George Sand, sa vie et ses œuvres/2/8

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Plon et Nourrit (2p. 1-107).

CHAPITRE VIII[1]

(1833-1835)


Alfred de Musset. — Fontainebleau. — Voyage en Italie. — Pietro Pagello. — Jacques. — La légende. — Voyage dans les Alpes et vie à Venise. — Retour en France. — La rupture et l’épilogue du roman.

Chacun de nous voit « par ses yeux », entend à sa manière, possède un tact particulier. Nous sommes à table, où il y a un verre de vin devant nous. Nous le regardons tous les deux, mais nous le voyons très diversement, et le vin lui-même paraît tout autre à chacun de nous. Nous transmettre l’un à l’autre comment nous l’avons vu, quel goût nous avons trouvé au vin, c’est ce que nous ne pourrons jamais faire. Nous nous contentons du mensonge des mots, et quand chacun de nous a affirmé que le verre est diaphane et brille, que le vin est doux ou sec, nous nous imaginons qu’il est pour nous deux identiquement diaphane, qu’il est pour nous deux aussi également doux ou sec, que les mots employés répondent adéquatement à la sensation que chacun de nous a perçue, et que ces sensations se sont réfléchies, les mêmes et à un même degré dans l’intelligence. Et nous croyons que nous nous comprenons les uns les autres ! Cependant ce n’est là que nous décevoir en paroles, — cette pitoyable monnaie étrangère (comme l’a fait remarquer depuis longtemps un homme d’esprit), qui ne peut jamais répondre complètement à la vraie valeur de notre monnaie, l’idée à nous, mais tout au plus la rendre très approximativement. Mais si un phénomène matériel extérieur, aussi insignifiant que l’aspect d’un verre et le goût du vin qu’il renferme, se reflète tout différemment sur deux esprits divers, produit des impressions, des sensations et des nuances d’idées différentes, se diversifie généralement en deux âmes humaines, combien cette diversité se montre-t-elle plus profonde encore, plus tranchante, combien cette faible dissemblance d’impressions entraîne-t-elle une plus grande divergence dans la tournure même de la pensée, lorsque le phénomène, au lieu de se passer dans le monde extérieur, se produit dans notre vie intérieure, psychique. Ce qui m’exaspère, vous laisse parfaitement froid ; ce que j’appelle amour n’est pas du tout pour vous de l’amour, mais simplement de l’amitié ; même ce que nous sommes d’accord à appeler chagrin ou désagrément, joie ou bonheur, tout cela, pour chacun de nous, est tout autre, tout dissemblable ; transmettre à un autre, en pleine exactitude, ses sensations, ses pensées, ses sentiments et leurs nuances, c’est ce que personne ne peut, n’a jamais pu et ne pourra jamais faire. C’est ce que Guy de Maupassant a parfaitement compris quand il dit, dans Solitude : « Notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude… Je te parle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls… Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne… Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne… »

C’est cependant ce que nous ne voulons ni voir, ni croire, nous nous acharnons, avec un désespoir, du reste, compréhensible, à arriver à ce que l’on nous comprenne, nous nous efforçons de sortir de notre moi, nous voulons rompre tous les liens, nous mettre en communication vraie, réelle avec d’autres âmes, et nous parlons, écrivons, prêchons, convainquons, contractons des amitiés, nous aimons, et nous croyons que, grâce à tout cela, nous atteignons une communauté spirituelle, une sorte d’unification avec d’autres âmes. Surtout lorsque nous aimons ! C’est alors plus qu’en toute autre chose que nous nous laissons décevoir en paroles, et que nous n’aspirons même qu’à être déçus. Tu m’as dit : « Je t’aime », je suis heureux, et je m’imagine que ces trois petits mots résonnent dans ton âme comme dans la mienne, que pour toi et pour moi, ils ont la même valeur. Faut-il davantage ? Nous nous jurons et affirmons passionnément qu’il en est ainsi. Combien les amoureux sont prodigues de phrases dans le genre de celles-ci : « Je t’aime avec la même passion que tu m’aimes. Mes sensations sont les mêmes que les tiennes. »

« La même », « les mêmes ! » Pauvres insensés ! Qui donc a pesé, mesuré, qui vous a donc dit que rien que le mot « de même » fait également vibrer vos nerfs auditifs ? L’homme ne peut sortir de son moi, ne peut s’abstraire de ses yeux, de ses oreilles, de ses nerfs, de son cerveau, il est leur éternel esclave, emprisonné en eux comme dans une carapace impénétrable, et autour de lui, enfermées aussi dans leur individualité comme dans une coquille, d’autres âmes humaines ! Et ces âmes s’imaginent qu’elles se comprennent et se connaissent ! Certes, on ne peut nier que, malgré les nuances qui se diversifient presque à l’infini entre les individualités, il n’y ait souvent entre elles similitude de natures, que la même éducation, les mêmes goûts, et surtout la même manière d’exprimer en paroles nos idées et nos goûts nous portent à nous faire sentir que nous sommes plus près des uns et plus éloignés des autres, que nous nous mettons lentement à l’unisson de quelques-uns, tandis que nos sympathies pour d’autres naissent comme un coup de foudre. Mais c’est là justement qu’est le danger. La sympathie, l’amitié, l’ardeur à y arriver sont précisément ce qui nous fait le plus facilement perdre de vue qu’une union parfaite, que l’identité ne peut être qu’une chimère. Et notre amour est-il donc autre chose que le rêve ininterrompu de cette identité, de cette union, la soif de les acquérir, la foi en la réussite ? Plus forte sera cette croyance, plus amer sera le doute, le réveil après l’ivresse, le désenchantement ; plus l’amour aura été profond, plus affreux deviendra le sentiment que l’âme des autres n’est pour nous que ténèbres (proverbe russe). Ce sentiment, nous devons tous l’éprouver, plus tôt ou plus tard. Comment ne pas se réjouir du bonheur de ceux qui ne l’ont pas encore éprouvé, comment ne pas bénir le sort qui donne à chacun, ne fût-ce qu’une année, ne fût-ce qu’une semaine de cette heureuse déception, de ce mirage, de cette foi en l’union de deux âmes, indispensable à tout homme assoiffé de la vie de l’âme ? Comment ne pas s’étonner que, envers et contre tous, les hommes aiment encore et peuvent se sentir heureux ? Et cependant une des choses les plus étranges que l’on observe dans l’humanité, — bizarrerie qui frappe surtout l’observateur sérieux des choses et des passions humaines, — c’est notre habitude de rechercher les raisons et de nous étonner des motifs qui peuvent porter des amis, des amoureux ou des époux à se quitter. Si peu que nous réfléchissions sur notre propre vie ou sur celle des autres, nous devrions bien plus être étonnés de voir les hommes se rapprocher, avoir des moments ou des années d’une union presque parfaite avec d’autres hommes, d’autres âmes, de rencontrer dans la vie de nombreuses amitiés, des amours heureux, en un mot, le bonheur sous une forme quelconque.

Nulle part cette habitude de juger ainsi n’apparaît plus souvent que lorsque dans la conversation ou les livres on traite les amours heureuses ou malheureuses (et quelles amours ne sont pas malheureuses ?) dans la vie des grands hommes. Alors ce n’est que l’adage rebattu : « Comment se fait-il que ces gens-là se soient quittés ? Qu’est-ce donc qui a pu amener leur séparation ou leur divorce ? Quel est le coupable ? « Il faudrait, au contraire, s’écrier : « Comment, diable, deux individualités si différentes ont-elles pu s’accorder ? N’est-il pas étonnant qu’elles aient pu s’aimer ? Par quel heureux hasard ont-elles pu jouir d’un moment de bonheur, ce bonheur fût-il même empoisonné ? » Et cependant les causes de cette séparation, de ce divorce sont faciles à trouver : elles sont en tout, elles sautent aux yeux.

Lorsque, en particulier, nous passons aux romans vécus de George Sand, nous rencontrons avant tout, à leur égard, du côté de ses biographes et du public, cette étonnante habitude et cette curieuse manière de juger dont nous avons déjà parlé au début de ce livre, — manière de juger dans le sens exact du mot et de condamner. Pour peu qu’il soit question de collisions psychologiques, voire de relations humaines basées sur tel ou tel autre sentiment, aussitôt nous nous transformons en procureurs pour accuser et condamner l’une ou l’autre des parties en cause[2]. Les biographes de George Sand l’absolvent, cela va sans dire ; ceux de Musset et de Chopin la condamnent, cela ne pouvait non plus manquer. C’est toujours un procès qu’on fait ! Et pourtant, à tous les romans réels de George Sand vient justement encore s’ajouter cette circonstance aggravante que l’héroïne elle-même et presque tous les héros, ses favoris, furent de grands hommes, de grands talents, des génies, c’est-à-dire des natures deux fois, cent fois plus individuelles que chacun de nous et tout autrement impressionnables, pensant par eux-mêmes, sentant par eux-mêmes, se diversifiant davantage encore des autres, emprisonnés davantage aussi dans la carapace de leur personnalité. Quoi d’étonnant alors que tous les romans personnels de George Sand aient fini malheureusement pour l’un ou l’autre des amants, ou plutôt pour tous les deux. Il va sans dire que dans ces romans, comme partout ailleurs, celui des deux qui aimait le plus était le plus malheureux ; dans les histoires ordinaires d’amour, ce sort est presque toujours réservé à la femme ; mais dans les amours qu’a traversés George Sand, le malheur est souvent échu aux héros eux-mêmes, à ceux d’entre eux qui étaient plus faibles ou dont l’amour était plus fort.

En amour, le code est tout particulier et très étrange. En amour, celui-là a toujours tort qui aime davantage. Disons mieux : La victoire est à celui qui n’aime plus, n’aime pas encore ou n’aime pas du tout. Plus on vous aime, plus on vous est dévoué, plus on est sans défense, et plus celui qui aime est incapable de vous cacher la moindre nuance de ses pensées, ne fût-ce que pour défendre son âme contre vous, plus vous vous montrez négligent, cruel, méprisant. Ce qui vous aurait enchanté, vous eût paru le bonheur suprême, — si vous aviez aimé vous-même, — vous semble maintenant insupportable, vous ennuie, vous met hors de vous. En pareil cas vous seriez capable de haïr, et même de railler. Plus l’un des deux se montre bon, plus l’autre devient mauvais à son égard. Il vous écrit de longues lettres en y mettant tout son cœur, sans vous rien cacher, dans le désir de vous livrer encore et toujours toute son âme, tout son être dans l’éternel besoin de vous parler de soi, afin que vous sachiez tout — ces longues épîtres vous fatiguent, vous sont à charge, vous les lisez ou plutôt vous les parcourez négligemment, à peine daignez-vous y faire attention. Il n’aspire qu’à vous voir, il vous dit que sans vous il s’ennuie nuit et jour, — cela vous semble importun, petitesse d’esprit, manque de tact et d’intérêts sérieux, preuve de faiblesse, attentat contre votre liberté. Il vous aime avec désintéressement, se sacrifiant lui-même sans vous demander rien en retour. Pour vous, c’est là se rabaisser, manquer de fierté et déroger au sentiment de sa propre dignité. Il perd patience, les souffrances lui font jeter le masque et se déclarer, son langage devient fou, passionné ; vous voilà irritée, révoltée, — il manque de délicatesse, il est grossier, brutal et vulgaire, il vous accable de sa personne, et c’est ce que vous ne voulez à aucun prix.

Faut-il le dire en un mot ? Toujours et toujours, c’est sa faute à lui, toujours vous avez raison. Mais si lui ou elle n’aime plus, n’aime pas encore ou n’aime pas du tout, mais que vous aimiez, vous ! Ah alors ! les choses changent de face. C’est vous alors qui écrivez, c’est vous qui êtes importun, c’est vous qui manquez de délicatesse, qui n’avez pas le sentiment de votre propre dignité ; votre figure longue et morose ennuie ; vos lettres, vos visites, vos questions, vos soucis, votre amour infini qui éclate dans chacune de vos paroles, dans chacun de vos gestes, chacun de vos actes, tout cela est insupportable, tout cela devient une véritable obsession. C’est vous alors qui avez tous les torts, c’est lui ou elle qui ont toujours raison ! Væ victis.

Dans la vie de George Sand, on trouve, hélas ! beaucoup d’histoires d’amour, on n’en trouve même que trop, et c’est peut-être ce qui l’a fait regarder comme ayant prêché l’immoralité dans tous ses romans, quoique ses héroïnes soient le plus souvent loin de ressembler à Aurore Dudevant par leur caractère et leur tempérament.

Les ennemis de George Sand se sont évertués à nous représenter son tempérament à elle sous les plus noires couleurs, tandis qu’on dirait que ses amis et ses biographes, se sont imposés le rôle hypocrite de se taire là-dessus ou de recourir à tous les faux-fuyants pour jeter comme un mystère sur l’un ou l’autre trait de la vie de leur héroïne. Nous aimons à répéter encore ici que nous ne voyons aucun besoin de chercher les circonstances atténuantes dont il semble qu’on ne puisse se passer lorsqu’on parle des amours de notre écrivain. George Sand fut une femme tout exceptionnelle, géniale, à laquelle il serait absurde d’appliquer la mesure de la morale courante, tout comme il serait insensé de l’appliquer à Byron ou à Lermontow. Si en chacun de nous les défauts sont étroitement liés à nos qualités, et si chacun des traits de notre caractère est presque inséparable des autres, ce phénomène est bien plus frappant encore dans les natures fortes, complexes et exceptionnelles.

Avant d’arriver à la douce quiétude objective du philosophe qui est sorti vainqueur de toutes les révoltes, et à cette harmonie de l’âme qui nous frappe et nous charme dans Gœthe, — cet homme génial aussi eut une jeunesse orageuse et une vie pleine d’aventures et de rencontres de toutes sortes. On dirait que le sort s’est plu à lui donner les occasions de tout sonder, de jouir de tout, de tout éprouver, de recueillir partout des sons, des couleurs. En lisant l’histoire de sa vie, l’on voit que ce qui lui a peut-être rendu le plus grand service, lui a été le plus utile, c’est sa légèreté devenue célèbre et son égoïsme presque sans exemple dans ses relations avec ses amis et avec les femmes qui l’ont aimé. Il est certain que beaucoup de ceux qui ont servi de documents humains au poète, dont le vaste esprit possédait le monde (ce qui ne l’empêchait pas de faire des expériences in anima vili) ont dû éprouver bien des amertumes ; mais maintenant que tout un siècle s’est écoulé, il serait étrange de se lamenter encore sur le sort de ceux ou de celles qui ont servi de prototypes à Lotte, à Lilly, ou à Werther. On se révolte contre Gœthe-homme et on le condamne aisément, on plaint la vraie Charlotte ; mais quel regret, quelle perte pour nous si Gœthe-poète n’eût pas éprouvé cet amour dans sa jeunesse ! Cet épisode était nécessaire dans l’histoire du développement de cet esprit sublime.

Nous ne serions guère moins ridicules si nous allions nous plaindre à propos des diverses histoires d’amour de Heine ou de Musset, de Pouchkine ou de Byron. D’où pourrions-nous savoir ce que chacun de ces amours a laissé dans l’âme de ces poètes, ce qu’il a ajouté à leur croissance intérieure, par quelles routes inconnues et vers quel point ces amours ont tourné, à un moment donné, leur pensée ou les ont dirigés dans la voie qu’ils ont suivie. Tous ces amours, tous ces épisodes dont la portée est cachée aux acteurs eux-mêmes, à leur entourage, à leurs contemporains, sont les étapes nécessaires et souvent providentielles dans la vie de ces hommes hors ligne.

Ces voies providentielles, nous les ignorons, voilà tout. Personne de nous ne pourra jamais savoir de quelles circonstances, de quelles coïncidences fortuites purement extérieures, de quels heurts, de quelles impressions dépendent les bouleversements, les revirements, les remous qui se passent dans la vie de l’âme et à quoi ils aboutissent. Qui de nous pourrait savoir comment le moindre épisode extérieur de notre vie se répercute — positivement et directement ou négativement et par la loi des contraires — dans notre vie intérieure ?

Il n’y a pas de fait, de rencontre humaine, qui soient inutiles dans le développement et la marche en avant de chacun de nous. À plus forte raison encore, tout cela est-il nécessaire, devient-il un besoin, et, par conséquent, légitime dans la carrière de tout génie, de tout homme éminent.

Mettant donc de côté tous les points de vue et les jugements généralement reçus, nous avons parlé et parlerons des romans personnels de George Sand avec le calme parfait et l’impartialité de l’historien, et pour jeter à l’avance l’épouvante dans les âmes de nos vertueux lecteurs, nous dirons sans détour, que pour une femme ordinaire, la dixième partie de toutes ces amours serait impardonnable, mais qu’à nos yeux, George Sand ne nous paraît pas immorale, que toutes ses amours, si nombreuses soient-elles, ne l’amoindrissent nullement. Les passions, les entraînements et les événements personnels — c’est une chose ; mais l’élévation foncière de l’âme, sa tendance incessante vers la lumière, le perfectionnement ininterrompu — (acheté souvent au prix de chutes et de repentirs) — l’ascension continuelle de l’esprit vers l’idéal du beau, du bien, de la vérité, — cela c’est une autre chose. Une grande âme ne vit pas comme nos petites âmes modestes ; l’histoire de son développement est souvent mélangée de défaites et de victoires, de luttes, de désespoirs et de joies, de doutes cuisants et de foi enthousiaste. L’important, c’est le mouvement progressif de l’âme sans aucun arrêt, et non le mode de son perfectionnement. S’il s’effectue paisiblement et graduellement, ou par bonds et per aspera ad astra, c’est ce qu’il ne nous appartient pas de juger, ce rôle revient à la Cause de tout ce qu’il y a de génial et de divin dans l’homme.

Dans la vie romanesque de George Sand, il y a eu, nous le répétons, du trop, et ce qui a joué en tout cela un grand rôle, c’est le tempérament passionné qu’elle avait hérité de ses ancêtres, c’est sa nature éternellement avide de nouvelles impressions. Mais il est hors de doute aussi que George Sand eût pu se dire ce que sa célèbre amie Mme Dorval disait d’elle-même : « Est-ce que ce sont les sens qui entraînent ? Non, c’est la soif de tout autre chose. C’est la rage de trouver l’amour vrai qui appelle et fui toujours[3]. »

Mais George Sand eût-elle été possible sans tous ses romans vécus ? Serait-elle un de ces esprits éminents dans la série des phénomènes de l’ordre spirituel, si l’on rejetait de l’histoire du développement de son âme tous ses entraînements, toutes ses chutes, ses désespoirs, ses élans et ses repentirs ? Nous ne le croyons pas.

Peut-être George Sand n’a-t-elle aimé personne aussi passionnément, qu’elle a aimé Alfred de Musset ; d’autre part elle n’a été aimée aussi sincèrement par personne que par Alfred de Musset. Cependant ce mutuel amour a-t-il apporté autre chose que chagrin et souffrance dans la vie de l’un et de l’autre ? Cette triste histoire a déjà été racontée mille fois sérieusement et ironiquement, avec calme ou avec rage, le fiel à la bouche, par des amis ou des ennemis, en vers et en prose, simplement ou dans des œuvres d’imagination plus fictives que réelles. Sans parler des comptes rendus de cet épisode, insérés dans tous les cours de littérature, des articles et des biographies où l’on en parle comme en passant, nommons ceux qui en ont fait une étude spéciale et s’y sont arrêtés : MM. Paul de Musset, le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, Maurice Clouard, Paul Lindau, Arvède Barine, de Pontmartin, Kertbeny, Sainte-Beuve, Maxime du Camp, Mariéton, S. Rocheblave, la vicomtesse de Janzé, le docteur Cabanès, Adolphe Brisson, Niecks (dans sa Biographie de Chopin), Georges Brandès, Mirecourt, miss Bertha Thomas, etc., etc. ; ajoutons que ce roman d’amour a servi de thème à la Confession d’un enfant du siècle de Musset, à Elle et Lui, de George Sand, à Lui et Elle, de Paul de Musset, à Lui, de Louise Colet, et qu’il existe, outre cela, une série innombrable de pamphlets fort peu décents et d’atroces libelles quasi satiriques, dans lesquels cette histoire, et avant tout la personnalité de George Sand, sont représentées sous les traits les plus repoussants. Tels les articles de Babou, de Barbey d’Aurevilly, tels « Eux, drame contemporain par Moi » (Alexis Doinet) — « Eux et Elles, histoire d’un scandale, » par M. de Lescure, « les Amours d’un poète, idylle en quatre colonnes » (attribué à un homonyme de de Latouche, ce qui fut démenti par la rédaction du Gaulois où ce pamphlet avait d’abord paru), « Lélia ou la femme socialiste, poème en quatre nuits, » et enfin, « le Songe de Mme Sand, pour faire suite au songe d’Athalie », tous deux par Alexandre Dufaï, le comble de la mauvaise foi et du mauvais goût chez l’écrivailleur le moins estimable. On trouve en outre à partir de Lélia[4] dans plusieurs romans et nouvelles de George Sand les échos de ses impressions pendant les derniers mois de 1833 et ceux de son célèbre voyage à Venise (Lettres d’un voyageur, Aldo le Rimeur, l’Orco, l’Uscoque, Mattéa, la Dernière Aldini, le Secrétaire intime). Les réminiscences de ce voyage en Italie se retrouvent aussi dans Gabriel, dans la première partie de Consuelo et dans plusieurs autres œuvres postérieures de George Sand. De son côté, c’est après son retour d’Italie que Musset a écrit ses plus belles poésies lyriques (les Nuits, le Souvenir, la Lettre à Lamartine, À mon frère revenant d’Italie, etc.), et ce sont les souvenirs d’Italie et de George Sand qui lui ont inspiré Lorenzaccio, On ne badine pas avec l’amour, et plusieurs autres œuvres dramatiques. Cette liste succincte de productions suffit pour nous faire voir que ce drame du cœur, qui a soulevé tant de bruit en son temps et même en ces dernières années, eut une importance littéraire considérable et qu’à ce titre seul il mérite de fixer l’attention du critique.

Mais grâce à l’abondance des récits apocryphes relatifs à cet épisode et notamment aux faits du voyage en Italie, l’histoire de cet amour est devenue et restée une légende ; les faits y sont altérés et défigurés au point qu’on ne s’y reconnaît plus. Les noms de George Sand et de Musset sont sur toutes les lèvres ; mais la vérité, personne ne la sait. La cause de tout cela, nous l’avons déjà dit, c’est la mauvaise foi et l’intempérance de langage des ennemis de George Sand, et la crainte éprouvée par ses amis de parler simplement et franchement de choses qui ne sont pourtant ignorées de personne. Ses amis se taisent ou parlent dans le vague et par réticences ; les ennemis ne se gênent nullement pour aller, dans leurs attaques, jusqu’à l’absurdité. Et, ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’amis et biographes ont toujours essayé de ne pas même nommer le héros adversaire. « Personne, autour d’eux ne faisait cette réflexion qu’en amoindrissant l’autre, on amoindrissait aussi son propre héros, » comme le remarque si judicieusement Arvède Barine dans sa biographie de Musset. Tous les hommes impartiaux, qui ont eu l’occasion de connaître cette histoire, en se basant sur les documents authentiques, sont arrivés à la même conclusion : la vérité sincèrement dévoilée rehausserait l’honneur des deux parties. C’est ce que Édouard Grenier[5] reconnaît sans ambages, et il a raison. C’est ce que reconnaît encore d’une manière plus explicite le célèbre bibliophile, passé maître relativement à l’histoire littéraire de notre siècle, le vicomte de Spoelberch, l’auteur des monographies sur Balzac et Gauthier, qui, parmi ses trésors bibliographiques d’un prix inestimable, possède les papiers de Sainte-Beuve, contenant entre autres la correspondance de celui-ci avec George Sand, quelques lettres de Musset à Sainte-Beuve et un grand nombre de documents et de lettres de George Sand elle-même. Depuis longtemps et plus d’une fois M. de Spoelberch a exprimé dans ses œuvres l’opinion que si la correspondance authentique de Musset et de George Sand et les lettres qu’elle écrivit à Sainte-Beuve à cette époque eussent été publiées, la mémoire de ces deux grands noms[6] n’en aurait nullement souffert, mais que ces lettres, par leur véracité et leur sincérité n’eussent fait qu’augmenter le prestige du grand nom de George Sand, sans nuire nullement à la paix de sa mémoire[7]. Aujourd’hui M. de Spoelberch a exécuté le désir qu’il avait depuis longtemps, « de contribuer autant qu’il était en son pouvoir à la publication de cette correspondance » et il a fait paraître un fragment de sa future Histoire des œuvres de George Sand, dans lequel, sur des documents qu’il possède, il a raconté la Véritable histoire de « Elle et Lui ». Il s’est conformé au désir des deux parties intéressées : on voit en effet par les lettres de Musset qu’ont publiées Arvède Barine, Grenier et Mariéton, que le poète avait eu le ferme désir de raconter à la postérité son amour pour George Sand, et de rehausser et de glorifier par là le nom de son amante[8]. George Sand, de son côté, avait aussi exprimé, plus d’une fois, oralement et par écrit, le désir formel de livrer un jour au public les lettres de Lui et d’Elle, afin de se justifier au moins des trois principaux points d’accusation qu’on avait lancés contre elle[9].

Depuis 1897 le désir des deux écrivains est, en partie, un fait accompli : on a imprimé les lettres de George Sand à Musset et à Sainte-Beuve ; quelques unes de ses lettres à Pagello ; une partie des lettres de Musset à George Sand et une foule d’autres documents, relatifs à cette histoire[10]. Grâce à tous ces documents, à différentes recherches personnelles et à la possibilité de profiter de certaines lettres du docteur Pagello, lettres entièrement inconnues du public et très importantes, méritant toute confiance par leur véracité, sobre et réservée et leur sincérité attachante, nous avons pu nous servir de tous les innombrables documents publiés jusqu’ici, non comme de simples sources, mais en les soumettant à une critique raisonnée.

George Sand fit la connaissance de Musset peu de temps avant l’apparition de Lélia. Tout le monde littéraire de Paris s’intéressait à la nouvelle étoile qui se levait. Au désir de faire connaître l’auteur d’Indiana si passionnée, et de la poétique Valentine, s’ajoutait encore, la curiosité de voir la femme originale, tant soit peu excentrique, sur laquelle couraient déjà des légendes, cette beauté qui avait réussi à asservir le cœur de Sainte-Beuve, si exclusif et si raffiné, à s’attacher le pessimiste de Latouche et même Gustave Planche, l’intransigeant. Non moins célèbre était alors Musset, l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie qui avaient soulevé des tempêtes, de la moqueuse Ballade à la lune, de Namouna, etc., etc. Musset, qui n’avait pas encore vingt-trois ans, était un jeune homme svelte et blond, au teint délicat, aux beaux yeux rêveurs, dont le regard était cependant souvent hardi, pour ne pas dire davantage[11].

Malgré sa grande jeunesse, l’auteur de Namouna et de Portia était loin d’être encore novice dans la littérature et dans la vie. Par les manières et la tenue, c’était un élégant, un dandy, correctement mis, gâté par les femmes du monde, spécimen de la jeunesse dorée dont il partageait les plaisirs et les passe-temps, du matin au soir, en commençant par un déjeuner dans un restaurant à la mode, suivi de promenades sur le boulevard de Gand, et en finissant par les raouts et les bals du faubourg Saint-Germain. Ces passe-temps l’empêchaient non seulement de travailler, mais étaient en disproportion avec sa situation de fortune, car il n’était pas riche ; mais il avait des goûts aristocratiques[12].

Il est vrai d’ajouter que, du soir au matin, il n’était pas rare de voir le favori des dames du faubourg Saint-Germain, passer son temps en des compagnies rien moins qu’aristocratiques et vertueuses, et ceux de ses biographes sont parfaitement dans le vrai, qui font remarquer que, dès ses jeunes années, Alfred de Musset, hélas ! ne connaissait que trop bien tous les mystères de Paris et les bas-fonds de la ville, et les savait mieux qu’on ne les connaît souvent dans un âge plus mûr.

Quel lecteur des Ballades andalouses, des Marrons du feu, de la Coupe et les Lèvres n’a pas été frappé de voir chez leur tout jeune auteur, à côté d’éclatantes images poétiques, d’une rare observation et d’une précoce pénétration, un profond désenchantement et une connaissance si prématurée de la vie, avec tous ses côtés sombres et tous ses vices. Le frère-biographe essaye inutilement de convaincre son lecteur que ce n’est là que « pose », fiction, que tout cela, comme on le dit, a été écrit « de tête », que l’auteur, à cet âge, était un petit jeune homme vertueux, innocent, vivant sous l’aile de sa maman, ne s’éloignant jamais d’elle sans son consentement, et, n’ayant dans la tête, autre chose que « le souvenir de ses leçons » et du banc d’école qu’il venait à peine de quitter. Paul Lindau, malgré son amour pour son héros[13], a cependant senti la nécessité de montrer la faiblesse de pareilles affirmations. Il dit : « Mais ne pourrait-on pas répliquer à cela que les instincts de ce petit jeune homme qu’on nous donne à peu près comme innocent, sont cependant très frappants, et qu’ils conduisent tous (sammt und sonders) à une seule et même chose qui, si l’on employait le terme le plus fort, s’appellerait corruption ? Je me crois bien libre de tout rigorisme exagéré et, certes, je ne reprocherai pas au jeune poète de s’être quelquefois éloigné (auschweifte) du chemin de la vertu et de s’être engagé par caprice ou par quelque autre raison, dans des sentiers que la vertu regarde comme défendus. Mais quand je remarque que le poète erre uniquement dans ces sentiers boueux, que sa fantaisie ne recherche que les endroits évités par la bonne société et qu’il manifeste déjà une telle « connaissance de localités » qui, à son âge, épouvante tout simplement, alors il me devient difficile de me représenter ce blond jouvenceau comme un garçon innocent que garde une tendre mère. Alors il ne me reste plus qu’à regretter amèrement que ce talent étonnant se soit montré si précoce et ait pu si tôt se pervertir… »

Mais Paul de Musset, dans son acharnement à vouloir créer à son frère une réputation de candidat au prix Monthyon, trouve nécessaire d’ajouter que même dans la suite, l’auteur de Rolla, de la Confession et de Lorenzaccio, resta toujours le jeune homme innocent, n’ayant rien vu de la vie que le salon maternel et les salles de bals. Paul de Musset se gendarme contre une remarque très juste de Taine, et s’écrie : « Je ne sais pourquoi M. Taine, dans une étude très belle sur le poète anglais Tennyson, a représenté Alfred de Musset rôdant le soir dans les plus laides rues de Paris. Rien n’est plus inexact : Musset détestait les cloaques et n’y passait jamais qu’en voiture…[14] » Puis, il consacre quelques lignes énergiques au fatras de souvenirs apocryphes et de contes bleus racontés sur Musset comme sur tous les grands hommes. Il n’y a pas de doute que les souvenirs et récits sur Musset pèchent probablement aussi souvent contre la vérité que tous les autres souvenirs. Pourtant, comment accorder cette affirmation absolue que Musset ne connût pas les bas-fonds, les tavernes, les bouges, avec ses propres descriptions, telles que nous en trouvons dans la Confession d’un enfant du siècle ou avec les paroles suivantes tirées d’une de ses œuvres inédites : « Parmi les coureurs de tavernes, il y en a de joyeux et de vermeils ; il y en a de pâles et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus pénible que celui d’un libertin qui souffre ? J’en ai vu dont le rire faisait frissonner[15]… » Tout cela n’est-il pas peint d’après nature ? Dans la vérité et le réalisme de ces descriptions, devons-nous encore ne voir que licence poétique et « pose », comme dans les Contes d’Espagne et d’Italie ? Et n’est-il pas très étrange de voir plusieurs des biographes de Musset s’évertuer à le représenter comme un fat de salon, toujours guindé, uniquement préoccupé d’observer les bienséances mondaines ? Quoique Musset ait eu le travers de tenir au dandysme, et quelque grands qu’aient été ses défauts et ses vices qui ont plus tard amené le naufrage de sa santé et de ses qualités morales, il fut vraiment un poète, et il a suivi instinctivement le conseil de Gœthe :

    « Greift nur hinein ins volle Menschenleben,
    « Ein yeder lebt’s, nicht vielen ist’s bekannt,
    « Und wo Ihr’s packt, da ist’s interessant
[16].

Et ne dit-il pas lui-même, dans le Poète et le Prosateur, en faisant le portrait d’un vrai poète : « Le plus petit être, la moindre créature, par cela seul qu’ils existent, excitent sa curiosité. Le grand Goethe quittait sa plume pour examiner un caillou et le regarder des heures entières ; il savait qu’en toute chose réside un peu du secret des dieux. Ainsi fait le poète, et les êtres inanimés eux-mêmes lui semblent des pensées muettes… Regarder, sentir, exprimer, voilà sa vie ; tout lui parle ; il cause avec un brin d’herbe ; dans tous les contours qui frappent ses yeux, même dans les plus difformes, il puise et nourrit incessamment l’amour de la suprême beauté ; dans tous les sentiments qu’il éprouve, dans toutes les actions dont il est témoin, il cherche la vérité éternelle… » Un homme qui n’aurait rien vu que des salons de duchesses, et qui, n’eût « passé qu’en voiture à côté de tous les cloaques » de la vie, n’eût jamais, à coup sûr, écrit des pages aussi émouvantes, que la scène finale de Rolla, ni des scènes d’un tragique aussi profond que celle de la taverne dans la Confession, ni les mots cités plus haut : « Parmi les coureurs de tavernes… », ni enfin les lignes si profondément tristes que tout le monde connaît, de sa Lettre à Lamartine :

    C’était dans une rue obscure et tortueuse
    De cet immense égout qu’on appelle Paris ;
    Autour de moi criait cette foule railleuse,…


Tous les biographes amis de Musset ne soupçonnent pas combien leurs plaidoyers, pour prouver sa candeur de pensionnaire, ravalent en lui l’homme et le poète !

Or, sous les dehors de ce dandy et de ce coureur d’orgies nocturnes se cachait une ame ardente et passionnée, délicate, impétueuse, impressionnable, frémissante à tout phénomène de la vie, avec une force inconnue aux hommes ordinaires, semblable à un « luth oublié sur une chaise, que le moindre souffle de vent fait résonner[17] », une vraie âme de poète, avec toutes ses faiblesses comme avec toutes ses sublimes qualités. Musset ne pouvait rester indifférent à quoi que ce fût ; un rien, inaperçu pour un simple mortel, la moindre impression de la vie extérieure, de la nature pouvait le faire tomber en extase ou le jeter dans le désespoir. Toute rêverie naissante et flottante en son imagination grandissait démesurément, devenait pour lui réalité, et comme telle le torturait, ou l’enivrait de joie. Encore enfant, il manifestait déjà cette manière de sentir, relativement aux moindres faits de la vie. Dans les premiers chapitres de sa Biographie, Paul de Musset nous raconte quelques épisodes intéressants et nous donne des détails sur l’enfance d’Alfred, détails excessivement caractéristiques qui servent à nous éclairer sur toute la vie ultérieure du poète. À l’âge de trois ans, on lui fit cadeau de souliers rouges, qu’il devait mettre à l’occasion d’une fête de famille. L’enfant brûlait d’impatience de mettre ces charmants souliers et ne pouvait rester en place pendant que sa mère lui peignait ses boucles. Enfin il s’écria presque en larmes : « Dépêchez-vous, maman, mes souliers neufs vont devenir vieux. » Et le frère-biographe fait justement remarquer : « On ne fit que rire de cette vivacité ; mais c’était le premier signe d’une impatience de jouir et d’une disposition à dévorer le temps qui ne se sont jamais calmées ni démenties un seul jour. » Paul de Musset rapporte dans ses premières pages (les plus précieuses à coup sûr de son livre) et dans ses derniers chapitres quelques faits analogues de la jeunesse et des années de maturité de Musset, qui nous montrent combien son âme était passionnée, impatiente, d’une sensibilité intense et presque maladive. Il ne pouvait voir souffrir ; toujours il était prêt à faire tout ce qu’il pouvait pour les hommes et les animaux, afin de se débarrasser lui-même du sentiment, pour lui insupportable, de la compassion dans le sens littéral du mot, c’est-à-dire de sa souffrance avec les autres, sentiment maladif, qui allait jusqu’à lui faire perdre le repos et le sommeil. Et, en même temps, dans les moments d’irritation et d’emportement il était capable d’offenser cruellement une personne aimée ; par colère ou chagrin il perdait aussi facilement la tête que dans la joie ou le bonheur. Il n’avait ni fermeté, ni persévérance ; il n’a jamais pu se maîtriser. Il ne savait pas aimer à moitié, vouloir avec calme, attendre raisonnablement l’accomplissement de ses désirs. Il disait de lui-même : « Je ne suis pas tendre, je suis excessif. » Il était individualiste dans le meilleur et le pire sens du mot. Son frère écrit : « C’était en toutes choses l’homme le plus indépendant, tout entier à ses impressions et gouverné par sa fantaisie. Perpétuellement il lui arrivait de sortir avec l’intention d’aller dans un endroit, et de changer d’idée à moitié du chemin[18]. »

« Indépendant jusqu’à l’opiniâtreté, confiant en son jugement jusqu’à s’opposer même à l’autorité la plus respectable, cette autorité fût-elle le devoir envers soi-même, le respect de son propre talent, — sans aucun guide en dehors de sa propre volonté, de ses propres caprices et passions, il traversait orageusement la vie sans vouloir s’arrêter devant aucune barrière, sans se soucier de développer les forces nécessaires pour vaincre les obstacles que l’on trouve dans la vie ou pour réparer les forces perdues, — il préférait au lieu de se reposer, se traîner plus loin avec peine, aussi longtemps que c’était possible et, lorsque les forces le trahirent, il tomba et resta immobile… » — Voilà par quelles paroles Lindau caractérise la vie et la nature d’Alfred de Musset.

« C’est ainsi qu’il vécut, c’est ainsi qu’il travailla. Tout ce qui lui paraissait régularité et ordre, le rebutait. Quand il y était disposé, il arrivait que pendant des jours et des semaines et quelquefois des mois entiers, il vivait exclusivement par le travail de l’esprit. Mais ensuite venaient des temps d’arrêt qui duraient de longues semaines, des mois et même des années, — intervalles pendant lesquels il ne faisait rien ou n’écrivait que rarement, dans un moment favorable, une poésie de circonstance, lorsque quelque motif le portait à le faire. La preuve qu’il ne pouvait pas se maîtriser apparaissait aussi en cela, et, même au commencement de sa carrière active, il perdait en futilités des jours et des semaines qui eussent dû lui être précieux. Les reproches qu’il aurait dû se faire, il tâchait de les étouffer dans les frivolités auxquelles il s’adonnait[19]. »

Sa haine pour tout système se manifeste aussi dans sa manière de prendre tout ce qui est du domaine des intérêts sociaux. Son esprit vif, railleur, purement gaulois, lui faisait voir les côtés ridicules ou faibles, là où les autres ne remarquaient rien. Il avait le goût raffiné, analogue à celui d’un gastronome, qui empêche ce dernier d’avaler indistinctement tout mets grossier ou mal assaisonné. Il ne pouvait rien supporter de ce qui lui paraissait, lieu commun, rhétorique banale, intolérance de parti, grossièreté, lutte de mesquines ambitions personnelles se cachant sous des phrases pompeuses ou de grands mots creux, tout ce qui est criard, commun, vulgaire. Ce mépris du cliché et la haine de l’esprit de parti, le portaient en matière d’intérêts sociaux à l’indifférence et au quiétisme, mais ils lui prêtaient en même temps l’attrait d’une nature d’élite, d’une âme solitaire, fière, libre et individuelle. Il ne prenait aucune part aux divisions politiques, sociales et religieuses de son époque ; aucun événement de l’histoire de son temps ne le tirait de sa vie ordinaire ni des habitudes d’analyse personnelle où il resta toujours plongé. Autour de lui grouillait la lutte des partis ; des systèmes se créaient ; l’ancien ordre de choses vivait ses derniers jours ; chacun mettait la main à l’érection du nouvel édifice, ou y apportait sa pierre ; les bonnes et les mauvaises passions remuaient la société ; des trônes croulaient ; d’autres s’élevaient, — Musset ne s’inquiétait pas de cela, son esprit était ailleurs. Lindau fait remarquer avec raison, qu’un changement de dynastie laissait Musset indifférent, tandis que la jolie nuque d’une jeune fille aperçue au théâtre, lui inspira sa jolie poésie : Une soirée perdue. Et la chute des d’Orléans, avec qui il était lié depuis son enfance par les liens d’une amitié intime (il avait fait ses études avec le duc de Chartres), passa pour lui tout à fait inaperçue. Il semblerait que 1848 et 1852 eussent dû soulever sa colère ou ses regrets, et se refléter dans ses vers. Il n’en fut rien, tout lui fut égal ; il dit même un jour à son frère, en plaisantant, qu’il s’intéressait plus à la manière dont Napoléon Ier mettait ses bottes, qu’à toute la politique contemporaine de l’Europe.

Ce confinement, cette claustration voulue dans le cercle de ses sentiments et de ses intérêts personnels ont-ils fatigué Musset, ou comme toutes les âmes poétiques a-t-il vu, de bonne heure, la triste contradiction entre nos rêves et la réalité ? Ce qui est positif, c’est que déjà sur les bancs de l’école il s’était senti atteint de ce « mal consacré » qui, à l’aurore de notre siècle se nommait Weltschmerz, s’appela ensuite byronisme, pessimisme, mal qui existe encore de nos jours, et qui vraisemblablement ne mourra jamais chez les hommes. Comme beaucoup d’autres, Musset, sous l’influence de ses désolants raisonnements, tombait parfois dans un profond désespoir et cherchait, hélas ! l’oubli dans le vin, dans tout ce qui peut endormir.

Une des erreurs les plus répandues, une de ces légendes auxquelles on ne devrait pas croire, mais auxquelles les lecteurs se prêtent si volontiers parce que les biographes de Musset se plaisent à l’affirmer avec opiniâtreté, c’est la croyance que Musset ne se serait mis à boire qu’ « après » s’être séparé d’avec George Sand, que celle-ci est, par conséquent, la cause ou le motif du développement de cette funeste habitude, qui, avec les années, devint un vice. Plus rarement, quelquefois cependant, des personnes qui connaissent parfaitement la vie de Musset rejettent cette accusation sur Mme de Groiselliez, cette charmante inconnue dont Paul de Musset parle à mots couverts, disant bien vaguement qu’elle habitait à Saint-Denis, qu’elle avait été le premier amour d’Alfred et la première femme qui ait porté ses regards sur le jeune poète. — De plus, nous savons qu’elle eut la cruauté de se servir de l’amour timide du jouvenceau inexpérimenté comme d’un écran pour détourner l’attention du monde d’un autre amour beaucoup moins innocent, en un mot, qu’elle aurait fait jouer à Musset le rôle de Fortunio dans le Chandelier (c’est ce qui aurait fait naître alors chez Musset l’idée de cette comédie). Indignement offensé, blessé en son âme du rôle ridicule qu’elle lui avait attribué, le jeune homme, dans un accès de désespoir, aurait cherché l’oubli dans la boisson. — C’est ce passage de Paul de Musset qui a porté beaucoup de personnes à rendre Mme de Groiselliez responsable de la funeste habitude qu’aurait dès lors contractée Alfred, comme si un insuccès en amour devait nécessairement porter un homme à chercher l’oubli dans les « fumées du vin ». Ne se met à boire que celui qui a un penchant pour le vin ou qui y est porté par quelque particularité de son organisme ; ce penchant, nous le trouvons déjà chez Musset dès son plus jeune âge. Presque enfant encore, à dix-sept ans, il rêve déjà de chercher l’oubli dans n’importe quelle ivresse. Le 23 septembre 1827, il écrit à son ami Paul Foucher : « Je t’écris pour te faire part de mes dégoûts et de mes ennuis… Je n’ai plus le courage de rien penser. Si je me trouvais dans ce moment-ci à Paris, j’éteindrais ce qui me reste d’un peu noble dans le punch et la bière, et je me sentirais soulagé. On endort bien un malade avec de l’opium, quoiqu’on sache que le sommeil lui doive être mortel. J’en agirais de même avec mon âme[20]. » Le premier travail avec lequel Musset entra dans la carrière littéraire est une traduction des Confessions of an English Opiam-eater, que Musset a intitulé : l’Anglais mangeur d’opium. La traduction est assez libre ; mais le choix du sujet montre encore une fois l’opiniâtre pensée qui dès lors poursuivait étrangement le jeune écrivain, la pensée de chercher un oubli artificiel dans n’importe quels narcotiques. Lindau, en nous assurant, lorsqu’il parle du retour d’Italie de Musset, que c’est notamment à partir de ce moment, c’est-à-dire de l’époque de sa rupture avec George Sand, qu’ont commencé les « écarts périodiques » de Musset, se met évidemment en contradiction avec tout le reste de son livre. Au commencement de son ouvrage (p. 26) il arrête avec raison l’attention du lecteur sur le sujet de la première œuvre de Musset, faisant remarquer que déjà, dès l’âge de dix-sept ans, apparaît chez lui l’idée fixe « de noyer artificiellement son chagrin dans l’alcool et les anesthésiques », pour oublier ne fût-ce que momentanément les déboires de la réalité. L’auteur étudie ensuite (p. 59) la mise à exécution de ce « programme d’anéantissement de soi-même, programme qui, dans la lettre à Foucher, se montre encore incertain », mais qui, dans sa poésie les Vœux stériles, se manifeste déjà avec une précision terrifiante ; plus loin (p. 70), il montre d’une manière frappante que les vers bien connus :

    Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse,
    Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ?

sont comme un adage qui revient constamment dans les

œuvres de Musset, pour qui l’ivresse était un but qui justifiait tous les moyens, et grâce auquel toute boisson était bonne. Mais lorsque Lindau raconte l’histoire des amours de Musset avec George Sand, il finit par s’embrouiller dans toutes sortes de contradictions. Ainsi il commence par reprocher à George Sand de n’avoir aimé Musset ni spontanément, ni avec abandon, mais froidement, en ne lui offrant son amour que « comme un remède, pour le sauver de l’ivresse et de la débauche ». Puis il nous raconte les excès de Musset à Florence et à Venise, ce qui ne l’empêche nullement de nous assurer à la fin que Musset n’a cependant commencé à boire, et notamment à devenir débauché, qu’après son retour d’Italie. Le lecteur voit maintenant la vérité ; il peut se rendre compte par tout ce qui précède, que, toutes les accusations accumulées sur ce point contre la mémoire de George Sand et de Mme de Groiselliez, qui nous est du reste parfaitement inconnue, croulent d’elles-mêmes.

Mais on se demande alors : Où faut-il donc aller chercher la clef, la cause et l’origine du développement de cette funeste habitude chez le poète ? Sur quel terrain a-t-elle pu grandir ? La réponse nous paraît bien simple et bien claire : la cause en est dans son égoïsme, dans son manque de volonté et de convictions, dans l’absence chez lui, de larges intérêts humains et sociaux ; le mal n’est nullement venu du dehors. Byron n’a-t-il pas été éprouvé par le même malheur de la trahison, d’abord dans sa jeunesse, et, plus tard dans son mariage ? Le chagrin que lui fit éprouver Mary Chaworth a rempli aussi son âme de douleur et lui a fait douter de l’amour et de la fidélité, mais ses vues larges, ses tendances humanitaires ont soutenu le vol de son génie bien haut dans les airs et n’ont point permis au malheur de l’abattre et de le perdre. Et Byron est bien pourtant le chantre du doute et du désenchantement personnel. Mais tandis que chez Musset il n’y a eu que des motifs personnels et point d’autres — Byron fut en même temps le poète de la liberté et de l’affranchissement général. C’est pourquoi ses malheurs ne lui firent sentir que plus profondément encore le néant et la petitesse des choses humaines, mais ne l’empêchèrent pas de mourir, non comme Musset, après des années d’inaction, de débilité et de caducité, d’une mort prématurée, mais dans toute l’efflorescence de ses forces et à l’apogée de sa gloire, dans le feu de la lutte pour conquérir la liberté d’un peuple qui n’était pas le sien !

La cause de la déchéance de Musset, c’est son individualisme. Ses riches dons personnels ne se sont pas déployés comme ils l’auraient pu, s’il avait eu dans sa vie une mission, un idéal plus larges et plus élevés et, dans l’art des horizons plus vastes. Mais c’est cet individualisme même qui servait d’aimant caché pour attirer à Musset tous ceux qui l’approchaient, amis et connaissances, hommes et femmes. Il y avait en lui un excès de vitalité, une sincérité, une franchise débordante, un constant besoin de se faire connaître « jusqu’au fin fond », de livrer ses pensées, ses sentiments, son âme. Le biographe-frère lui applique avec bonheur les paroles de Manzo, le biographe du Tasse[21] : « Ces êtres doués d’une sensibilité excessive versent involontairement les trésors de leur âme devant la première personne qui s’offre à eux. Animés du désir de plaire, ils confient leurs pensées et leur sentiments à quiconque les écoute avec attention, et même à des indifférents. » Et ainsi, tous les proches, tous les amis de Musset devaient éternellement prendre la plus vive part à la vie d’Alfred, l’écouter, partager ses joies et ses chagrins ; il se distinguait, par la faculté de suggérer à son entourage ses sentiments et ses pensées, il l’hypnotisait. « C’étaient des agitations, des inquiétudes, des émotions perpétuelles, — dit le frère du poète, — un besoin incessant de confidences, de conversations expansives, soit avec son oncle Desherbiers, soit avec son frère. Il nous retenait au coin du feu, et nous ne pouvions pas plus nous en arracher, qu’il ne pouvait se résoudre à nous laisser partir. Dans ces moments de fièvre, il fallait s’inquiéter avec lui, se désoler, s’attendrir, s’indigner tour à tour ! Cet exercice violent, ces mouvements extrêmes d’une âme singulièrement active et sensible, devenaient parfois une fatigue pour son entourage ; mais à cette fatigue se mêlait un charme inexprimable. La passion et l’exagération sont contagieuses. On était entraîné malgré soi ; on se tourmentait, on s’exaltait ; on y revenait comme à un excès dont on ne peut plus se passer pour s’exalter et se tourmenter encore. Qui me rendra cette vie agitée et ces heures de délicieuses souffrances[22] ?… »

Cette âme étrange et passionnée n’avait rencontré sur sa route que de jolies poupées mondaines, en admiration devant le sel de ses épigrammes, de son vif esprit dans les charades, de ses vers aussi, mais surtout en voyant son adresse à la danse et la coupe de ses fracs et de ses redingotes. Ces élégantissimes et précieuses créatures que Musset admira sincèrement toute sa vie, comme il aurait admiré une poupée de Sèvres ou un vase vénitien, condescendaient même parfois jusqu’à flirter avec le jeune poète. Ou plutôt le jeune favori du sort condescendait avec elles au jeu de l’amour, feignant de s’être laissé prendre dans le filet de partenaires enchanteresses. À peine âgé de dix-huit ans, chez lui les histoires d’amour se succédaient de près l’une à l’autre, c’était comme un chapelet d’aventures plus ou moins intéressantes. « Il y en avait de boccaciennes et de romanesques, quelques-unes approchant du drame. En plusieurs occasions, je fus éveillé au milieu de la nuit pour donner mon avis sur quelque grave question de haute prudence. Toutes ces historiettes m’ayant été confiées sous le sceau du secret, j’ai dû les oublier ; mais je puis affirmer que plus d’une aurait fait envie aux Bassompierre et aux Lauzun…[23]. » De sérieux, il n’y avait évidemment rien dans ces « historiettes ». Musset, il est vrai, avait commencé à s’éprendre sérieusement de la charmante Mme du Groiselliez, mais ce ne fut que très passagèrement, et il n’en resta d’autre souvenir dans l’âme du poète qu’un peu d’amertume et d’humiliation. Depuis lors, il n’avait donné son cœur à personne. Et à qui l’eût-il donné ? Serait-ce parmi les charmantes héroïnes de ses « historiettes » sans nombre, que cette âme poétique et passionnée eût pu se faire comprendre, eût trouvé des sentiments à sa hauteur, un cœur de flammes comme le sien, une âme pareille à la sienne qu’il cherchait instinctivement.

Le sort allait heureusement lui faire rencontrer une autre grande âme, une femme non seulement différente des femmes ordinaires, mais se distinguant encore du cercle exceptionnel, où elle vivait, par son esprit, ses vastes intérêts, le vol de sa pensée, par cette simplicité et cette profondeur d’une grande nature que les Allemands appellent : Eine gross angelegte Natur. Ajoutons à cela qu’Aurore Dudevant était alors en plein éclat de son étrange beauté. En 1833, George Sand était une petite brune svelte, au teint d’une pâleur olivâtre, à la luxuriante chevelure noire flottant sur les épaules, aux yeux noirs et veloutés, étrangement grands et sans éclat, comme ceux d’une indienne[24]. Ce n’était pas encore cette beauté opulente, que Heine, en 1840, comparait à la Vénus de Milo, et encore moins cette muse sévère, que la plupart des lecteurs connaissent d’après le portrait de Couture, gravé par Manceau. Aurore Dudevant, ainsi qu’elle le disait elle-même, était alors « maigre comme un fétu et noire comme une taupe » ; mais à ce portrait, un peu trop original, nous préférons celui que Charpentier a fait un peu plus tard de l’auteur de la Marquise et de Lavinia[25]. Ce portrait représente Aurore Dudevant en robe de soie noire, mantille également noire, une touffe de fleurs rouges derrière l’oreille, on dirait une véritable petite Espagnole. Tout en elle était original, jusqu’à son maintien et à ses mouvements extrêmement aisés ; au début, ses manières choquèrent même le jeune dandy, mais cela ne dura pas longtemps. George Sand comprit aussi, qu’elle avait devant elle un être à part, un homme comme elle n’en avait pas rencontré jusque-là, poète non seulement parce qu’il écrivait des vers, mais poète par toute sa nature. Plus que tout autre, elle était à même de comprendre ce qu’était une telle individualité, isolée dans la vie, incomprise et incompréhensible, et dont le malheur était de ne pas ressembler aux autres, d’avoir une âme de poète. Dans une des œuvres les plus charmantes de George Sand et des moins connues, Aldo le Rimeur, petit poème en prose qu’elle écrivit après avoir connu Musset, en août 1833, le héros s’écrie : « Où est le but de mes insatiables désirs ? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu’est-ce que je veux ? Un cœur semblable au mien, qui me réponde ; ce cœur n’existe pas. On me le promet, on m’en fait voir l’ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s’amuse de ma passion comme d’une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l’on s’attendrit et l’on bat des mains, mais le plus souvent, on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m’admire, on me recherche et on m’écoute, parce que je suis un poète, mais quand j’ai dit mes vers, on me défend d’éprouver ce que j’ai raconté, on me raille d’espérer ce que j’ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, laissez donc le poète sur le bord du lac où vous le promenez, au fond du cabinet où vous travaillez. Mais le poète, c’est moi ! Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants je ne puis l’arracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein l’ange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l’écoutez chanter, vous pleurez : puis, vous essuyez vos larmes et tout est dit. Il faut que le rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d’être attentifs, il faut que je cesse d’être inspiré. Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ?… »

Pour écrire ces lignes il fallait, sans aucun doute, être un poète soi-même et avoir profondément compris et senti toute la poétique nature d’Alfred de Musset. C’est dans cette compréhension mutuelle de leurs natures poétiques et exclusives que résida l’invincible attraction qui rapprocha subitement George Sand et Musset. Au milieu de tous les orages qui surgirent plus tard entre eux, malgré tous leurs chagrins, cette attraction persista, les attirant irrésistiblement l’un vers l’autre, leur faisant oublier les trahisons, les offenses et les querelles, et après leur séparation définitive, elle leur laissa dans le cœur, bien des années encore, la mémoire d’un brûlant amour poétique, le plus orageux peut-être, mais aussi le plus beau dans la vie de tous deux, le souvenir d’un être rare, cher à jamais.

Au commencement de ce chapitre, nous avons dit qu’il était bien difficile de trouver les raisons qui font que les hommes se conviennent et se rapprochent, et qu’il est inutile, quoique tout le monde le fasse, de rechercher les causes de leur refroidissement, de leurs désenchantements, et de leurs ruptures. George Sand et Musset en sont un exemple clair et bien remarquable. Il y avait entre eux tant de raisons de désaccord, tant de dissemblance, que dans la suite, tous deux, l’un dans la Confession d’un enfant du siècle, l’autre dans Elle et Lui (où il faut chercher non des faits, mais les idées et les sentiments qu’inspira l’histoire réelle), les deux auteurs se sont, sans s’être concertés et comme d’un commun accord, servis d’une personne secondaire et d’un fait extérieur et accidentel comme prétexte de la rupture de leurs héros. Et c’est ce qui s’est passé en réalité. George Sand et Musset, natures également poétiques, étaient gens si différents, que, par exemple, Maxime Ducamp dans ses intéressants Souvenirs[26], a exprimé la pensée que, seules les sensations ont dû les rapprocher, c’est-à-dire, selon lui, que cet amour fut purement un amour sensuel. Il n’en est réellement pas ainsi. Pour nous, il est indubitable que le plus grand attrait qu’aient éprouvé George Sand et Musset à l’égard l’un de l’autre, ce fut, comme nous l’avons déjà dit, que tous deux avaient mutuellement compris et pénétré la poésie de leur âme, ce qui n’empêchait nullement ces deux natures d’être diamétralement opposées, et c’est pour cela qu’il leur arriva ce qui arrive presque toujours : l’amour, à peine triomphant, devint un tourment mutuel, une source de souffrances, et les deux amants tendirent irrésistiblement à s’éloigner l’un de l’autre.

Les deux poètes se connurent de la manière la plus prosaïque. Sainte-Beuve, l’ami et le confident de George Sand, non seulement en littérature, mais aussi en affaires personnelles, lui proposa au printemps de 1833 de faire la connaissance de Musset. George Sand consentit d’abord, puis y renonça, et écrivit à Sainte-Beuve[27] : « À propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m’ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j’avais plus de curiosité que d’intérêt à le voir. Je pense qu’il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d’obéir à ses sympathies. À la place de celui-là, je veux donc vous prier de m’amener Dumas en l’art de qui j’ai trouvé de l’âme, abstraction faite du talent. Il m’en a témoigné le désir, vous n’aurez donc qu’un mot à lui dire de ma part… » Les gens disposés à voir en tout quelque chose de surnaturel, trouveront probablement dans ce refus de George Sand un mystérieux avertissement du sort. Ils se diront aussi sans doute que l’on ne peut éviter sa destinée, lorsqu’ils sauront que, malgré ce refus, George Sand et Musset firent toutefois connaissance dans le courant de l’été de la même année. Le directeur de la Revue des Deux-Mondes, nouvellement achetée par lui, donna aux Frères Provençaux un dîner à ses collaborateurs[28]. Paul de Musset, qui, dans la biographie de son frère, a cru sans doute que le mieux était de ne pas citer le nom de George Sand (nous devons croire que c’est là, selon lui, la haute école de la correction littéraire), nous dit qu’à ce diner, il y avait « beaucoup de convives parmi lesquels une seule femme ». Il va sans dire que cette femme était George Sand, accompagnée ce jour-là de son fidèle chevalier Gustave Planche[29]. « Alfred de Musset était son voisin de table. Elle l’engagea simplement et avec bonhomie à venir la voir. Il y alla deux ou trois fois, à huit jours d’intervalle, et puis il en prit habitude et n’en bougea plus, » ajoute P. de Musset[30]. Il paraît qu’une correspondance s’était établie entre eux, mais une correspondance toute cérémonieuse ; Musset commence ses lettres par « Madame » et George Sand lui répond sur le même ton.

Le 24 juin. Musset lui envoie sa pièce de vers : Après la lecture d’Indiana, qui ne fait pas partie du recueil des Œuvres de Musset, mais qui fut mise au jour en 1878, dans la Revue des Deux-Mondes, par Paul de Musset.

Le 10 août parut Lélia. Le nouvel ami de George Sand exprima le désir de recevoir de l’écrivain lui-même un exemplaire du roman. George Sand lui envoya les deux volumes avec deux dédicaces toutes différentes, mais toutes deux dans le même ton badin. Sur le premier volume elle écrivit : « À monsieur mon gamin d’Alfred ! George. » Sur le second : « À monsieur le vicomte Alfred de Musset, hommage respectueux de son dévoué serviteur George Sand[31]. » Musset s’empressa de la remercier par une lettre dans laquelle, pour la première fois, selon le plus véridique des biographes de Musset, Arvède Barine, le « ton cérémonieux fait place à un ton plus amical », et où, en général, on remarque déjà les premiers indices d’un certain rapprochement. « Le mot Madame disparaît dès lors de leur correspondance. Musset s’enhardit, il fait sa déclaration d’amour, d’abord avec gentillesse, la seconde fois déjà avec passion, et leur destin à tous deux s’accomplit[32]… » L’amitié était devenue amour, et « amour triomphant ». Le 25 août, George Sand déclare sans détours à Sainte-Beuve qu’elle est la maîtresse de Musset, et elle ajoute qu’il peut « en publier la nouvelle, car elle est dorénavant obligée de mettre sa vie au grand jour[33] ».

Lindau, autre biographe de Musset, fait à sa manière l’histoire de l’amour des deux poètes, et la traite si singulièrement que nous croyons nécessaire de nous y arrêter un instant.

Quand commence le récit des débuts de l’amour de Musset pour George Sand, Lindau, sans avoir l’air de condamner George Sand, choisit ses tournures, ses verbes, ses adjectifs, ses substantifs, l’on dirait même ses prépositions, de manière à faire paraître les choses les plus simples comme des ruses, les actions dignes de la sympathie la plus entière comme je ne sais quoi d’astucieux, cachant un but mystérieux. Ainsi il dit, entre autres, qu’à la cour ardente que lui faisait Musset, « elle opposa une sage barrière et ce jugement froid et réservé qu’elle sut garder dans toutes les circonstances de la vie ». Si nous nous rappelons qu’au mois de mars, George Sand n’avait pas encore fait la connaissance de Musset, et que le 25 août elle communiquait déjà à Sainte-Beuve la nouvelle importante, mentionnée un peu plus haut, les mots « jugement froid et réservé » nous paraîtront une simple raillerie, car il ne viendra à l’esprit de personne d’accuser précisément, en ce cas, George Sand d’un excès de raisonnement. Dans la même lettre, George Sand, il est vrai, dit à sa manière ordinaire, que si elle a agi comme elle l’a fait, c’était plutôt par amitié que par amour. Amitié bien étrange ! Les mots restent des mots, et les faits des faits ; nous avouons que, dans ce cas, nous aurions préféré voir chez George Sand plus de possession de soi-même et de « raisonnement, » ou plutôt une résistance plus prolongée. Y avait-il donc si longtemps que George Sand s’était désenchantée de Jules Sandeau, et qu’elle s’était affligée de son entraînement pour Mérimée ? Et la voilà qui se jette en aveugle au-devant d’une nouvelle passion ! En tout cela, il y a bien peu de « froideur », de « retenue » et de « jugement » !

D’où provient donc cette confusion d’idées chez Lindau ? — Il adapte une fiction de roman à des dates et à des faits réels ! Les longs raisonnements de Mlle Thérèse Jacques, héroïne de Elle et Lui, il les met dans la bouche de George Sand. Thérèse, les lecteurs de l’ouvrage s’en souviennent peut-être, a employé tous les moyens pour détourner Laurent de sa manière funeste de passer le temps avec des viveurs et des grisettes, et enfin elle se décide à le sauver par son amour. Dans quelle proportion ceci est-il d’accord avec la réalité, ou imaginé comme une thèse ? C’est là une question de critique purement littéraire, qui ne se rapporte qu’au roman de Elle et Lui. Les faits prouvent que le roman vécu de Musset et de George Sand, ou, du moins, le début de ce roman, ne ressemble en rien au roman de Thérèse et de Laurent. Le roman réel nous frappe par sa spontanéité, par sa précipitation : c’est presque un coup de foudre, tandis que le roman écrit se traîne en longueur, est plutôt froid et gradué. Mais Lindau continue, à mesure qu’il raconte la vie de Musset, à puiser ses renseignements dans le roman de Elle et Lui, et voilà pourquoi nous trouvons dans son livre la page que voici :

« Sous ce rapport les rôles n’ont pas été justement distribués ; c’était la femme qui dirigeait. Musset était déraisonnable, passionné ; George Sand agissait en pleine connaissance de cause et avec calme (?!). Musset était amoureux, George Sand ne l’était pas (?!). Elle traitait le poète comme un gamin désobéissant. Elle lui expliquait avec la sagesse d’une gouvernante (?!) — qui exaspérait le jeune homme adoré de tous, l’élégant dandy, habitué aux conquêtes, — que l’amour entraîne avec lui toutes sortes de chagrins et qu’il vaudrait beaucoup mieux que les relations de sa part, à elle, restassent celles d’une mère ou d’une sœur. Ainsi, nous travaillerions mieux, disait-elle. Elle variait de toutes les manières les paroles du chevalier Toggenbourg : « N’exige pas d’autre amour, car cela me chagrine. » Mais le Toggenbourg des temps modernes ne consentit pas à « s’éloigner d’elle avec un chagrin muet » ; elle-même tâcha de le garder auprès d’elle. Musset, profondément attristé de voir son amour refusé, se lança de nouveau dans le tourbillon des plaisirs ; — alors elle eu des remords. Pour sauver le malade, elle résolut de lui offrir, comme médecine, l’amour qu’elle lui avait refusé jusque-là. Sans passion comme sans entraînement, sans oubli d’elle-même, elle crut qu’il lui fallait, au jour qui lui convînt le mieux, changer en amour sa disposition amicale, ou, du moins, en donner la preuve suprême… Avec quel froid jugement George Sand fit à son bien-aîmé l’aveu définitif, nous le savons par ce qu’elle en dit elle-même. Elle se fit à sa nouvelle position, qui ne l’avait aucunement prise au dépourvu, avec un discernement vraiment étonnant… »

Lindau expose ensuite, mais toujours à sa manière, le commencement du cinquième chapitre d’Elle et Lui, en répétant la phrase célèbre : « que des nuits de réflexions douloureuses avaient précédé »… ce nouvel ordre de choses. Nous laissons au lecteur le soin de juger lui-même, jusqu’à quel point on peut dire, en ce cas, de George Sand, qu’elle a « agi en plein calme, » et « en raisonnant » ; qu’elle n’était pas éprise », qu’il y a eu là « sagesse de gouvernante », « manque de passion », « absence d’oubli de soi-même », « amour administré comme médicament » (!!), etc.

Par tout ce qui a été dit plus haut, on voit que Lindau s’est proposé de nous donner un récit captivant d’un thème psychologique très intéressant, mais ce n’est pas là de l’histoire, c’est uniquement de la littérature. Il est évident que Lindau n’est guère plus heureux lorsqu’il essaie de représenter George Sand comme une Mme Putiphar (et Musset comme un autre Joseph !) comme une intrigante menteuse qui entortillait le jeune homme à sa guise, et qui, le pétrissant comme une cire molle, faisant de lui, tantôt une figure douce et humble, tantôt une figure bouillonnante de passion. Il ressemblait bien peu à un jouvenceau innocent, détourné de la bonne voie par une intrigante froide et hypocrite, celui qui racontait à son frère des historiettes « dans le goût de Lauzun et de Bassompierre », lui, l’auteur de Mardoche, de Namouna et de Rolla ! Il en est de même de George Sand, si passionnée, si impressionnable, si facile à entraîner, habituée « à tout risquer à tout propos », si peu constante et si peu ressemblante à Thérèse Jacques, cette femme si calme et si raisonneuse.

Cette confusion entre des êtres si dissemblables, entre des personnages fictifs et des personnages réels, amène le sourire sur les lèvres du lecteur. Un fait nous arrête encore, qui a servi souvent d’arme à ceux des ennemis de George Sand qui cherchent à l’accuser d’hypocrisie comme femme et comme écrivain : c’est que les héroïnes de George Sand sont un peu phraseuses et prolixes dans les moments décisifs de leurs amours à elles, et que leur autour a une tendance marquée à expliquer et à justifier leur « chute » par différents motifs très élevés, comme si l’amour par lui-même n’était pas un motif suffisant. La plupart des biographes de Musset et les critiques d’histoire littéraire tombent dans la même erreur que Lindau en voulant affubler George Sand elle-même de ces belles tirades et de sa manière d’invoquer « les circonstances atténuantes », lorsqu’il s’agit de ses propres romans vécus. Ces deux traits de la physionomie littéraire de George Sand ont une double explication. La première, c’est que très ardente et de nature passionnée, se laissant facilement entraîner et allant sans jugement et presque subitement jusqu’aux plus décisives manifestations de la passion, lorsqu’elle créait ses héroïnes avec l’intention de représenter non pas elle, mais des femmes idéalisées, George Sand s’est ingéniée à chercher toutes les causes logiques possibles, propres à justifier et à excuser leurs chutes. Ce procédé ressort directement de sa nature complexe : d’un côté, tempérament passionné, de l’autre une âme tendant éternellement à l’idéal et au « rationnel ». Et si dans sa propre vie elle a eu à déplorer si amèrement ses entraînements et n’a jamais su se justifier en rien à ses propres yeux, elle s’est d’autant plus évertuée, dans ses romans, à créer des types de femmes comme elle aurait voulu être elle-même. D’autre part ce n’est pas sa faute, si ses phrases et ses héroïnes nous paraissent souvent trop ampoulées ou trop « immaculées » ; nous sommes trop éloignés de 1830, de son style, des goûts et des sentiments qui régnaient alors. George Sand fut fidèle à son époque en faisant parler à ses héroïnes un langage idéal et quelque peu emphatique. Alexandre Herzen, cet esprit libre et sobre, n’employait-il pas le même langage lorsqu’il écrivait à sa fiancée, Nathalie Alexandrovna[34] ?

Les discours et la prolixité des héroïnes de George Sand s’expliquent donc parfaitement par leur époque ; et si elle les fait céder à leurs passions seulement lorsqu’elles peuvent justifier leur chute par des motifs de l’ordre le plus élevé, et qu’elle leur fait expier leur entraînement, cela ressort, comme nous l’avons dit plus haut, de la tendance de George Sand vers le vrai, le beau, le raisonnable dans la vie, tendance souvent en contradiction avec ses propres entraînements et ses propres passions. Voilà pourquoi les critiques qui oublient ou ne voient pas cette dissemblance absolue entre Aurore Dudevant et le type favori des héroïnes de George Sand, seront constamment en contradiction avec eux-mêmes, ou accuseront George Sand d’hypocrisie.

Cette contradiction se manifeste surtout chez Lindau, lorsqu’il raconte le début du roman qui s’est passé entre elle et Musset. Il n’est certes pas plus heureux lorsqu’il essaye de la représenter comme une « lady Tartuffe » ou comme une Mme Putiphar, que Paul de Musset en voulant faire passer son frère pour une rosière.

Les premières semaines — comme tous les « commencements » dont parle Mme de Staël — furent heureuses ; une harmonie parfaite régnait entre les deux amants. Tous deux, semble-t-il, avaient trouvé l’un dans l’autre ce qu’ils rêvaient, ce qu’ils cherchaient. Ils ne se cachaient pas du monde et étaient inséparables.

Dans une lettre inédite du 7 mars 1834 à Boucoiran, George Sand le prie — pour éviter tout malentendu avec M. Dudevant, qui devait se rendre à Paris en l’absence de George Sand — « d’enlever toutes les hardes d’Alfred de Musset qui ont pu rester dans sa chambre ». Dans une autre lettre, du 6 avril, elle le prie de donner la clef de sa chambre à Musset, revenu à Paris et qui voulait y prendre quelques effets à lui, des tableaux, des livres, etc. On voit, par là, qu’ils habitaient ensemble le quai Malaquais dans l’automne de 1833, et le petit logement était un vrai petit nid d’amoureux. Paul de Musset, lui-même, n’a pu trouver autre chose à dire sur cette lune de miel que de proclamer bien haut qu’il régnait dans le jeune ménage, non seulement le bonheur, mais encore une folle gaîté, une joie exubérante. Tantôt, c’étaient des mascarades spontanées ; tantôt, dans ce cercle d’intimes, on mystifiait, d’un commun accord, l’un ou l’autre des amis et des connaissances par des représentations improvisées. Debureau, le Pierrot bien connu d’un petit théâtre, talent primesautier et vraie nature d’artiste, prit, même une fois, part à ces divertissements. George Sand lui a consacré quelques lignes touchantes dans l’Histoire de ma Vie, et, après sa mort, elle publia, sur lui, dans le Constitutionnel (1846), un petit article, réimprimé ensuite dans la collection complète de ses œuvres[35]. Dans cet article, George Sand caractérise surtout Debureau comme une nature artistique et spontanée, une âme droite et franche. Un jour que Musset et George Sand s’étaient imaginé de mystifier M. Lerminier, le critique, Debureau lui fut présenté en qualité de diplomate anglais, et pendant tout le dîner, empesé et plein de morgue, il ne desserra pas les dents. Ce ne fut qu’à la fin d’une conversation sur la politique, qu’à l’ébahissement de tous les non-initiés, il se mit tout à coup — afin, dit-il, de mieux faire comprendre l’équilibre européen, — à jongler avec son assiette. Ce soir-là, Musset était déguisé en gentille soubrette normande, — très maladroite de ses mains, — qui tantôt arrosait d’eau les convives en les servant, tantôt les poussait sans cérémonie, et, pour comble, se mit à table à côté du diplomate. Bref, ce furent des plaisanteries et des rires sans fin… Parfois toute la compagnie se rendait au théâtre, parfois les deux amants se promenaient sur les boulevards, ou bien l’on restait à la maison, et alors on lisait, on dessinait, on faisait de la musique et l’on causait amicalement d’art et de littérature. D’autres fois les deux amants travaillaient ensemble ou jouaient comme des enfants. En un mot, on eût dit l’idéal d’une union d’artistes[36].

Dans le courant de septembre, ennuyés du bruit de Paris et évidemment lassés de l’espèce de tutelle exercée par le très cher frère Paul, qui, on le voit, n’avait pas quitté le jeune couple — lassitude dont ce témoin importun ne se doutait point, ce qui explique pourquoi il ne comprit pas la raison qui les faisait s’envoler si vite de Paris, — Alfred de Musset et George Sand s’établirent d’abord à Fontainebleau, où ils passèrent quelque temps dans une entière solitude, faisant des promenades et des excursions dans la célèbre et admirable forêt.

Ce voyage est devenu historique, depuis que les deux écrivains, dans la Confession d’un enfant du siècle et le Souvenir, ainsi que dans Elle et Lui, l’ont célébré et l’ont fait passer à la postérité. Ni l’un ni l’autre ne purent jamais aller à Fontainebleau sans se rappeler aussitôt ces premiers temps heureux de leur amour, jamais ils ne purent parler indifféremment de la forêt. Aussi George Sand y retourna-t-elle plus d’une fois, en réalité ou en pensée, et en parle-t-elle plusieurs fois dans ses écrits. En 1837, elle y passa plusieurs semaines avec son fils et il en résulta quelques pages lyriques intitulées : Une lettre écrite de Fontainebleau en 1837[37], parues en 1855 dans le volume collectif intitulé : « Fontainebleau. » Dans la préface de la Dernière Aldini, George Sand écrit[38] : « J’ai rêvé, en me promenant à travers la forêt de Fontainebleau, tête à tête avec mon fils, à tout autre chose qu’à ce livre, que j’écrivais le soir dans une auberge, et que j’oubliais le matin, pour ne m’occuper que de fleurs et de papillons. Je pourrais raconter toutes nos courses et tous nos amusements avec exactitude, et il m’est impossible de dire pourquoi mon esprit s’en allait le soir à Venise. Je pourrais bien chercher une bonne raison ; mais il sera plus sincère d’avouer que je ne m’en souviens pas : il y a de cela quinze ou seize ans. »

Nous supposons que le lecteur comprend clairement pourquoi et par quel enchaînement d’idées et de souvenirs les sentiers mystérieux de la forêt de Fontainebleau faisaient revivre dans l’âme de l’écrivain les réminiscences de Venise ; nous supposons aussi que « quinze ans auparavant », c’est-à-dire en 1837, George Sand elle-même s’expliquait parfaitement pourquoi Fontainebleau et Venise vivaient inséparablement en son âme. C’est le souvenir des jours les plus doux et les plus sombres de son amour pour Musset qui en faisait le lien… Bien plus tard encore, en 1872, George Sand consacra de nouveau à la forêt de Fontainebleau quelques pages éloquentes ; c’était une réponse à l’appel adressé aux savants et aux artistes sur la nécessité de conserver intacte cette forêt historique dont le Gouvernement voulait vendre une partie. George Sand éleva aussi la voix contre l’aliénation de cette propriété nationale ; et cela tant au point de vue utilitaire (à cause du dommage qui résulte de la destruction des forêts si peu nombreuses en France) qu’au point de vue esthétique, pour ne pas priver le peuple, et surtout les enfants, d’un de ces coins de « nature » que l’on fait disparaître de plus en plus et que l’on relègue toujours plus loin des endroits habités ; cependant c’est la seule source de poésie, d’observation, de contemplation pour bien des enfants des villes, c’est un élément indispensable à leur éducation[39].

La plupart des biographes et des critiques racontent avec beaucoup de détails le voyage à Fontainebleau, en se basant sur ce que l’on trouve dans Elle et Lui, Lui et Elle et dans la Confession. Nous ne les imiterons pas. Bien plus, nous ne pouvons partager complètement l’opinion de Mme Arvède Barine, qui prend ici pour guide une lettre postérieure de George Sand à Mme d’Agoult, lettre écrite à propos de la publication de la Confession d’un enfant du siècle, et dans laquelle George Sand dit que c’est avec émotion qu’elle a lu « cette peinture vraie et détaillée d’une intimité malheureuse[40] ». Se basant sur cette lettre, Mme Arvède Barine introduit, notamment en cet endroit de sa biographie de Musset, des fragments de la Confession racontant comment le héros, dès le début de son amour, se comportait déjà étrangement et inégalement avec Brigitte (c’est-à-dire avec George Sand). Il ne pouvait se défaire des habitudes de son ancienne vie de débauche, il tourmentait par sa jalousie rétrospective la pauvre femme aimée. Tantôt il l’adorait à genoux comme une sainte, tantôt il l’outrageait, comme une ignoble courtisane et la traitait grossièrement. Quand parut la Confession d’un enfant du siècle, où l’auteur a pu, grâce au but artistique qu’il poursuivait, disposer et grouper les faits, non dans leur ordre historique, mais conformément à son plan artistique (chose à laquelle il avait parfaitement droit), George Sand fut satisfaite de la manière dont il avait traité tout ce qui s’était passé, elle en reconnut l’exactitude. C’est ce qu’elle écrivit en 1836 à Mme d’Agoult. Musset avait donc dit la vérité sur lui et sur elle. Mais il importe de savoir à quel temps s’applique cette vérité, à l’automne de 1833 ou bien à une époque postérieure ? À propos de l’automne de 1833, il serait plus juste de citer d’autres paroles authentiques de George Sand tirées d’une lettre qu’elle écrivit à Sainte-Beuve le 21 septembre 1833, paroles du reste rapportées aussi par Mme Arvède Barine elle-même :

«… Moi, j’ai été malade, mais je suis bien. Et puis, je suis heureuse, très heureuse, mon ami. Chaque jour je m’attache davantage à lui ; chaque jour je vois s’effacer en lui les petites choses qui me faisaient souffrir ; chaque jour je vois luire et briller les belles choses que j’admirais. Et puis encore, par-dessus tout ce qu’il est, il est bon enfant, et son intimité m’est aussi douce que sa préférence m’a été précieuse[41]… »

Une lettre de la fin de septembre, également citée par Arvède Barine, confirme encore davantage cette impression de bonheur et de paix descendue dans l’âme agitée de l’auteur de Lélia. De tristesse et de désaccords, il n’y a pas encore trace.

Mais hélas, ils arrivèrent bientôt, et cela presque dès le commencement du voyage en Italie, que Musset et George Sand entreprirent dans le courant de décembre de la même année. L’un et l’autre tenaient à s’éloigner du bruit de Paris, des amis et des parents, et à vivre seuls en pleine liberté, au milieu d’une nature merveilleuse et des monuments de l’art.

M. Dudevant n’avait, en apparence, opposé aucun empêchement au voyage de sa femme ; la petite Solange restait auprès de son père, à Nohant ; George Sand avait confié temporairement Maurice, pour les fêtes de Noël, à ses deux aïeules : Mme Dupin, et la belle-mère de son mari, la baronne Dudevant, et vers la mi-décembre[42] Musset et George Sand quittèrent Paris. Ils passèrent par Marseille et Gênes, Livourne et Pise, et se rendirent à Florence, d’où ils allèrent à Venise par Ferrare et Bologne. Remarquons bien cet itinéraire, uniquement pour ne pas tomber dans l’erreur de Messieurs les biographes qui aiment à prendre les romans comme documents et ont pu faire ainsi se promener Musset et George Sand, à la suite de Fauvel et d’Olympe, ou de Laurent et de Thérèse, à la Spezzia et à Naples, où il n’ont jamais mis les pieds. Du reste, Lindau, qui reproduit toujours servilement Paul de Musset, s’éloigne tout à coup de son original en parlant du départ, et au lieu de la soirée brumeuse et des mauvais présages de toutes sortes[43] qui accompagnèrent ce départ dans le récit du frère, il nous dit qu’il s’est effectué dans la joie « par une gaie journée ensoleillée du mois d’octobre » (?!)

George Sand écrivit à son fils de Marseille, le 18 décembre, sa première lettre, dans laquelle elle lui dit qu’ils ont jusque-là voyagé sans relâche[44]. À Marseille, ils restèrent jusqu’au 22, d’où il partirent pour Gênes. L’album de voyage de Musset renferme quelques dessins très curieux représentant George Sand dans des attitudes toutes différentes : fumant tranquillement sa cigarette sur le tillac, tandis que Musset a l’air penaud d’un homme qui souffre du mal de mer ; ailleurs Musset représente sa compagne en costume de voyage, achetant un bibelot dans une boutique de bric-à-brac, puis en toilette d’appartement, encore plus loin costumée en Turque et fumant la chibouque ; ou encore souriante, un éventail à la main. Sur le bateau du Rhône, les jeunes gens rencontrèrent Beyle (Stendhal, l’auteur de Rouge et Noir), et, à ce qu’il semble, ils passèrent gaiement le temps avec lui, quoique George Sand ne partageât guère ses goûts ni ses idées. Le voyage commençait très agréablement.

À Gènes, les deux voyageurs se mirent, sans se lasser, à visiter les palais et les musées, admirant en vrais artistes toutes les merveilles d’art disséminées avec tant de profusion dans cette charmante ville. De Gènes ils se rendirent à Florence par Livourne.

À Florence commencèrent à s’élever entre eux les premières discordes, d’abord passagères, mais elles prirent bientôt un caractère menaçant et démontrèrent aux deux amoureux, si heureux naguère, qu’ils étaient deux individualités différentes, ce qui est le symptôme le plus vrai et le plus fatal d’une rupture menaçante et… du commencement de la fin. Ils étaient cependant encore parfaitement heureux, mais il y avait déjà des nuages à l’horizon, et les biographes de Musset (les deux meilleurs, du moins : Arvède Barine et Lindau) sont obligés de reconnaître que la cause de ces premiers malentendus était due à Musset lui-même. C’est ici qu’il faut rapporter la page de la Confession que cite Mme Barine, en parlant de la course à Fontainebleau. Un passé trop orageux avait laissé en Musset des traces ineffaçables ; il avait éprouvé par lui-même ce qu’il avait déjà si souvent pris pour sujet de ses poèmes et de ses drames comme par exemple de : la Coupe et les lèvres. La vie de débauche qu’il avait auparavant menée le rendait incapable d’un amour candide, confiant, plein d’estime et d’amitié ; elle avait empoisonné à jamais dans son âme la source du pur dévouement et de la foi, et l’avait souillée. Vainement essayait-il d’oublier le passé, de croire à une femme fidèle, de l’aimer avec respect, « saintement ». Des souvenirs affreux, hideux, d’amères expériences ne lui faisaient voir en elle que la source de grossières jouissances et de tromperies plus grossières encore. Et la fantaisie sans frein, cette faculté de s’adonner à toute idée à peine née dans l’imagination, faisait de tout soupçon une réalité, et pouvait faire succéder tout à coup aux minutes les plus heureuses des moments où il regardait son amante comme la dernière des femmes, et il était capable de la haïr sur les soupçons les plus honteux et les plus invraisemblables pour la porter ensuite au plus haut des cieux et l’adorer comme une divinité.

George Sand ne comprenait pas ces perpétuels changements. Elle aimait autrement. Douée d’un tempérament passionné, elle avait pourtant l’âme calme et bien pondérée. Elle ne savait point aimer sans croire et sans voir dans le bien-aimé le meilleur des hommes. Elle joignait à cela une bonté toute miséricordieuse, une grande patience, et aussi longtemps qu’elle ne vit dans les emportements de Musset que les défauts et les excès d’une poétique nature passionnée, elle n’y fit aucune attention. Mais le jour où elle vit enfin qu’ils étaient gens différents, qu’ils envisageaient les choses tout différemment, qu’ils les comprenaient autrement, qu’elle eut cessé de croire à Musset, l’éloignement et le refroidissement commencèrent à travailler imperceptiblement et inconsciemment son âme. Les relations entre les deux amants restèrent passionnées comme par le passé, mais leurs âmes ne vibraient plus à l’unisson. De là la tragédie qui s’ensuivit, de là la durée de cette tragédie, qui n’arriva pas de sitôt à son épilogue. Leur amour, de chaîne de roses qu’il était, devint une chaîne de fer, une chaîne meurtrissante, mais elle leur était si chère, que tous deux de longtemps encore ne purent la briser. Ils différaient tellement par leurs convictions, leurs goûts, leurs habitudes ! Au moment de leur liaison, Musset et George Sand n’avaient fait attention qu’aux grandes lignes poétiques de leur caractère et de leur âme, par lesquelles ils se ressemblaient, avec le temps ils commencèrent à se convaincre que leurs habitudes, leur genre de vie étaient tout différents et ne pouvaient point s’accorder. On peut s’étonner qu’ils ne s’en soient pas aperçus plus tôt. Voici ce que nous dit de Musset l’un de ses amis mondains, le comte d’Alton-Shee : « Avec les hommes, il parlait peu et riait volontiers de l’esprit des autres. Aux femmes il réservait toutes les grâces et tous les charmes de sa coquetterie ; près d’elles il était gai, amusant, éloquent, moqueur, dessinant une caricature, composant un sonnet, écoutant la musique avec délices, jouant des charades improvisées, ayant comme elles l’horreur de la politique et des sujets sérieux. » George Sand, tout au contraire, ne pouvait souffrir la causerie pour la causerie même, elle avouait volontiers qu’elle préférait la conversation des hommes à celle des femmes, celles-ci la fatiguant par leur vain bavardage et leurs coq-à-l’âne. Elle aimait à causer et à jouer avec des enfants, elle s’entendait à les faire rire en riant elle-même, mais elle manquait complètement d’esprit dans les conversations de salon. Quand on causait devant elle de choses qui lui étaient peu connues ou qui n’avaient pour elle aucun intérêt, elle se taisait. Mais aussitôt qu’il était question de quelque chose qui lui tenait au cœur, elle prenait une vive part à la conversation, discutait, exigeait qu’on lui prouvât ce qui l’avait frappée ou l’avait touchée au vif. Nous avons déjà cité le passage de la cinquième partie (vol. IV, p. 149) de l’Histoire de ma Vie où elle nous dit quelles questions religieuses, politiques et sociales l’avaient remuée si profondément à la veille d’écrire Lélia : « Mais il est une douleur plus difficile à supporter que toutes celles qui nous frappent à l’état d’individu. Elle a pris tant de place dans mes réflexions, elle a eu tant d’empire sur ma vie, jusqu’à venir empoisonner mes phrases de pur bonheur personnel, que je dois bien la dire aussi…[45] » etc.

Et Musset dit dans sa célèbre dédicace à Alexandre Tatett :

    D’ailleurs, il n’est pas dans mes prétentions
    D’être l’homme du siècle et de ses passions.
    Si mon siècle se trompe, il ne m’importe guère :
    Tant mieux s’il a raison, et tant pis s’il a tort ;
    Pourvu qu’on dorme encore au milieu du tapage,
    C’est tout ce qu’il me faut et je ne crains pas l’âge
    Où les opinions deviennent un remords.

Si les lignes de cette dédicace qui viennent après celles-ci font tant d’honneur à la libre pensée de Musset, à sa tolérance en matière de religions et de nationalités, à son mépris pour ce que l’on est convenu d’appeler « patriotisme », et nous le montrent comme un homme plaçant l’humanité au-dessus de la nationalité — les lignes citées témoignent au moins de son inertie et de son indifférence envers les questions qui ont agité ou agitent encore les plus grands esprits de notre siècle.

Tout en prenant entièrement à cœur les grandes causes générales, George Sand était en même temps un écrivain de vocation par toutes les tendances de sa nature. Son art, elle l’aimait plus que tout au monde ; son travail, elle le regardait comme le premier des devoirs, sinon comme la chose qui, dans sa vie, primait toutes les autres ; elle travaillait comme les vrais artistes : partout et toujours, dans la joie comme dans la tristesse, qu’elle aimât ou qu’elle n’aimât point, au foyer comme en voyage. Écrire était pour elle une nécessité, elle ne pouvait vivre sans cela. Plus tard, elle se plaignit parfois de « son travail de forçat », et souvent elle se sentait vivement fatiguée, car son labeur était au-dessus de ses forces. Mais ceci était indispensable, car son travail était presque sa seule ressource. Nous savons, en effet, par son procès avec Dudevant, qu’il ne lui payait presque jamais exactement les misérables 1.500 francs assignés par leur contrat de mariage. Elle voulait, en outre, vivre de sa plume sans dépendre de son mari et sans faire de dettes. Il lui fallait travailler d’arrache-pied, rien que pour pouvoir, après avoir vécu six mois à Nohant, passer les six autres mois de l’année à Paris avec sa petite fille. Ce n’était qu’à condition d’un labeur sans relâche qu’elle échappait à la pauvreté et qu’elle n’avait pas à se refuser les plus modestes plaisirs. Son voyage en Italie entraîna de nouvelles dépenses assez considérables. Avant son départ, pour avoir quelques centaines de francs de plus en poche, elle emprunta une certaine somme à Buloz et à Sosthène de La Rochefoucauld, en promettant à Buloz de régler son compte en lui envoyant de la copie à mesure qu’elle écrirait en Italie. En effet, tout en passant ses journées, à Gènes ou à Florence en promenades, et en jouissant de la nature et des arts en compagnie de son bien-aimé, George Sand, le soir, se mettait à sa table de travail, écrivait par vocation et par nécessité, et rien ne pouvait la détourner de son œuvre ; écrire était pour elle une seconde nature.

Musset, lui, écrivait à bâtons rompus, passant parfois des semaines et des mois sans prendre une plume : son amour de l’art était celui d’un dilettante. Des désaccords ne tardèrent pas non plus à s’élever sur ce terrain. Musset ne voulait travailler qu’à ses heures, mais était toujours prêt à courir les rues le soir et à s’amuser. George Sand, tout entière à son travail, ne pouvait ni ne voulait l’accompagner[46]. Elle n’admettait pas comme possible qu’il pût s’élever entre eux des désaccords pour la seule raison qu’elle se voyait obligée de travailler et qu’il lui fallait, à lui, des spectacles ou des piqueniques, car elle comprenait ses relations avec Musset comme quelque chose de beaucoup plus sérieux. Les discordes arrivèrent cependant.

Déjà, à Florence, les premières discussions s’étaient manifestées. George Sand s’était aperçue, avec horreur, que son amour n’avait non seulement aucune influence bienfaisante sur les habitudes et le genre de vie de Musset, mais ne le retenait pas même de la trahir de la manière la plus grossière. Deux fois en sa vie elle avait déjà éprouvé le dégoût de semblables trahisons : pendant son mariage avec Dudevant, et, plus tard, lorsque Jules Sandeau ne s’était point gêné pour la tromper avec une blanchisseuse. Musset l’aimait comme auparavant, mais, au point de vue masculin de Musset, cet amour ne l’empêchait pas de courir les aventures. George Sand, qui l’aimait tendrement de son côté, était prête à les lui pardonner. Seulement la sainteté, la pureté du sentiment avait été violée, ce qui l’offensait et la blessait profondément. Le fait même qu’elle eut à pardonner fut, selon nous, et à en juger d’après sa nature, le coup mortel porté à son amour. Il lui fallait adorer l’être aimé, ne trouver en lui aucun défaut, être subjuguée par son charme. C’est alors qu’elle aimait en effet passionnément, de toute son âme, non dans le sens vulgaire de ce mot, mais en ce sens que toutes les forces de son âme, que toutes ses facultés : esprit, volonté, imagination, sentiment, tout appartenait au bien-aimé. Lorsqu’elle commença à pardonner, à « fermer les yeux » sur les défauts et sur le manque d’entente, elle aimait déjà autrement. Peut-être aimait-elle mieux alors, dans le sens chrétien de l’amour, avec cette nuance de pardon général, cette sollicitude infinie et cette bonté maternelle dont elle raffolait toujours ; ce sentiment d’amour était peut-être plus conscient, mais il ne l’envahissait plus comme auparavant, ne la remplissait plus du bonheur de l’amour inconscient, le seul vrai qui puisse exister. D’abord elle avait aimé pour elle, maintenant elle aimait pour lui. Ce n’était plus cela, et tous deux, semble-t-il, avaient déjà commencé à le sentir.

Dès l’arrivée à Venise se déroule pour George Sand toute une série d’épreuves, de chagrins et de soucis. À peine installée à l’hôtel Danieli, étant déjà indisposée à partir de Gênes, et pouvant à peine se tenir sur ses jambes à Pise et à Florence, elle tomba tout à fait malade et dut garder le lit pendant deux semaines entières[47].

Elle n’était pas encore complètement rétablie qu’elle se remettait à bûcher pour rattraper le temps perdu, lorsqu’une circonstance inattendue vint la mettre dans la nécessité absolue de travailler encore davantage. M. Plauchut nous a raconté, d’après ce que lui avait dit Buloz[48], que Musset, pendant son séjour à Venise avait été entraîné dans un brelan où il avait perdu dix mille francs. L’imprudent joueur ne pouvait et n’aurait jamais pu payer cette dette d’honneur, il lui fallait choisir entre le suicide ou le déshonneur. George Sand n’hésita pas un instant. Elle écrivit aussitôt au directeur de la Revue, en le priant de lui avancer cet argent. Buloz, sincèrement bien disposé pour son collaborateur, envoya la somme par retour du courrier, sans autre condition que celle d’être remboursé en manuscrit. George Sand se mit à l’œuvre et expédia l’un après l’autre, de Venise à Paris, plusieurs romans, entre autres deux de ses œuvres les plus charmantes, André et Teverino[49] « Je fus tellement touché de l’énergie de George, m’a dit Buloz, — il ne l’appelait jamais autrement, ajoute M. Plauchut, — émerveillé de la valeur littéraire de ces romans que je ne voulus jamais qu’elle payât sa dette… » Nous laisserons ici à Buloz la responsabilité de son désintéressement, car par les lettres inédites de George Sand à Boucoiran, son ami et factotum, nous voyons qu’elle travaillait, au contraire, presque au delà de ses forces, ne sachant comment se tirer d’affaire pour envoyer à temps le nombre de feuilles d’impression que Buloz réclamait[50], qu’elle demandait constamment à Boucoiran de prier Buloz de ne pas être si pressant, de lui donner du temps. Enfin, dans une de ses lettres elle lui demande de lui envoyer l’argent de son travail, sans quoi elle ne pourrait payer le docteur ni le pharmacien, ni son retour en France. Dans ses lettres du 4 et 5 février[51] George Sand prie Boucoiran de tâcher de s’arranger, en tout cas, avec un autre éditeur, Dupuy, pour une nouvelle édition à faire de ses œuvres publiées jusque-là. Elle ne cesse de faire des démarches pour mettre ses comptes en ordre et payer ses dettes. Elle expédie même d’avance ses conditions pour le cas où Dupuy consentirait à faire un contrat. MM. Plauchut et Ulbach assurent que la famille de Musset n’ignorait pas alors et n’ignore pas aujourd’hui cet épisode — chose d’autant plus honteuse, que plus tard le frère du poète ne se gêna nullement pour propager sur George Sand les plus vilaines calomnies. Quoi qu’il en soit, cette « pédante » qui écrivait sans relâche pendant des nuits entières, et cette « bonne ménagère, qui dressait ses comptes chaque soir », sauva l’insouciant poète[52]. Par là elle avait dû contracter une nouvelle dette envers Buloz et travailler deux ou trois fois plus qu’elle ne l’avait fait auparavant. Un peu plus tard, le 16 mars, elle écrit à son frère Hippolyte Châtiron : « L’amour du travail sauve de tout. Je bénis ma grand’mère qui m’a forcée d’en prendre l’habitude. Cette habitude est devenue une faculté et cette faculté, un besoin. J’en suis arrivée à travailler, sans être malade, treize heures de suite, mais en moyenne, sept ou huit heures par jour, bonne ou mauvaise soit la besogne. Le travail me rapporte beaucoup d’argent et me prend beaucoup de temps, que j’emploierais, si je n’avais rien à faire, à avoir le spleen, auquel me porte mon tempérament bilieux. Si, comme toi, je n’avais pas envie d’écrire, je voudrais du moins lire beaucoup. Je regrette même que mes affaires d’argent me forcent de faire toujours sortir quelque chose de mon cerveau sans me donner le temps d’y faire rien rentrer. J’aspire à avoir une année tout entière de solitude et de liberté complète, afin de m’entasser dans la tête tous les chefs-d’œuvre étrangers que je connais peu ou point. Je m’en promets un grand plaisir et j’envie ceux qui peuvent s’en donner à discrétion. Mais, moi quand j’ai barbouillé du papier à la tâche, je n’ai plus de faculté que pour aller prendre du café et fumer des cigarettes sur la place Saint-Marc, en écorchant l’italien avec mes amis de Venise. C’est encore très agréable, non pas mon italien, mais le tabac, les amis et la place Saint-Marc. Je voudrais t’y transporter d’un coup de baguette et jouir de ton étonnement[53]… »

Mais nous anticipons un peu sur les événements. À la fin de janvier George Sand était de nouveau tombée malade et avait dû rester quelques jours au lit. Elle écrit à Boucoiran, le 4 février, à la suite des questions d’affaires dont il a été parlé plus haut : « Je viens encore d’être malade cinq jours d’une dysenterie affreuse. Mon compagnon de voyage est très malade aussi. Nous ne nous en vantons pas parce que nous avons à Paris une foule d’ennemis qui se réjouiraient en disant : « Ils ont été en Italie pour s’amuser et ils ont le choléra ! quel plaisir pour nous ! ils sont malades ! » Ensuite Mme de Musset serait au désespoir si elle apprenait la maladie de son fils, ainsi n’en soufflez mot. Il n’est pas dans un état inquiétant, mais il est fort triste de voir languir et souffroter une personne qu’on aime et qui est ordinairement si bonne et si gaie. J’ai donc le cœur aussi barbouillé que l’estomac. Par-dessus le marché M. Buloz fait le Cassandre et le gouverneur avec moi ce qui ne m’amuse guère[54]. » George Sand était alors très inquiétée aussi de ne recevoir aucune nouvelle de son fils Maurice et de ne pas savoir s’il était bien portant, elle s’inquiétait également de sa fille, qu’en son absence, son mari voulait mettre en pension. George Sand tâchait de s’y opposer par l’intermédiaire de son frère Hippolyte et de Boucoiran ; elle songea même à abréger son voyage et à retourner au plus vite à Paris. Mais elle ne pouvait quitter Venise : elle n’avait pas la somme nécessaire pour partir ; d’autant plus que l’argent que devait lui envoyer Salmon, le banquier de son mari, ne lui arrivait pas à la suite de quelque imbroglio ou de quelque retard. Il fallait donc travailler coûte que coûte, et le plus possible. Et avec tout cela, il n’y avait plus entre elle et Musset l’harmonie des beaux jours. Jusqu’à sa maladie, il avait passé son temps à Venise comme il l’avait fait à Florence ; les scènes orageuses devenaient plus fréquentes, alternant avec des trêves passionnées. « Il avait fait pleurer ces grands yeux noirs qui le hantèrent jusqu’à la mort, et il n’était pas accouru un quart d’heure après demander son pardon[55]. »

Mais bientôt George Sand eut à oublier tous ses chagrins et soucis pour un autre souci plus important encore ! La maladie de Musset que George Sand mentionnait comme légère dans sa lettre du 4 février prit le caractère le plus sérieux, et le poète fut bientôt à l’article de la mort.

Le 5 février, elle écrit à Boucoiran : « Je viens d’annoncer à Buloz l’état d’Alfred qui est fort alarmant ce soir, et en même temps je lui démontre qu’il me faut absolument de l’argent pour payer les frais d’une maladie qui sera sérieuse et pour retourner en France. Comme au bout du compte, c’est un assez bon diable et qu’il a de l’attachement pour Alfred, je crois qu’il comprendra ce que notre position a de triste et qu’il n’hésitera plus… Voyez-le à cet égard… » Ensuite, après les explications que nous avons déjà données relativement aux pourparlers à engager avec Dupuy, aux comptes à régler avec Buloz et à tous ses intérêts matériels, elle ajoute :

« Adieu, mon ami, je vous écrirai dans quelques jours, je suis rongée d’inquiétudes, accablée de fatigue, malade et au désespoir. Embrassez mon fils pour moi. Mes pauvres enfants, vous reverrai-je jamais ? Gardez un silence absolu sur la maladie d’Alfred à cause de sa mère qui l’apprendrait infailliblement et en mourrait de chagrin. Recommandez à Buloz de n’en pas parler et à Dupuy aussi. »

Le 8 février, elle écrit :

« Mon enfant, je suis toujours bien à plaindre. Il est réellement en danger et les médecins me disent : poco a sperare, poco a disperare, c’est-à-dire que la maladie suit son cours sans trop de mauvais symptômes alarmants. Les nerfs du cerveau sont tellement entrepris, que le délire est affreux et continuel. Aujourd’hui, cependant, il y a un mieux extraordinaire. La raison est pleinement revenue et le calme est parfait. Mais la nuit dernière a été horrible. Six heures d’une frénésie telle que malgré deux hommes robustes, il courait nu dans la chambre. Des cris, des chants, des hurlements, des convulsions, ô mon Dieu, mon Dieu, quel spectacle ! Il a failli m’étrangler en m’embrassant. Les deux hommes ne pouvaient lui faire lâcher le collet de ma robe. Les médecins annoncent un accès du même genre pour la nuit prochaine, et d’autres encore peut-être, car il n’y aura pas à se flatter avant six jours encore. Aura-t-il la force de supporter de si horribles crises ? Suis-je assez malheureuse et vous qui connaissez ma vie, en connaissez-vous beaucoup de pires.

« Heureusement j’ai trouvé enfin un jeune médecin, excellent, qui ne le quitte ni jour ni nuit et qui lui administre des remèdes d’un très bon effet. »

« P.-S. : Gardez toujours un silence absolu sur la maladie d’Alfred[56], et recommandez le même à Buloz. Embrassez mon fils pour moi. Pauvre enfant ! le reverrai-je ? »

Le jeune docteur dont George Sand fait mention dans cette lettre était Pietro Pagello à qui il était réservé de jouer un grand rôle dans la vie de George Sand et de Musset, et qui durant cinquante ans[57], sut garder le silence avec une réserve admirable, sans jamais répondre un seul mot à tout ce qui fut dit ou écrit sur son compte dans la presse italienne ou française (quoiqu’il lût tout). Ce ne fut qu’à la suite d’instances réitérées que, comme malgré lui, il raconta enfin, de son côté, en 1887, avec une modestie qui lui fait honneur, les événements de l’année 1834. Et nous nous empressons de dire qu’entre tous ceux qui ont parlé du drame de Venise, la palme revient, sans contredit, à Pagello pour la simplicité, la sobre véracité, la délicatesse dont il a fait preuve dans ses lettres et dans son récit oral, transmis, d’après ses propres paroles, par le docteur Garibaldi-Locatelli. Nous sommes en possession : 1° d’une copie de la lettre du docteur Pagello au professeur Moreni (écrivain italien, qui se proposait aussi d’écrire une biographie de George Sand), lettre dictée, par suite d’une paralysie du doigt, au fils de son vieil ami, le docteur Garibaldi Locatelli ; 2° d’une lettre de Pagello au rédacteur du journal Provincia di Belluno, publiée également dans le journal Adriatico, à propos d’une poésie de Pagello, Serenata, imprimée dans le même journal et dédiée à George Sand ; 3° d’une autre lettre de lui au Corriere della sera (avec une notice du rédacteur de ce journal[58]), et enfin, 4° d’une lettre du docteur Garibaldi Locatelli à Ercole Moreni, lettre complétant la première par des renseignements puisés dans les récits oraux de Pagello. Ajoutons que ce dernier possédait de George Sand, trois lettres qu’il ne voulait publier qu’après sa mort, gardant saintement la parole qu’il s’était donnée à lui-même[59]. Mais avant de parler, de la maladie de Musset, en nous appuyant sur ces documents, nous nous arrêterons sur ce qui en a été dit dans les biographies ou les quasi-biographies du poète, et particulièrement sur ce qu’en dit Paul Lindau. Cet écrivain qui, comme nous le savons déjà, voit tout par les yeux du frère de Musset, accepte, comme vérité d’évangile, les scènes connues de Lui et Elle, où le malade, Edouard de Falconey, grâce aux ombres projetées sur le paravent et à un seul verre laissé sur la table, apprend la trahison d’Olympe. Se basant là-dessus dans sa biographie de Musset, Lindau nous donne le récit de cette scène révoltante et invraisemblable. Il dit à cette occasion : « La Sand reconnut plus tard que Musset était dans le vrai ; mais, en public, elle persista à affirmer que ce qui était arrivé en réalité n’était qu’une suggestion diabolique de la brûlante fantaisie d’un malade en délire… » Lindau accuse ensuite George Sand d’avoir su, dans les Lettres d’un voyageur, mêler avec un talent remarquable, la vérité à la fiction (Wahrheit und Dichtung) et d’avoir si bien teinté de vague son récit, qu’il n’est plus possible de démêler les vraies couleurs, et que l’on peut, à volonté, conclure qu’au nombre des hallucinations du malade, il faut ranger la scène où figurent le paravent et le verre sur la table. Mais dans Elle et Lui, George Sand, selon Lindau, s’exprime déjà d’une manière « plus décisive encore ; il ne lui suffit plus de laisser au lecteur le choix de croire si son infidélité envers Musset était un mensonge ou non, elle voulait affirmer cela et empêcher le lecteur d’admettre qu’il en fût autrement. Dans Elle et Lui, elle déclare catégoriquement que Musset, dans le délire de la fièvre, s’était mis dans la tête qu’elle le trompait. »

Lindau ajoute, après avoir cité les paroles du délire de Laurent dans Elle et Lui : « Elle seule a le droit de me tuer, disait-il, je lui ai fait tant de mal. Elle me hait, qu’elle se venge. Ne la vois-je pas à toute heure sur le pied de mon lit, dans les bras de son nouvel amant ? Allons, Thérèse, venez donc, j’ai soif, versez-moi le poison… » — C’est là le tableau du moment décisif — dit Lindau, qui a le plus révolté les amis de Musset et qui les a obligés à répondre à George Sand. Si elle eût le moindre soupçon que Paul de Musset fût en possession de la communication de cette scène, dictée par Alfred à son frère, elle se serait certainement tue là-dessus. Elle eût renoncé à se défendre de l’accusation d’avoir au moins contribué, en partie, au triste sort de Musset, et cela d’autant plus que la plupart, toujours enclins à justifier une jolie femme, se seraient déclarés contre le poète ; elle n’eût pas provoqué cette riposte foudroyante (niederschmetternde) qui allait sortir de la plume de Paul de Musset. Celui-ci entra effectivement en scène et mit à nu toute l’horrible vérité. Quelques semaines avant sa mort, Alfred dicta à son frère un compte rendu détaillé de cette scène, communication si pleine et si exacte que toute tentative d’ébranler cette exactitude devait d’avance échouer, elle était si persuasive que ni George Sand, ni ses amis n’osèrent jamais essayer de le faire. Cette communication faite par Alfred de Musset, son frère l’a insérée littéralement dans son ouvrage. Comme il rapporte de la manière la plus exacte (die zuverlæssigste Kunde giebt) cette communication restée secrète jusque-là, en reproduisant les paroles mêmes de celui qui avait été en jeu dans l’affaire, je me fais ici un devoir de reproduire aussi littéralement cette communication. Je me bornerai à faire remarquer que ma traduction est tout à fait exacte, en reconnaissant cependant que j’ai changé les pseudonymes (c’est-à-dire les noms des héros du roman) en leurs vrais noms… »

Après quelques mots sur la beauté physique et la pauvreté d’esprit du docteur Pagello, Lindau met ensuite dans la bouche d’Alfred de Musset lui-même, le fameux récit d’Édouard de Falconey, sur la scène de trahison. Nous ne nous arrêterons pas ici à réfuter les inexactitudes relatives aux faits rapportée par Lindau, et nous ne dirons pas encore comment et quand George Sand a écrit son roman, comment a agi Paul de Musset, comment George Sand lui a répondu dans sa préface de Jean de la Roche, et comment elle et ses amis ont non seulement « osé » faire une tentative de mettre en doute la véracité de la calomnie de Paul de Musset, mais ont pris toutes les mesures pour imprimer la correspondance authentique de Musset et de George Sand, qui suffit à réfuter toutes ces fables[60]. Le lecteur trouvera tout cela un peu plus loin, lorsqu’il sera question de toutes les œuvres littéraires se rapportant à ce sujet. Nous nous contenterons, pour le moment, d’examiner le côté psychologique de cette affirmation de Lindau.

Nous n’oserions jamais prendre sur nous de démentir le fait, ni (comme le font Lindau et d’autres biographes de Musset), d’affirmer qu’il ait eu lieu et qu’il se soit ainsi passé. Il nous semble que trois personnes seules seraient ici en droit d’affirmer ou de nier : Musset, George Sand ou Pagello. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que pareil fait n’a pu avoir lieu, non parce que George Sand n’aurait pu devenir infidèle à Musset dans le sens grossier du mot ; nous savons parfaitement, que Pagello fut, plus tard, l’heureux rival de Musset, mais nous sommes aussi intimement convaincus, qu’une scène si basse, si impudente, si sotte n’a pu avoir lieu dans la chambre d’un moribond. Comme Niecks, biographe de Chopin, le fait judicieusement remarquer, « Paul de Musset ne peut être absous du reproche d’exagération — nous savons de quel nom Arvède Barine appelle cette « exagération » de Paul de Musset — et que, s’il fallait choisir entre les deux versions, celle de George Sand, appelant délire la scène des ombres, est certainement plus digne de foi que celle de Paul de Musset, qui l’appelle vérité ». Mais ce qui nous porte le plus à ne pas croire à cette scène, c’est que Musset, le Musset qui a écrit la Confession d’un enfant du siècle, les Nuits, la Quenouille de Barberine, Il ne faut jurer de rien, n’a jamais pu dire rien de semblable à qui que ce fût, pas même à son frère, pas même à lui-même, en écrivant son journal. Comment ? Ce gentilhomme, ce grand seigneur, cette nature délicate, cette âme si finement sensitive, aurait pu raconter, ne fût-ce qu’en allusion, pareille ignominie, pareille dépravation, pareille chute de la femme naguère aimée ? Et nous persistions, après cela, à l’appeler délicat, distingué et gentleman ? Mais cet ignoble bavardage n’aurait jamais pu sortir de sa bouche. Et l’on voudrait nous faire croire qu’il commît cette indiscrétion de parti pris, afin de se venger, afin de dévoiler quelque chose ? Et à qui voudrait-on attribuer une action aussi basse, aussi mesquine ? À notre poète bien-aimé, à l’un de nos rares élus, à ce raffiné, tant au-dessus de la tourbe grossière ! Non, quoi qu’il ait pu souffrir, quelques aveux que George Sand ait pu faire plus tard, nous ne croyons pas, nous nous refusons à croire que Musset ait pu agir si vilainement. Nous rejetons donc tout le poids de cette communication sur le compte de ses zélés biographes, et disons ce qui a été plus d’une fois dit de Musset : Quoi qu’il ait souffert, jamais pendant sa vie il n’a prononcé un mot pour accuser George Sand ; jusqu’au moment suprême, il a su rester le gentilhomme correct envers la femme naguère aimée, il est resté tel que l’ont connu tous ses amis et tous les objets de son amour. Et c’est pour cela que nous nous permettons de nier l’authenticité de la prétendue communication.

Une fois que George Sand, Musset et Pagello ne disent eux-mêmes rien de semblable, pourquoi croirions-nous à cette ignoble histoire ? Qui nous ferait croire à sa réalité ? Laissons donc ce grossier récit à la responsabilité des officieux amis de Musset et oublions bien vite qu’ils ont voulu le mêler à la propagation de cette légende odieuse et psychologiquement incroyable[61]. Mettant au rancart tous ces potins, passons plutôt au sobre récit et aux lettres si simples de Pagello, qui respirent la véracité.

« … Je ne me rappelle ni le jour, ni l’heure, mais je sais qu’on m’a d’abord engagé à venir, non pour Alfred de Musset, mais pour faire une saignée à George Sand… ce fut dans les premiers jours de mars 1834[62]… » — Ainsi commence son récit sur le docteur Pagello[63]

« George Sand souffrait de violents maux de tête dont elle ne fut sauvée que grâce aux saignées[64], — ajoute, d’après les paroles de Pagello, le docteur Garibaldi-Locatelli. — Dans un de ces accès névralgiques, le docteur Pagello fut appelé pour faire une saignée, ce qu’il fit avec succès avant très bonne vue et le toucher très fin. Mme Sand produisit sur lui une impression qui le charma tout particulièrement par l’expression de sa physionomie intelligente, de ses yeux étonnants (per gli occhi stupendi) ; elle n’avait aucun embonpoint, ses lèvres étaient épaisses et laides, ses dents peu blanches, car elle fumait constamment des cigarettes qu’elle savait faire avec une rapidité étonnante ; à Venise, elle les faisait avec le meilleur tabac turc[65]. »

« Je ne puis me le rappeler positivement, continue le docteur Pagello, mais il me semble qu’avant moi on avait déjà fait venir un autre chirurgien[66] pour George Sand, afin de la saigner, parce qu’elle avait une veine fort difficile (vena difficilissima), et ce fut moi qu’on appela ensuite. Lorsque je saignai George Sand, elle demeurait avec Musset à l’étage supérieur, de l’Hôtel Danieli, où elle occupait une chambre et un petit salon. Quand je fus appelé pour Alfred de Musset, je les trouvai à l’étage au-dessous, avec des fenêtres sur la Riva dei Schiavoni, dans une grande chambre où il y avait un canapé, une cheminée protégée par un paravent, une grande table au milieu, et, à côté, une chambre mi-obscure avec deux lits… »

« Je fis la connaissance de la Sand en février 1834 et voici comment : un domestique de l’hôtel Danieli était accouru m’appeler pour une dame française malade, » — dit le docteur Pagello dans une lettre publiée par le Corriere della sera[67].

« Je m’empressai de me rendre à l’invitation, et je trouvai cette dame avec un foulard rouge sur la tête ; elle était couchée sur un divan, et, à côté du divan, se tenait un jeune homme blond, svelte, grand de taille, qui me dit : « Cette dame souffre d’un violent mal de tête dont une saignée seule peut la guérir. » Après avoir tâté le pouls, qui était agité et intense, j’opérai ma saignée et m’en allai. Je la revis le surlendemain, elle était levée, vint aimablement me recevoir, et me dit qu’elle se sentait bien. Environ une quinzaine de jours plus tard, le même domestique de l’hôtel revint m’appeler en me remettant un billet signé George Sand[68]. Le billet était écrit en mauvais italien, mais assez clairement cependant pour me faire comprendre que le monsieur français (signor francese), que j’avais vu dans la chambre de la dame était très malade, plongé dans un délire continuel, et qu’on me priait, si faire se pouvait, de venir au plus vite en me faisant accompagner d’un autre docteur pour une consultation, car il s’agissait d’un homme doué d’un grand génie poétique et d’un être qu’elle aimait par-dessus tout au monde. J’y courus aussitôt et le docteur Juannini se joignit à moi, jeune homme excellent, mon collègue, adjoint à l’hôpital de Saint-Jean et Paul…

« L’impression que me fit l’extérieur de Musset n’était pas nouvelle pour moi, » — dit Pagello dans sa lettre au professeur Moreni, — « elle resta la même que quinze jours auparavant : figure fine et spirituelle, organisme enclin à la phtisie, ce que l’on voyait à ses mains longues et maigres, au faible développement de sa poitrine, à sa figure tirée et à la rougeur de ses pommettes… »

« D’après notre diagnostic, la maladie consistait en une fièvre nerveuse thyphoïde[69]. La cure fut longue et difficile, par suite surtout de l’état agité du malade, qui fut mourant durant plusieurs jours. Enfin le mal prit une tournure favorable et le malade se rétablit peu à peu[70].

« George Sand durant toute la maladie, le soigna avec l’empressement d’une mère, constamment assise, nuit et jour auprès de son lit, prenant à peine quelques heures de repos, sans se déshabiller et seulement lorsque je la remplaçais[71]… »

Le malade passa ainsi presque dix-sept jours entre la vie et la mort et il fallut encore à peu près autant de temps pour arriver à une guérison complète[72]. Le 7 mars George Sand écrivait à Boucoiran. « Je ne puis pas encore partir, il me faut attendre la guérison entière de mon malade (lettre inédite).

«… Lorsque Musset alla mieux, — écrit Pagello à Moreni, — et qu’il eut quitté le lit, George Sand m’avoua que ses finances étaient tant soit peu embarrassées, et je lui conseillai de quitter cet hôtel trop coûteux. Effectivement, ils allèrent habiter un logement plus modeste de la rue delle Razze, à côté de l’hôtel Danieli.

« C’est de là que partit Musset avec un garçon coiffeur, qui l’accompagna jusqu’à Paris. George Sand ne les suivit que jusqu’à Mestre. C’était environ vingt-quatre jours après le complet rétablissement de Musset…[73]. »

Ce ne fut pas seulement parce que le docteur Pagello avait été subjugué par le charme des « grands yeux noirs », ni parce que George Sand, fatiguée de l’amour orageux et maladif de Musset s’imagina qu’elle avait enfin trouvé cet « amour vrai qui appelle et fuit toujours »[74] qu’elle resta à Venise. Sans aucun doute, la passion simple, entière et sincère du jeune docteur aux cheveux d’or[75], qui avait soigné avec tant de dévouement son ami malade, apparaissait aux yeux de George Sand comme un amour vrai et rare et elle rêvait de trouver enfin le repos et la paix de l’âme. George Sand ne se fût cependant pas séparée de Musset, si la santé du poète n’avait pas rendu cette séparation indispensable et si, enfin, elle avait pu se libérer de ses engagements envers son éditeur et s’acquitter des dettes qu’elle avait contractées à Venise. La santé de Musset exigeait qu’il partît seul, et les affaires de George Sand qu’elle restât loin de Paris. Voici ce qu’elle écrivait à Boucoiran, le 6 avril (cette lettre est insérée, mais toute défigurée dans la Correspondance, t. I, p. 265)[76] :

« … Alfred est parti pour Paris sans moi et je vais rester ici quelques mois encore. Vous savez les motifs de cette séparation. De jour en jour elle devenait plus nécessaire et il lui eût été impossible de faire le voyage avec moi sans s’exposer à une rechute… La poitrine encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais ses nerfs, toujours irrités, lui rendaient les privations insupportables. Il a fallu mettre ordre à ces dangers et à ces souffrances et nous diviser aussitôt que possible. Il était encore bien délicat pour entreprendre ce long voyage, et je ne suis pas sans inquiétude sur la manière dont il le supportera. Mais il lui était plus nuisible de rester que de partir et chaque jour consacré à attendre le retour de sa santé le retardait au lieu de l’accélérer. Il est parti enfin sous la garde d’un domestique très soigneux et très dévoué. Le médecin m’a répondu de sa poitrine en tant qu’il la ménagerait. Je ne suis pas bien tranquille, j’ai le cœur bien déchiré, mais j’ai fait ce que je devais. Nous nous sommes quittés peut-être pour quelques mois, peut-être pour toujours. Dieu sait maintenant ce que deviendront ma tête et mon cœur. Je me sens de la force pour vivre, pour travailler, pour souffrir. La manière dont je me suis séparée d’Alfred m’en a donné beaucoup. Il m’a été doux de voir cet homme, si athée en amour, si incapable (à ce qu’il m’a semblé d’abord) de s’attacher à moi sérieusement, devenir bon, affectueux et plus loyal de jour en jour. Si j’ai quelquefois souffert de la différence de nos caractères et surtout de nos âges, j’ai eu encore plus souvent lieu de m’applaudir des autres rapports qui nous attachaient l’un à l’autre. Il y a en lui un fonds de tendresse, de bonté et de sincérité qui doivent le rendre adorable à tous ceux qui le connaîtront bien et qui ne le jugeront pas sur des actions légères. S’il conservera de l’amour pour moi, j’en doute, et je n’en doute pas. C’est-à-dire que ses sens et son caractère le porteront à se distraire avec d’autres femmes, mais son cœur me sera fidèle, je le sais, car personne ne le comprendra mieux que moi et ne saura mieux s’en faire entendre. Je doute que nous redevenions amants. Nous ne nous sommes rien promis l’un à l’autre sous ce rapport, mais nous nous aimerons toujours et les plus doux moments de notre vie seront ceux que nous pourrons passer ensemble. Il m’a promis de m’écrire durant son voyage et après son arrivée. Mais cela ne suffit pas à calmer mes craintes. Je vous prie d’aller le voir. Il arrivera à Paris probablement en même temps que cette lettre-ci. Dites-moi sincèrement dans quel état de santé vous l’aurez trouvé. S’il vous demande la clef de mon appartement et de mes papiers, remettez-lui tout ce qu’il désirera sans exception. Je crois qu’il a des lettres et des effets parmi les miens, plusieurs tableaux et petits meubles qui sont chez moi lui appartiennent. S’il a envie de les faire transporter chez lui dites à mon portier de les laisser passer. »

La fin de cette lettre, imprimée aussi en partie seulement, concerne l’histoire du duel entre Gustave Planche et Capo de Feuillide, et le mécontentement de George Sand à ce sujet.

Musset n’avait pas encore quitté Venise qu’il s’était établi entre lui, George Sand et Pagello des relations fort étranges, enthousiastes, idéalement sublimes. Arvède Barine les appelle « vertige du sublime et de l’impossible ». « Ils imaginèrent, dit-elle, les déviations de sentiment les plus bizarres, et leur intérieur fut le théâtre de scènes qui égalaient les fantaisies les plus audacieuses de la littérature contemporaine. Musset, toujours avide d’expiation, s’immolait à Pagello, qui avait subi à son tour la fascination des grands yeux noirs. Pagello s’associait à George Sand pour récompenser par une amitié sainte leur victime volontaire et héroïque, et tous les trois étaient grandis au-dessus des proportions humaines par la beauté et la pureté de ce lien idéal. George Sand rappelle à Musset dans une lettre de l’été suivant combien tout cela leur avait paru simple : « Je l’aimais comme un père et tu étais notre enfant à tous deux. » Elle lui rappelle aussi leurs impressions solennelles, « lorsque tu lui arrachas à Venise l’aveu de son amour pour moi, et qu’il te jura de me rendre heureuse. Oh ! cette nuit d’enthousiasme, où malgré nous tu joignis nos mains, en nous disant : « Vous vous aimez et vous m’aimez pourtant, vous m’avez sauvé âme et corps. » Ils avaient entraîné l’honnête Pagello qui ignorait jusqu’au mot romantisme, dans leur ascension vers la folie. Pagello disait à George Sand : « Il nostro amore per Alfredo. » George Sand le répétait à Musset, qui en pleurait de joie et d’enthousiasme… » Voilà comment Arvède Barine parle de cette époque de leur vie, et, ici, comme partout ailleurs, nous souscrirons à ses paroles. Nous devons toutefois attirer l’attention sur un côté de la question qui a échappé à Arvède Barine. Tous nos lecteurs se rappellent probablement l’histoire de Jacques, roman qui a été écrit justement au printemps de 1834 ; ils n’auront pas oublié comment ce mari généreux, en apprenant l’amour de sa femme pour un autre, se décide d’abord, pour son bonheur à elle, à la laisser vivre comme elle l’entend, et se résout ensuite non seulement à s’éloigner d’elle, mais à disparaître, en se tuant et en laissant croire que son suicide n’était dû qu’à un accident fortuit, pour épargner tout remords à sa femme. Dans le temps on a beaucoup parlé de Jacques, soit pour, soit contre, car dans aucun des romans de George Sand nous ne trouvons, exprimée d’une manière plus incisive, sa croyance en la liberté et l’irresponsabilité de la passion et à l’injustice qu’il y aurait à vouloir la punir. La manière d’agir si généreuse et noble de Jacques envers sa femme, qu’il aime, mais dont il ne se croit pas en droit de gâter la vie pour la seule raison qu’elle a cessé de l’aimer, stupéfiait les contemporains, comme quelque chose d’inouï et d’impossible. Les uns y virent aussitôt — et c’est juste — de la part de l’auteur une conception large et profonde des questions du sentiment, et sa tendance à démontrer la possibilité de résoudre les drames matrimoniaux sans scènes de jalousie, ni querelles, ni meurtre, ni aucun des moyens humiliants et cruels, si souvent en usage en pareil cas. D’autres, raillant ce suicide, — et c’est juste aussi — faisaient remarquer que si tous les maris bernés par leurs femmes, devaient aller se jeter dans un précipice des Alpes, ou dans une crevasse de glacier, et céder galamment la place à l’amant, ce serait certes là un moyen vraiment trop commode pour les femmes et les amants, mais assez peu d’accord avec la justice et l’équité.

Jacques a fait naître une foule d’imitations dans toutes les littératures de l’Europe. À qui la faute[77] ? Pauline Sax[78]. Comment faire[79] ? sont, cela est hors de doute, des enfants légitimes de Jacques. Quoi qu’il en soit, on n’a jamais attiré l’attention sur le fait que Jacques n’est pas un personnage aussi « inventé » que cela le paraît. George Sand n’avait-elle pas elle-même sous les yeux un exemple de la grandeur magnanime et généreuse d’un homme envers une femme qui s’était mise à en aimer un autre ? Musset ne lui donnait-il pas la preuve de cette douceur, de cette tendresse, de cette abnégation ? Ce même Musset qui lorsqu’elle l’aimait, l’avait tant de fois offensée, outragée, martyrisée par ses soupçons et sa jalousie rétrospective, avait su, tout à coup, accepter, avec une générosité profondément humaine, le refroidissement à son égard de la femme aimée. Au lieu d’écrire sur le drame de Venise tous ces vilains contes bleus, les biographes de Musset eussent bien mieux fait s’ils s’étaient bornés à ce seul mot : Musset fut le prototype de Jacques. Et toutes les têtes se seraient inclinées devant celui qui a su, dans la vie réelle, faire preuve de tant d’idéalisme en perdant son amante : ce qui, même dans un roman, nous semble une pure utopie. C’est là vraiment chose sublime, tout extraordinaire, et Mme Arvède Barine a tort de railler ainsi ces nouveaux rapports entre Musset et George Sand, — Musset nous y apparaît comme un homme au-dessus du commun des mortels par sa manière indépendante et profonde de prendre les choses de sentiment.

Musset parti, l’affreuse tension dans laquelle George Sand avait passé les derniers mois cessa aussitôt de se faire sentir. Elle raconte que ce ne fut qu’après avoir quitté Musset, qu’elle avait accompagné jusqu’à Mestre[80], et en revenant chez elle en gondole, qu’elle sentit cesser cette énergie surnaturelle et cette tension nerveuse qui l’avaient soutenue pendant tout un mois, passé sans sommeil, dans l’agitation et les soucis de tous les moments. Elles l’abandonnèrent et firent place à une prostration complète ; sa vue était « si usée par les veilles qu’elle eut une espèce d’hallucination oculaire, elle voyait tous les objets renversés, et particulièrement les enfilades de ponts des petits canaux, qui se présentaient comme des arcs retournés sur leur base »[81]. Travailler en cet état de surmenage, il ne fallait pas y penser. Sur ce, arriva l’admirable printemps italien. George Sand sentait l’absolue nécessité de se reposer et de reprendre de nouvelles forces. Elle endossa sa chère blouse bleue, prit un bâton et fit avec Pagello un petit voyage dans les Alpes vénitiennes qu’il parcoururent en tous sens jusqu’au Tyrol[82]. Ils faisaient jusqu’à sept ou huit lieues par jour, se reposaient dans les rustiques auberges villageoises, sans craindre ni les ardeurs du soleil, ni le mauvais temps, et George Sand semblait humer par tous les pores de son être les adorables effluves du printemps méridional dans ce sauvage pays montagnard. Elle a su les rendre, en un merveilleux langage enthousiaste et poétique, dans les premières Lettres d’un voyageur. Mme Sand et Pagello ne revinrent à Venise que lorsque les vêtements vinrent à leur manquer et qu’ils furent à court d’argent[83]. « Je suis rentrée à Venise avec sept centimes dans ma poche ! » écrit-elle à Boucoiran, ajoutant que dans quelques jours elle repartirait. En effet, peu après, elle alla visiter avec Pagello les îles de l’Archipel Vénitien[84].

« Après le départ de Musset, raconte le docteur Pagello, Mme Sand se transféra à San-Fantino dans un petit logement, séparé par une salle des chambres que j’habitais ; mais au bout d’un mois, elle résolut de déménager pour s’établir près du Ponte di barcaroli dans une ruelle qui conduisait au pont, mais dont je ne me rappelle pas le nom… C’est dans cette maison que George Sand écrivit les Lettres d’un voyageur et le roman de Jacques. »

« Le soir venaient chez nous le peintre Félice Schiavoni, Lazzaro Rebizzo — un mien ami, Génois très cultivé, — le négociant David Weber, et enfin le gentilhomme Fallier. Ces derniers étaient d’ardents chasseurs, avec lesquels je faisais des parties de chasse. Parfois, George Sand se joignait à nous, errant le long des marais de l’Archipel… George Sand était peu connue à Venise comme écrivain et il lui fut très agréable de vivre loin des amateurs de littérature. » Pagello ajoute : « Ni elle ni moi n’avions aucun démêlé avec la police autrichienne », faisant sans doute allusion au fameux incident indécent raconté par George Sand dans l’Histoire de ma Vie. Dans le Corriere della sera, Pagello dit encore : « Lorsque Musset fut parti, George Sand s’établit dans deux petites chambres que j’avais louées pour elle, à sa demande, dans la maison où je demeurais moi-même, car, après payement des comptes de l’hôtel, il lui fallait vivre très économiquement. Elle vécut ainsi à côté de moi, qui avais toujours été économe et pauvre. Après le départ de Musset, Mme Sand se remit à travailler sans relâche. Elle écrivit d’abord les Lettres d’un voyageur, pour lesquelles je lui prêtai mon aide, en riant de m’y voir représenté comme un vieillard portant perruque. Elle écrivit ensuite Jacques. Elle écrivait très vite et sans rature pendant sept ou huit heures et envoyait ainsi à l’imprimerie son travail de premier jet. » Le docteur Pagello raconta oralement la même chose au docteur Garibaldi : « Elle écrivait sans jamais s’arrêter, sans faire aucune rature, et après avoir écrit une page, elle l’envoyait à l’éditeur sans même la relire. » Pagello, lorsqu’elle écrivait les Lettres d’un voyageur, l’aidait en lui fournissant les renseignements locaux. « Il lui convenait de me représenter de manière à ce que je ne fusse pas soupçonné d’être un successeur de Musset : et c’est pour cela qu’elle m’affubla d’une perruque et qu’un lot d’années vint me tomber sur les épaules, » dit Pagello à propos de ces Lettres où effectivement elle le représenta sous la figure d’un vieux médecin, ce que Pagello acceptait de bon cœur et avec indifférence. Mais il n’en était pas de même des proches et des amis du docteur, et surtout de son père, qui ne voyait rien moins que d’un bon œil pareil roman dans la vie de son fils et lui écrivit, à ce propos, une lettre très sévère, pleine des plus vifs reproches.

À l’occasion de cette lettre, racontons un fait curieux, montrant combien s’abusait George Sand, en nous assurant qu’elle était médiocre causeuse, taciturne, peu intéressante en société, qu’elle manquait d’esprit et de ressources, et que ses amis et connaissances, en le confirmant, ne nous disent que la moitié de la vérité. La vérité vraie est que, lorsque George Sand venait à rencontrer une personne qui lui fut sympathique, ou qu’elle voulait charmer ou convaincre sur quoi que ce fût, elle devenait alors entraînante, extraordinairement éloquente, et savait trouver un langage auquel on ne pouvait résister. Et Musset, et Chopin, à qui elle ne plut pas d’abord, tombèrent tous deux sous le charme de leurs entretiens avec elle. Mme de Musset se refusait à laisser partir son fils pour l’Italie, et il s’était déjà presque soumis à la décision de sa mère, quand, un beau soir, on annonça qu’une dame, arrivée en voiture, la priait de vouloir bien descendre pour causer un instant avec elle. Mme de Musset descendit, accompagnée d’un laquais. La dame inconnue — le lecteur a deviné qui c’était — demanda à Mme de Musset de permettre à son fils de partir pour l’Italie, lui promettant de le soigner comme son propre fils. Mme de Musset ne put résister à cette éloquence qui avait trouvé le chemin de son cœur, et Musset partit pour l’Italie[85]. Il en fut de même avec le père de Pagello. Celui-ci, homme d’esprit et très instruit, — (qui demeurait à Castelfranco, dans la province de Treviso) — avait donc écrit à son fils une lettre de vifs reproches. « Alors, dit Pagello, ayant toujours détesté le mensonge, je partis de Venise avec George Sand, pour aller chez mon père. Il me reçut sèchement, mais il accueillit George Sand avec l’hospitalité la plus courtoise (cortese ospitalita) ; et, après avoir causé et discuté littérature française avec elle, il fut tellement subjugué par son éloquence poétique, qu’il pensa évidemment : « Ce déserteur du foyer paternel n’a pas si grand tort ! » Nous passâmes une heure avec lui, et nous nous rendîmes, par Bassano, à la grotte de Parolini… »

Voilà comment George Sand savait, par son éloquence irrésistible, mettre à ses pieds les gens les plus mal disposés à son égard ! Il n’est pas étonnant que Pagello affirme, ce qui se dit rarement de George Sand, savoir que « son plus grand charme était son éloquence magnifique, vraiment brillante, irrésistible ».

Dans le souvenir de Pagello, George Sand, d’ailleurs, est toujours restée comme une femme éminemment douée, propre à tout, aux grandes choses comme aux petites, et jusqu’aux moindres minuties de la vie de tous les jours. Il a raconté au Dr Garibaldi que, « pour George Sand, écrire était une nécessité, mais, qu’en même temps, elle aimait passionnément tous les devoirs d’une ménagère (erra apassionatissima per tutti gli uffici di una massaja) ; elle savait en perfection assaisonner le gibier et le poisson, broder, faire des boîtes en carton, en un mot, c’était une très brave ménagère[86].

Durant sa vie en commun avec Pagello, elle lui broda un canapé et six chaises ; le peintre Lamberto, la trouva, un jour, assise par terre et occupée à clouer la tapisserie de l’une de ces chaises ».

George Sand passa ainsi, après le départ de Musset, une période de calme et de travail, et il semble que dans les premiers temps, elle ait été contente, même heureuse, de son nouveau genre de vie. Venise l’attirait et la retenait par tous ses côtés pittoresques, par ses mœurs, par la vie libre et simple que l’on y menait, par la bonhomie de son aimable peuple, la poésie de ses souvenirs historiques, la douceur de son climat, et la vie à bon marché. Dans l’Histoire de ma Vie et dans ses lettres, elle décrit souvent, en détail, l’existence qu’elle menait à Venise, et dit que, si ses enfants eussent été avec elle, elle n’eût pu se figurer une ville plus agréable ; que, si elle devenait riche, elle achèterait, à l’instant, un de ces vieux palais abandonnés et s’y fixerait avec son fils et sa fille, pour y vivre et y travailler en liberté… George Sand écrivait dans la journée ; elle passait ses soirées à la Piazza San Marco, en y prenant, tasses sur tasses de café noir, persuadée que l’usage du café était absolument nécessaire dans un climat comme celui de Venise ; ou bien elle s’en allait flâner, à pied, par les vieilles rues, ou en gondole, par les canaux et les lagunes.

C’est probablement pendant une de ces promenades que Pagello composa la charmante barcarolle, en dialecte vénitien, reproduite dans le numéro II des Lettres d’un voyageur et servant aussi d’épigraphe — sans indication du nom de l’auteur — au chapitre xviii du Siège de Florence de Guerazzi. La voici :

Coi pensieri malinconici
Non te star a tormentar,
Vien con mi, montemo in gondola,
Andaremo in mezzo al mar… etc., etc.

Dans le même numéro des Lettres d’un voyageur, nous trouvons une autre poésie de Pagello :

Con lei sull’ onda placida
Errai dalla laguna.
Ella gli sguarcli immobili
In te fissara, o luna !
E a che pensava allor ?
Era un morrente palpito ?
Era un nascente amor ?

En général, les amis français de George Sand et de Musset se sont trop évertués à représenter Pagello comme un illettré ; il a écrit quantité de vers et de chansons qui sont chantées jusqu’aujourd’hui par les pêcheurs de sa poétique patrie.

Et cependant Musset, durant le temps que prit son retour à Paris, écrivait à Venise à chaque relais, et ses lettres montrent qu’il connaissait la valeur de celle qu’il abandonnait. Il écrit « qu’il a bien mérité de la perdre, pour ne pas avoir su l’apprécier quand il la possédait, et pour l’avoir fait beaucoup souffrir. Il pleure la nuit dans ses chambres d’auberge, et il est néanmoins presque heureux, presque joyeux, parce qu’il savoure les voluptés du sacrifice. Il l’a laissée aux mains d’un homme de cœur qui saura lui donner le bonheur, et il est reconnaissant à ce brave garçon ; il l’aime, il ne peut retenir ses larmes en pensant à lui. Elle a beau ne plus être pour l’absent qu’un frère chéri, elle restera toujours l’unique amie…[87] ».

De son côté George Sand écrivait déjà à Musset le 3 avril : « Ne t’inquiète pas de moi. Je suis forte comme un cheval, mais ne me dis pas d’être gaie et tranquille. Cela ne m’arrivera pas de sitôt… Ah ! qui te soignera, et qui soignerais-je ? Qui aura besoin de moi, et de qui voudrais-je prendre soin désormais ? Comment me passerais-je du bien et du mal que tu me faisais ?… Je ne te dis rien de la part de Pagello, sinon qu’il te pleure presque autant que moi. » Puis le 15 avril elle lui écrit : « Ne crois pas, ne crois pas, Alfred, que je puis être heureuse avec la pensée d’avoir perdu ton cœur. Que j’aie été ta maîtresse ou ta mère, peu importe ; que je t’aie inspiré de l’amour ou de l’amitié, que j’aie été heureuse ou malheureuse avec toi, tout cela ne change rien à l’état de mon âme à présent. Je sais que je t’aime, et c’est tout… » C’est le cas de dire : « Quand on est ensemble, tout paraît étroit, lorsqu’on est séparé, tout paraît ennuyeux » ; ce proverbe russe tout trivial qu’il soit, est cependant bien juste. À peine se furent-ils séparés que Musset et George Sand comprirent combien leur était cher cet amour plein de tourments, agité, maladif, qui les avait liés l’un à l’autre, et qui éclata bientôt avec une nouvelle force ! George Sand commença à regretter celui qui l’avait martyrisée, outragée et qu’il lui avait fallu soigner et ménager comme un enfant capricieux, celui qui, après l’avoir maudite, se jetait à genoux pour l’adorer. Son nouvel amour lui apparaissait déjà fade, insipide, ennuyeux. Elle n’y trouvait ni « inspiration » ni tourment, ni passion. « Pagello est un ange de vertu — écrit-elle… Il est si sensible et si bon… Il m’entoure de soins et d’attentions… Pour la première fois de ma vie j’aime sans passion… Eh bien, moi, j’ai besoin de souffrir pour quelqu’un ; j’ai besoin d’employer ce trop d’énergie et de sensibilité qui sont en moi. J’ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude, qui s’est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué. Oh ! pourquoi ne pouvais-je vivre entre vous deux et vous rendre heureux sans appartenir ni à l’un ni à l’autre ?… »

Musset cependant, continuait à penser qu’il n’était plus qu’un « ami » et tâcha, aussitôt rétabli, de se distraire et de s’amuser ; mais ce fut en vain qu’il se lança de nouveau dans son ancienne vie de débauche, son cœur était resté à Venise. Les lettres de lui, les lettres d’elle devinrent de plus en plus agitées, plus ardentes, quoique tous deux ne parlassent que d’amitié et que George Sand ne doutât pas de son amour pour Pagello. Aussi quand après avoir terminé le travail qu’elle s’était imposé elle reçut de Buloz l’argent qui avait malencontreusement traîné pendant près de deux mois dans les caisses de la poste, George Sand engagea Pagello à la suivre à Paris. Pour le faire, Pagello (raconte le docteur Garibaldi Locatelli) se vit obligé de vendre tout ce qu’il avait de précieux : argenterie de table, vieilles gravures, peintures consistant en paysages, etc.

Pagello dit que, partis de Venise, lui et George Sand firent leur voyage par les lacs de la Lombardie, et que de Milan ils se dirigèrent sur Chamounix, firent l’ascension du Mont-Blanc[88] jusqu’au Grand Glacier, du Montanvers (Monteverde), et de là, en passant par Genève, se rendirent à Paris où ils arrivèrent le 14 août[89].

Lorsque Pagello et George Sand arrivèrent à Paris, les trois héros du drame (ou de « cette farce-bouffe, où je jouai et récitai un rôle !… », comme s’exprime Pagello), se trouvèrent dans une position étrange et fort peu commode. Ce qui avait été idéal, beau, sublime à Venise, semblait à Paris absurde, insensé et même ridicule. Les amis de George Sand accueillirent Pagello par des railleries cachées, et une malveillance peu déguisée. George Sand se dégoûtait de son amour, et le pauvre Pagello sentait beaucoup mieux la difficulté de la situation où il s’était aveuglément jeté que ne le pensent tous les biographes de Musset et George Sand elle-même, car, comme cela se voit dans ses lettres et dans ses récits, Pagello était un homme délicat, sensible, loin d’avoir la grandeur d’âme de Musset dans les questions de sentiments, mais point du tout le « bellâtre », nul et simplet que nous dépeint entre autres, Lindau. Entre lui et George Sand il y eut dès lors tension et gêne.

Sur ces entrefaites, Musset qui avait appris le retour de George Sand, la suppliait de lui accorder une entrevue, pour dire un éternel adieu à leur amour et se résigner ensuite. Cette entrevue fut hélas fatale ! D’abord, ils crurent éprouver tous deux comme un calme et un soulagement et jurèrent qu’il ne leur restait du passé « qu’une sainte amitié ». Sous l’impression de cette entrevue, Musset écrivit le lendemain à George Sand[90]. Sa lettre, — charmante par sa candeur et la pureté du sentiment, — n’était encore qu’une méprise sur lui-même, un vrai mirage, et comme toute illusion ne peut s’éterniser, cette déception aussi ne fut pas de longue durée. Musset et George Sand virent tous deux qu’ils n’avaient pas cessé de s’aimer ; chacun se reprochait d’avoir perdu le bonheur par sa propre faute. La passion de Musset éclata avec une force invincible, il reconnut clairement, une fois de plus, combien George Sand était supérieure à toutes les femmes qu’il avait rencontrées sur son chemin. Son désespoir n’eut plus de bornes, George Sand éprouvait la même chose. Le regret du bonheur perdu, les remords, une tristesse désespérée commencèrent à la ronger à tel point, qu’elle en vint à des pensées de suicide. Plongés dans l’horreur et le chagrin de ne pouvoir réparer tout ce qui s’était passé entre eux, conscients de l’engrenage survenu dans leurs rapports et dans lequel eux tous s’étaient jetés tête baissée, George Sand et Musset s’enfuirent de Paris, l’une à Nohant, l’autre à Bade. Pagello avait promis d’aller à Nohant, et avait même reçu une invitation ad hoc de la part de Dudevant, mais il eut la délicatesse et le bon sens de ne pas profiter de cette invitation, et il resta seul à Paris.

George Sand, arrivée à Nohant, s’abandonna au plus sombre désespoir. La pensée du suicide la tint opiniâtrement sous son pouvoir, et la vue de ses amis : Fleury, Duvernet, Papet, Rollinat, Néraud, et de leurs femmes, loin de la consoler, ne fit qu’envenimer ses plaies et lui prouver quelle distance la séparait de son cher passé et combien l’amitié la plus dévouée est impuissante à donner le bonheur à l’homme tourmenté par un autre sentiment. Elle sentit surtout — ce que l’on sent toujours dans le malheur — l’éternelle solitude de tout être humain. Toutes les lettres imprimées ou inédites de George Sand, datant de cette époque : à Rollinat, Papet, Boucoiran et Néraud et les Lettres d’un voyageur respirent un si sombre désespoir, un si cuisant chagrin, un tel abattement qu’on ne peut douter de sa sincérité lorsqu’elle dit qu’elle devrait en finir au plus vite avec la vie, comme elle le déclare sans ambages à Boucoiran[91]. « La vie m’est odieuse, impossible et je veux en finir absolument avant peu… » La préoccupation de Pagello, qu’elle avait laissé seul à Paris, la tourmentait aussi. Elle supplie Boucoiran d’avoir soin de lui et de sa santé. « Il a peut-être besoin d’argent, mais il n’en acceptera jamais d’une femme, même comme prêt »… écrit-elle au même Boucoiran, le 10 septembre[92]. Il faut donc qu’il arrange cette affaire, mais sans que Pagello sache que l’argent vient d’elle. Elle demande de lui persuader de venir à Nohant, mais elle ne se résout point, on ne sait pourquoi, à lui écrire, tout inquiète qu’elle soit de pas recevoir de lui les lettres qu’il avait promis de lui adresser. Elle va dans sa sollicitude, jusqu’à prier Boucoiran de faire loger dans la chambre voisine de celle de Pagello, une bonne ou la cuisinière Adèle Lacouture, pour qu’il ne fût pas seul s’il tombait malade. Mais Pagello, malgré sa modestie et sa prétendue médiocrité, n’était pas de ces hommes qui permettent à des étrangers, et surtout à des femmes de s’occuper de leur personne. Il ne parvint pas, il est vrai, à accepter avec la générosité de Musset, le refroidissement de George Sand à son égard. Pendant qu’elle était encore à Paris, il lui faisait de violents reproches et se montrait si jaloux qu’il alla jusqu’à décacheter une de ses lettres. Mais quand il comprit que son rôle était fini, il ne permit plus, dans sa fierté, que George Sand se préoccupât de lui et rompit court et net avec elle. Tout ce que disent sur son départ Lindau et Arvède Barine, n’est pas exact. Non seulement Pagello ne fut pas « immédiatement expédié » à Venise, mais il ne rentra même pas de sitôt dans ses foyers. Abandonné par Aurore Dudevant, il se tourna vers la seule maîtresse qui console toujours ses fidèles adorateurs, — la science, et, en elle, il trouva affectivement la consolation qu’il cherchait. Profitant de son séjour à Paris, il se mit sérieusement à suivre les cours de chirurgie dont les différentes branches l’intéressaient particulièrement, et s’enrichit de connaissances qui firent de lui, dans la suite, un des premiers chirurgiens de l’Italie (il se distingua surtout par des opérations de lithotritie). Après avoir terminé ses études, il partit comme il était venu, presque sans le sou. Toute sa vie il a gardé saintement le secret de son amour ; pas une seule fois il ne répondit aux articles écrits sur son compte, et que ne disait-on pas cependant de lui, dans la presse italienne, française ou étrangère ? Ce ne fut qu’en 1881, lorsque M. Barbiera remit au jour sa Serenata qui donna naissance, dans la presse italienne, à toute une littérature sur le voyage de George Sand à Venise, que, sur les instances pressantes de ses amis, Pagello consentit enfin à écrire et à publier dans le Corriere della Serra et dans la Provincia di Belluno, les lettres dont nous avons reproduit quelques fragments.

Revenons à Musset et à George Sand. Pendant qu’elle se tourmentait et se chagrinait à Nohant, Musset était en train de se reposer à Bade. Mais c’est bien en vain que son frère le biographe essaie de nous faire croire que le cœur du poète s’était déjà définitivement calmé. Ses lettres à George Sand nous disent le contraire ; malheureusement tout ce qui subsiste de leur texte n’a pas encore été publié intégralement jusqu’ici, et Grenier, Arvède Barine, Ducamp, Mariéton ne nous en donnent que des fragments. Elles forment tout un poème d’amour, poème qu’on ne peut lire sans une profonde émotion et une vive sympathie. Ces pages respirent tout à la fois une passion brûlante, douloureuse et une profonde tendresse. Des paroles enflammées, insensées se mêlent à ces gracieux enfantillages qui accompagnent toujours un amour sincère. Musset accable George Sand de lettres, implore son amour, promet de tout oublier, se dit indifférent au fait qu’elle en aime un autre, qu’il se moque bien de tous ces fantômes du devoir, de toutes les phrases, mais qu’il y a cinq cents lieues entre eux ; voilà ce qui importe, car il ne sait qu’une chose, c’est qu’il l’aime, qu’il l’aime, qu’il en dépérit, qu’il meurt de cet amour, qu’il a soif d’elle. George Sand redoutant de croire à ce renouveau de bonheur, avait peur de capituler ; mais sa première lettre à Boucoiran qui suit celle du 10 septembre dont nous avons donné des fragments, lettre datée du 13 septembre, nous montre le changement survenu dans son esprit. Pas trace de chagrin ni de désespoir. Pleine de verve et d’entrain, elle finit par ces mots : « Adieu, nous nous reverrons bientôt. Donnez-moi des nouvelles de notre ami. Trouvez-moi une servante… »

Le mois de septembre se passa encore en tiraillements mutuels et en souvenirs dont l’un et l’autre savouraient le poison. Enfin, au commencement d’octobre, George Sand arriva à Paris, et tout fut oublié, hors l’amour ! Mais ce ne fut pas pour retrouver la joie que se reprirent les malheureux amants. L’ancien bonheur était empoisonné par d’affreux souvenirs, il était souillé et mutilé. Leur nouvelle liaison ramena les extravagances d’autan, les anciennes souffrances, les querelles, les reproches, les réconciliations ; mais la première union des deux âmes était à tout jamais rompue. Leur vie n’était plus supportable. Leur dignité faisait naufrage au milieu de ces humiliations perpétuelles, de ces injures, de ces repentirs poignants et de ces réconciliations bientôt suivies de nouveaux orages. Musset se fatigua et rompit le premier, après quoi, comme ils en avaient l’habitude, ils crurent nécessaire d’instruire leurs confidents respectifs de leur rupture : lui, Tattet ; elle, Sainte-Beuve. Ceci se passait en novembre ; George Sand retourna à Nohant. Il leur sembla à tous deux que c’était définitivement bien fini entre eux ; l’un et l’autre étaient mortellement fatigués. George Sand n’était pas seulement persuadée que c’était la fin, elle voulait encore le persuader à ses amis. Elle écrivait le 14 décembre à Boucoiran : … « Si vous savez quelque chose de désagréable pour moi, ne m’en avertissez pas. Comme je ne retomberai pas dans ce malheureux amour, il est inutile que mes souffrances soient augmentées[93]… »

Un peu avant cela, le 6 décembre, avec plus de détachement encore, elle parlait de son amour comme d’une chose absolument finie. Mais lorsqu’à la fin de décembre elle retourna à Paris, toutes ses belles résolutions s’évanouirent comme une fumée. Cet amour qui, à Nohant, lui paraissait un martyre insupportable, et dont elle semblait heureuse de se voir libérée, lui semblait à présent le paradis perdu, le seul bonheur de sa vie ; — avec lui — tout ; sans lui — rien ! C’est Musset maintenant qui refuse de la voir. Elle ne peut s’en consoler ; son désespoir n’a pas de bornes ; épuisée, malade, jour et nuit sans repos, elle ressemble à un spectre ; à son tour, elle est folle d’amour, elle le supplie de lui accorder une entrevue, de lui rendre son ancien bonheur[94]. Ne sachant comment prouver sa sincérité, elle coupa ses admirables cheveux que Musset avait tant aimés, et les lui envoya. Lorsque Musset, en ouvrant le paquet, vit coupées ces lourdes boucles noires qu’il avait si souvent baisées, il fondit en larmes et… le 14 janvier. George Sand ne se refuse pas le triomphe d’écrire à Tattet : « Alfred est redevenu mon amant. »

Musset, on le voit, s’était abusé sur lui-même, en assurant que tout était fini chez lui : le vieil amour couvait toujours en son cœur.

Mais ce fut là le dernier et le plus affreux accès de leur maladie. Toutes les scènes orageuses qui se passèrent entre eux, les folles caresses et les épouvantables querelles précédentes ne sont rien en comparaison de ce qui se produisit dans le courant de ce mois de janvier 1835. Tous deux, n’en pouvaient plus de ces humiliations perpétuelles, de ces réconciliations, de ces vains efforts pour s’aimer, « saintement », de l’impuissance de croire mutuellement l’un en l’autre et de vivre dans l’union de leurs âmes. De leur amour il ne leur restait que la passion. Les amis d’autrefois avaient complètement cessé de se comprendre, ils avaient fini par se convaincre qu’ils étaient deux êtres absolument dissemblables, que leur vie à deux n’était plus possible. Seulement, ils ne savaient comment rompre.

Cette fois ce fut George Sand qui prit l’initiative de la rupture. Voici la curieuse lettre qu’elle écrivit à Boucoiran le 6 mars 1835 :

Mon ami, aidez-moi à partir aujourd’hui. Allez au courrier à midi et retenez-moi une place. Puis venez me voir. Je vous dirai ce qu’il faut faire.

Cependant si je ne peux pas vous le dire, ce qui est fort possible, car j’aurai bien de la peine à tromper l’inquiétude d’Alfred, je vais vous l’expliquer en quatre mots. Vous arriverez à cinq heures chez moi et, d’un air empressé et affairé, vous me direz que ma mère vient d’arriver, qu’elle est très fatiguée et assez sérieusement malade, que sa servante n’est pas chez elle, qu’elle a besoin de moi tout de suite et qu’il faut que j’y aille sans différer. Je mettrai mon chapeau, je dirai que je vais revenir, et vous me mettrez en voiture. Venez chercher mon sac de nuit dans la journée. Il vous sera facile de l’emporter sans qu’on le voie, et vous le porterez au bureau. Faites-moi arranger le coussin de voyage que je vous envoie. Le fermoir est perdu. Adieu, venez tout de suite si vous pouvez. Mais si Alfred est à la maison, n’ayez pas l’air d’avoir quelque chose à me dire. Je sortirai dans la cuisine pour vous parler[95].

Tout se fit comme George Sand l’avait arrangé : le 9 mars, Musset écrit à Boucoiran :

Monsieur,

Je sors de chez Mme Sand et on m’apprend qu’elle est à Nohant. Ayez la bonté de me dire si cette nouvelle est vraie. Comme vous avez vu Mme Sand ce matin, vous avez pu savoir quelles étaient ses intentions, et, si elle ne devait partir que demain, vous pourriez peut-être me dire si vous croyez quelle ait quelques raisons pour désirer de ne point me voir avant son départ. Je n’ai pas besoin d’ajouter que dans le cas ou cela serait, je respecterais ses volontés.

Alfred de Musset[96]

Le 9 mars, George Sand écrit de Nohant à Boucoiran :

Mon ami,

Je suis arrivée en bonne santé et nullement fatiguée à Châteauroux, à trois heures de l’après-midi. J’ai vu, hier, tous nos amis de la Châtre. Rollinat est venu avec moi, de Châteauroux. J’ai dîné avec lui chez Duteil. Je vais me mettre à travailler pour Buloz. Je suis très calme. J’ai fait ce que je devais faire. La seule chose qui me tourmente, c’est la santé d’Alfred. Donnez-moi de ses nouvelles, et racontez-moi, sans y rien changer et sans en rien atténuer, l’indifférence, la colère ou le chagrin qu’il a pu montrer en recevant la nouvelle de mon départ. Il m’importe de savoir la vérité, quoique rien ne puisse changer ma résolution. Donnez-moi aussi des nouvelles de mes enfants. Maurice tousse-t-il toujours ? Est-il rentré guéri dimanche soir ? Solange toussait aussi un peu[97].


En partant, George Sand charge Boucoiran de remettre « un paquet » à Musset. Il contenait ce journal qu’elle avait écrit dans le courant de l’hiver, pendant qu’elle était séparée d’Alfred, et qui contenait sa confession. Elle la faite avec une sincérité extraordinaire, et parle de son amour pour Musset dans les termes les plus ardents, les plus insensés et tout palpitants de passion. Chaque ligne y pire la douleur du bonheur perdu, est pleine d’une souffrance cuisante et d’une profonde tendresse. Nous avons déjà parlé de ce journal[98]. Paul de Musset en a certainement profité pour son roman, cela ne fait honneur ni à lui, ni à Alfred, qui l’avait si mal gardé.

Il semble que Boucoiran, pour avoir aidé les deux amants à se séparer l’un de l’autre, se soit cru en droit de condamner Musset ou de dire, du moins, tout ce qu’il pensait de lui. Pour répondre à la question de George Sand, il avait parlé en termes peu flatteurs de Musset, car voici ce qu’elle lui écrivit le 15 mars[99] :

Mon ami,

Vous avez tort de me parler d’Alfred. Ce n’est pas le moment de m’en dire du mal, je n’ai que trop de force, et si ce que vous en pensez était juste, il faudrait me le taire. Mépriser est beaucoup plus pénible que regretter. Au reste ni l’un ni l’autre ne m’arrivera. Je ne puis regretter la vie orageuse et misérable que je quitte, je ne puis mépriser un homme que sous le rapport de l’honneur je connais aussi bien. J’ai bien assez de raisons pour le fuir, sans m’en créer d’imaginaires. Je vous avais prié seulement de me parler de sa santé et de l’effet que lui ferait mon départ. Vous me dites qu’il se porte bien et qu’il n’a montré aucun chagrin. C’est tout ce que je désirais savoir, et c’est ce que je puis apprendre de plus heureux. Tout mon désir était de le quitter sans le faire souffrir. S’il en est ainsi, Dieu soit loué. Ne parlez de lui avec personne, mais surtout avec Buloz. Buloz juge fort à côté de toutes choses et de plus il répète immédiatement aux gens le mal qu’on dit d’eux et celui qu’il en dit lui-même. C’est un excellent homme et un dangereux ami. Prenez-y garde, il vous ferait une affaire sérieuse avec Musset, tout en vous encourageant à mal parler de lui. Je me trouverais mêlée à ces cancans et cela me serait odieux. Ayez une réponse prête à toutes les questions : « Je ne sais pas. » C’est bientôt dit et ne compromet personne[100].

Il ressort clairement de tout cela, que George Sand, tout en reconnaissant que sa liaison avec Musset ne devait se prolonger, ne pouvait cependant cesser de l’aimer et de l’estimer comme homme, comme une belle âme, ni entendre mal parler de lui, ni souffrir qu’on le condamnât. Déjà un an auparavant, le 17 juillet 1834, lorsque Musset quitta Venise, Boucoiran s’était permis une phrase irrévérencieuse sur son compte, George Sand lui répondit alors : « Les causes qui pouvaient livrer ma vie au hasard sont à jamais détruites. J’en ai fini avec les passions. La dernière est celle qui m’a fait le plus de mal, mais c’est la seule, dont je ne me repente pas, car il n’y a eu dans mes chagrins ni de ma faute, ni de celle d’autrui. Vous dites que vous ne l’approuvez pas, mon ami. Il y a tant de choses entre deux amants dont eux seuls au monde peuvent être juges !… » Cette dernière phrase devrait toujours être présente à tous ceux qui jugent bon d’accuser tantôt l’une, tantôt l’autre des deux parties de ce triste roman. Musset, de son côté, garda non seulement dans le fond de son âme le souvenir de sa bien-aimée, mais se mit à exécuter le « monument » qu’il avait rêvé « de lui élever », comme il le lui disait dans une lettre de l’année précédente : « Je m’en vais faire un roman… J’ai bien envie d’écrire notre histoire. Il me semble que cela me guérirait et m’élèverait le cœur. Je voudrais te bâtir un autel fut-ce avec mes os » !… Et encore : « … Mais je ne mourrai pas, moi, sans avoir fait un livre sur moi et sur toi (sur toi surtout). Non, ma belle, ma sainte fiancée, tu ne te coucheras pas dans cette froide terre sans qu’elle sache qui elle a porté. Non, non, j’en jure par ma jeunesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lis sans tache. J’y poserai de ces mains que voilà ton épitaphe en marbre plus pur que les statues de nos gloires d’un jour. La postérité répétera nos noms comme ceux de ces amants immortels, qui n’en ont plus qu’un à eux deux, comme Roméo et Juliette, comme Héloïse et Abélard. On ne parlera jamais de l’un sans parler de l’autre. Ce sera là un mariage plus sacré que ceux que font les prêtres, le mariage impérissable et chaste de l’intelligence… Je terminerai ton histoire par mon hymne d’amour[101]… »

Si avant cela déjà, Musset et George Sand, obéissant à la tendance, bien commune à tous les poètes, avaient exhalé leurs souffrances, l’un dans les Nuits, l’autre dans les Lettres d’un Voyageur, œuvres purement lyriques, à présent Musset mit consciemment à exécution son projet d’écrire un livre sur lui et sur elle. En 1836 parut la Confession d’un enfant du siècle, qui est la « version » donnée par Musset de leur commune histoire. Le lecteur se rappelle sans doute aussi l’Hymne d’amour, qui termine la troisième partie du livre ; jamais, peut-être, l’amour triomphant ne s’est exhalé en plus enthousiastes paroles que par les lignes si célèbres, qui commencent le chapitre xi : « Ange éternel des nuits heureuses, qui racontera ton silence ? Ô baiser ! mystérieux breuvage, que les lèvres se versent comme des coupes altérées… »

Nous parlerons plus loin de la Confession, comme des autres œuvres de Musset et de George Sand, qui sont écloses ou ont été écrites sous l’influence que les deux poètes ont exercée l’un sur l’autre.

Citons maintenant ce que George Sand écrit à Mme d’Agoult, après avoir lu le livre qui lui avait été envoyé par Alfred lui-même avec quelques mots de dédicace. Nous avons déjà fait, plus haut, mention de cette lettre du 25 mai, insérée dans la Correspondance, mais où ces lignes, qui concernent Musset, ont été omises à dessein : « Je vous dirai que cette Confession d’un enfant du siècle m’a beaucoup émue en effet. Les moindres détails d’une intimité malheureuse y sont si fidèlement rapportés depuis la première heure jusqu’à la dernière, depuis la sœur de charité jusqu’à l’orgueilleuse insensée, que je me suis mise à pleurer comme une bête, en fermant le livre. Puis, j’ai écrit quelques lignes à l’auteur pour lui dire je ne sais quoi : que je l’avais beaucoup aimé, que je lui avais tout pardonné, et que je ne voulais jamais le revoir… Je sens toujours pour lui, je vous l’avouerai bien, une profonde tendresse de mère au fond du cœur. Il m’est impossible d’entendre dire du mal de lui sans colère. »

D’un côté, comme de l’autre, il n’y avait, comme on le voit, rien d’hostile. Musset et George Sand continuèrent, après cela, non seulement à s’écrire, ou à se charger mutuellement de quelque affaire pour rendre service à quelque ami respectif, mais ils se virent même quelquefois. Ainsi, par exemple y le chansonnier saint-simonien Vinçard nous raconte dans ses Mémoires[102], que, lorsque George Sand assista, en 1836, à une des réunions saint-simoniennes, elle était accompagnée par Alfred de Musset.

Les bons amis (?!) faisaient néanmoins tous leurs efforts pour semer la discorde entre eux, quoi que fissent George Sand et Musset, pour se défendre l’un l’autre contre les médisances et les calomnies. Le 19 avril 1838, George Sand écrit à Musset :

Mon cher Alfred,

(Un premier paragraphe a trait à une personne qu’il lui avait recommandée.)

Je n’ai pas compris le reste de ta lettre. Je ne sais pas pourquoi tu me demandes si nous sommes amis ou ennemis. Il me semble que tu es venu me voir l’autre hiver[103] — (donc en 1837 ils se sont encore vus), et que nous avons eu six heures d’intimité fraternelle, après lesquelles il ne faudrait jamais se mettre à douter l’un de l’autre, fût-on dix ans sans se voir et sans s’écrire, à moins qu’on ne voulût aussi douter de sa propre Sincérité ; et, en vérité, il m’est impossible d’imaginer comment et pourquoi nous nous tromperions l’un l’autre à présent…


Les années se suivaient, les anciennes blessures ne saignaient plus et se cicatrisaient ; de nouvelles amours faisaient oublier l’amour d’autrefois, la vie désunissait de plus en plus les anciens amants.

Ils se voyaient de moins en moins souvent et tout à fait fortuitement. En 1841, traversant la forêt de Fontainebleau, pour se rendre à la campagne, chez Berryer, Musset repassa avec une joie amère les heureux souvenirs de l’automne de 1833. À peine de retour à Paris, il rencontra George Sand au théâtre. Ses vers charmants : Le Souvenir, sont dus à cette simple coïncidence.

Les deux anciens amis se revirent pour la dernière fois en 1848[104].

C’est en cette année que finirent leurs relations personnelles, mais non l’histoire de leur amour, qui, de la vie réelle, allait passer dans la littérature. À son tour, ce roman vécu a lui-même aujourd’hui toute une histoire, que nous allons raconter, en exposant en même temps l’influence réciproque que les deux écrivains ont exercée l’un sur l’autre, et en analysant les « Nouvelles Vénitiennes » de George Sand.

  1. Ce chapitre, ainsi que le suivant, a déjà paru dans le Messager du Nord (1895, novembre-décembre) sous le titre « Histoire et non légende ». Quoi qu’il ait été publié depuis dans des revues et journaux étrangers un grand nombre de documents et de lettres et une foule de recherches, sans parler d’articles de polémique sortis de la plume des partisans de George Sand et de Musset, nous nous croyons en droit de reproduire ici ce chapitre sans y apporter de changements, car, en l’écrivant, nous avons profité de la plupart des sources publiées depuis et avons exprimé notre opinion sur l’histoire Sand-Musset bien avant nos confrères étrangers, — MM. de Spoelberch, Maurice Clouard, Cabanès, Rocheblave, Mariéton et autres. Mais les lecteurs russes ne nous firent pas l’honneur de remarquer la primeur de certains faits et de ce que nous avions fait notre possible pour détruire la légende, bien avant que M. Rocheblave aussi se soit servi de ce mot. En reproduisant ici ces deux chapitres, nous omettons seulement ce qui a déjà été dit dans les chapitres précédents et nous signalons dans les notes au bas des pages les sources, alors inédites, maintenant publiées. Le lecteur verra que l’opinion que nous avions déjà exprimée, en 1895, au sujet de cet épisode, est devenue vérité admise par tout le monde.
  2. Un des biographes de Musset, Lindau, dans les conclusions qu’il tire aux dernières pages de son récit sur le roman entre son héros et George Sand, se prononce très catégoriquement en ce sens : « Deux esprits d’élite se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis en présence. Le verdict, quel qu’il fût, devait douloureusement frapper l’un ou l’autre… »
  3. Histoire de ma Vie, IV, p. 224.
  4. Nous parlons ici de la seconde version de Lélia, c’est-à-dire du roman tel qu’il a été réimprimé en 1839 et imprimé dans les œuvres complètes de George Sand, version qui est restée définitive. Voir plus loin, ch. XI.
  5. Souvenirs littéraires d’Édouard Grenier. Revue bleue, du 15 octobre 1892.
  6. Lettre du vicomte de Spoelberch dans l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, du 20 novembre 1892, dans l’article du docteur Cabanès, réimprimé ensuite dans un supplément de l’Indépendance Belge, du 8 décembre 1892.
  7. Les Lundis d’un Chercheur, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul. Lettres inédites de George Sand, Paris, 1894. Calmann Lévy.
  8. Voir plus loin, p. 104.
  9. Note de 1895. Dans ses lettres inédites à Sainte-Beuve, du 20 janvier et 6 février 1861. Note de 1898. Maintenant ces deux lettres sont publiées dans le livre du vicomte de Spoelberch, dont nous avons parlé et dans les Lettres de George Sand à Musset et à Sainte-Beuve.
  10. Nous disions encore à cet endroit de notre chapitre, lors de sa publication dans une revue en 1895 : « J’ai eu la possibilité de prendre connaissance de la correspondance complète de G. Sand avec Sainte-Beuve et d’y lire ce désir écrit de sa propre main de publier ses lettres à Alfred de Musset pour mettre au moins fin aux trois principales accusations portées contre elle. Je dois ajouter ici que l’enquête que j’ai faite chez ses amis et ses parents et la vérification des documents conservés dans plusieurs archives ont entièrement confirmé ce vœu de George Sand… » Depuis lors les personnes qui s’intéressent à la question, ont pu s’en convaincre par une lettre de George Sand à Émile Aucante, publiée par celui-ci, et qui sert, pour ainsi dire, d’introduction à ses lettres à Musset, mises en ordre par elle-même et imprimées d’abord par M. Émile Aucante en 1896 dans la Revue de Paris.
  11. Pauline Viardot a dit une fois, en parlant à un de nos amis, que le regard de Musset était « très arrogant, repoussant même, surtout quand il regardait les femmes, parce qu’il avait les paupières rouges, sans cils, et qu’il n’avait pas de sourcils. Souvent il vous regardait si fixement que cela frisait l’insolence et le cynisme… » C’est ce que confirme d’une manière très intéressante cette description de l’extérieur du poète Sténio dans Lélia : « Ses yeux dépourvus de cils n’avaient plus cette lenteur voilée qui sied si bien à la jeunesse. Son regard vous arrivait droit au visage, brusque, fixe et presque arrogant… » (Lélia, 3e partie, ch. xlvii.) Nous avons déjà mentionné plus haut cette ressemblance du portrait de Musset, fait par Mme Viardot avec celui de Sténio, fait par l’auteur de Lélia.
  12. Le frère biographe dit : « Tour à tour, laborieux et dissipé, il travaillait avec une ardeur incroyable, pourvu que rien ne vînt le distraire, car une fois le travail achevé ou interrompu, le poète redevenait dandy. Ses amis, plus riches que lui, l’enlevaient trop souvent à ses livres. D’ailleurs, il ne se cachait pas de ses goûts aristocratiques. Tous les endroits consacrés à la fashion exerçaient sur lui un attrait irrésistible. C’était l’Opéra, où il avait ses entrées, le Théâtre-Italien, le boulevard de Gand, le Café de Paris, où se réunissaient des hommes fort distingués, mais sans aucun lien entre eux que celui de l’habitude. On jouait gros jeu : on faisait des parties de plaisir d’une durée illimitée, des gageures insensées dont il fallait remplir les conditions à la rigueur, dût-on s’y casser le cou. La devise de l’endroit était : Pas de quartier ! Un soir, on apprit qu’un des habitués de la réunion ne viendrait plus. Le bruit courut qu’il avait pris avec lui même l’engagement de se brûler la cervelle le jour où il aurait perdu où dépensé son dernier louis et que, ce moment venu, il s’était tenu parole avec un sang-froid et un courage dignes d’une action meilleure. Ce lugubre épisode ne fut pas étranger à la conception de Rolla. Pour se mouvoir à l’aise sur un terrain si dangereux, il ne suffisait pas d’un habit à la mode, il fallait encore que la poche fut bien garnie, et quand ce lest indispensable lui manquait, le jeune dandy avait par bonheur, assez de raison pour retourner au travail ». (Notice biographique sur A. de Musset par Paul de Musset.) Aux pages 216, 217, 218, 219, 221, 239 de la Biographie, nous trouvons pourtant des indications un peu différentes, montrant qu’Alfred de Musset ne s’inquiétait pas beaucoup de ses dettes, ni de leur payement et que même l’argent qu’il prenait en avance chez son éditeur ne pouvait pas le faire travailler. D’un autre côté Mme de Janzé raconte dans son petit ouvrage Études et récits sur Alfred de Musset, que quand Alfred était à court d’argent, il déjeunait ou dînait dans quelque méchant petit restaurant et qu’ensuite, son cure-dents à la bouche, il allait sur le boulevard de Gand, avec la figure d’un homme sortant d’un dîner fastueux. Ce trait curieux caractérise parfaitement le cercle que fréquentait Musset, ainsi que ses prétentions à lui.
  13. Paul Lindau. Alfred de Musset.
  14. Note à la page 18 de la Notice biographique sur Alfred de Musset.
  15. Ces paroles se trouvent dans un fragment des œuvres posthumes donné par P. de Musset à la page 241 de la Biographie.

  16. « Puisez en pleine vie humaine ; chacun la vit ; peu la connaissent,
    et là où vous l’empoignez, — c’est là que c’est intéressant »…
  17. C’est l’expression d’Alfred de Musset sur lui-même.
  18. Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musset, p. 360.
  19. Paul Lindau. Alfred de Musset, p. 63.
  20. « Œuvres posthumes, avec lettres inédites et Notice biographique par son frère. » T. X des Œuvres complètes de Musset, in-8o, 1866, Charpentier, p. 271.
  21. Paul de Musset. Biographie d’Alf. de Musset, p. 340-341.
  22. Paul de Musset. Biographie d’Alf. de Musset, p. 366.
  23. Paul de Musset. Biographie d’Alfred de Musset, p. 93.
  24. Expression de Musset.
  25. Il en existe une excellente reproduction gravée sur acier par Robinson et une très mauvaise lithographie par Lassalle. L’original appartient à la fille de George Sand, Mme Solange Clésinger.
  26. Maxime Ducamp. Souvenirs littéraires. Revue des Deux-Mondes, 1881.
  27. Note de 1895. La lettre a paru pour la première fois dans les Portraits contemporains de Sainte-Beuve. Mme Arvède Barine en a reproduit une partie. L’original, daté du 11 mars 1833, est entre les mains de M. de Spoelberch. Note de 1898. La lettre fait aujourd’hui partie de la collection des lettres de George Sand à Sainte-Beuve, éditées par Lévy.
  28. Le récit souvent répété (entre autres par Brandès et bon nombre d’écrivains crédules russes), d’après lequel Buloz aurait fait faire à Musset la connaissance de George Sand dans un but purement pratique, espérant que des amours des deux poètes naîtraient des ouvrages précieux pour sa revue, ce récit est à ranger parmi les légendes, qui ne méritent pas la peine d’être réfutées.
  29. Jules Levallois, Souvenirs littéraires. Revue Bleue. 19 janvier 1895, Sainte-Beuve, assure par contre, que le dîner avait eu lieu chez Lointier et que Musset n’y avait pas assisté. V. Portraits contemporains, t. I, p. 508.
  30. Biographie d’Alfred de Musset, p. 119.
  31. Nous empruntons ces détails à l’article plein d’intéressants documents, publié par Maurice Clouard : « Alfred de Musset et George Sand Notes et documents inédits. » (Revue de Paris, 15 août 1896.)
  32. Arvède Barine. Alfred de Musset, p. 58. Ces deux lettres sont maintenant imprimées dans le volume de M. Mariéton.
  33. À présent cette lettre est imprimée en entier dans la Revue de Paris et dans le volume des Lettres à Sainte-Beuve, publié chez Lévy.
  34. La Correspondance récemment publiée du célèbre écrivain russe avec sa fiancée (plus tard sa femme) a excité un intérêt général en Russie.
  35. Voir : Questions d’art et de littérature.
  36. Nous n’ajoutons foi qu’à ce que Paul de Musset dit de cette époque dans la Biographie, en laissant de côté le tableau qui en est fait dans Lui et Elle, où certains biographes et critiques ont pourtant puisé des détails pittoresques sur la vie que menaient alors Musset et George Sand. Dans le roman dont nous parlons, ces détails sont certes pleins de verve et de coloris et peignent bien la vie de bohème des deux poètes. Néanmoins, on ne doit pas oublier que c’est là une œuvre d’imagination et non d’histoire.
  37. Plus tard cette « Lettre » fut réimprimée dans les Œuvres complètes de George Sand, au cours du volume les Sept Cordes de la Lyre. La lettre fait aussi partie du n° III de ses Impressions et Souvenirs.
  38. Le roman a été écrit et imprimé en 1837. La préface fut écrite en 1853 pour l’édition des Œuvres de George Sand, publiées chez Hetzel avec illustrations de Tony Johannot et de Maurice Sand.
  39. Cette lettre imprimée d’abord dans le Temps, fait partie du volume Impressions et Souvenirs des Œuvres complètes, où elle porte le n° XX.
  40. Cette lettre, datée du 25 mai 1836, est imprimée dans la Correspondance de George Sand, mais sans ces lignes sincères et importantes au point de vue biographique. Nous en donnons un fragment plus loin.
  41. On ne trouve que quelques fragments de cette lettre dans l’ouvrage de Mme Barine. L’original appartient à M. de Spoelberch. Le paragraphe que nous venons de citer fut imprimé d’abord dans les Portraits contemporains ; la lettre tout entière a paru maintenant dans la Collection des Lettres à Sainte-Beuve.
  42. Dans sa lettre à Mme Dupin, datée de : « Jeudi, décembre, 1833 ». (Correspondance, t. I), elle écrit : « Je pars ce soir », et dans une lettre inédite à son mari, du « mardi, 11 décembre », elle écrit, qu’elle partira « jeudi », ce qui indique qu’elle est partie de Paris le jeudi, 13 décembre.
  43. Biographie d’Alfred de Musset, par Paul de Musset.
  44. Correspondance, t. I, p. 256.
  45. Voir le chapitre vii.
  46. Dans l’exposition de ce fait la partialité de Lindau éclate de nouveau aux yeux. Il dit : « Deux natures toutes différentes s’étaient heurtées : d’un côté, un jeune homme passionné, effréné, qui disposait sans ménagement de sa santé, de sa cassette et de son génie, sans se soucier de savoir comment ça finirait, et qui, dans la fumée de l’entraînement et des plaisirs, allait au hasard sans savoir où (ziellos dahintaumelte) ; de l’autre, une femme modérée, calme, un peu pédantesque, qui, chaque soir, vérifiait sa caisse et pensait au moyen de la remplir dès qu’elle la voyait diminuer, et qui se possédait assez elle-même pour se mettre en tout temps à sa table de travail et écrire le nombre de pages voulu, une femme que rien ne pouvait arracher à ce travail et qui pouvait résister à toutes les tentations… » Lindau confond ainsi dans une même phrase deux choses complètement différentes, mais toutes deux faisant honneur à George Sand : son amour du travail, — vrai travail d’artiste entièrement voué à son œuvre, — et la nécessité de vivre de ce travail en tenant ses comptes, vérifiant sa caisse et s’inquiétant de savoir comment elle payerait ses divertissements, alors que Musset, lui, s’en souciait fort peu. Confondre ces deux choses et en parler d’un ton railleur ne fait nullement honneur ni à la pénétration ni à la probité littéraire de Lindau. Mais le désir de rejeter sur George Sand la responsabilité de toutes les peccadilles de Musset ; porte Lindau à un véritable jeu de mots, en sorte qu’il devient difficile de saisir ce qu’il veut dire à la page suivante, que nous reproduisons en entier : « A. de Musset voulait user de la vie et en jouir au moment donné, George Sand qui, à beaucoup d’autres qualités, joignait encore celle d’être une bonne et soigneuse ménagère, bien économe, voulait faire quelque chose qui fût bien (rechtschaffenes), gagner de l’argent et réunir des matériaux pour ses travaux futurs. Il voulait courir le monde sans aucun but, elle voulait travailler selon le plan qu’elle s’était formé. À la fin des fins, il alla son chemin, elle resta à la maison. Seul, il devint triste, il se mit à chercher la société que l’on trouve toujours facilement, celle des chanteuses et des danseuses, pour la plupart d’une réputation douteuse, avec lesquelles il fit connaissance par l’entremise du consul de France à Venise, société joyeuse, amusante, dans laquelle il s’oubliait, et, en tout cas, plus agréable que celle qu’il trouvait auprès de son amante, taciturne, glaciale (?) appliquée au travail, et qui, lorsqu’il lui fallait travailler, fermait momentanément sa porte même à l’amour. Il passait ainsi gaîment son temps. Gaîment ? Nous n’en savons rien. Au fond de son âme, il était tout à fait démonté. Il était mécontent de sa bien-aimée. Il trouvait injuste que grâce à ses calculs pédantesques — c’est ainsi que lui paraissaient les motifs qui l’enchaînaient à sa table de travail — elle l’abandonnât à son sort. Il lui pesait de n’avoir pas la consolation d’avoir à côté de lui une complice de sa faute. Il s’irritait contre lui-même, car il voyait qu’il agissait mal. Au milieu de sa vie de débauche et de ses soupers joyeux, il devait se souvenir de l’amie consciencieuse qui, dans sa petite chambre et à la clarté de sa lampe, était assise à son travail, tandis que lui passait dans les plaisirs une nuit après l’autre. Rien ne nous rend si injuste à l’égard des autres que la conscience de n’avoir pas rempli notre devoir. Aussi, quand, moralement abattu, il retournait au logis fort tard dans la nuit et qu’il retrouvait son amie encore en train de travailler, ou qu’il entendait de la chambre voisine la respiration égale de son sommeil, sentait-il l’impérieuse nécessité non seulement de s’accuser lui-même, mais encore le besoin d’en vouloir à celle qui lui donnait l’occasion de s’accuser ainsi. Pour mettre sa conscience en paix, il s’asseyait parfois à table au milieu de la nuit et écrivait quelques heures sans s’arrêter. Mais le travail ne lui donnait aucune joie et il accusait amèrement celle qui lui paraissait coupable de ce travail sans plaisir… » Positivement, il est difficile de s’expliquer à quoi tend ici Lindau, Tantôt il a l’air d’approuver George Sand, tantôt il trouve que c’eût été mieux si elle s’était amusée à souper gaîment et à s’étourdir avec Musset. Ce dernier, selon lui, ne se serait pas alors chagriné et n’eût pas recherché la société des danseuses, n’aurait senti aucun remords de conscience et aurait eu « une complice », etc. Il ressort de ce que Lindau dit ensuite — en ajoutant foi aux paroles de Louise Colet prises dans Lui — qu’il rejette déjà uniquement sur George Sand tous les désaccords et les querelles qui survinrent postérieurement, et dont il attribue principalement la cause à sa manière de traiter maternellement Musset, ce qui donnait au poète des rages blanches et fut le coup de grâce qui le jeta dans les bras des courtisanes. Il est généralement reçu de s’attacher à ce côté maternel de George Sand. Les uns en font l’éloge, d’autres le blâment. Si George Sand, dans sa vieillesse, fût vraiment une mère à l’égard de plusieurs de ses jeunes amis comme Flaubert, Plauchut, Amic, si elle devint maternelle à quarante ans passés, lors des dernières années de sa vie commune avec Chopin, alors malade, il est à présumer que, dans les premières années de sa jeunesse, elle était bien loin d’être maternelle avec ses amants, et en cela il n’y a rien d’étonnant, rien qui mérite la louange ou le blâme. Si plus tard elle s’est imaginé qu’elle l’avait fait, elle s’est trompée elle-même de bonne foi. Dans sa correspondance avec Musset, on ne trouve de son côté rien de maternel, et Musset n’a pas l’air de s’en plaindre. Nous croyons que Mme Colet s’est éloignée ici de la vérité, — ce qui lui est du reste arrivé assez souvent, — et Lindau a tort de répéter les paroles des autres.
  47. a). Lettres inédites à son fils, à sa mère et à Boucoiran, des 25, 28 et 29 janvier 1834. b). Histoire de ma Vie, t. IV, p. 186-188. Elle y dit qu’après la fièvre qu’elle avait eue à Venise, elle a souffert toute sa vie de violentes migraines.
  48. Le même fait est raconté par M. Plauchut dans ses intéressants articles intitulés : Autour de Nohant, publiés dans le Temps (5, 6 et 7 septembre 1891), et réunis maintenant en volume (Lévy, 1898).
  49. C’est là une erreur sans doute involontaire que M. Plauchut commet aussi dans le Temps en nommant André et Teverino. Teverino n’a paru que onze ans plus tard, en 1845. Une lettre inédite à Boucoiran nous apprend qu’à Venise George Sand avait travaillé au Secrétaire intime (elle en fait mention le 28 janvier). Le 7 mars elle parle d’André, de Jacques qui est promis à Buloz pour le mois de mai, et de Leone-Leoni. Enfin, à Venise aussi, ont été écrits Mattea et les premières Lettres d’un voyageur.
  50. On voit déjà dans la lettre du 28 janvier qu’elle travaillait énormément. Le 4 février elle écrit : « Je m’échine à le satisfaire… Je crève de travail… »
  51. Lettres inédites.
  52. Maxime Ducamp, dans ses intéressants Souvenirs littéraires, raconte une conversation qu’il a eue avec George Sand en 1868. Elle lui disait entre autres choses que son ambition était de « posséder 3 000 livres de rente ? Je fis un bond : « Comment, vous, George Sand, vous ne les avez pas ? » Elle répondit : « Non, j’ai gagné beaucoup, beaucoup d’argent, je l’ai dépensé ; j’en aurais gagné davantage, je l’aurais dépensé de même. » Elle eut alors un sourire mâle, où l’orgueil de la domination exercée, le sentiment d’une supériorité acceptée, se mêlaient à une expression de mépris, dont la cause n’était pas difficile à deviner : elle ajouta : « Je ne regrette rien ! » Ce fut un éclair…
  53. Correspondance de George Sand, t. I, p. 262.
  54. Ce fragment de la lettre du 4 février est cité aussi (avec des coupures) par Arvède Barine.
  55. Arvède Barine, p. 65.
  56. Il a été beaucoup parlé dans la presse de la maladie de Musset que personne, à commencer par le médecin, n’a jamais osé appeler de son vrai nom. Le médecin l’a poliment appelée « fièvre typhoïde », mais en réalité, c’était le « delirium tremens », effet final de la vie de débauches de Musset.
  57. Il est mort quand notre travail était déjà fini, au printemps de 1898 âgé de plus de quatre-vingt-dix ans.
  58. La notice du rédacteur et la lettre de Pagello ont paru en 1881 dans le Figaro, mais considérablement altérées et mal traduites.
  59. Mme Luigia Codemo, il est vrai, a publié dans son livre, sans toutefois indiquer la source, une partie du journal de Pagello réimprimée maintenant presque en entier dans le livre de M. Marieton. Mais Pagello a déclaré que tout ce que Mme Codem écrivit sur son compte était fantastico. Il est vrai aussi qu’en 1881, M. Cambiano a raconté sur George Sand, à R. Barbiera, quelques détails qu’il dit tenir du Dr Pagello. Cependant celui-ci lui-même n’a rien fait imprimer. Il y a deux ans, le Dr Cabanès a publié à Paris, sous le titre : Déclaration d’amour de George Sand une des lettres de George Sand dont il avait eu copie par le fils de Pagello. Le récit de son interwiew avec Pietro Pagello, qu’il y a ajouté, éclaircit plusieurs détails relatifs au séjour de Pagello à Paris et à sa rupture avec George Sand. Les amis de George Sand en France, révoltés par ces articles, répondirent par bon nombre de lignes dures et injustes à l’adresse du Dr Pagello. L’antagonisme national, semble-t-il, entrait pour beaucoup dans cette hostilité, et le lecteur impartial, tout en restant dans la vérité, peut, sans porter préjudice à la mémoire de George Sand, rendre justice à la manière d’agir de Pagello. La seule chose que l’on puisse lui reprocher, c’est de ne pas avoir été fidèle à sa première décision et d’avoir permis à son fils de donner au Dr Cabanès la copie de la Déclaration d’amour. Mais d’un autre côté, il nous semble impossible d’exiger d’un homme vivant, et encore plus de son fils, qu’il reste absolument insensible aux fables qui se colportent sur son compte et sur celui de la femme autrefois aimée. Selon nous, il ne pouvait répondre autrement aux questions directes qu’on lui adressait qu’en disant la vérité dans toute sa simplicité. Quant à la Déclaration, c’est une des plus belles pages qui soient jamais sorties de la plume de George Sand, et ses amis n’ont qu’à se réjouir de la savoir publiée. Nous ne pouvons comprendre non plus pourquoi, aussitôt qu’il s’agit de défendre George Sand contre de fausses accusations, il faut absolument accuser quelqu’un et, si ce n’est Musset, du moins Pagello. Nous insistons encore une fois sur la nécessité d’abandonner ce procédé de procureur dans les questions psychologiques.
  60. Note de 1895. — C’est dans ce but que George Sand écrivit à Sainte-Beuve les lettres du 20 janvier et du 6 février 1861, dont nous avons déjà plusieurs fois fait mention, et dont nous aurons encore à parler en détail. Dans la lettre du 6 février, George Sand proteste surtout « contre trois horribles choses », et en premier lieu contre l’accusation « d’avoir donné le spectacle d’un nouvel amour aux yeux d’un mourant ». La lettre sera bientôt publiée.
    Note de 1898. Depuis 1895, les lettres à Musset ont été publiées par M. Aucante, de même que les deux lettres à Sainte-Beuve, d’abord dans le livre du vicomte de Spoelberch, puis dans le volume de Lévy.
  61. M. Maurice Clouard, quoique partisan de Musset, a eu le courage d’être impartial en énonçant l’opinion suivante, en tout analogue à la nôtre : « Mais c’est Paul de Musset et non Alfred qui a écrit cela, et pas une ligne d’Alfred ne fait allusion à ce fait ; il reproche bien des choses à sa maîtresse, mais jamais cela. Il ne nous paraît guère possible d’admettre que George Sand épuisée par les veilles, malade elle-même, se soit donnée à un autre homme sous Les yeux de celui qu’elle soignait avec un dévouement sans bornes. Toute sa vie elle a protesté là contre ; elle s’est défendue, non pas d’avoir été la maîtresse de Pagello, mais de l’être devenue dans des circonstances que voilà. Je parle du fait matériel et non de la « déclaration », adressée par elle à Pagello et signalée récemment par le docteur Cabanès… » — M. Mariéton donne dans son livre la fameuse « page dictée », mais elle est écrite, répétons-le, par Paul de Musset !…
  62. En réalité c’était au commencement de janvier.
  63. Lettera del Dr Pietro Pagello al signor prof. Ercole Moreni à Portoferrajo. 16 nov. 1877.
  64. Dans l’Histoire de ma Vie, George Sand dit qu’elle connût pour la première fois à Venise « d’atroces douleurs de tête qui se sont installées depuis lors dans mon cerveau en migraines fréquentes et souvent insupportables ».
  65. Lettera del Dr Garibaldi-Locatelli al signore prof. Ercole Moreni, écrite le lendemain de celle de Pagello, le 17 nov. 1887. La lettre contient de très intéressants et sympathiques détails sur le Dr Pagello, homme fort honnête, fort sérieux et très sévère envers lui-même. Il y est dit entre autres que deux mois auparavant, ce travailleur infatigable de quatre-vingts ans, toujours dévoué à la science, s’était blessé au doigt lors d’une opération qu’il faisait à un malade et que le doigt est resté paralysé.
  66. Ce n’était pas le Dr Rebizzo, comme on l’a plusieurs fois affirmé, mais le Dr Santini.
  67. « La Provincia di Belluno. » Martedi, il marzo 1881, n° 20.
  68. Cette lettre et le récit du Dr Pagello sont imprimés dans l’Illustrazione Italiana du 1er mai 1881, dans l’article de Raffaelo Barbiera Una lettera inedita di Giorgio Sand. Le vicomte de Spoelberch en a donné dans le Cosmopolis et puis dans son livre la Véritable histoire, avec la traduction française, le texte italien qui avait été reproduit photographiquement pour lui par les héritiers de M. Minoret. Nous le traduisons sur l’original.
  69. Nous avons déjà dit que par délicatesse et discrétion de médecin le Dr Pagello n’a pas appelé la maladie de son vrai nom.
  70. Corriere della Sera.
  71. Tous les biographes de Musset, même son frère, même Lindau et la vicomtesse de Janzé sont d’accord, qu’il ne s’est rétabli que grâce aux soins de George Sand et à l’art du médecin. Voir : « Biographie de Alfred de Musset », « Étude et récits sur A. de Musset », « Alfred de Musset ». Voir aussi l’article de Maurice Clouard avec les lettres de la mère de Musset et celles de George Sand à A. Tattet.
  72. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 188.
  73. Il partit le 29 mars 1834, date indiquée sur le passeport.
  74. Expression de Mme Dorval (voir plus haut).
  75. Le docteur Garibaldi dit : « Da giovine era biondo, quasi rosso, robustissimo, alto, bello. Vecchio ora di ottant’anni venerando all aspetto, e ancor vigoroso, si leva di buon mattino, fa delle passegiate, puó leggere senza occhiali, è sempre di umore allegro : da molti anni, però, è completamente sordo… » (En ses jeunes années il était blond, presque roux, très robuste, grand et beau. À présent, âgé de quatre-vingts ans, d’aspect vénérable, il est vigoureux, se lève de grand matin, fait des promenades, peut lire sans lunettes, est d’une humeur toujours gaie ; mais depuis longtemps déjà il est complètement sourd…)
    On voit par tout ceci que c’était physiquement et moralement une nature tout à fait saine.
  76. Arvède Barine en reproduit quelques fragments inédits. Depuis la publication de ce chapitre dans le Messager du Nord de 1895, M. Roche-blave dans son article : Fin d’une légende a donné un fragment de cette lettre, autre que celui publié par Arvède Barine.
  77. Roman d’Alex. Herzen, ayant fait époque en Russie, un des chefs-d’œuvre de la littérature russe.
  78. Célèbre nouvelle de Drouginine.
  79. Roman à thèse de Tchernichevsky, pendant de longues années considéré comme l’Évangile des libéraux russes par rapport aux questions de la morale conjugale.
  80. Dans les lettres à Boucoiran — celle de la Correspondance et l’inédite — G. Sand dit qu’elle l’a accompagné jusqu’à Vicence. D’après l’Histoire de ma Vie et les lettres de Pagello, elle l’aurait conduit jusqu’à Mestre.
  81. Histoire de ma Vie, t. IV, p. 189.
  82. Nous trouvons dans la lettre du Dr Pagello au prof. Ercole Moreni l’indication suivante : « Nous partîmes pour Bassano, nous allâmes à la grotte Parolini (près Oliero), à Crespano et revînmes à Bassano… » G. Sand dit à Boucoiran qu’elle « visita encore les bords de la Brenta ».
  83. On voit par une lettre inédite d’Aurore Dudevant à son mari, datée du 6 avril, que le voyage se fit entre le 1er et le 6 avril. (Maintenant publiée par M. de Spoelberch.)
  84. « Plus tard, nous visitâmes les îles de l’Archipel Vénitien. » dit Pagello.
  85. Paul de Musset. Biographie d’Alfred de Musset, p. 125-126.
  86. Mme Antonini, la fille du Dr Pagello raconte que George Sand fut un jour si mortifiée d’avoir été blâmée par Roberto Pagello de ne pas savoir cuire les artichauts, qu’elle lui tricota, — pour le dédommager de ce plat mal préparé — quatre paires de chaussettes. (Paul Mariéton. « Une histoire d’amour, » p. 144).
  87. Arvède Barine, p. 68.
  88. Dans une lettre inédite à M. Dudevant, datée du 30 juillet, George Sand raconte qu’elle a visité les lacs Garda, Iseo, Maggiore, traversé le Simplon, séjourné à Martigny, et fait l’ascension du Mont-Blanc et du Saint-Bernard. Elle décrit la cathédrale et le musée de Milan, les beautés de la nature de l’Italie, l’agriculture en Lombardie. Quant à l’état des voies de communication elle donne raison à son mari qui prétendait que les gouvernements absolus étaient les meilleurs sous ce rapport-là.
  89. La lettre de George Sand à Rollinat, datée de Paris, 15 août 1834, commence par les mots : « J’ai trouvé ta brave lettre du mois d’avril, hier en arrivant de Venise où j’ai passé toute l’année… » Par les lettres à son fils on voit qu’elle se hâtait de revenir à Paris pour le 18 août, jour de la distribution des prix au collège Henri IV. Ce qu’elle dit dans l’Histoire de ma Vie : « Je suis partie de Venise à la fin du mois d’août », n’est donc pas exact. Elle a quitté Venise, dans les derniers jours de juillet.
  90. La lettre a été publiée par M. Hédouin (Yorick) dans l’Homme libre du 14 avril 1877. Elle a été réimprimée dans le Figaro du 28 avril 1882, Des fragments en sont insérés dans les Souvenirs de Grenier et dans le livre de Mme Barine. Elle se termine par des vers, qui, comme les cinq sonnets dédiés à George Sand, n’ont été reproduits dans aucune édition des œuvres de Musset. Nous trouvons encore dans le volume des Poésies Nouvelles une pièce de vers que Paul de Musset n’a pas daigné orner d’un titre, car elle se rapporte également à George Sand. C’est celle qui commence par les mots, « Se voir le plus possible… » et ne porte aucune date.
  91. Dans l’Histoire de ma Vie, t. IV, p. 299-300. George Sand explique sa disposition d’esprit à cette époque par une maladie de foie et s’efforce d’atténuer l’impression que produisent les Lettres d’un Voyageur. Il serait plus juste de dire que la maladie de foie que George Sand avait héritée de sa mère s’était alors aggravée par suite de ses malheurs.
  92. Lettre inédite.
  93. Lettre inédite.
  94. Pendant toute cette période, George Sand tint une sorte de journal, dans lequel elle s’adresse parfois directement à Musset. (Nous avons eu occasion de le lire.) Ces feuillets ne lui furent remis qu’après leur rupture définitive. Ce sont des pages merveilleuses comme style, merveilleuses de passion et de sincérité. Il en existe plusieurs copies dans des archives privées. Nous y reviendrons plus loin.
  95. Note de 1893 : Lettre inédite.
    Note de 1898 : Depuis la publication de ce chapitre dans le Messager du Nord (novembre, décembre 1895), cette lettre fut publiée par le vicomte de Spoelberch dans son livre la Véritable histoire.
  96. Depuis la publication de ce chapitre en russe, cette lettre fut publiée par M. Clouard dans son article « Alfred de Musset et George Sand » (Revue de Paris, 1896).
  97. Note de 1895 : Lettre inédite.
    Note de 1898 : Un fragment s’en trouve aussi dans le livre de M. de Spoelberch.
  98. Arvède Barine, le vicomte de Spoelberch, MM. Mariéton et Rocheblave en ont d’ailleurs cité des fragments.
  99. Lettre inédite. Arvède Barine en donne aussi des fragments qu’elle date du 14 mars.
  100. Nous ferons remarquer en passant, que, lorsque George Sand était encore à Venise, et que Musset se trouvait déjà à Paris, Boucoiran et Musset y arrangeaient ensemble ses affaires d’argent et celles avec Buloz.
    Voir les lettres inédites de George Sand du 9 mai, des 20 et 27 juin 1834.
  101. Paul de Musset, qui, dans la suite, s’est efforcé de toutes les manières de rabaisser le rôle que George Sand et son amour avaient joué dans la vie de son frère, a essayé, mais sans succès, de démentir l’authenticité de cette lettre. C’est celle qui fut imprimée par M. Hédouin dans l’Homme libre et que nous avons déjà citée. Voir plus haut, p. 93.
  102. « Mémoires épisodiques d’un vieux chansonnier saint-simonien » par Pierre Vinçard. (Paris, Dentu et Grassart, 1878.)
  103. Ni Paul de Musset, ni les autres biographes hostiles à George Sand ne font mention de ces entrevues amicales. Arvède Barine seule fait exception. La lettre entière est publiée par M. de Spoelberch.
  104. Avec Lindau, nous ne pouvons ajouter foi à ce qu’un auteur inconnu raconte sur Musset et George Sand dans le petit journal Daheim (n° du 26 mars 1865). On ne peut non plus prendre en considération les biographies peu sérieuses que nous donnent Mirecourt et Kertbeny, lesquelles ne contiennent que des bavardages et des racontars empruntés à d’autres.