voie et nous n’aurons pas à craindre de nous égarer dans la brume des obscurités, ni dans la noire forêt des contradictions.

Dans ce livre, qui paraît après d’innombrables biographies, d’ouvrages et d’articles critiques sur George Sand, nous ne nous permettrons nullement, répétons-le, de redire tout ce que nous raconte l’Histoire de ma Vie, car nous ne la considérons pas comme un « document ».

D’un autre côté, nous n’avons pas non plus la prétention de ne faire connaître que des faits entièrement nouveaux, ignorés de tous, de ne publier que des documents inédits. Nous nous proposons de donner, d’une part, une biographie vraiment historique de George Sand, c’est-à-dire l’histoire de sa vie et de ses œuvres, basée sur des documents et des faits exacts et neufs ; d’autre part, de signaler et de réfuter, ne fût-ce que les plus importantes des innombrables erreurs et altérations préméditées que l’on rencontre dans les différents ouvrages sur George Sand. Enfin, nous tâcherons de donner un aperçu critique de ses œuvres, tant de celles que tout le monde a lues que de celles qui sont peu ou ne sont point connues. Hâtons-nous d’ajouter et de répéter que :

1° Pour tout ce qui concerne les personnes qui ont, d’une manière ou d’une autre, approché George Sand, nous avons tâché de puiser nos renseignements dans les biographies qui leur sont favorables. Tout en péchant souvent, il est vrai, contre la véracité des détails et des couleurs sous lesquelles elles nous représentent George Sand elle-même, ces biographies nous dépeignent bien plus véridiquement les personnes auxquelles elles sont consacrées. La sympathie n’est pas toujours aveugle, elle contribue souvent, au contraire, à ne pas faire perdre de vue au biographe le moindre petit trait, tandis que, si l’auteur avance quelque chose pour condamner ou faire remarquer les défauts de son héros, nous pouvons sans crainte nous fier à son opinion ; semblable auteur peut pécher par faiblesse ou par indulgence, mais il n’ira certainement pas jusqu’au mensonge, à la calomnie, et ne travestira pas la moindre peccadille en un crime impardonnable. C’est le système que nous nous sommes efforcé de suivre dans tout notre travail, c’est-à-dire de ne juger les personnes qui jouèrent un rôle plus ou moins important dans la vie de George Sand que d’après les témoignages des écrivains qui leur sont sympathiques. C’est le seul moyen de nous rapprocher de la vérité, s’il ne nous est pas donné d’y atteindre. Il va sans dire que les assertions d’un biographe perdent à nos yeux toute valeur, lorsque ses sympathies pour telle ou telle personne le conduisent jusqu’à la partialité ou au manque de conscience en le portant à calomnier George Sand.

2° Nous regardons comme procédé suranné et hypocrite, nuisible à George Sand elle-même, le silence que gardent ses biographes sur certains faits et même sur des époques entières de sa vie.

3° Nous ne pouvons considérer les œuvres d’imagination, même celles qui contiennent des faits pris sur nature, comme des documents vraiment historiques ; nous les citerons parfois et nous n’y ferons allusion qu’en qualité de documents psychologiques servant d’illustrations à notre récit.

4° L’Histoire de ma Vie nous paraît insuffisante et peu exacte pour les données chronologiques et précises de la vie de George Sand.

Nous divisons les sources auxquelles nous avons puisé pendant notre travail de dix ans, en Documents proprement dits et en Sources littéraires et bibliographiques.



DOCUMENTS

A

I. — Lettres imprimées de George Sand :

1. Les six volumes de la Correspondance.

2. Lettres à différentes personnes qui, avant d’avoir été insérées dans cette Correspondance, ont d’abord paru — sans changements, ni suppressions faites lors de leur publication en volumes — dans la Revue des deux Mondes des 1 et 15 janvier 1881 (36 lettres) et dans la Nouvelle Revue de 1881 (15 lettres).

3. Lettres à la comtesse d’Agoult et à Liszt, imprimées également dans la Nouvelle Revue de 1881 (18 lettres).

4. Lettres à la famille Sainte-Agnan, publiées dans la Revue Encyclopédique de 1893.

5. Lettres aux de Villeneuve, parues pour la première fois dans le Figaro des 16 et 23 janvier et du 18 septembre 1881, et dans le Voltaire, du 8 mai 1882.

6. Deux lettres à Sainte-Beuve, publiées par Charles de Loménie dans la Nouvelle Revue de 1895.

7. Lettres à Sainte-Beuve, imprimées en partie dans ses Portraits contemporains (vol. I), puis encore parues dans la Revue de Paris de 1896, et dans le volume des Lettres à de Musset et Sainte-Beuve, édité par Lévy en 1897, avec préface de M. Rocheblave.

8. Lettres à Alfred de Musset qui ont aussi paru pour la première fois dans la Revue de Paris de 1896, avec des notes d’Émile Aucante, ainsi que les lettres et les fragments de lettres à Musset, publiés par Mme  Arvède Barine, le vicomte de Spoelberch, MM. Mariéton, Rocheblave, et autres.

9. Lettres à Émile Regnault, publiées par Henri Amic (fragments) dans son article « Défense de George Sand » (le Figaro, 2 novembre 1896).

10. Lettres à l’abbé Rochet parues dans la Gironde littéraire du 25 novembre 1883, dans les Nouvelles de l’Intermédiaire de 1895 et dans la Nouvelle Revue du 15 novembre 1896 au 15 janvier 1897 (cinq numéros.)

11. Lettres à Michel de Bourges parues sous le titre de Lettres de femme avec des dates arbitraires et des noms changés, dans la Revue illustrée de 1890-1891. (L’authenticité de ces lettres est indubitable ; nous en parlerons en son lieu.)

12. Quatre lettres à Liszt publiées par Mme  La-Mara dans le volume des Briefe hervorragender Zeitgenossen an Franz Liszt.

13. Dix lettres à M. Dudevant publiées par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul dans le Cosmopolis de 1896, et réimprimées dans son livre : la Véritable histoire de « Elle et Lui ».

14. Lettres au Dr  Pagello imprimées par le Dr  Cabanès dans la Revue hebdomadaire de 1896, et par M. Rafaello Barbiera dans l’Illustrazione Italiana de 1881.

15. D’innombrables lettres à diverses personnes et publiées jusqu’à ce jour dans différentes revues, journaux, monographies et biographies.

La plupart de ces monographies et biographies sont indiquées dans la liste bibliographique à la fin du livre.

II. — Lettres à George Sand ou à des tiers, mais se rapportant à George Sand. Par exemple : les lettres de Flaubert, de Musset, Sainte-Beuve, Lamennais, Delacroix, Chopin, Aurélien de Sèze, Barbès, Liszt, la comtesse d’Agoult, Heine, des deux Dumas, Tourguéniew, Victor Hugo, Tattet, Mme  de Musset, Pagello, etc.

III. — 1. Les notes journalières (non les Mémoires écrits après coup), comme le journal de Delacroix, celui de Pagello, des Goncourt et d’autres.

2. Pages de journal de George Sand elle-même : les unes, tirées de celui qui est de date antérieure, sont reproduites dans l’Histoire de ma Vie, les autres, écrites pour Musset en 1834-35 ont paru par fragments dans les livres d’Arvède Barine, de MM. de Spoelberch, Mariéton, et dans la préface de M. Rocheblave aux lettres de G. Sand à Musset (édit. Lévy).


B

I. — Lettres inédites, ainsi que celles qui, jusqu’à présent, ont été imprimées avec des passages supprimés ou tronqués :

1. 93 lettres d’Aurore Dudevant à son mari (3 billets écrits avant le mariage, 5 lettres de 1824, 5 de 1825, 2 de 1826, 10 de 1827, 7 de 1828, 10 de 1829, 17 de 1830, 17 de 1831, 7 de 1832, 4 de 1833 et 6 de 1834). Dix de ces lettres ont été publiées par M. de Spoelberch dans le Cosmopolis de 1896. (Voir plus haut.)

2. Lettres d’Aurore Dudevant à sa mère et celles de Sophie-Antoinette à sa fille et à son beau-fils.

3. Lettres d’Hippolyte Châtiron à sa sœur et à son beau-frère, et d’Aurore à son frère.

4. La correspondance entre Zoé Leroy, Aurore Dudevant et Aurélien de Sèze.

5. Lettres inédites d’Aurore à M. Caron, et lettres de Dudevant et de Chatiron à ce même Caron.

6. Lettres inédites de George Sand, — ou imprimées jusqu’ici avec des passages supprimés ou tronqués, — à son fils Maurice, à Duvernet, Boucoiran, Dutheil, Papet, Guéroult, Rollinat, Dumas, Leroux, Louis Blanc. Grzymala, Félicie Sandeau, etc., etc.

7. Suite et fin de la correspondance avec Michel de Bourges, qui n’a pas paru dans la Revue illustrée.

8. Lettres inédites à George Sand par divers : Mlles  Emilie Wismes, Jane, Aimée et Chérie Bazouin ; Mlle  Crombach, Mme  d’Agoult, MMmes Pauline Viardot, Arnould Plessy ; MM. F. Rollinat et la famille Rollinat, Néraud, de Latouche, de Sèze, les frères Leroux, Em. Arago, Geof.-Saint-Hilaire, Meyerbeer, Chopin, Liszt, Dessauer, Muller-Strubing, Charles Marchal, Bakounine, Magu, Gilland, Perdiguier, etc., etc.

9. Lettres de M. Dudevant et d’Aurore Dudevant à leurs avocats, lors de leur procès, tous les documents concernant ce procès et les lettres de Dudevant à Hippolyte Chatiron, s’y rapportant.

10. Lettres à Marie Dorval.

11. Journal complet envoyé en 1835 à Musset et dont Mme  Jaubert et sa fille avaient pris une copie (comme l’affirme Paul de Musset). Voir les chapitres viii et ix de ce livre.

12. Lettres de Dudevant à sa femme.

II. — Toutes sortes de documents inédits, billets, notes, lettres, se trouvant dans des archives privées.

III. — Calepins, cahiers et journal intime de G. Sand, de 1817 à 1876.



SOURCES LITTÉRAIRES ET BIBLIOGRAPHIQUES


I. — Ouvrages et mélanges autobiographiques et demi-autobiographiques de George Sand :

Un voyage en Auvergne ;

Lettres d’un voyageur ;

Histoire de ma Vie ;

Nouvelles lettres d’un voyageur ;

Journal d’un voyageur pendant la guerre ;

Souvenirs de 1848 ;

La blonde Phœbé ;

Mon grand oncle ;

La nuit d’hiver ;

Fragment d’un roman qui n’a pas été fait ;

Impressions et souvenirs ;

Promenades autour d’un village.

II. — Mémoires et Souvenirs par divers.

III. — Monographies, biographies, cours de littérature, articles de journaux, encyclopédies, dictionnaires, notes et notices les plus courtes se rapportant à George Sand, à son époque, ou à ses contemporains.

IV. — Œuvres d’imagination, vers, nouvelles, romans, etc., contenant des données biographiques ou autobiographiques, et fréquemment cités comme « sources » pour l’histoire de George Sand.

Nous nous sommes déjà prononcés là-dessus : ces prétendues sources ne peuvent guère servir que d’illustrations à L’histoire véritable.

V. — Œuvres complètes de George Sand.

Enfin, nous avons pu profiter des indications et des renseignements oraux donnés par des parents, des amis et des contemporains de George Sand.


Résumons-nous : dans notre travail, nous tâcherons de ne point nous éloigner des faits vérifiés sur documents, nous ne nous engagerons pas dans des hypothèses, nous ne suivrons point notre imagination là ou les faits positifs font défaut, nous tâcherons en général d’être strictement historique, et enfin, nous nous souviendrons de ce que Pouchkine a dit à propos de Voltaire : « Tout nous est précieux d’un grand homme, même le mémoire de son tailleur. »



  1. Le tome Ier, portant la date de 1845, a paru d’abord en livraisons en 1844, le tome II, portant la date de 1846, a été publié dans les mêmes conditions en 1845.
  2. L’ouvrage est plus connu sous le nom de : Les petites misères de la vie conjugale. Il ne faut pas le confondre avec la Physiologie du mariage.
  3. Französische Zustände. Lutetia, p. 300, vol. XI. H. Heine’s Sämmtliche Werke. Hamburg, 1874. Hoffmann und Campe.
  4. En lisant ces lignes, on se rappelle involontairement Rolla à l’épisode réel qui a amené la création de cette œuvre. Voir à ce sujet : la Biographie d’Alfred de Musset, par Paul de Musset, et Alfred de Musset par Paul Lindau.
  5. Julian Schmidt : « Geschichte der franz. Litteratur seit der Révolution von 1789. » Leipzig 1858. 2 volumes ; vol. II, p. 505.
  6. Les grands écrivains français. George Sand, par E. Caro. Paris, 1887, Hachette et Cie.
  7. George Sand, articles de Mme  Tsébrikow (Annales de la Patrie, 1877, juin-juillet).
  8. Lutetia, p. 298.
  9. George Sand, par le comte Théobald Walsh. Paris, 1837.
  10. Histoire de la littérature française sous le gouvernement de juillet, par Alfred Nettement. Paris, 1854.
  11. Vicomte d’Haussonville. Études biographiques et littéraires : George Sand. Paris, 1879.
  12. Dostoïevsky. Journal d’un homme de lettres, juin 1876 : I. La mort de George Sand ; — II. Quelques mots sur George Sand.
  13. On voit que cette fois encore Boulgarine répétait, sans indiquer la source de ses renseignements, les mêmes racontars des feuilletonistes français auxquels George Sand fait allusion dans la préface du Compagnon du tour de France.
  14. L’article de George Sand sur ce livre fut réimprimé dans ses Œuvres complètes édit. Lévy, dans le volume des Souvenirs de 1848.
  15. Dans le Tour du monde en 120 jours, cet album figure sous le nom d’une « cassette ». Mais nous l’avons vu nous-même, nous avons vu les traces de l’eau de la mer sur ses feuillets ; c’est un gros registre in-8°, relié en cuir.
  16. De retour en France, M. Plauchut écrivit immédiatement à George Sand pour lui raconter le grand service que lui avaient rendu ses lettres et son nom. Elle lui répondit par une lettre cordiale, et, à partir de ce moment, leur correspondance devint encore plus amicale. Cependant, M. Plauchut ne fit sa connaissance que 10 ans plus tard, en 1861. Nous en parlerons ailleurs. On trouvera des extraits de la lettre de George Sand mentionnée ci-dessus, dans l’ouvrage de M. Plauchut ; la lettre elle-même se trouve en entier dans la Correspondance de George Sand, t. III. lettre CCCXXIX.
  17. Les années dites « quarante » (entre 1840 et jusqu’à la mort de Nicolas Ier) peuvent, sous plusieurs points de vue, être comparées à la Restauration en France : la même réaction et le même obscurantisme dans les sphères gouvernementales, la même effervescence des idées chez les penseurs et les écrivains.
  18. Mme  Tsébrikow, « George Sand » (Annales de la Patrie, juin-juillet 1877).
  19. Vissarion Bélinsky, célèbre critique russe des années 30 à 40. Les historiens de la littérature distinguent généralement trois périodes dans son activité littéraire. Au début, on le trouve sous l’influence des idées de Schelling et sa critique est exclusivement esthétique. Vint ensuite la période de son entraînement vers les théories de Hegel ; à cette époque, le critique s’élevait avec force contre toute œuvre française et contre Schiller qu’il déclarait poète à tendance, et non objectif. (Voir là-dessus l’ouvrage d’A. Pypine : Bélinsky, sa vie et sa correspondance et les Mémoires de Panaïef). Enfin, Bélinsky passa dans les rangs de la critique publiciste qui analyse les œuvres littéraires au point de vue des intérêts sociaux.
  20. T. VIII de ses Œuvres complètes, 1892, p. 442.
  21. Entre autres, Skabitchewsky, dans ses articles sur George Sand dans les Annales de la Patrie, 1881, et dans ces derniers temps, bien après l’apparition de ce chapitre dans le Messager d’Europe en 1894, le professeur Soumtsow, dans le supplément littéraire de la Semaine, en développant cette idée et en citant notre article, analyse en détail le reflet du type de Patience de Mauprat sur celui de Cassien de Tourguéniew.
  22. Premier recueil des lettres de Tourguéniew. N° 232. (Éd. de la Société de secours aux gens de lettres et aux savants). St. Pétersbourg, 1884.
  23. N° 15. Ibidem. Drouginine, critique et écrivain russe du milieu de notre siècle, ami de Tourguéniew, auteur de Pauline Sax, de Julie, etc.
  24. Annenkow, biographe connu de Pouchkine, critique, et ami de Tourguéniew. B. Botkine, écrivain et esthéticien, frère du célèbre médecin. A. Herzen, romancier connu, écrivain politique, plus tard émigré. Ils appartenaient tous au cénacle amical et littéraire des années 40.
  25. Voir Annenkow et ses amis (St.-P. éd. Souvorine 1892, pp. 186, 265, 530, etc.). — Œuvres de B. Botkine (St.-P. 1890. 2e volume). — Œuvres de Herzen, surtout le Journal de Herzen (par exemple la page où il parle du refus de Botkine de se marier ; le récit s’en trouve à la date du 30 juin 1843.)
  26. Celle du règne de l’empereur Nicolas Ier.
  27. Allusion à une poésie de Davydow, citée plus haut par Dostoïéwsky, où Davydow se moque de nos « quasi libéraux lisant Reybaud ».
  28. Les romans de George Sand jouaient donc exactement chez nous le même rôle qu’en Allemagne. Voir ce que dit là-dessus Julian Schmidt, p. 546 du tome II de son Histoire de la littérature française depuis 1789.
  29. Eminent Women series, édit. by John H. Ingram. George Sand, by Miss Bertha Thomas.
  30. Émile Faguet. Dix-neuvième siècle. Études littéraires : George Sand Paris, 1893.
  31. Louis de Loménie. Galerie des contemporains illustres par un homme de rien. 1840-1847. 10 vol.
  32. Eugène de Mirecourt, dont le vrai nom était Eugène Jacquot (de Mirecourt, département des Vosges), auteur de les Contemporains. Il n’y en a que trois qui nous intéressent pour notre ouvrage. C’est Lamennais, A. de Musset et George Sand.
  33. « Plutôt mal famée que fameuse. »
  34. Les grands écrivains français « Alfred de Musset », par Arvède Barine, Paris, 1893.
  35. Paul de Musset : a) Notice abrégée sur la vie d’Alfred de Musset, grande édition in-4o et in-8o des Œuvres complètes d’Alfred de Musset. — b) Biographie d’A. de Musset. Paris, 1877. Charpentier et Lemerre.
  36. Paul Lindau. Alfred de Musset. III Ausgabe. Berlin, 1879. Hoffmann und Cie.
  37. Vicomtesse de Janzé. Études et récits sur A. de Musset. Paris, 1891. Plon, Nourrit et Cie.
  38. Lui et Elle.
  39. Ce sont les propres termes de Paul de Musset, à la fin de Lui et Elle, passage où il explique le but auquel il vise dans ce roman pamphlétaire.
  40. Voir le chapitre ix de notre livre.
  41. En affirmant que Paul de Musset « travestit les faits à dessein dans sa Biographie », qu’il s’efforce non seulement d’égarer le lecteur au sujet de la personne dont il parle dans chacune des quatre Nuits (Lindau fait la même observation), qu’il est poussé, « pour altérer ainsi la vérité, par deux raisons : sa haine contre George Sand qui l’animait à diminuer sa part, selon l’expression de quelqu’un qui l’a bien connu, et le désir légitime d’égarer le lecteur dans la mêlée de femmes du monde compromises par son frère, » (il est bizarre qu’Arvède Barine trouve ce désir légitime). « La Nuit de décembre, dit plus loin Arvède Barine, faisait la part trop belle à l’héroïne pour qu’un justicier de cette âpreté pût se résoudre à la laisser à George Sand » (A. Barine, p. 100). Mais ce n’est pas encore assez ! Il fallait de plus que Paul de Musset altérât, en les publiant, les lettres authentiques de son frère. Arvède Barine fait observer malicieusement à ce sujet (p. 157, 158) que « probablement, en ce temps-là, on comprenait autrement que de nos jours les devoirs d’éditeur. Paul de Musset ne s’est pas borné aux coupures. Au besoin, il arrangeait aussi un peu le sens (sic !)… Il y a des pages entièrement récrites. » La fameuse correspondance de Musset avec Mme  Jaubert (Souvenirs de Mme  Caroline Jaubert, Lettres et correspondances. Paris, Hetzel), que le poète appelle sa marraine, correspondance qui a servi souvent de document pour les ouvrages biographiques que l’on a écrits sur Musset, est aussi très peu authentique. « Les lettres citées dans ce volume ont été non seulement tronquées, mais parfois remaniées ; des fragments empruntés à des lettres de dates différentes ont été réunis pour en faire une seule » (A. Barine, p. 95). À la page 154, Arvède Barine indique que « c’est précisément à cause de l’exactitude du fond du récit de la « Confession d’un Enfant du siècle », que Paul de Musset s’est attaché à lui enlever sa valeur autobiographique. Il ne pouvait lui convenir que son frère prit chevaleresquement tous les torts sur lui. » À la page 10, le même écrivain affirme, et cela en toute justice, que la Biographie écrite par le frère, est fort précieuse par les renseignements qu’elle donne sur les premières années de Musset, mais qu’on ne doit toutefois la consulter qu’avec une certaine défiance. « Il s’y trouve partout une inexactitude et des inadvertances, et, à partir d’un moment que nous indiquerons, ces inexactitudes sont volontaires et calculées en vue de dérouter le lecteur (sic !) »…
  42. Lors de la publication de ce chapitre dans le Messager de l’Europe (mai 1894) et dans le chapitre sur Musset paru sous le titre de : Histoire et non légende (Messager du Nord, novembre-décembre 1895)
  43. Dans la Revue de Paris, le Cosmopolis, la Revue hebdomadaire et la Nouvelle Revue. Nous signalons ici à l’attention du lecteur que nous avons publié en entier ou par fragments, bien avant leur publication en France, une partie de ces lettres dans l’article cité ci-dessus, Histoire et non Légende, ainsi que dans le chapitre George Sand et M. Dudevant (Richesse russe, janvier et lévrier 1895).
  44. Un vers de Lermontow.
  45. Le lecteur verra que nous n’avançons rien sans preuves s’il prend la peine de lire ce que cite Lindau aux pages 123-157 et surtout 132-134.
  46. Frédéric Niecks. Fr. Chopin als Mensch und Musiker, übers, von Dr  W. Langhans, Leipzig, Leuckart, 1890.
  47. Messager de l’Europe, octobre-novembre 1887. Quatre Conférences de Georges Brandès.
  48. Parut en français dans le volume : Léon Tolstoï, Dernières Nouvelles, traduites par Mme  Eléonore Tsakny. Paris, 1887, — et dernièrement dans la Revue des Revues, traduite par MM. Léon Golschman et Ernest Jaubert.
  49. Histoire de ma Vie, t. I, ch. 1er.
  50. Michel Glinka, le plus grand des compositeurs russes, né le 2 juin 1804, mort en 1857, auteur de la Vie pour le Tsar et de Rousslan.
  51. Collection complète des œuvres de Tourgueniew, Saint-Pétersbourg, 1883. F I. « Préface aux nouvelles lettres de Pouchkine à sa femme. »
  52. Deux poètes russes, qui ayant attiré sur eux la désapprobation de Nicolas Ier, furent condamnés à servir dans l’armée comme simples troupiers.