George Sand, sa vie et ses œuvres/3/2

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Plon et Nourrit (3p. 101-216).


CHAPITRE II

(1839-1842)


L’été 1839 à Nohant. — L’appartement de la rue Pigalle, 16. — Récits de Gutzkow, Louis de Loménie, Balzac, Gutmann, etc. — Mme Marliani. — Delacroix. — Henri Heine et Joseph Dessauer. — Carl. — Mme Dorval et Bocage. — Cosima. — L’été de 1840 à Paris. — Visite de Gutzkow. Voyage à Cambrai. — Difficultés financières. — L’hiver de 1840-41. — Les amis polonais. — Lettres inédites de Mickiewicz. — Une page du Journal de Piffoël et des Impressions et Souvenirs. — Un petit incendie. — Loménie en fumiste. — Concert de Chopin. — L’été de 1841. — M. et Mme Viardot.


Arrivée à Nohant, la première chose que fit Mme Sand fut d’inviter son ami, le docteur Gustave Papet, pour lui faire minutieusement ausculter Chopin et le placer sous son observation permanente. Papet ne découvrit chez Chopin aucun indice de phtisie, mais bien une maladie chronique du pharynx qu’il ne pouvait promettre de guérir, sans que, — selon lui, — elle présentât rien d’alarmant. Il conseilla le repos à la campagne et un traitement quelconque fort prudent. Le projet de se fixer à Paris fut donc abandonné jusqu’en automne et on décida de passer l’été à Nohant. Le vieux château vécut alors d’une vie monotone, tranquille et douce, comme George Sand le déclare dans sa lettre inédite du 15 juin 1839 à Mme Marliani :


Bien chère Lolo,

… Du reste même vie de Nohant, monotone, tranquille et douce. Mon préceptorat avec Maurice et Solange dure tous les jours, même le dimanche, depuis midi jusqu’à cinq heures. On dîne en plein air, les amis viennent tantôt l’un, tantôt l’autre, on fume, on jase, et le soir, quand ils sont partis, Chopin me joue du piano entre chien et loup, après quoi il s’endort comme un enfant en même temps que Maurice et Solange. Moi, je lis l’Encyclopédie et je prépare ma leçon du lendemain. Vous voyez, qu’après cela, à moins que je ne vous parle du progrès social et religieux depuis l’établissement du christianisme, de la vie de Cassiodore ou de Clément d’Alexandrie[1] et autres drôleries que vous connaissez beaucoup mieux que moi, je n’ai rien à vous dire qui vaille la peine d’être écrit…


Tous les amis berrichons de Mme Sand saluèrent avec enthousiasme la rentrée au bercail de leur amie : les Duvernet, les Fleury, Néraud, Papet, Planet, la famille Rollinat qui venait de perdre leur vieux père, et surtout François Rollinat en personne, qui réclamait, en ce moment, spécialement aide et soutien de la part de son amie Aurore (dite « Oreste »), grâce à une insipide accusation de quasi-filouterie portée contre lui par des gens qui voulaient le faire chanter[2]. La plupart de ces amis surent bientôt apprécier Chopin et lui vouèrent un attachement des plus respectueux. Notons, entre autres, que dès cette époque chacun des correspondants de Mme Sand : les membres de sa famille, comme ses amis intimes (les frères Rollinat, Hippolyte Chatiron, Fleury, Papet et Planet) ; les artistes (par exemple, Mme Pauline Viardot), comme les amis prolétaires (Gilland, Magu et Perdiguier) ; les philosophes, comme les politiques (Leroux, Louis Blanc, de Latouche) ; enfin tous les intimes de Nohant, comme aussi de simples connaissances, ne terminent jamais leurs lettres à Mme Sand autrement que par la phrase sacramentale : « J’embrasse Chopin, Maurice et Solange », ou bien : « Je salue Solange, Chopin et Maurice », ou encore : « Un baiser à Maurice, Solange et Chopin », etc. Il nous semble qu’il ne faut point de commentaires à ces simples et naïves fins de lettres, elles disent plus que tous les longs raisonnements de l’Histoire de ma vie que nous allons citer, et elles nous peignent avec des couleurs bien plus chaudes, vivantes et sympathiques ce qui apparaît sous la plume de l’auteur de l’Histoire bien froidement raisonnable, bien artificiellement intentionné et… peu attrayant. Ces petites fins de lettres nous disent qu’à Majorque, tout comme à Nohant et à Paris, pendant plus de neuf ans, c’était une vraie famille qui vivait, famille unie et honnête, acceptée par tout le monde comme telle, quoique illégitime.

Chopin sut se poser si dignement que jamais personne n’eut l’idée de le traiter en « héros de roman », ni, encore moins, de faire des allusions à son intimité avec la maîtresse de la maison, ou de feindre de « ne rien remarquer ». C’était, répétons-le, une vraie famille, honorée de tout le monde, et il eût semblé un manque d’attention de la part de quelque correspondant, s’il ne se souvenait point également de tous les membres de cette famille en écrivant à l’un d’eux. Mais entre tous, ce fut surtout le frère de Mme Sand, Hippolyte Chatiron, — vers cette époque définitivement fixé à proximité de Nohant, dans son domaine de Montgivray, — qui voua une vraie adoration à Chopin. Par son fin esprit artiste, qui le faisait en tant de points ressembler à son illustre sœur (ses lettres témoignent d’une vraie nature d’artiste), par sa verve inépuisable, par son entrain et sa droiture, il gagna aussi le cœur de Chopin qui lui pardonnait volontiers ses petits manques de savoir-vivre et parfois même de graves forfaits contre toute règle, ce qui arrivait assez souvent à Hippolyte, lorsqu’il avait sacrifié à Bacchus. Mais pour Chopin il avait un vrai culte, un sincère attachement, jusqu’à sa mort il ne le traita qu’avec la plus délicate attention, une vénération sans bornes, et il sut, avec lui seul, rester toujours dans les limites du plus parfait respect.

Outre les amis berrichons, Nohant eut cet été la visite de quelques amis parisiens : Mme Dorval, Grzymala, Emmanuel Arago, et quelques autres.

Le 15 août, à la fin d’une lettre inédite consacrée à des questions d’affaires, George Sand ajoute :


… Pressez ce vieux Grzymala ; son arrivée est nécessaire à la cure complète de son petit. Celui-là, du reste, fait des progrès merveilleux à Nohant, cette vie lui réussit enfin. Il a un beau piano et il nous enchante du matin au soir. Il a fait des choses ravissantes depuis qu’il est ici…[3].

… Donnez à l’abbé, en plus de mes 40 francs, 10 francs pour Chopin et 5 francs pour Rollinat, total 55 francs, en attendant mieux.

Le 24 août, Mme Sand écrit encore à Mme Marliani :

Chère amie, Chopin est toujours tantôt mieux, tantôt moins bien, jamais mal, ni bien précisément. Je crois bien que le pauvre enfant est destiné à une petite langueur perpétuelle ; son moral, heureusement, n’en est point altéré. Il est gai dès qu’il se sent un peu de force, et quand il est mélancolique, il se rejette sur son piano et compose de belles pages. Il donne des leçons à Solange, qui, sous tous les rapports, montre un grand développement d’intelligence…

… S’il me reste encore cent francs chez vous, veuillez les remettre à M. de Lamennais pour notre petite affaire[4].


Dans l’une des lettres de cet été, Chopin prie Fontana de lui envoyer un « Weber à quatre mains », il est fort probable que ce fut pour l’exécuter avec Solange, ou avec Mme Sand elle-même. Mais, en tout cas, si même elle ne s’occupa point de musique avec lui pratiquement, Chopin trouva en elle une auditrice si sensitive, si pleine de compréhension profonde, qu’il joua pour elle comme pour son alter ego ; à dater de cette époque, il soumit à son jugement toutes ses nouvelles compositions, lui demandant son opinion, et il se livra volontiers devant elle à des expansions sur tous les événements musicaux, les œuvres et même les procédés techniques particuliers de tel ou tel auteur. Or, nous savons comment George Sand, pendant toute sa vie, savait écouter.

« Sie ist eine feine Horcherin, elle est une fine écouteuse », avait dit d’elle Heine[5]. Et effectivement, nous trouvons dans Consuelo, comme dans Carl, dans le Château des Désertes comme dans les Impressions et Souvenirs les échos des paroles et des impressions de Chopin. Et voici maintenant le jugement de Mme Sand sur le génie musical de son ami, que nous avions déjà cité en partie :

Le génie de Chopin est le plus profond et le plus plein de sentiments et d’émotions qui ait existé. Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini ; il a pu souvent résumer en dix lignes, qu’un enfant pourrait jouer, des poèmes d’une élévation immense, des drames d’une énergie sans égale. Il n’a jamais eu besoin de grands moyens matériels pour donner le mot de son génie. Il ne lui a fallu ni saxophones, ni ophicléides[6] pour remplir l’âme de terreur ; ni orgues d’église, ni voix humaine pour la remplir de foi et d’enthousiasme. Il faut de grands progrès dans le goût et l’intelligence de l’art pour que ses œuvres deviennent populaires. Un jour viendra où l’on orchestrera sa musique sans rien changer à sa partition de piano, et où tout le monde saura que ce génie aussi vaste, aussi complet, aussi savant que celui des plus grands maîtres qu’il s’était assimilés, a gardé une individualité encore plus exquise que celle de Sébastien Bach, encore plus puissante que celle de Beethoven, encore plus dramatique que celle de Weber. Il est tous les trois ensemble, et il est encore lui-même, c’est-à-dire plus délié dans le goût, plus austère dans le grand, plus déchirant dans la douleur. Mozart seul lui est supérieur, parce que Mozart a en plus le calme de la santé, par conséquent la plénitude de la vie.

Chopin sentait sa puissance et sa faiblesse. Sa faiblesse était dans l’excès même de cette puissance qu’il ne pouvait régler. Il ne pouvait pas faire, comme Mozart (au reste Mozart seul a pu le faire), un chef-d’œuvre avec une teinte plate. Sa musique était pleine de nuances et d’imprévu. Quelquefois, rarement, elle était bizarre, mystérieuse et tourmentée. Quoiqu’il eût horreur de ce que l’on ne comprend pas, des émotions excessives l’emportaient à son insu dans des régions connues à lui seul. J’étais peut-être pour lui un mauvais arbitre (car il me consultait comme Molière sa servante), parce qu’à force de le connaître, j’en étais venue à pouvoir m’identifier à toutes les fibres de son organisation. Pendant huit ans, en m’initiant chaque jour au secret de son inspiration ou de sa méditation, son piano me révélait les entraînements, les victoires ou les tortures de sa pensée. Je le comprenais donc comme il se comprenait lui-même, et un juge plus étranger à lui-même l’eût forcé à être plus intelligible pour tous…[7].

Un peu plus loin, George Sand ajoute encore :

Rien ne paraissait, rien n’a jamais paru de sa vie intérieure dont ses chefs-d’œuvre d’art étaient l’expression mystérieuse et vague, mais dont ses lèvres ne trahissaient jamais la souffrance…[8].

Mme Sand nous donne, de plus, des détails extrêmement précieux sur la manière de travailler de Chopin :

… Sa création était spontanée, miraculeuse. Il la trouvait sans la chercher, sans la prévoir. Elle venait sur son piano, soudaine, complète, sublime, ou elle se chantait dans sa tête pendant une promenade, et il avait hâte de se la faire entendre à lui-même en la jetant sur l’instrument. Mais alors commençait le labeur le plus navrant auquel j’aie jamais assisté. C’était une suite d’efforts, d’irrésolutions et d’impatience pour ressaisir certains détails du thème de son audition : ce qu’il avait conçu tout d’une pièce, il l’analysait trop en voulant l’écrire, et son regret de ne pas le retrouver net, selon lui, le jetait dans une sorte de désespoir. Il s’enfermait dans sa chambre des journées entières, pleurant, marchant, brisant ses plumes, répétant ou changeant cent fois une mesure, l’écrivant et l’effaçant autant de fois, et recommençant le lendemain avec une persévérance minutieuse et désespérée. Il passait six semaines sur une page pour en revenir à l’écrire telle qu’il l’avait tracée du premier jet…[9].

Comme ces lignes nous peignent merveilleusement le procès de création chez un « artiste exigeant envers lui-même[10] », qui, comme un joaillier, taille et polit sans relâche, minutieusement et avec la plus grande tension de toutes ses forces, les diamants trouvés quasi spontanément dans les trésors de son âme ! Combien cette facilité, cette spontanéité d’inspiration première et ces essais toujours renouvelés, ces tourments, ces indécisions, ces doutes et enfin cette sévère critique de son œuvre et cette méticuleuse persévérance à donner une forme finale et irréprochable à cette inspiration, combien tout cela nous peint aussi le caractère de Chopin !

On travailla donc beaucoup à Nohant, cet été de 1839, les adultes et les enfants, mais Mme Sand dut bientôt se convaincre, comme du reste cela lui était déjà arrivé l’année précédente, qu’à elle seule elle ne viendrait pas à bout de l’éducation et de l’instruction de ses enfants. Ceci, d’autant plus que Solange, comme nous l’avons déjà dit, tout en se distinguant par une rare intelligence et de grandes capacités, désespérait sa mère par sa paresse et son entêtement. Cela fatiguait et chagrinait tellement Mme Sand qu’elle se sentait incapable de travailler, et pourtant il le fallait bien, surtout vu les dépenses toujours croissantes et les difficultés survenues dans la gestion de son domaine et de ses affaires pécuniaires. Elle écrit par exemple le 20 août à Mme Marliani[11] :

Nohant, 20 août 1839.

Chère amie, voici un mot de Chopin pour M. Pleyel, il est écrit depuis trois jours, et je n’ai pas eu la force de vous écrire trois lignes tant je suis accablée de travail et de souffrance. Mon ancien mal de foie ou du moins des douleurs dans le flanc (que j’appelle ainsi) sont revenues avec intensité. Si vous venez me voir, je vous conterai aussi tous mes désastres d’argent et vous verrez quelle vie de cheval je suis forcée de mener au grand détriment de ma santé… C’est alors que Mme Sand se décida à s’installer quand même à Paris, pour l’hiver, et à prendre des précepteurs pour ses enfants. Chopin devait aussi rentrer à Paris en automne parce que ses ressources consistaient surtout en leçons de musique qu’il donnait à une quantité d’élèves, tous plus ou moins bien nés. Or, il avait rompu le bail de son appartement précédent ; Mme Sand aussi n’avait pas de domicile constant à Paris, et lorsqu’elle y arrivait, en ces dernières années, elle descendait tantôt à l’hôtel, tantôt chez Mme Marliani[12], tantôt enfin chez Didier. C’est pour cela que toutes les lettres de Chopin à Fontana, datées de l’été de 1839, sont pleines de prières de chercher deux appartements : l’un pour lui-même, l’autre pour « Mme Sand » ou pour « George », et des plus précises indications sur le nombre nécessaire de chambres pour elle, sur leur distribution respective, sur la condition obligatoire qu’il « n’y ait à proximité ni forge, ni aucun atelier d’artisan avec bruit ou fumée », et sur la préférence à donner à un petit hôtel ou une petite dépendance au fond d’une cour. Chopin donne même des indications sur la couleur du papier de chaque chambre, sur l’expresse condition que les planchers soit recouverts de parquets, etc., etc. Et dans l’une de ces lettres il ajoute qu’il avait déjà écrit à Grzymala par rapport à cette affaire « qui me regarde, car c’est tout comme si cela me regardait personnellement ». Une autre fois Chopin écrit encore à Fontana qu’il avait si heureusement trouvé un logement pour lui, Chopin, que c’est chez lui qu’on allait diriger le « portier de la maison de George » (c’est-à-dire de l’hôtel de Narbonne, rue de la Harpe)[13], pour qu’ils s’entendent ensemble à chercher quelque chose pour elle. Enfin par les efforts réunis de Fontana, de Grzymala et d’Emmanuel Arago on trouva deux appartements : un, rue Tronchet, 5, pour Chopin, l’autre, rue Pigalle, 16, pour George Sand ; ce dernier composé de deux pavillons, séparés de la rue par un assez vaste et joli jardin, et Chopin écrit à Fontana, visiblement convaincu que ses paroles seront pour lui a le comble de l’agrément » :

… Nous te prions de prendre immédiatement ce logement. Elle te considère comme le meilleur et le plus logique de nos amis…

On serait tenté de croire, d’après la Correspondance imprimée de George Sand, qu’elle ne s’était logée rue Pigalle qu’en janvier 1840, car nous y trouvons à la date du « 1er  janvier 1840 » une lettre à Gustave Papet, où elle lui annonce qu’elle est depuis « quelques jours seulement » installée, après de longs ennuis avec les tapissiers, les serruriers, etc., etc. mais c’est une simple erreur, car d’abord la lettre elle-même n’est point de janvier 1840, mais du 1er  novembre 1839, et puis c’est effectivement en octobre, que George Sand et Chopin quittèrent Nohant, et quoiqu’elle dut passer plusieurs jours dans un logement point arrangé ou les passer dans l’appartement de Chopin, c’est pourtant bien en octobre qu’elle prit possession de son nouveau logis. Chopin écrit à Fontana dans les premiers jours d’octobre :


Lundi.

Cher ami, je serai à Paris dans cinq ou six jours ; fais hâter tout ce qui est possible, ou que je trouve au moins une seule chambre tendue de papier et un lit préparé. J’ai pressé mon départ, car la présence de George Sand à Paris est indispensable à cause de sa pièce[14]. Mais que cela reste entre nous. Nous avons décidé notre départ pour après-demain… de sorte que je te verrai mercredi ou jeudi… Tu es vraiment inappréciable. Loue rue Pigalle les deux maisons, sans plus rien demander à personne. Hâte-toi. Si à cause de la location des deux maisons à la fois tu parviens à faire baisser le prix, c’est bon, sinon, loue-les quand même pour deux mille cinq cents francs. Je t’écrirai encore avant mon départ…

Mardi le 8 octobre, Chopin lui écrit encore :

Après-demain, jeudi, à cinq heures du matin, nous partons, et vendredi, à trois ou quatre, et sûrement déjà à cinq heures, je serai rue Tronchet…

Dans une lettre inédite à Mme Marliani, écrite ce même 8 octobre 1839, George Sand écrit de son côté :

Chère bonne, je pars après-demain matin jeudi, et je serai à Paris (nous irons après-demain coucher à Orléans), si nous n’avons pas d’encombre, vendredi de 4 à 5, 6, 7, 8, 9, 10, selon que la poste ira bien, mais à coup sûr le plus tôt possible…

Il est évident que non seulement ces deux lettres furent écrites et envoyées simultanément, mais encore il est fort probable que les deux correspondants les avaient écrites à la même table et qu’ils se communiquaient à haute voix leur rédaction. Il est aussi évident que George Sand arriva à Paris simultanément avec Chopin le 11 octobre. Quant à son appartement, elle y passa sinon ce même jour, du moins en octobre encore. Elle écrit à Girerd[15] :


Paris, octobre 1839.

Mon bon frère, il y a des siècles que je veux t’écrire et je vis dans un tourbillon d’affaires et de travail si assommant, que j’attends toujours une heure de calme pour causer avec toi. C’est un bonheur que je ne voudrais pas empoisonner par mille sottes interruptions et mille tristes préoccupations. Mais qu’une lettre est peu de chose et dit mal ce qu’on se dirait dans le bon laisser aller du coin du feu ! Tu devrais, bien maintenant que je suis enfin installée chez moi à Paris, venir y faire une promenade et passer quelques bonnes journées avec moi.

Dans une lettre inédite à sa sœur Caroline Cazamajou, elle écrit le 1er  novembre 1839 :

Ma bonne sœur, je suis installée à Paris pour tout l’hiver. Écris-moi rue Pigalle, 16. Je t’embrasse ainsi que ton mari.

Dans les lignes de sa lettre à Papet que nous avons mentionnée plus haut :

Cher vieux, je suis enfin installée rue Pigalle, 16, depuis deux jours seulement, après avoir bisqué, ragé, pesté, juré contre les tapissiers, serruriers, etc… Quelle longue, horrible, insupportable affaire que de se loger ici !

Ces lignes, si même elles dataient de janvier 1840, ne se rapporteraient qu’à l’arrangement intérieur de l’appartement.

Chopin s’installa donc en octobre rue Tronchet, Mme Sand, rue Pigalle ; mais, comme on peut bien se l’imaginer, cet ordre ne dura pas bien longtemps. Ils se convainquirent bientôt qu’il était impossible de vivre séparément après un an d’existence commune en Espagne, à Marseille et à Nohant. Sous le prétexte du danger auquel serait exposé la santé de Chopin par des allées et venues continuelles, après des leçons fatigantes, et par les rentrées dans un fiacre glacé dans son appartement non moins humide et glacé, Chopin se transporta rue Pigalle et s’installa à l’étage inférieur du pavillon occupé par Maurice, tandis que Mme Sand et sa fille occupaient le pavillon vis-à-vis : tout le monde se rassemblait pour dîner soit chez elle, soit chez Chopin.

Son appartement, Chopin le céda à son ami le docteur Jean Matuszynski. Toutefois, lorsque Chopin rentrait à Paris seul, et que Mme Sand restait encore à Nohant, il descendait quelquefois chez son ami, comme on le voit par cette lettre inédite, la première des seize que nous publions ici :

Le papier est aux initiales de Jean Matuszynski : J. M. ; sur le timbre : 25 sept. 1841.

Madame George Sand
château de Nohant, près Lachâtre (Indre).

Me voilà rue Tronchet, arrivé sans fatigue. Il est 11 heures du matin. Je m’en vais rue Pigale (sic). Je vous écrirai demain, ne m’oubliez pas.

Ch.

J’embrasse vos enfants.

Samedi.

Tout ce que nous trouvons dans l’Histoire de ma vie se rapportant à cette installation en commun, voire : les motifs qui forcèrent George Sand à « accepter » Chopin parmi les membres de sa famille, lorsqu’il « s’était fait l’idée de fixer son existence auprès de la sienne », et lorsqu’elle eut à « débattre dans sa conscience » cette question sérieuse ; « l’effroi » qu’elle éprouva « en présence d’un nouveau devoir à contracter », d’une nouvelle fatigue « dans sa vie déjà si remplie et si accablée de fatigue », de la nécessité de soigner un malade de plus, ayant déjà un malade sur les bras (Maurice) ; puis l’assertion qu’elle « n’était pas illusionnée par une passion », qu’au contraire, elle était très effrayée à l’idée qu’une grande passion (« cette éventualité de son âge, de sa situation et de la destinée des femmes artistes, surtout lorsqu’elles ont horreur des distractions passagères ») pût « la distraire de ses enfants », mais que « la tendre amitié que lui inspirait Chopin » lui semblait un « moindre danger et même un préservatif contre des émotions qu’elle ne voulait plus connaître » ; qu’enfin elle et Chopin furent ainsi « poussés par la destinée dans les liens d’une longue association », — tout cela nous paraît un essai absolument manqué et fort inutile de donner l’explication d’un fait, qui n’avait pas besoin d’être expliqué, et de lui donner une apparence qui ne pouvait tromper personne.

Ces pages de l’Histoire de ma vie nous sont déplaisantes au plus haut point, car il n’en existe peut-être point d’autres aussi aptes à donner raison aux épithètes favorites de « raisonneuse » et même d’ « hypocrite » que les ennemis de George Sand aiment tant à lui octroyer et qu’elle ne mérite nullement, en général. Nous nous permettons quand même de la disculper en cette occasion, en répétant d’abord ce que nous avons dit dans le tout premier chapitre de ce travail : les tours de phrases « diplomatiques » et les réticences étaient imposés à l’auteur de l’Histoire de ma vie comme à l’auteur des Mémoires de Catherine II par la modestie inhérente et obligatoire à leur sexe. Secondo : la fin de l’Histoire de ma vie s’imprimait à une époque où Maurice Sand était non seulement un adulte, mais frisait la trentaine déjà ; il haïssait Chopin, il était choqué par tout ce qui rappelait les rapports de sa mère et du grand musicien polonais, on peut donc croire que c’était pour être agréable à son fils que Mme Sand émit dans les dernières pages de son œuvre ces considérations inutiles et qui ne peuvent qu’embrouiller le lecteur. Nous ne les critiquerons ni ne les réfuterons point, nous nous bornerons à conseiller à tout lecteur de l’Histoire de ne lire les pages 452-474 qu’armé de ce « lorgnon de critique » — dont parle Pouchkine — et nous nous tournerons maintenant vers la description de la vie et du logement de Mme Sand dans la rue Pigalle, d’autant plus que nous avons sous la main plusieurs lettres et mémoires des personnes qui visitèrent Mme Sand et Chopin pendant les trois années qu’ils y habitèrent le n° 16, d’octobre 1839 à l’hiver 1842. Citons d’abord le passage des Lettres parisiennes de Gutzkow[16], où il raconte son premier pèlerinage manqué chez Mme Sand, grâce auquel pourtant nous pouvons nous faire une idée très nette de cette petite oasis abritée, au beau milieu de la grande ville bruyante, que les amis de Chopin surent trouver pour la grande romancière avide de silence et d’espace libre, de quelque chose lui rappelant sa chère campagne.

Je suis venu à Paris, dit Gutzkow[17], pour voir les hommes célèbres de la France, pour me réjouir de la joie de son peuple, pour m’éprouver à sa douleur… J’ai déjà vu certaines choses, j’en verrai encore beaucoup, mais je dois avouer que, dès le premier pas que j’ai fait dans les rues, je fus hanté par la nostalgie de voir George Sand. Il est inutile qu’on observe que George Sand est le plus célèbre des poètes français vivants. Il est inutile qu’on admire ce qui serait intéressant pour tout le monde. La vue d’une femme qui surpasse par la profondeur de ses idées, par la poésie de ses tendances, par l’éclat de ses images tout ce qui pourrait rivaliser avec elle en France, la vue de cette femme doit charmer tout le monde, même les ennemis. Elle a écrit des œuvres qui ne sont qu’un repos après des œuvres sérieuses, mais ce n’est pas uniquement la perfection de ces créations qui nous attire vers elle. C’est le dévouement libre à une idée, c’est le sacrifice de tout égoïsme, même celui de tout préjugé et de toute tradition, ce sont les élans les plus nobles du sentiment. Elle vit retirée. Elle se dévoue à soigner le musicien Chopin qui est souffrant depuis plusieurs années. Elle craint la curiosité des importuns, qui admiraient en elle non la loi de la belle Nature, mais une exception à la règle. Et elle est parfaitement défiante envers les touristes. On l’a peinte et exposée en caricatures grotesques. On n’a pas respecté ses secrets, ses confidences. On lui avait demandé des audiences et puis attiré dans des sphères où nous sommes tous rien que des humains, on l’a trahie et livrée à la médisance des « Souvenirs de voyages ». Et pourtant je suis attiré vers elle. Je ne voudrais voir que le milieu où elle règne, connaître ce que regardent ses yeux lorsque, fatiguée par son travail, elle ouvre sa fenêtre pour rafraîchir sa poitrine par une bouffée d’air.

Le désir de voir ne fût-ce que son appartement m’emporta. C’est rue Pigalle, 16, tout près de chez moi, non loin de la Notre-Dame de Lorette. Je marche. Paris prend un air nouveau aux abords de la rue Pigalle. Je vois ici que, même à Paris, on peut avoir des maisons de campagne avec jardins. Je passe devant la rue des Martyrs, par la rue Fontaine, où une gaie petite place est entourée de villas dans le plus beau style italien et où demeure Thiers ; je prends à gauche la rue Pigalle n° 20, n° 18, n° 16. — Numéro 16 ! Le cœur me bat. Une grande maison nouvelle. Il y a un jardin derrière, je le vois bien, mais la maison est fermée. Il y a un verrou devant le mystère, un mur de forteresse qui ne me permet pas même d’apercevoir les jalousies de ses chambres. C’est alors que je lis sur la porte un écriteau ainsi conçu : Petit appartement à louer pour un garçon. Je vais jouer une petite farce.

— Il y a une chambre à louer ?

— Pour deux cents francs, dit la concierge.

— Où se trouve-t-elle ?

— À l’entresol.

— Elle donne de l’autre côté ?

— Non, monsieur, ici.

C’était malheureux. Je vis par la porte cochère un petit jardin et au fond le pavillon habité par George Sand.

— Monsieur veut-il voir la chambre ?

— Montrez-la-moi. C’est ainsi que je pus rester plus longtemps à contempler l’endroit où furent écrits : Spiridion, le Compagnon du tour de France et peut-être Mauprat.

La concierge monta.

— Voici la chambre, monsieur !

Elle était spacieuse, peinte à neuf, sans meubles, basse, assez bon marché pour les deux cents francs, mais ses fenêtres donnaient de ce côté, sur la rue, au soleil, et non sur l’ombre du jardin. Lorsque des bonshommes louent quelque chose, et veulent dire le froid non en une forme donnant quelque espoir aux pauvres gens qui attendent qu’ils aient trouvé ce qui leur convient, ils disent : « Je reviendrai. »

— Je reviendrai, madame.

Déjà tourné vers la porte, je demandai :

— N’est-ce pas ici que demeure George Sand ?

— Dans le pavillon, monsieur.

Habiter près de George Sand ! cela vaut bien le prix de deux cents francs !

— Permettez-moi de jeter un coup d’œil sur le jardin.

Je descendis et regardai le petit jardin. Quelques ormes, quelques tilleuls, trois ou quatre plates-bandes, mi-préparées pour le printemps. L’enclos qui se revêtira bientôt de verdure n’est pas grand, mais il y a à côté plusieurs petits enclos pareils, — ce qui forme une vue large sur l’espace. Les oiseaux de là-bas viennent se poser sur les arbres ici. Les lilas d’ici embaument l’air de là-bas. La chenille qui vit le jour dans le troisième jardinet là-bas, peut devenir chrysalide dans le jardin voisin et papillon ici — dans le jardin de George Sand. C’est comme un petit coin de nature en mosaïque, formé de tous les enclos, un paysage fait à la Fourier, un phalanstère naturel. Et je vois qu’il y a à Paris des endroits où l’on peut, sinon devenir poète, au moins en rester un, si on l’est déjà. La concierge comprit parfaitement l’intérêt qu’éveillait en moi cet endroit et ne m’empêcha pas de rester un peu longuement au jardin. Les jalousies étaient baissées. C’est là qu’habitait un cœur malade. Au milieu de la cohue parisienne, un petit enclos paisible pour y aimer, y écrire et y mépriser le monde ! Oui, c’est une grande chose que la puissance morale d’un homme, lorsqu’elle est secondée par la nature. À la face des monts, à la face de la mer, même à l’ombre bruissante des quelques tilleuls à travers lesquels brille la lune, — on a plus d’audace que dans un salon où règne la médisance. Je me représentai cet enclos idyllique par une nuit étoilée et tout couvert de fleurs printanières, et je compris l’esprit qui pénètre ’les écrits de cette femme célèbre. Je compris son courage à lutter contre les verdicts du monde. Je compris que parfois le voisinage de la Divinité nous fait oublier l’absence des hommes. Je regardais tout autour de moi, profondément ému dans l’âme ; je sentais que même ceux qui n’aiment pas, qui attaquent George Sand, que même eux, ils auraient vénéré le triomphal silence qui l’entoure. Mais ce qui n’aurait été pour eux qu’affaire de curiosité était pour moi un acte de piété…

M. Louis de Loménie, le critique connu qui faisait alors paraître une série de biographies d’hommes célèbres sous le modeste titre : « Les contemporains illustres, par un homme de rien », et dont l’interview avec Mme Sand sera cité plus loin, visita la rue Pigalle quelques mois avant Gutzkow, probablement dans l’hiver de 1840-1841 ou à l’automne de cette dernière année et c’est ainsi qu’il décrit la maison même de George Sand.

… J’arrive du fond de la Chaussée d’Antin dans une rue silencieuse et solitaire que je ne vous nommerai pas par la raison que je ne suis pas le « Dictionnaire des vingt-cinq mille adresses » ; j’entre dans une maison de belle apparence ; on me conduit dans un jardin ; au fond de ce jardin, à droite, on m’indique un petit pavillon isolé ; je frappe à la petite porte de ce petit pavillon, on m’ouvre, on me fait monter par un tout petit escalier et je me trouve dans une petite antichambre qui ressemblait à l’antichambre de tout le monde…[18].

Pourtant si l’antichambre du petit pavillon « ressemblait à l’antichambre de tout le monde », l’arrangement et l’ameublement du logis portaient, au dire de Balzac, en toutes lettres la| signature de ses propriétaires. Le frère de Mme Hanska lui ayant faussement raconté qu’il était allé chez George Sand, et qu’il n’y avait rien pu apprendre sur Balzac, vu la « brouille » qui serait survenue entre ce dernier et la grande romancière, et autres billevesées pareilles, l’auteur du Père Goriot écrit à son « Étrangère » en mars 1841[19] :

On me dit qu’il y a ici un de vos cousins, mais il ne me cherche pas plus que ne l’a fait votre frère. George Sand, chez qui je vais assez souvent, lui aurait bien dit où me trouver. Ce cousin me paraît très gobemouche, il gobe une foule de sottises sur moi, à en juger par ce qu’on m’a dit de lui. Avouez, chère, que votre frère a joué, de bonne volonté, de malheur, car George Sand et moi sommes restés assez amis et je la vois toujours une fois environ par mois. Je mène une vie très retirée à cause de mes travaux, mais je ne suis pas introuvable pour mes amis…


15 mars.

Je reviens de chez George Sand, qui n’a jamais vu ni connu Adam Rzewuski. Je l’ai remuée et interrogée avec la plus grande ténacité, et comme elle a depuis trois ans Chopin, le pianiste, pour ami, vous comprenez que l’illustre Polonais, qui se souvient de Léonce et de son frère (Vitold), aurait su ce que c’était que votre cher Adam. D’ailleurs Grzymala, l’amoureux de la Z…, et Gurowski, et tous les Polonais dont elle est farcie sauraient qu’Adam est Adam Rzewuski. N’ayez pas l’air de savoir ceci, car vous savez que les hommes sont terribles sur l’affaire d’amour-propre, et vous m’en feriez un ennemi. George Sand n’est pas sortie l’année dernière de Paris. Elle demeure rue Pigalle, 16, au fond d’un jardin au-dessus des remises et des écuries d’une maison qui est sur la rue. Elle a une salle à manger où les meubles sont en bois de chêne sculpté. Son petit salon est couleur café au lait et le salon où elle reçoit est plein de vases chinois superbes, pleins de fleurs. Il y a toujours une jardinière pleine de fleurs ; le meuble est vert ; il y a un dressoir plein de curiosités ; des tableaux de Delacroix, son portrait par Calamatta. Interrogez votre frère et sachez s’il a vu ces choses-là, qui sont frappantes et qu’il est impossible de ne pas voir. Le piano est magnifique et droit, carré, en palissandre. D’ailleurs Chopin y est toujours. Elle ne fume que des cigarettes et pas autre chose. Elle ne se lève qu’à quatre heures : à quatre heures, Chopin a fini de donner ses leçons. On monte chez elle par un escalier dit de meunier, droit et raide. Sa chambre à coucher est brune, son lit est deux matelas par terre à la turque. Ecco contessa ! Elle a de jolies petites, petites mains d’enfant. Enfin le portrait de l’amoureux de la Z… en castellan de Pologne est dans la salle à manger, fait jusqu’au genou, et rien ne frappe davantage un étranger. Si votre frère se tire de là, vous saurez la vérité. Mais laissez-vous attraper. — Oh ! les voyageurs !…

Guttman, l’un des élèves favoris de Chopin, dans ses Souvenirs cités par Bernard Stavenow[20], parle aussi, quoiqu’en des termes moins artistement précis et moins pittoresques, des meubles anciens qui se trouvaient dans le petit salon fort original ; il dit encore que dans la chambre de Mme Sand, un tapis marron recouvrait tout le plancher, qu’il y avait de beaux tableaux, des meubles en chêne sculpté, que les murs étaient tendus de reps brun et les fauteuils de velours marron et qu’un grand lit carré et bas était recouvert d’un tapis de Perse. Dans une des lettres inédites de Mme Pauline Viardot, datant de son voyage de noce en Italie, la grande artiste se souvient aussi du « boudoir sombre et romantique » de Mme Sand. C’est dans cet élégant petit appartement que Mme Sand vécut sans en sortir, d’octobre 1839 au printemps de 1841, et c’est là quelle revint par deux fois, après les mois d’été passés à Nouant, jusqu’à ce qu’elle le quitta définitivement en novembre 1842.

La vie et le travail allaient à toute vapeur dans les murs de ce petit home. De nombreux précepteurs des deux sexes venaient chez Maurice et Solange ; aux heures libres la jeunesse s’ébattait au jardin, accrue par la présence d’Augustine Brault, — jeune cousine que Mme Sand adopta plus tard presque comme une fille, — d’Oscar Cazamajou, fils de sa sœur Caroline, et des enfants de Mme d’Oribeau, une nouvelle amie de Mme Sand. Maurice commença à s’occuper sérieusement de peinture et entra bientôt à l’atelier d’Eugène Delacroix, grand ami de Chopin ; la petite belle Solange prenait des leçons de piano chez Chopin lui-même. Mais entre temps, embarrassée de ses loisirs et de ses forces exubérantes, elle faisait ses mille volontés et obéissait à tous ses caprices, commandait à son frère et à ses compagnons de jeu et passait des heures entières devant son miroir. Chaque jour elle devenait plus entêtée, plus raisonneuse, plus paresseuse, sachant si bien tenir tête à toutes les exigences des précepteurs, qu’au bout d’un an Mme Sand dut abandonner l’idée de faire son éducation à domicile et plaça sa fille d’abord chez les demoiselles Martin, et plus tard, s’apercevant que ce n’était pas encore ce qu’il lui fallait, dans le pensionnat de M. Bascans. M. Bascans se trouva être un excellent pédagogue, et un homme de beaucoup d’esprit, qui sut intéresser la petite capricieuse aux sciences qu’on lui enseignait, — elle qui ne voulait rien apprendre ! — lui donner une nourriture qui convenait à son esprit curieux et chercheur et développer ses capacités le plus susceptibles de quelque culture ; il lui inspira de plus un sentiment tout filial et une confiance qui dura autant que sa vie. L’historique des relations de Solange et de Mme Sand avec la famille de M. Bascans est raconté d’une manière exacte, véridique et précise dans le très intéressant et très curieux petit livre de M. Georges d’Heilli (Edmond Poinsot) la Fille de George Sand[21], qui contient une foule de lettres de Solange et de Mme Sand à M. et Mme Bascans point parues dans la Correspondance, mais d’abord publiées par M. d’Heilli dans la Gazette anecdotique (de 1876, 1881 et 1888) et la Revue des Revues (de 1899). Ce n’est qu’en l’hiver de 1840-41 toutefois que Solange entra dans rétablissement de M. Bascans ; en 1839-40 elle étudia et folâtra encore dans la maison maternelle.

Pendant que les enfants s’occupaient ainsi, Chopin, de son côté, donnait des leçons dans le pavillon de gauche, et George Sand se reposait de son travail nocturne ; elle se levait tard. Le soir on se rassemblait chez Mme Sand, on dînait ensemble, puis on causait au coin du feu, on faisait de la musique, de la peinture. Presque chaque soir on recevait la visite de quelque ami parisien, polonais ou berrichon, voire même de quelque admirateur étranger ou simplement de quelque curieux. Et tout comme au temps où Mme Sand habitait sa « mansarde bleue » du quai Malaquais ou l’Hôtel de France en 1836[22], combien de noms célèbres nous trouvons de nouveau parmi les visiteurs de son salon ! Mais grâce à Chopin le cercle de ses connaissances et de ses amis s’élargit encore, et cela dans deux directions très différentes : le monde des vrais artistes, et le grand monde. De retour à Paris après un an d’absence, Chopin devint l’attrait de tout ce qui était alors finement artiste, musicien, poète. Dans son petit salon se rencontraient constamment, ensemble ou solo, Mickiewicz et Niemcewicz, Henri Heine et Delacroix, le musicien polonais Novakowski, Soliva, Alcan, Meyerbeer et Dessauer, Franchomme, Moscheles et le nouvel astre éclatant qui venait de se lever à l’horizon musical : Mlle Pauline Garcia, la future Mme Viardot. De vieux amis fréquentaient aussi le maître, tels que : Fontana, Grzymala, Wodzinski, Matuszynski, et Pleyel avec sa fille ; de jeunes élèves des deux sexes : le petit Hongrois Fieltsch, doué d’un talent extraordinaire et mort tout jeune ; les Allemands : Mlles Millier et Guttman, une Irlandaise : Mlle O’ Meara, une Française : Mlle de Rozières, une Polonaise : la princesse Marceline Chartoryska, et une Russe : Véra de Kologrivoff (plus tard Mme Rubio).

Il voyait aussi fréquemment la foule de ses amis dilettanti de la haute finance, de la diplomatie et de l’aristocratie : les Rothschild, le baron de Stockhausen, le secrétaire de l’ambassade autrichienne Léo, la comtesse Komar avec ses deux filles, la comtesse Delphine Potocka et la princesse de Beauvau, la comtesse Plater, Mlle de Noailles, la comtesse Ctzerniszeff avec sa fille, la comtesse Anna Chérémetef, la princesse Sapieha et tous les Czartoryski, — le prince Adam et la princesse Anna en tête, qui étaient alors comme les doyens de l’émigration polonaise, — série de noms qui nous sont devenus presque familiers à nous autres, pianistes et dilletanti, car c’est à eux que sont dédiées les plus sublimes œuvres de la muse de Chopin. Et certes il n’y a pas à s’étonner que la plupart d’entre eux passèrent bientôt du pavillon gauche dans celui de droite et y devinrent familiers. La famille Marliani avec M. de Bonnechose, Marie Dorval, Bocage, Mme Allart de Méritens[23], les Leroux, Lamennais, Louis Viardot, Balzac, les Arago, tous les Berrichons et toute une série d’écrivains et de politiques, dont nous aurons encore à parler plus loin, reportèrent sur Chopin leur amitié pour George Sand. Il arrivait bien souvent que toute la colonie de la rue Pigalle se transportait, pour y passer la soirée, chez Mme Marliani qui était comme par le passé la protectrice, l’amie, la conseillère et la confidente de toutes les célébrités qui la fréquentaient. George Sand lui dédia sa Dernière Aldini en rédigeant sa dédicace en des termes qui font allusion tant à cette protection exercée par elle envers tous ses amis plus ou moins illustres, qu’au surnom de Madonna qu’on lui donnait dans l’intimité :

Alla Signora Carlotta Marliani, consulessa di Spagna.

Les mariniers de l’Adriatique ne mettent point en mer une barque neuve sans la décorer de l’image de la Madone. Que votre nom écrit sur cette page, soit, ô ma belle et bonne amie, comme l’effigie de la céleste patronne, qui protège un frêle esquif livré aux flots capricieux.

Édouard Grenier raconte, dans ses très curieux Souvenirs[24], que c’est à l’une de ces soirées chez Mme Marliani qu’il fit la connaissance de Mme Sand et de Chopin, et combien il fut frappé au premier abord en la voyant si peu loquace, si jeune encore malgré sa célébrité, moins belle qu’il ne l’avait crue, mais étrangement belle quand même.

Je la trouvais à la fois moins belle et plus jeune que je ne m’y attendais. N’était-elle pas déjà célèbre quand j’étais encore sur les bancs de l’école à Fontenay, et il me semblait en être sorti depuis si longtemps ! Le fait est qu’elle avait trente-six ans à peine. Courte et replète de taille, vêtue simplement d’une robe noire montante, la tête attirait toute l’attention, et dans la tête les yeux. Ils étaient magnifiques, peut-être un peu rapprochés, grands, à larges paupières et noirs, mais nullement brillants : on eût dit du marbre dépoli ou plutôt du velours ; ce qui donnait au regard quelque chose d’étrange, de terne et même de froid. Ce ton mat de la prunelle était-il naturel ou devait-on l’attribuer à son habitude d’écrire longtemps la nuit, à la lumière ? Je l’ignore, mais ce fut ce qui me frappa tout d’abord. Le front haut, encadré de cheveux noirs qui se divisaient en deux simples bandeaux, ces beaux yeux calmes surmontés de fins sourcils, donnaient à sa physionomie un grand caractère de force et de noblesse que le bas de la figure ne soutenait pas assez. En effet, le nez était un peu charnu, le dessin en était mou, sans belle ligne, vu de face surtout ; la bouche manquait de finesse aussi ; le menton petit, mais appuyé déjà sur un sous-menton trop apparent, ce qui donne de la lourdeur au bas du visage. Du reste, une extrême simplicité de paroles, d’attitude et de geste. Telle m’apparut Mme Sand ce soir-là…

Rien de plus simple que toute sa manière d’être. Nulle coquetterie, nulle prétention, nulle pose ; elle était le naturel et la modestie mêmes. En pensant à son amour du théâtre, à ses amitiés d’artistes et d’acteurs, on eût pu s’attendre chez elle à un peu d’attitude et de manières étudiées. Il n’y en avait pas trace. En outre, rien dans toute sa personne ne trahissait la fièvre et l’exaltation poétique de Lélia et des Lettres d’un voyageur. Tout se passait à l’intérieur, le feu couvait sous ce front si calme et ces beaux yeux froids si tranquilles, qui n’en laissaient rien paraître. Elle causait peu, sans éclat, sans esprit même, et elle le savait. D’ordinaire, elle était silencieuse et parfois au point de gêner ses hôtes ou ses visiteurs…

Grenier raconte encore que parmi les nombreux invités il y avait ce soir, entre autres, Emmanuel Arago, Calamatta, Bocage, et une belle blonde très décolletée qui lui parut fort jeune et qui se trouva être l’archi-célèbre comtesse Guiccioli, « la Guiccioli » dont son second mari, M. de Boissy, grand farceur et grand blagueur, lorsqu’on lui demandait si ce n’était pas une parente de Mme Guiccioli célébrée par… répondait, paraît-il, sans broncher : « C’est elle-même, monsieur, elle-même ! la maîtresse de Byron. »

Grenier revint plusieurs fois encore dans le salon de la rue Pigalle et raconte plus loin qu’on mystifia une fois M. de Bonnechose en affublant Maurice — joli adolescent avec de longs cheveux lui retombant à la Raphaël des deux côtés de la figure et très ressemblant à sa mère — d’une robe noire, d’une résille, une rose piquée dans les cheveux, bref en en faisant une jeune Espagnole à laquelle M. de Bonnechose s’évertua à parler en mauvais castillan.

Grenier raconte aussi qu’il causait un soir musique avec Chopin, dans un coin, tandis que Mme Sand qui fumait, selon son habitude, se promenait en diagonale par le salon, en s’inquiétant à peine des nouveaux venus, si ce n’est pour prononcer d’un ton de dédain inimitable lors de l’entrée à grand frou-frou d’une vieille pimbêche quelconque : « Oh ! la femme ! » et que tout à coup cette même Mme Sand remarquant que Chopin s’échauffait trop dans son débat sur la musique allemande avec Grenier, et craignant qu’il ne se fît du mal, lui si frêle, sortit de son indifférence, s’approcha d’eux et tout maternellement posa sa main blanche et fine sur les cheveux de son ami, comme pour le calmer… Ces quelques pages de Grenier nous peignent, mieux que de longs mémoires, le monde intime où se mouvait Mme Sand à cette époque.

Le mariage de Mlle Pauline Garcia avec Louis Viardot, célébré au printemps de 1840, apparaît comme le symbole de la fusion des deux cercles différents qui se côtoyaient soit dans le salon café au lait de Mme Sand, soit sur le terrain neutre du salon de l’hospitalière Charlotte, soit enfin autour du « piano carré en palissandre » dans le petit salon de Chopin, tout rempli de bibelots élégants. Parmi les nouvelles connaissances, ce fut justement avec Pauline Viardot et avec Dessaüer que George Sand se lia surtout. Cette amitié dura autant que sa vie, devenant toujours plus grande et plus profonde avec les années.

Quant aux vieux amis de Mme Sand ce furent, — outre Lamennais et Leroux, — Heine et Eugène Delacroix, qu’elle voyait alors le plus souvent ; elle les connaissait déjà depuis 1833-35, mais à présent elle se lia plus amicalement avec eux, d’autant que tous les deux adoraient Chopin.

Il existe, parmi les racontars des journaux et les prétendues « anecdotes historiques », si recherchées par les feuilletonistes en quête de matières amusantes, une légende qui consiste en ce qu’après la rupture avec Musset, George Sand aurait voulu s’emparer du cœur de Delacroix et qu’un beau matin elle se serait répandue devant lui en plaintes et en récriminations, espérant attendrir sur ses malheurs le grand peintre, qui jusqu’alors était resté indifférent, quoique absolument cordial envers elle. Mais toutes ces manœuvres et ruses n’auraient abouti à rien : Delacroix, tout à l’achèvement de son nouveau tableau, maniait ses brosses sans discontinuer, répondant parfois par quelque calembour, se taisant le plus souvent, jusqu’à ce que George Sand s’apercevant que son flirt n’avait aucune prise sur lui, partit avec un dépit rentré, se disant qu’une fois en sa vie elle avait perdu bataille et que tous ses charmes étaient restés inefficaces vis-à-vis de ce nouveau Romain invincible.

Cette anecdote est fausse historiquement et manque de vérité psychologique. Delacroix ne peignait pas vers la fin de 1834 en présence de Mme Sand « quelque nouveau tableau », mais bien le propre portrait de George Sand, commandé par le directeur de la Revue des Deux Mondes, portrait qui fut reproduit en gravure par Calamatta pour le numéro d’octobre de 1836 de ladite revue et qui jusqu’à nos jours pare le salon de la rédaction[25].

Voici par parenthèse un billet inédit de George Sand à Delacroix, qui se rapporte à cette époque ; il se trouve à la Bibliotheca Civia de Turin, la copie nous en a été gracieusement communiquée par M. L.-G. Pélissier.


Monsieur Delacroix
Quai Voltaire, 15.

Je suis encore malade. Si vous ne Fêtes pas demain à votre tour, voulez-vous remettre la séance jusque-là ? Si vous aviez une heure à perdre de 5 à 6, vous seriez bien aimable de venir la passer chez moi.

Toute à vous,
George.


Vendredi.

Delacroix fut réellement le confident des doléances de George Sand lors de l’orageux épilogue de son roman avec Musset, mais ces lamentations furent bien sincères, parce qu’elle était alors vraiment désespérée d’avoir perdu le cœur d’Alfred, qui à ce moment de leur drame ne voulait même pas la revoir[26]. Quant à Delacroix lui-même, non seulement il ne posait pas pour « un Romain » vis-à-vis de Mme Sand, mais encore c’était lui qui lui conseillait de chercher un adoucissement à son chagrin extrême en faisant comme lui, selon sa propre expression, « de pleurer simplement et sincèrement », afin d’épuiser sa douleur et de la réduire ainsi à sa fin naturelle. Voilà, au moins, ce qu’on peut lire à la date du 25 novembre 1834 dans le Journal de George Sand qu’elle envoya à Musset :

… Ce matin j’ai passé chez Delacroix… Je racontais mon chagrin à Delacroix, car de quoi puis-je parler, sinon de cela ? et il me donnait un bon conseil. C’est de n’avoir pas de courage. « Laissez-vous aller, disait-il. Quand je suis ainsi, je ne fais pas le fier : je ne suis pas né Romain. Je m’abandonne à mon désespoir. Il me ronge, il m’abat, il me tue. Quand il en a assez, il se lasse à son tour, et il ne quitte… »

Pendant les années suivantes de 1835 à 1839, George Sand vécut bien moins à Paris qu’à Nohant, à la Châtre, en Suisse, à Majorque, et quand elle se trouvait à Paris elle y était plus entourée de philosophes et de politiques que d’artistes. Mais lorsqu’en 1839 elle y vint s’installer, avec Chopin, — non seulement elle ne se souvint pas de quelque prétendu « dépit rentré » contre Delacroix, mais bien au contraire, lui gardant une profonde sympathie comme au confident de ses anciennes douleurs et comme à un vrai artiste qui la charmait par le culte sévère, passionné et désintéressé de son art, — elle renoua ses relations amicales avec le grand peintre — et elles restèrent toujours. « Amitié sans nuages », dit-elle à son propos dans l’Histoire de ma vie. Dans ses lettres, dans son journal, dans l’Hiver à Majorque George Sand parle de Delacroix constamment avec une profonde et inébranlable sympathie, en des termes qui témoignent de son admiration pour son talent, pour son dévouement à son œuvre, pour son exigence sévère envers lui-même et pour la haute idée qu’il se faisait de l’art. Nous citerons plus loin plusieurs passages de son journal et de sa Correspondance à ce propos ; nous nous bornerons à dire, dès à présent, que lorsqu’il s’agit de trouver un professeur qui dirigeât les études artistiques de Maurice, Mme Sand pensa d’emblée à Delacroix, que même dans ses œuvres de fiction, par exemple dans Horace[27], elle chanta sur tous les tons les louanges de l’atelier de Delacroix, de son école, de sa méthode et de sa personnalité, qu’elle se souvint de lui dans ses Souvenirs de Majorque[28] et que dans l’Histoire de ma vie, où elle parle souvent en deux ou trois lignes d’années entières de sa propre vie, elle consacra dix pages à Delacroix[29]. Enfin Mme Sand écrivit sous forme d’une Lettre à Théophile Silvestre, auteur d’une biographie de Delacroix, un chaleureux éloge du grand peintre[30]. Bref, du commencement jusqu’à la fin de ses relations avec Delacroix, Mme Sand eut toujours la plus grande vénération pour le célèbre artiste, et sans partager toutes ses opinions politiques ou certaines idées sur l’art et la vie, elle ne l’en admirait pas moins complètement comme peintre et arbitre d’art plastique, et comme un fin connaisseur dans les autres branches de l’art, par exemple en musique. Elle disait toutefois qu’étant un novateur en peinture, il comprenait parfaitement les innovations musicales ; par contre, il n’aimait en littérature que le strictement classique, le formel et le conventionnel. Chopin de son côté ne comprenait que le conventionnel en peinture. Au fond Chopin et Delacroix, avec leur culte de l’art, exempt de toute tendance et de tout but utilitaire, avec leur caractère très renfermé, tous les deux maladivement sensitifs et impressionnables, s’éloignant également de la foule, de la politique, de tous les intérêts des partis, de tout bruit, portés à admirer tout ce qui orne la vie, tout ce qui est finement élégant, intime et recherché, — ces deux natures se convenaient bien mieux que celles de George Sand et de Delacroix. Si on lit la Correspondance et le Journal de Delacroix, on peut en tirer la conclusion que le grand peintre romantique, malgré toute son amitié pour Mme Sand, la jugeait parfois avec beaucoup de sévérité et de pénétration, comme femme et comme écrivain, et que son amitié pour George Sand et pour Maurice Sand ne l’empêchait pas de garder au dedans de lui-même des « jugements réservés », de ne pas se livrer, tandis que les opinions de Mme Sand sur son compte sont franches, vraies, entières et respirent un parfait enthousiasme pour le peintre et une sincère estime pour l’homme.

Heine connut Mme Sand en 1835, dans sa mansarde du quai Malaquais et même, à son dire, il s’y rencontra avec M. Dudevant dont nous avons donné plus haut le portrait fort piquant tracé par lui[31]. Dans le Journal intime qui se rapporte à l’automne de 1834 et fut envoyé par George Sand à Musset, nous trouvons entre autres la mention « d’avoir rencontré Heine dans la matinée[32] ». Lorsque Mme Sand, retour de Suisse, habita avec la comtesse d’Agoult l’hôtel de France, rue Laffitte, durant l’hiver de 1836-37, elle voyait Heine assez fréquemment. Heine était alors déjà un habitué du salon des deux femmes illustres, il visitait non moins souvent celui de Chopin, qu’il admirait franchement, il lui consacra, au printemps de 1837, ces pages d’une poésie si exquise de la Xe Lettre à Auguste Lewald que nous avons mentionnées plusieurs fois[33].

Presque d’emblée, une vraie et sincère amitié lia les deux grands écrivains. Et comme Heine dans ses Lettres parisiennes parle avec la plus grande sympathie de George Sand (ce qui certes ne l’empêche pas de décocher ses mots, tantôt drôles, tantôt mordants, au beau milieu de ses phrases les plus cordiales), de même George Sand consacre au célèbre poète dans son Journal de Piffoel une page très précieuse pour tout curieux d’histoire littéraire, mais aussi pour tout admirateur de Heine, une page témoignant d’une profonde pénétration de la part de George Sand du caractère intime du poète allemand. Nous ne citerons point ici les passages de Heine sur George Sand, d’autant plus que nous en avons cité maint extrait[34] et que nous y reviendrons encore, et surtout parce que ces pages sont trop connues en Allemagne comme en France[35]. Nous ne voulons point, par contre, nous priver du plaisir de citer la page inédite du Journal de Piffoel, consacrée au grand lyrique allemand :

7 janvier 1841. Heine a des mots diablement plaisants. Il disait ce soir en parlant d’Alfred de Musset : « C’est un jeune homme de beaucoup de passé. » Heine dit des choses très mordantes et ses saillies emportent le morceau. On le croit foncièrement méchant, mais rien n’est plus faux ; son cœur est aussi bon que sa langue est mauvaise. Il est tendre, affectueux, dévoué, romanesque en amour, faible même et capable de subir la domination illimitée d’une femme. Avec cela, il est cynique, railleur, sceptique, positif, matérialiste en paroles, à effrayer et à scandaliser quiconque ne sait pas sa vie intérieure et les secrets de son ménage. Il est comme ses poésies, un mélange de sentimentalité des plus élevées et de moquerie la plus bouffonne. C’est un humoriste comme Sterne et comme mon Malgache[36]. Je n’aime pas les gens moqueurs, et pourtant j’ai toujours aimé ces deux hommes-là. Je ne les ai jamais craints et jamais je n’ai eu à m’en plaindre. C’est qu’ils ont la langue et la main promptes à la satire pour les méchants travers qu’ils rencontrent, ils ont cet autre côté poétique et généreux qui rend leur âme sensible à l’amitié et à la droiture. Il y a des gens fort bêtes dont je crains beaucoup la langue, mais je crois que le véritable esprit n’est jamais méchant qu’avec les méchants.

Vraiment, j’ai bien plus peur de cette maigre et pointue mijaurée que… a prise pour femme[37].

Et après ces mots viennent dans le Journal de Piffoel des esquisses à la plume de trois « amies » — Mmes Didier, Delphine de Girardin et d’Agoult — presque féroces et traîtreusement amicales comme les dames seules sont capables d’en faire, et un portrait non moins piquant, quoique au fond sympathique, de Mme Hortense Allart, que nous ne donnons pas ici non plus ; nous reparlerons de tous les quatre à l’occasion d’Horace.

Il est fort curieux à noter que Heine répète presque textuellement ce « je ne l’ai jamais craint » à l’adresse de George Sand, dans son livre De l’Allemagne, lorsque en s’étendant sur le « danger que présentent les femmes, et surtout les femmes auteurs et enfin, en particulier, les femmes auteurs qui ne sont pas jolies », il dit d’abord et comme toujours avec une gouaillerie assez équivoque : « Je dois toutefois remarquer immédiatement que les femmes auteurs françaises contemporaines les plus en vue sont toutes fort jolies. Ainsi George Sand, Delphine de Girardin et l’auteur de l’Essai sur le développement du dogme religieux[38], Mme Merlin, Louise Colet, sont toutes des dames qui mettent à néant tous les bons mots sur la disgracieuseté des bas bleus, et auxquelles, en lisant leurs œuvres le soir au lit, nous aurions volontiers présenté les témoignages de notre respect… » Puis il ajoute, et cette fois redevenant sérieux : « Comme George Sand est belle et comme elle est peu dangereuse, même pour les méchants chats qui la caressaient d’une patte et l’égratignaient de l’autre, même pour ces chiens qui aboient le plus férocement contre elle ; comme la lune elle les regarde d’en haut et avec douceur…[39]. »

Heine ne put se préserver du sort de tous les hommes éminents qu’Aurore Dudevant avait rencontrés sur son chemin ; il commença par lui vouer des sentiments plus ardents qui se transformèrent pourtant en simple amitié. Dans les Souvenirs de Frédéric Pecht, célèbre critique d’art, qui fut d’abord peintre, nous ne trouvons qu’une allusion passagère à ce sujet. Pecht raconte ceci : Lorsqu’il peignait le portrait de Heine (entre 1839 et 1841), il leur arrivait souvent de causer littérature, et à cette occasion, Pecht remarqua bientôt que les écrivains et les artistes français intéressaient Heine bien plus que les Allemands, et ce n’est pas sans une certaine suffisance qu’il dit à propos de George Sand, alors à l’apogée de sa gloire : « Nous nous sommes beaucoup aimés jadis et maintenant encore nous nous aimons l’un l’autre. » Bientôt après, dit Pecht, Heine mena chez Mme Sand Laube et ils y rencontrèrent Lamennais. C’est alors que Laube soutint que toute grande idée ne peut se faire voie que par des martyres, mais Heine confessa en riant qu’il n’avait aucune idée de se faire martyr, tout en habitant la rue des Martyres. « C’était bien là sa vraie manière, comme aussi jadis celle de Voltaire…[40]. »

Ces mots de Heine sur ses sentiments pour George Sand sont-ils à prendre au pied de la lettre, ne faut-il pas plutôt y voir sa manière habituelle de se gausser de son monde et de lui-même ? Nous ne sommes pas capables de le décider ; nous croyons toutefois qu’il aurait dû, pour plus d’exactitude, employer le pronom à la première personne du singulier, car voici ce que nous lisons dans une lettre inédite d’Emmanuel Arago à George Sand, ne portant aucune date, mais écrite, comme on le verra tout à l’heure, au moment où commençait le procès en séparation des Dudevant, en 1836 :

… Gustave Papet me dit qu’il est obligé de partir en toute hâte pour déposer dans ton procès… Mais j’ai mille choses à te dire de la part de Heine qui est de retour à Paris[41] et que j’ai rencontré avant-hier aussi gai, aussi gras, aussi réjoui qu’il a jamais été. C’est un brave garçon qui t’aime beaucoup et que j’aime bien aussi. Il m’a parlé pendant deux heures de sa cousine et des admirables livres de sa chère cousine ; il se prétend radicalement guéri de la folle passion qui l’a si cruellement tourmenté l’an dernier… Quant aux épreuves de Simon, voici ce que j’ai fait. Je suis allé au bureau pour corriger les dernières, comme tu m’en avais prié. Buloz m’a dit te les avoir envoyées. En attendant la fin, j’ai revu le commencement qui m’a paru délicieux… je n’ai changé que deux virgules et un accent.

Adieu, sœur chérie.

Ton frère,
Emmanuel Arago.

Comme la déposition des témoins du procès en séparation des Dudevant eut lieu, ainsi que nous le savons[42], le 14 janvier 1836, et que, d’autre part, Simon parut dans la Revue des Deux Mondes du 15 janvier au 15 février 1836, nous pouvons en toute conscience rapporter cette lettre à la première moitié de janvier. Depuis le procès monstre de 1835, George Sand n’appelait jamais Emmanuel Arago que son frère, comme lui aussi l’appelait sa sœur. Quant à Heine, il la nommait toujours de visu, comme dans ses lettres, sa chère cousine. Il avait même inscrit : « À ma jolie et grande cousine Georges (sic) Sand, comme témoignage d’admiration. Henry Heine » sur le volume des Reisebilder qu’il lui offrit, et elle le lui rendait en l’appelant son cousin. (Il est à croire que c’était Heine qui avait été l’auteur de ce titre de parenté et que cela avait trait à leur commune descendance d’Apollon, tout comme ses mots si émus dans ces mêmes Lettres à Lewald, sur sa provenance commune de la même patrie — « le pays des rêves » — avec Chopin, Mozart et Raphaël.)

Voici, par exemple, une lettre inédite de Heine à George Sand qui se rapporte à 1839-42, époque où Mme Sand habitait la rue Pigalle et dont nous devons la communication à l’amabilité du possesseur de l’autographe, M. le vicomte de Spoelberch :

Madame
Madame Georg (sic) Sand,
16, rue Pigal (sic).
Ma chère cousine,

Je vous envoie le numéro de la Revue que vous demandez ; en même temps, je vous rends aussi votre roman qui vous ressemble beaucoup : il est beau.

Un tas de tracasseries m’a empêché de venir vous voir ; peut-être je viens aujourd’hui.

Mon cœur embrasse le vôtre.

Henri Heine.
Mercredi matin.

Madame Sand de son côté lui écrit, et justement à propos des Reisebilder.

(Le papier porte en tête les lettres G. S.)

Cher cousin, vous m’avez promis la traduction de quelques lignes de vous sur Potzdam (sic) ou sur Sans-Souci. Voici le moment où j’en ai besoin. Permettez-moi de les citer textuellement en vous nommant ; c’est par cette citation que je veux commencer la seconde série des aventures de Consuelo, laquelle vient d’arriver à la cour de Frédéric. Dépêchez-vous donc et venez me voir, car je pars dans quelques jours.

Votre cousine,
George Sand.

Au verso :

Monsieur Henry Heine
Rue du Faubourg-Poissonnière, 46.

Cette lettre se rapporte à la fin de mai 1843, parce que : 1° la Comtesse de Rudolstadt, seconde partie de Consuelo, commença à paraître le 25 juin 1843 ; 2° parce que cette année-ci, Mme Sand partit pour Nohant entre le 18 mai et le 6 juin, comme on le voit par sa Correspondance imprimée. Donc, M. Eugène Wolff qui imprima le premier cette intéressante lettre dans sa petite brochure : Lettres de Henri Heine à Henri Laube[43], se trompe en la rapportant « à la limite entre 1842 et 1843 ».

D’autre part, M. Eugène Wolff a bien raison de dire, en citant les lignes sarcastiques des Reisebilder sur Potsdam, que nous ; ne les trouvons nulle part dans la Comtesse de Rudolstadt. Mais il est à croire toutefois que Heine répondit à Mme Sand et lui donna les renseignements qu’elle désirait, sinon sur Potsdam, du moins sur Berlin. Dans l’un des carnets de Mme Sand remplis des noms de héros de ses romans futurs, d’extraits de différents dictionnaires et d’ouvrages d’histoire sur toutes sortes de personnages historiques, de dates, d’anecdotes ou de mots célèbres, nous trouvons plusieurs passages, sans indication de provenance, sur le musée des curiosités du roi de Prusse, sur son gardien, un certain M. Stock (il est nommé Stoss dans le roman) et d’autres détails concernant Berlin et Potsdam. Nous pouvons présumer que c’était le cher cousin qui les avait fournis à George Sand.

Nous pouvons, grâce à l’amabilité de M. le docteur Gustave Karpelès, le biographe de Heine, donner ici encore une lettre presque inconnue de George Sand à Heine et ne faisant pas partie de sa Correspondance, mais parue dans la Neue frète Presse du 29 septembre 1899, n° 13325, retrouvée par le docteur Karpelès dans les papiers de Varnhagen et munie d’une note autographe suivante de Heine lui-même :

De la main de Heine : Autographe d’une lettre de George Sand à Henry Heine.

Paris, 10 février 1846. H. Heine.

De la main de George Sand :

Cher cousin, merci mille fois de la charmante coupe que vous m’avez envoyée au jour de Fan, mais pourquoi ne vous ai-je pas vu ? Est-il vrai que votre vue soit de plus en plus affectée ? Je suis inquiète de vous et j’aurais été vous voir si je n’avais été moi-même malade d’une coqueluche depuis ces jours. Faites-moi écrire un met par votre aimable femme et dites-moi (si vous ne pouvez sortir), si vous voulez que j’aille vous voir et à quelle heure on ne vous ennuie pas.

À vous de cœur,
George Sand.

Dans les quatre volumes de la Correspondance de Heine, nous ne rencontrons pas une seule fois le nom de sa cousine, mais dans les mêmes Lettres à Henri Laube, publiées par Eugène Wolff, nous trouvons à la date du 12 octobre 1850 quelques lignes ayant trait à Mme Sand et qui paraissent assez peu amicales. La maladie du poète empirant cette année-ci, il écrit notamment à Laube :

J’ai perdu et pleuré mon ami Balzac[44]. George Sand, cette… ne s’est plus inquiétée de moi depuis ma maladie ; cette émancipatrice ou plutôt cette émancimatrice des femmes a outrageusement maltraité mon ami Chopin dans un détestable roman divinement écrit. Je perds un ami après l’autre, et à ceux qui me restent, peut s’adapter le vieux proverbe : « Les amis dans la misère ne valent qu’une once la soixantaine. » Mais le proverbe est à double tranchant, il critique non seulement les accusés, mais aussi l’accusateur : le reproche me touche en tout cas d’avoir été très myope en choisissant mes amis et d’en avoir choisi d’aussi légers. Quelle quantité d’amis devrais-je donc avoir maintenant pour en avoir pour une livre ?…

Mais l’éditeur des Lettres à Laube a trouvé nécessaire d’accompagner ces lignes de quelques commentaires qui en atténuent l’impression pénible. Il dit fort judicieusement, primo : que « la maladie avait la faculté néfaste d’acérer l’esprit critique et satirique du malheureux poète et de tamiser le doux rayonnement de son inspiration poétique ». Il remarque, secundo, que vers cette même époque Heine avait, en parlant à son frère, appelé George Sand « sa meilleure amie »… Et tertio il rappelle au souvenir du lecteur que Mme Sand avait toujours protesté d’avoir voulu peindre Chopin dans le prince Carol de Lucrezia Floriani.

De notre côté empressons-nous de remarquer que Heine ignorait sans doute qu’après le naufrage de toutes ses illusions en 1848, George Sand passa les trois années qui suivirent presque exclusivement à Nohant, ce qui suffit pour expliquer son absence auprès du poète. Notre opinion se voit parfaitement confirmée par le fait que dès 1851, lorsque George Sand se remit à venir périodiquement à Paris, leur amitié se renoua, comme le prouvent aussi les lignes suivantes de Maximilien Heine, venu auprès de son frère malade en 1852, lignes auxquelles M. Eugène Wolff fait justement allusion :

« … Une fois lorsque je vins chez lui, — dit Maximilien Heine, — il se sentait très faible. Néanmoins il me cria vivement : « Quel dommage que tu ne sois pas venu plus tôt ! N’as-tu pas rencontré une dame en noir dans l’escalier ? — Mais évidemment, dis-je. » C’était Mme Dudevant, ma meilleure amie, George Sand, et j’aurais bien voulu que tu fisses sa connaissance. Elle est restée chez moi au moins une heure, elle a beaucoup jasé, mais tout mortellement fatigué que je sois, j’aurais voulu qu’elle restât encore plus longtemps[45] ! »

Dans les toutes dernières années de la vie de Heine, néanmoins une certaine froideur se manifesta entre les deux cousins, et leurs relations n’eurent plus la franchise cordiale d’autrefois. Du moins de part et d’autre nous entendons quelques plaintes qui témoignent d’un certain mécontentement et de certaines vexations. La faute en est, nous semble-t-il, toujours à cette « méchante langue » de Heine, que George Sand « ne craignait pas » jadis, mais dont le poète aurait pu dire justement : « ma langue est mon ennemie. » Dans cette occasion-ci, cette langue lui joua un mauvais tour. Et la victime de cette calomnie fut le compositeur jadis connu, Joseph Dessauer.

Heine voua à Dessauer et à Meyerbeer une rancune incompréhensible ; il les poursuivit pendant de longues années, en prose et en vers ; ces poursuites se terminèrent par un procès judiciaire, intenté par Dessauer et ses amis. Cette histoire fut plusieurs fois effleurée par la presse et toujours on s’efforça d’expliquer cette rancune par des motifs matériels assez vilains. Les uns assuraient que Heine aurait voulu un beau jour emprunter de l’argent à Dessauer qui était dans l’aisance, et que celui-ci aurait refusé. Heine aurait caché son dépit, mais se serait dès lors vengé. D’autres prétendent que Dessauer aurait cherché protection auprès du frère de Heine, Gustave, journaliste à Vienne, pour l’un de ses opéras manqués, et ne l’ayant point obtenue, se serait vengé après coup, pour toutes les méchantes sorties d’antan de Heine, en l’attaquant, avec l’aide de plusieurs amis, dans les journaux en 1855, et en lui intentant un procès pour calomnie et outrage.

Enfin tout dernièrement encore, — probablement à l’occasion du centenaire alors prochain de George Sand, — un certain M. Y. Y. émit dans une brève, mais fort sérieuse Notice, parue dans la Gazette de Francfort en 1904[46], la conjecture que Heine aurait peut-être été jaloux de Dessauer. Un autre journaliste, M. Sack, répondit à cet article dans les colonnes de cette même Gazette de Francfort[47]. Il reprocha à M. Y. Y. sa conjecture qui lui parut toute gratuite et audacieuse. Il assura qu’aucun des biographes de Heine n’avait encore touché à cet épisode ; il cita beaucoup de vieux journaux et d’éditions plus récentes ; à l’instar de Heine, il afficha pour Dessauer une animosité méprisante et déjà absolument malséante de sa part. Mais il tint pour non avenue la correspondance d’Anastasius Grün — qu’il a pourtant citée — et il n’éclaircit point les sources de rancune.

Il est à croire qu’il sera en général impossible de retrouver à présent cette source première. Mais quant au finale de l’histoire, à ce potin calomnieux de Heine, qui fournit en 1855 matière à une polémique de journaux, au procès entre Dessauer, Saphir et Heine et força George Sand à défendre Dessauer, il nous semble que d’une part, grâce à ces mêmes documents dont usa partiellement et partialement M. Sack (mais sans cette fois omettre certains passages très importants pour l’histoire et très intéressants) et d’autre part grâce aux documents inédits que nous sommes en état de lui soumettre, le lecteur jugera lui-même, et ce jugement, nous semble-t-il, ne sera pas en faveur de Heine. Du reste, les questions de ce genre se jugent selon l’éducation et les habitudes de chacun. Et voici maintenant les attendu de ce procès moral :

Toujours dans cette même notice ultérieure sur George Sand, ajoutée en 1854 à l’article de 1840 sur Cosima, Heine écrivit les lignes imprudentes que voici :

… Avec ses tendances point canoniques, elle n’a certes point de directeur de conscience, mais comme les femmes, même les plus engouées d’émancipation, ont toujours besoin d’un guide masculin, de l’autorité masculine, George Sand aussi a quelque chose dans le genre d’un directeur de conscience littéraire dans la personne du capucin philosophique Pierre Leroux. Ce dernier a une influence pernicieuse sur son talent, parce qu’il l’induit à se lancer dans des divagations obscures et dans des idées à moitié couvées, au lieu de s’adonner aux délices des créations concrètes et pleines de couleur, en faisant de l’art pour l’art. Des fonctions bien plus laïques furent confiées à notre bien-aimé Frédéric Chopin. Ce grand musicien et pianiste fut pendant longtemps son cavalier servant ; elle lui donna le congé peu avant sa mort, mais effectivement son poste devint dans le dernier temps une sinécure.

Je ne comprends pas comment mon ami Henri Laube a pu, un jour, dans la Gazette universelle augsbourgeoise, me mettre dans la bouche l’assertion comme si l’adorateur de George Sand avait alors été le génial Franz Liszt[48]. L’erreur de Laube fut causée par l’association des idées, parce qu’il confondit les noms des deux pianistes également remarquables. Je profite de l’occasion pour rendre service, sinon au nom honorable, du moins à la réputation esthétique de cette dame, en assurant tous mes compatriotes à Vienne et à Prague que si l’un des plus misérables compositeurs de chansons en un idiome de charabia (im mundfaulstem dialekt), un insecte rampant et sans nom, se vante là-bas d’avoir été en relations intimes avec George Sand, — c’est l’une des plus misérables calomnies. Les femmes ont toutes sortes d’idiosyncrasies ; il y en a qui avalent même des araignées, mais je n’ai jamais encore rencontré de femme qui avalât des punaises. Non, cette punaise vantarde (prahlerische Wanze) n’avait jamais plu à Lélia, et elle ne faisait que la souffrir parfois dans son intimité (Umgang) parce que celle-ci était déjà par trop importune. Pendant longtemps, comme je l’ai dit déjà, c’est Alfred de Musset qui avait été l’ami de cœur de George Sand. Par un étrange hasard, le plus grand poète en prose qu’ait eu la France et le plus grand auteur en vers parmi les contemporains (au moins le plus grand après Béranger), en brûlant d’un amour passionné réciproque, présentèrent un jour un couple couronné de lauriers…, etc.[49].

Cette notice ultérieure fut en 1854 intercalée par Heine dans sa Lutèce, pour l’édition de ses Œuvres complètes qui paraissaient alors chez Jules Kampe et dont quelques-unes, entre autres les Lettres parisiennes, parurent simultanément chez l’éditeur parisien de Heine, Renduel. Il est certain que même dans le cas où George Sand eût elle-même pris connaissance de ce passage, ou que l’un de ses amis le lui eût signalé[50], il l’aurait désagréablement surprise. Tout devait l’y toucher au vif : l’allusion peu respectueuse à sa liaison avec Musset ; la critique irrévérencieusement dénigrante à l’égard de Leroux ; les moqueries grossières à propos du rôle de Chopin, et la manière gouailleusement équivoque à réfuter le potin médisant, répandu un peu partout, grâce au bavardage de Laube et de Heine lui-même, sur les prétendues « amours » de George Sand avec Liszt, Nous disons « équivoque » parce que vers la moitié du dix-neuvième siècle les caricatures représentant Franz Liszt sous les traits d’une araignée qui attrape de ses pattes de virtuose démesurément longues quantité de dames et de demoiselles, étaient répandues et célèbres, de sorte que la phrase de Heine sur les dames qui « avalent des araignées » pouvait être comprise dans un double sens. Puis Heine avait tant de fois parlé dans la presse et dans ces mêmes Lettres parisiennes de l’amour de la réclame, de la vanité et de la vantardise de Liszt que tout lecteur, peu au courant de l’époque, pouvait aisément être induit en erreur et croire que toutes les épithètes peu flatteuses adressées au « compositeur en un idiome de charabia » et à l’ « insecte vantard » se rapportaient au Hongrois Liszt. (On sait qu’il existe chez les Allemands autant d’anecdotes sur la prononciation et le parler allemand des Hongrois qu’il y en a en France sur les Auvergnats ou les Allemands parlant français.) D’autre part, le lecteur plus renseigné des Lettres parisiennes et des Esquisses musicales de Paris peut deviner que toutes ces jolies choses ne se rapportent pas à l’ « araignée Liszt », mais bien au compositeur viennois Joseph Dessauer, outrageusement éreinté et haï par Heine depuis bon nombre d’années, et auquel il consacra dans ses Esquisses des lignes vraiment horribles, indécemment grossières et offensantes pour l’auteur bien plus que pour sa victime. Eh bien, cette nouvelle sortie calomnieuse de Heine contre Dessauer, traîtreusement jointe, on ne sait trop dans quel but, à la réparation quasi sérieuse d’un propos tenu sur Liszt, devait blesser George Sand. Elle ne pouvait pas en croire capable son vieil ami Heine.

Certes, comme valeur musicale, Dessauer ne peut pas être mis à côté de Chopin, et de Liszt ; ses opéras sont oubliés. Par contre ses romances jadis chantées par Mmes Malibran, Viardot, Unger-Sabatier et autres cantatrices célèbres et restées jusqu’à nos jours dans le répertoire des concerts, en sont parfaitement dignes par leurs qualités poétiques et musicales et ne justifient nullement l’épithète de miserabelst[51]. Quant à Dessauer il ne méritait ni le mépris, ni la haine, ni les allusions blessantes et venimeuses que Heine lui prodiguait en prose et en vers.

L’animosité de Heine serait absolument incompréhensible, même si Dessauer eût réellement été une parfaite « nullité ». Mais il n’en était rien. L’amitié et l’affection de Chopin, — qui le tutoyait[52], — les lettres et souvenirs de George Sand, de M. et Mme Viardot et l’article de Bauernfeld[53], nous le présentent sous les traits d’un musicien adorant son art, d’un compagnon charmant, enfin d’une nature d’artiste extrêmement sympathique et attrayante, diversement douée. Il faisait des vers, il dessinait fort bien, étant surtout passé maître dans les croquis des chats[54] ; il était un pianiste excellent, mais avant tout, c’était un vrai et sérieux musicien, pénétrant profondément les grandes œuvres des vieux et des nouveaux maîtres et jouant de mémoire et à la perfection des partitions entières. En présence et sur la prière de Chopin, c’est surtout des actes entiers de Don Juan de Mozart, son Requiem et les opéras de Weber et de Meyerbeer qu’il exécutait souvent ainsi. Bauernfeld donna de Dessauer un portrait très sympathique dans un article intitulé : Maître Favilla. Il raconte que ce fut Chopin qui présenta Dessauer à George Sand. Cette présentation eut lieu immédiatement après l’installation à Paris de Chopin et de Mme Sand, avant que Chopin ait quitté la rue Tronche ! La lettre suivante retrouvée dans les papiers de Mme Sand le prouve :

Monsieur Frédéric Chopin,
5, rue Tronchet.

Mon cher ami, je viens de recevoir une invitation à dîner pour aujourd’hui de Mme Sand, que, malheureusement, il m’est impossible d’accepter. J’ai passé une nuit terrible, dans des souffrances de coliques, etc.

Aussi je me sens maintenant d’une faiblesse désolante. Fais mes excuses auprès de Mme Sand, dis-lui que je suis désolé et en même temps un des plus pauvres diables qui aient jamais existé.

À toi de tout mon cœur.

Dessauer.

De graves maladies, exagérées par ses nerfs, des désenchantements, des ennuis de toutes sortes, enfin la perte progressive de la vue développèrent chez Dessauer une méfiance maladive et lui donnèrent une tendance au pessimisme et à la misanthropie. Bauernfed remarque à ce propos, avec beaucoup de finesse, que ce manque de santé et des plaintes mélancoliques continuelles contre le sort ne faisaient que lui attirer plus facilement les cœurs féminins, toujours généreux et compatissants. Nous ne pouvons pas comprendre comment un artiste sensitif et une âme profonde tel que Heine ait pu se moquer, dans les Esquisses musicales, même de cette mélancolie et de ce désenchantement.

Mais tous ces chagrins n’empêchaient pas Dessauer d’être bon enfant, naïf, sincère et gai compagnon dans un milieu sympathique et entre gens qui lui étaient proches par l’esprit, tels que Chopin, les époux Viardot et la famille de Mme Sand.

Il n’est donc pas étonnant que le passage de Lutèce relatif à Dessauer ait révolté George Sand.

Mais c’est en outre Dessauer lui-même qui, usant des droits de son ancienne amitié, s’adressa à elle, lui demandant simplement et franchement si elle croyait qu’il pût parler d’elle comme le prétendait Heine. Voici la lettre inédite qu’il lui écrivit à ce propos, que nous avons retrouvée dans les papiers de George Sand :

Gratz (en Styrie), 10 novembre 1854.

Il y a un petit siècle, madame, que le musicien allemand, honoré par vous d’un accueil amical et du nom flatteur de Crishni[55], a disparu de votre horizon et Dieu sait si votre mémoire en a conservé la moindre trace !

Il me tarde cependant de faire revivre en vous ce souvenir fané, ne serait-ce que pour un quart d’heure. Ce quart d’heure, je l’usurpe de votre temps précieux et encore pour vous faire lire des choses bien ennuyeuses, bien triviales et, par-dessus le marché, écrites dans le style d’un Crishni !

Ad rem !


M. H. Heine, ce reptile venimeux, qui paraît vouloir s’amuser, pendant sa longue agonie, par des infamies qu’il adresse à des personnes qu’il honore de sa haine, m’en voue un sac tout plein dans son dernier ouvrage en trois volumes. Il n’est pas moins vrai que je me trouve en bonne compagnie, car ce livre, écrit par pure spéculation, repose à moitié sur le scandale.

Deux ou trois feuilles qu’il me dédie sont d’une trivialité qui ferait honneur à la poissarde la plus formidable. Pauvre Crishni ! il s’acharne même contre ton physique, en le trouvant tellement dégoûtant, qu’une punaise passerait pour la Vénus de Médicis vis-à-vis de toi ! Tout ce tas de louanges ne me fait aucune impression, quoiqu’elles soient parsemées de mensonges impudents. Mais un second passage anonyme paraît aussi s’adresser à moi, et ce passage est par trop perfide pour que je n’en fasse pas mention envers vous, madame, qui, malheureusement, s’y trouve[z] engagée.

Je vous le donne tel qu’il est en original, ainsi qu’en traduction littérale. Le suis-je, moi, cet insecte rampant qui s’est accroché à vous, se vantant d’une liaison intime ? En veut-il désigner un autre ? Je l’ignore — et qui serait capable de commenter les méchancetés d’un serpent, qui, dans sa position exceptionnelle, peut dire impunément tout le mal possible.

Mais s’il avait l’intention de me calomnier, moi, auprès de vous, madame, faut-il vous dire que je ne me suis jamais vanté d’un mensonge ? D’ailleurs, ma réputation d’honnête homme est tellement consolidée, que le public rejetterait avec indignation toute insinuation infâme, ainsi qu’il ne croirait jamais qu’un homme de mon caractère ait fait des bassesses pour être toléré auprès d’une personne, cette personne fût-elle même George Sand ! Donnez-moi un mot de réponse, chère madame, rassurez-moi sur tous mes doutes, et ce signe de votre bonté m’honorera plus que le double des horreurs débitées par un polisson comme Heine ne saurait jamais m’avilir. Il a probablement pour but de m’engager dans une polémique scandaleuse, qui égayerait le public et d’où il sortirait en vainqueur, usant de sa plume spirituelle, calomnieuse, mensongère et cynique. Mais c’est un plaisir que je voudrais lui refuser, ainsi qu’au public. Il paraît que mes confrères en insultes : Meverbeer, Liszt, etc., pensent comme moi — ils se taisent[56]. Je connais bien une réponse digne du méchant pamphlétaire, quoique indigne d’un dieu, fût-il même des Indes, mais malheureusement, cette réponse ne s’écrit pas, et la donnerait-on à un agonisant ?

J’ai réfléchi quelque temps sur le motif de la haine d’un homme que je n’ai jamais offensé, et voilà ce que j’ai trouvé dans ma mémoire. Il manquait d’argent pour entreprendre un voyage aux bains des Pyrénées, c’était, je crois, au printemps 1842, il venait m’en demander, mais de sa manière ironique, peu obligeante. Je lui refusai et j’ai eu doublement tort, d’abord parce qu’il me soupçonna de la méfiance en sa probité à restituer la somme, — cette idée m’était tout à fait étrangère, — ensuite, par manque de politique. « Voyez-vous, disait-il, vous avez eu grandement tort, car ma plume valait bien une petite obligeance de cette sorte. »

Mais assez, assez de ce misérable, j’abuse de votre patience et de votre temps précieux. Auriez-vous l’extrême bonté de m’adresser quelques mots, à Gratz, Autriche (Styrie), poste restante ?

Ne tardez pas à le faire, madame, vous donnerez une grande consolation à un homme dont l’attachement sincère et la reconnaissance la plus profonde vous sont voués pour toujours.

Votre très humble serviteur,

Joseph Dessauer.

Les journaux nous annoncent un nouveau succès de George Sand. Mille félicitations ! J’aurai peut-être l’honneur de me présenter à vous dans le courant de l’hiver.

La lettre était accompagnée de la copie de la page de Heine (p. 47 du volume allemand) que nous avons donnée plus haut et de sa traduction textuelle au verso, avec l’explication de quelques termes allemands qui ne peuvent être qu’imparfaitement rendus en français, comme mundfaulst, prahlerisch, Umgang, etc…

George Sand répondit immédiatement par la lettre suivante :


Nohant, près La Châtre (dép. de l’Indre).
23 novembre 1854.

Non, non, mon cher Dessauer, je n’ai jamais cru, je ne croirai jamais que vous avez raconté ou donné à entendre une fausseté quelconque sur la nature de mes sentiments pour vous. Je vous sais honnête homme, cœur généreux et ami fidèle. Je sais comme notre pauvre et cher ami Chopin vous aimait et vous estimait. C’est par lui que j’ai été fraternelle avec vous dès le premier jour, en toute confiance, appréciant ensuite jour par jour votre beau talent, votre intelligence d’élite et votre honorable caractère. Est-ce là un certificat en bonne forme ? Je vous le donne avec empressement, avec joie, et je vous autorise à vous en servir d’un bout du monde à l’autre, quand cela devrait me brouiller avec mon ancien ami Henri Heine et m’attirer à moi-même les tristes injures qu’exhale cette âme souffrante, digne pourtant d’une meilleure fin !

Oui, venez me voir à Paris, si j’y suis, car j’y vais rarement et j’y reste peu. Mais si je n’y suis pas, venez me voir à Nohant, je le veux. Prenez le chemin de fer d’Orléans et Châteauroux. Vous serez à Châteauroux en huit heures au plus, et à Nohant par la diligence deux heures après.

Je demeure à Paris, rue Racine, n° 3. Informez-vous de moi. Mais j’aimerais mieux ne pas y être et vous avoir quelques jours ici. J’ai un bon piano et j’entendrais avec tant de plaisir, non pas seulement notre fameux Crishna, mais ces beaux lieds dont le souvenir m’est resté si bon ! Mon pauvre frère qui vous aimait tant est mort aussi !

Mon fils Maurice est près de moi et me charge de vous embrasser. C’est à présent un homme de trente ans et toujours un excellent enfant.

À vous de cœur.

George Sand.

Profondément touché, par ces simples, franches et cordiales paroles, venant d’une grande âme, Dessauer répondit immédiatement à son tour par la lettre que voici :

Merci, mille fois merci pour chaque parole de votre lettre, chère amie. Ah ! que cela fait du bien à retrouver un cœur ami que l’on a cru perdu par le temps. Oui, vous êtes toujours la bonne, la sincère, l’excellente femme que j’ai connue, et les années n’ont rien pu sur vous, je doute même qu’elles aient semé quelques plis sur ce beau front, digne écrin d’une intelligente luisante (sic) comme la vôtre !

Votre certificat m’honore autant qu’il me réjouit, mais je n’en profiterai pas vis-à-vis du public. Est-ce qu’il vaut jamais la peine qu’on s’excuse auprès de lui ? Ne croirait-il pas avec beaucoup plus d’empressement à de nouvelles (sic) mensonges, pourvu qu’il s’amuse, et Heine n’en inventerait-il pas d’autres, pour avoir les rieurs de son côté ? Non, je ne suis ni poltron, ni insolent, mais je me sens impuissant vis-à-vis de la trivialité ! Qu’un homme comme Heine dise de moi que j’ai volé, ne pouvant le châtier, je me tairai. Et qui est-ce qui croit à la critique morale d’un auteur comme lui ? Je puis vous assurer que tout ce qu’il a débité sur ma pauvre personne a excité comme un cri d’indignation, mais tout le monde me priait en même temps de ne pas répondre par un seul mot.

Votre invitation franche et sincère me comble de plaisir. Je la lis et la relis, comme si l’exécution en gagnerait de probabilité. Mais, hélas ! ma santé qui, depuis quelques mois, va joliment decrescendo, paraît s’y opposer formellement.

Nous verrons. En attendant, je fais les plus beaux châteaux en Espagne, — je me vois à côté de vous et du bon Maurice. Hélas ! votre excellent frère n’y est plus, quelle triste nouvelle !… Nous causons des temps passés, de ce délicieux petit salon, rue Pigalle, qui réunissait tant de charmes ! J’entends de nouveau mon bon Chopin, glissant sur les touches du piano comme un beau rêve sur le front d’une vierge, je vois la figure mâle de Delacroix, qui se penche sur Maurice, l’intrépide dessinateur de mille croquis comiques ; j’admire la paix classique dans les traits réguliers de Solange, qui ne s’anime qu’après avoir échangé un doux regard avec Pistolet, l’enfant chéri à quatre pattes, qui fait sa sieste au-dessous de la table. Rarement cette douce intimité, dont il me fut permis de savourer le parfum, était-elle interrompue par quelque visite. Elle servait de prélude au grand auteur, qui, après minuit, quittait son fauteuil de velours pour se retirer dans sa chambre d’études, où il travaillait jusqu’au lendemain. Tout cela s’est évanoui ! Où retrouver un bonheur aussi doux, aussi pur ? L’avez-vous trouvé, femme chérie ? Dites oui. Vous me rendrez bien heureux.

Il faut finir ; j’écris trop, beaucoup trop, ne m’en voulez pas. Gardez-moi toujours un bon souvenir et si vous voulez chasser cette affreuse hypocondrie qui m’assomme, écrivez-moi, ne serait-ce que bien rarement, rien qu’un petit mot. Je m’en réjouirais comme d’une belle rose au milieu de l’hiver. Mille amitiés pour Maurice !

À vous de toute mon âme.

Joseph Dessauer.
Gratz, 30 novembre 1854.


Ces lettres n’étaient toutefois connues, pour le moment, que de leurs deux auteurs respectifs et dans son Histoire qui paraissait justement alors dans la Presse (du 5 octobre 1854 au 14 août 1855). George Sand se borna à dire en note aux pages où elle parlait de son amitié pour Dessauer, en le nommant un artiste éminent, un caractère pur et digne :

« Henri Heine m’a prêté contre lui des sentiments inouïs. Le génie a ses rêves de malade[57]. »

L’Histoire de ma vie se traduisait et s’imprimait en Allemagne[58], au fur et à mesure de sa publication dans la Presse, de sorte que dès l’été de 1855 Dessauer pouvait lire ces lignes et se calmer définitivement par rapport à la manière dont Mme Sand prit cette calomnie. Toutefois, son ami le comte Auersperg[59], qui le rencontra à Gratz un peu auparavant, à l’époque du choléra viennois de 1854, dit dans une lettre à son ami intime, le poète Frankl, qu’il fut très heureux de retrouver Dessauer, mais que ce dernier, « malade et se plaignant comme à l’ordinaire, fut cette fois plus que jamais énervé par les animosités enfiélées de Heine. Je fis tous mes efforts pour calmer à ce propos son âme inquiète et alarmée. Les nouvelles œuvres de Heine, quoiqu’on admirât cette force d’esprit méprisant toutes les tortures mortelles, produisent néanmoins sur moi une impression fort pénible. Au moment qui, d’après nos croyances, nous précipitera soit dans le néant, soit dans l’éternité, ce sont des paroles sublimes, pures et saintes qui conviennent, ou bien le silence…[60]. »

Les choses en seraient probablement restées là, si des personnes bénévoles et des bâcleurs d’articles spirituels ne s’étaient mêlés de l’histoire. Dans les numéros des 4 et 5 août 1855 de la feuille viennoise l’Humoriste, dirigée par un certain journaliste de fort mauvais goût, M. G. Saphir[61], assez connu de son temps et complètement oublié de nos jours, parurent deux feuilletons de ce même Saphir sur les visites qu’il fit à Heine et au tombeau de Bœrne, intitulés : Une tombe et un lit à Paris ; visite chez Bœrne et chez Heine.

Lorsque Saphir interviewait Heine, la conversation tomba entre autres sur les offenses que Heine prodiguait même à ses amis.

… Ah ! dit-il, sur qui ferai-je donc des mots, si ce n’est sur mes amis ? Les ennemis s’offensent immédiatement et les amis doivent donc nous rendre au moins le service amical de ne pas prendre en mauvaise part nos calembredaines !!! Je dus avouer que cela ne manquait pas d’une certaine méthode. Mais entre temps, je lui fis des reproches sur la correction infligée à notre bon D……r. « Oh ! dit Heine, en ce cas, je vais vous raconter comment il mérita cette peine capitale. » Il me raconta l’histoire que je ne vais pas redire. Peut-être avait-il raison, mais qui lui donna le droit d’endosser les fonctions de justicier public ?

Quoique le feuilleton de Saphir ne parlât que fort obscurément de la « correction » que Dessauer aurait méritée de la part de Heine, et quoiqu’il n’y fût point nommé de son nom entier, la Notice de la Lutèce, sur George Sand, que nous avons citée, et les attaques précédentes de Heine contre Dessauer, dans les Esquisses musicales, étaient trop connues du public pour que cette nouvelle allusion à la conduite prétendue « incorrecte » de Dessauer passât inaperçue.

« Plusieurs amis de D……r » furent profondément indignés par cette nouvelle calomnie et firent paraître à la date du 12 août dans la Presse de Vienne une Lettre, dans laquelle ils disaient que Heine ne pouvait parler d’une peine capitale « que parce que le crime de D……r avait trait au capital » ; ils narraient l’épisode du refus des cinq cents francs (que Dessauer raconte dans sa lettre à George Sand), et signalaient que les injures ; venant de la part de Heine ne l’avaient toutefois point offensé, mais que le feuilleton de M. Saphir contenait de mystérieuses allusions à une dame et à un prétendu forfait qui méritait le châtiment de la part de tous les honnêtes gens, — et c’est là une diffamation et une calomnie. La loi autrichienne donne heureusement la possibilité de poursuivre contre de pareilles attaques à la vie privée. D……r ne se trouvait point en ce moment à Vienne. Il lui incombait le droit d’appeler la loi à sa défense, mais en attendant, ses amis considéraient comme un devoir moral de notifier à M. Saphir que si la communication que lui fit Heine avait trait à l’épisode cité, alors sa remarque : « qui lui donna le droit d’endosser les fonctions de justicier public » était pour le moins naïve.

En réponse à cette lettre, Saphir écrivit un article d’une violence et d’une indécence extrêmes.

Au milieu des sottises les plus abjectes M. Saphir se posait très noble champion défendant le grand poète contre tous ceux qui osaient l’attaquer. Saphir y déchaînait aussi des torrents d’injures les plus dégoûtantes contre Dessauer, qu’il trouvait nécessaire de nommer ici en toutes lettres, ainsi que George Sand, — accusant Dessauer de s’être vanté d’avoir été son ami intime, et déclarant que c’était pour cela que Heine l’avait châtié.

Ceci était agrémenté d’expressions les plus cyniques, de ; sottises et de grossièretés de maraîchers. En dernier lieu, Saphir déclarait avoir prévenu Gustave Heine et que ; celui-ci avait dû tenir au courant Henri Heine lui-même.

Effectivement, dans le numéro du 29 août du Fremdenblatt, dirigé par Gustave Heine, parut une Lettre de Heine à son frère Gustave, précédée d’une petite préface dans laquelle Gustave Heine disait avec insistance que la position pécuniaire de Heine avait été brillante dans les années en question, que lui, Gustave, pouvait réfuter tout cet épisode d’emprunt d’argent, mais qu’il préférait donner la parole à Henri.

Quoique les questions d’argent et les explications d’assez mauvais goût qui jouent un trop grand rôle dans toute cette polémique, nous soient grandement antipathiques et doivent également ennuyer le lecteur, nous nous permettons néanmoins de citer la lettre de Heine en entier. Il s’y trouve d’abord quelques passages assez vagues, visiblement introduits avec intention par l’auteur (et non moins expressément omis par M. Sack dans son article cité). Mais quant au fait principal, cette prétendue indiscrétion de Dessauer, à laquelle Saphir et Heine attribuaient uniquement le courroux quasi légitime du poète contre le musicien, Heine ne put rien dire de précis.


Très cher frère,

Je viens de recevoir ta lettre. La tête malade après une mauvaise nuit, je ne puis te répondre que fort brièvement et le strict nécessaire. L’assertion que je me serais adressé en 1842 au musicien et rentier Dessauer, afin de lui emprunter de l’argent, que je l’aurais fait avec l’intention de ne jamais le rendre, comme cela serait dans mes habitudes, et qu’enfin j’aurais, sur la voie publique et comme de raison sans témoins, menacé de ma plume ledit musicien et rentier et lui aurais déclaré qu’il se repentirait un jour de ne pas m’avoir prêté cinq cents francs est fausse.

Tu te trompes en croyant qu’une misère pareille, qui porte au front l’empreinte de l’invention rancunière, eût besoin d’être démentie de ma part, mais je t’autorise volontiers à la réfuter pour la tienne.

Je possédais, en 1842, certainement le triple dudit M. Dessauer, prétendu si riche. Mais je pouvais néanmoins me trouver parfois momentanément dans un embarras d’argent et m’être adressé à un capitaliste musical qui faisait, entre autres et par vieille habitude commerciale, une petite affaire, certes rien qu’en qualité d’un secret « bailleur de fonds », de serviteur musical de quelque éditeur philanthropique qui, en servant dans un magasin de musique, espionnait les misères pécuniaires du monde artiste et escomptait des lettres de change au moyen de douze pour cent de profit. Pourtant cela ne m’est jamais arrivé, ni directement/m indirectement, je n’ai jamais réclamé les capitaux de Dessauer[62].

La menace de ma plume sur la voie publique est si peu dans mes manières, que chacun ici reconnaît l’invention et l’expression de gens qui ne connaissent que deux choses : l’argent et la rage de la vengeance. C’est si sale, si grossièrement inventé, si collant, si puant, comme l’imagination d’une punaise, c’est par là que je reconnais mes « vieux camarades de Papenheim[63] ». Leur premier mot est toujours que l’on écrit contre eux, parce qu’ils n’avaient pas voulu prêter de l’argent. Allez, rendez suspects les motifs qui nous font parler de votre misère, calomniez le bâton qui touche votre dos, les cicatrices qu’il y laisse n’en seront pas moins cuisantes et visibles, comme tout fait réel.

En ce qui concerne M. Saphir, je lui ai bien confessé, lorsqu’il me fit sa visite, le vrai motif, mais il a eu tort de lui donner la publicité. Je vois par tes allusions que sa mémoire n’a pas été très fidèle dans ses récits et que des erreurs ont dû lui échapper.

De toute ma famille, je ne lui ai parlé que de toi.

Je ne lui ai pas donné de détails sur mes revenus, je ne lui ai sûrement dit que ce que je ne cache à personne et ce que j’ai bien dit aux autres Viennois qui me visitèrent ces derniers jours ; je lui ai dit notamment qu’ici, et grâce à ma maladie, il me fallait vingt-quatre mille francs par an, tandis que mes revenus annuels de la patrie ne montaient pas au delà de douze mille, de sorte que sans les honoraires pour mes publications allemandes et françaises je ne pourrais pas exister.

Les dernières, mon cher frère, ont un succès miraculeux, et avec Kampe, j’ai ouvert des pourparlers qui auront un meilleur résultat que tu ne le crois.

Il est encore question, pour le moment, de la réimpression de mes œuvres en Amérique, qui, pourtant, y propagent si bien ma réputation qu’un littérateur américain a fait cette année-ci des conférences sur moi à New-York et à Albany, un honneur qui n’est jamais arrivé à aucun poète vivant. Sois donc tout aussi tranquille pour ma réputation que pour mes finances. Je te remercie de tout mon cœur ému pour ta généreuse proposition, mais je dois la refuser. Premièrement, la somme est trop grande pour que je puisse l’accepter, secondement, je n’ai pas de dettes, parce que, depuis 1840, toutes sont consciencieusement payées ; les accusations de dettes commises dans l’article injurieux de la Presse sont donc menteuses. Demande publiquement à mes créanciers de te faire parvenir leurs réclamations, comme si tu avais l’ordre de les payer pour moi, et tu seras surpris de n’en voir réclamer pas même cent francs. Sois donc tranquille.

Tu me dis, cher frère, n’avoir pas lu le passage en question. Je m’en aperçois bien, car tu aurais su autrement à quel motif M. Saphir attribue le châtiment que j’infligeai au capitaliste Dessauer.

À la page 47 de mon livre, ce motif est suffisamment expliqué et c’est une méchante ruse de la part de l’auteur anonyme de se donner l’air de ne pas comprendre de quoi parle Saphir. Il y est question d’un fait qui est notoire. Saphir aussi me dit que le personnage châtié se vantait partout de l’intimité, que je déclarais impossible. Le premier qui m’ait parlé de ce que l’insecte vaniteux se glorifiât d’un pareil bonheur galant était un homme dont la seule parole vaut plus d’une centaine de capitalistes musicaux ; je n’ai donc pas raconté un racontage futile. Pour mettre d’emblée fin à toute espèce de doutes, cet homme n’est pas moindre que le comte d’Auersperg, mon très vénéré collègue couronné de lauriers, Anastasius Grün. Il ne reprendra certes pas ce qu’il a dit.

Cette communication m’indigna tellement, qu’elle me fit sursauter, et comme je composais alors ma Lutèce, de matériaux imprimés et inédits, je livrai à la publicité le tableau du châtiment du personnage, qui, certes, serait resté inédit sans cette vexation momentanée.

Oui, ce n’est que l’indignation qui causa la publication de cette esquisse. Ce tableau, cette correction écrite ne provient sûrement que d’un mouvement désintéressé de poète qui cherche à étudier et à portraiturer les grimaces et les platitudes de son époque dans ses plus nobles exemplaires.

Mais finalement les motifs de nos écrits n’importent pas, et le principal, c’est la vérité des faits que nous présentons. Je suis conscient de n’avoir communiqué dans mon livre de Lutèce, qui ne se compose rien que de choses réelles, aucun fait qui ne soit basé sur témoignages ou preuves avérées ; il n’y règne point d’incertitude anonyme, les personnes ne sont point désignées par des initiales ou de vagues paraphrases, je nomme chacune par son nom et son prénom, à faire enrager tous les poltrons et tous les hypocrites qui crient haro contre un pareil manque d’égards. Mais le grand public comprend très bien cette exécution publique, et chacun dit : « C’est le parler de la vérité, âpre, souvent fatal, mais toujours vrai. » [Et enfin, très cher frère, porte-toi bien, salue de ma part ta femme, embrasse cent fois tes enfants et aime

Ton frère dévoué.]

Henri Heine[64].


Paris, août 1855.

Nous oserons commettre un crime de lèse-majesté et commenter cette lettre.

Il nous semble d’abord que les expressions de la page 47 des Vermischte Schriften : « un insecte sans nom et rampant » ou « l’un des plus misérables compositeurs de chansons dans le plus parfait charabia, etc… » méritent bien plutôt le nom « de vagues paraphrases » que de « vrais noms et prénoms ». Secondo : Les « motifs » des écrits tels que les lignes venimeuses sur la « punaise et l’araignée » ne sont en aucune façon « peu importants ». Quant aux « témoignages » et aux « preuves avérées », ils se trouvèrent pour une grande part non vérifiés, et d’autre part prouvant contre Heine.

Tertio : Il est clair pour tous ceux qui connaissent la biographie d’Henri Heine pourquoi Gustave Heine s’émut non de ce que son frère ait pu propager un cancan ou manquer de dignité de conduite, mais bien de ce qu’il ait pu dire que jadis il s’était trouvé dans la gêne, — ce qui touchait à son tour la question de ses rapports avec sa famille. Or, il est notoire que la question d’argent fut toujours une cause de graves difficultés pour le poète et de ses plaintes continuelles contre sa famille[65]. Effrayé à l’idée qu’Henri ait pu en avoir parlé à Saphir ou qu’il ait pu lui être échappé quelque allusion à sa mauvaise position pécuniaire lors de ses relations avec Dessauer, Gustave Heine, dans sa lettre à son frère, le questionnait surtout sur ce qu’il avait dit à Saphir sur sa famille. De là les protestations d’Henri de n’avoir parlé en fait de sa famille « que de toi », et aussi les assertions sur sa brillante position financière.

Remarquons enfin que Henri Heine semble avoir oublié qu’en dehors du passage ajouté en 1854, toutes les autres pages sur Dessauer, — humiliantes, venimeuses et rancunières, — qui se trouvent dans les Esquisses musicales, furent écrites onze ans avant la conversation que Heine eut avec le comte d’Auersperg et la publication de la Lutèce. Donc, sa haine ne fut point causée par cette nouvelle « communication » qui « l’indigna » : elle existait bien avant cela.

Les auteurs qui ont écrit sur cet épisode semblent ne pas avoir remarqué qu’il suffit de la simple chronologie pour s’apercevoir que la « haine » et « l’indignation » de Henri Heine contre Dessauer dataient de loin ; leur vraie raison reste de nos jours tout aussi problématique qu’en 1855.

Mais continuons notre récit et suivons les étapes de cette désagréable polémique.

M. Saphir, dès son premier article contre Dessauer, déclara que ce n’était là qu’un premier thème et que « ses variations sur Dessauer » ne se feraient pas attendre.

C’est alors que Dessauer publia la lettre de George Sand dans le numéro du 4 septembre de la Presse viennoise ; il écrivit d’autre part au comte d’Auersperg, et enfin porta plainte contre Saphir et Gustave Heine devant les tribunaux.

La déclaration de Dessauer est ainsi conçue :

L’Humoriste, de M. M.-G. Saphir, et le Fremdenblatt, de M. Gustave Heine, m’ont élu pour but d’attaques et d’insinuations déshonorantes. Comme je ne puis obtenir d’eux aucune satisfaction par une autre voie que par la voie de la justice, à mon retour à Vienne je porte plainte contre ces deux messieurs. Le public qui fut témoin des insultes qu’on me fit, apprendra en son temps le jugement du tribunal.

Je déclare, en outre, que jamais je ne me suis vanté d’aucune aventure galante avec George Sand, ni devant M. Saphir, ni devant le comte Auersperg, ni devant qui que ce soit, et je suis fermement convaincu que le noble comte, mon ami vénéré, ne l’a jamais dit à Henri Heine.

Toute cette fable parut d’abord dans la Lutèce, de Heine. Tant qu’il ne s’est agi que de moi, j’ai trouvé inutile de parler. J’ai méprisé alors les attaques de Heine et je les méprise encore aujourd’hui. Mais ce passage de son livre ne me touchait pas seul, il touchait à la réputation d’une dame à l’estime de laquelle je tenais trop pour pouvoir me laisser soupçonner sans protester. Je lui écrivis et je reçus la réponse que je transcris ici, avec l’autorisation qui m’a été donnée, afin de me défendre des dernières attaques.

(Venait la lettre de Mme Sand : Non, non, mon cher Dessauer, etc., que nous avons citée à la page 144, puis, Dessauer, continuait) :

Je trouve inutile tout autre commentaire à ce sujet, et en toute confiance j’abandonne au lecteur de prononcer son jugement. Je remercie enfin les amis qui, en mon absence et à mon insu, ont pris la parole pour moi, et je confirme la vérité de leur communication quant à une demande d’argent que me fit Henri Heine et que je refusai.

Joseph Dessauer.


Vienne, 3 septembre 1855.

Quant à « l’homme irréprochable » invoqué par Heine, le comte d’Auersperg, il réfuta catégoriquement l’allégation de Heine. Le comte d’Auersperg était en ce moment à Paris et ce n’est qu’à son retour qu’il reçut la lettre de Dessauer et lui répondit. Dessauer publia encore cette lettre[66]dans la Presse.

Thurn-sur-Hart, 26 septembre 1855.
Très honoré ami,

Sans me prévenir, et à mon grand regret, on fit publiquement emploi, comme d’une arme contre vous, d’une expression que je prononçai sans aucune intention et sans penser à mal, au milieu d’une causerie privée, la moins contrainte possible. Ce qui me tranquillise, c’est que maintenant encore je n’ai pas de raison pour contester aucune de mes paroles d’alors, paroles dont je me souviens parfaitement du reste.

Je trouve toutefois que, dans la lettre publiée dans le Fremdenblatt[67], mes termes ne sont pas fidèlement rendus, ni comme fond, ni comme forme. Ma question toute simple et accidentelle sur le genre de vos relations avec cette dame (dont je vous ai entendu parler si souvent et si volontiers) y apparaît changée en une accusation de fait que je n’avais jamais prononcée, ni pu prononcer. C’est ce que je déclarai en toute franchise et conscience dernièrement à M. Heine à Paris (où je pris d’abord connaissance de cette lettre), et je ne puis avoir aucun scrupule de vous le répéter ici selon toute justice et en réponse à votre lettre datée du 24 septembre de Gratz. Votre tout dévoué,

Comte A. d’Auersperg.
À Monsieur Joseph Dessauer,

à Gratz, hôtel de L’Archiduc-Jean.

M. Sack assure que le comte n’avait « pas du tout été chez Heine » durant ce séjour à Paris et qu’il ne fit que « passer devant sa porte ».

Le docteur Frankl ne dit que ceci : « Grün qui vécut à Paris durant la première moitié de septembre, était très fâché (verstimmt) par la lettre de Heine dans le Fremdenblatt et ne le revit plus avant son départ…[68]. » Nous laissons donc sur la responsabilité de M. Sack la réfutation de l’assertion très claire et précise du comte d’Auersperg lui-même. Il est vrai que le comte d’Auersperg ne dit pas précisément si c’est par écrit ou de vive voix qu’il fit sa déclaration à Heine à propos du « changement » de sa simple question en une « accusation de fait » contre Dessauer. Au poète Louis Frankl il écrivit à cette occasion les lignes que voici, que nous empruntons encore au livre publié par le fils de Frankl :


1er  novembre 1855.

… La nigauderie (Büberei) de Heine m’a rempli de dégoût. Quoique le respect personnel me défendît de descendre sur ce terrain sali, et quoique le découragement à propos de Fessai de me faire porteur d’une calomnie fabriquée pût me commander silence, néanmoins, provoqué de cette manière, je ne pouvais me taire ni vis-à-vis de lui, ni vis-à-vis du pauvre Dessauer, froissé jusqu’à en être réellement malade, que jamais je ne pouvais, ni ne voulais donner un certificat de vérité à un mensonge. Je crois avoir ainsi agi envers les deux selon l’honneur et le devoir, sans me laisser entraîner par force sur un terrain qui m’est étranger et me répugne.

Du reste, c’est un triste spectacle au plus haut point que de voir la flamme d’un si magnifique talent se consumer si piteusement dans la fange, — le torse d’un Apollon enfoncé dans un marécage ! Combien cela serait plus noble, plus conciliant et plus élevé, si Heine eût rassemblé toutes ses grandes qualités d’esprit, qui ne connaissent pas de repos, même sur son lit de douleur, pour une œuvre digne de son talent, s’il eût fini par un chant de cygne saintement sublime, au lieu d’un croassement hargneux d’oiseau moqueur ! L’admiration pour son merveilleux talent me fit jadis rechercher sa connaissance ; une compassion sincère pour ses souffrances me fit rester (ausharren) à son chevet de douleur, lorsque d’autres, effrayés par la décomposition et la pourriture morales, étaient déjà depuis longtemps éloignés. Je ne veux point me plaindre de ma persévérance, mais j’aurais dû me rappeler que lorsqu’une telle image divine s’écroule dans la boue, cela n’arrive pas sans que les assistants en soient éclaboussés… Le procès que Dessauer intenta à Saphir et à Gustave Heine fut plaidé après la mort de Heine, au printemps de 1856. Gustave Heine ne fut pas reconnu coupable, parce que le tribunal ne trouva point « injurieuse » la lettre de son frère, et il ne fut point appelé devant les juges.

Quant à Saphir, il dut comparaître devant le tribunal. L’épisode de l’emprunt ne fut pas prouvé, au contraire, Gustave Heine déposa d’abord sous serment que, peu avant sa mort, en novembre 1855, son frère lui avait de nouveau juré de n’avoir jamais demandé d’argent à Dessauer ; puis il déclara que deux ans auparavant Dessauer était venu le voir et, en se recommandant du nom d’ami de son frère, lui aurait demandé quelques lignes favorables pour son nouvel opéra Paquita. Mais en ce qui touchait à la lettre d’Auersperg, Henri Heine, au dire de Gustave lui-même, avait refusé de répondre et n’avait à toutes ses questions répété que ceci : « Je suis un mourant, je ne veux et ne puis aujourd’hui faire aucune polémique… »

Ainsi, le procès même ne servit pas à éclaircir la question, ni à faire connaître pour quelle raison Heine avait ainsi insulté Dessauer, et la prétendue diffamation attribuée à Dessauer doit être tenue pour une invention gratuite du poète.

Nous empruntons ces détails au livre du docteur Frankl-Hochwart qui dit encore, — en se basant sur les communications orales que son père fit trente ans plus tard au romancier Charles-Émile Franzos, et visiblement préoccupé de ne pas se prononcer contre Heine, — que l’opinion publique fut d’abord défavorable au poète, surtout après la publication des lettres de George Sand et d’Auersperg ; que la lettre de Mme Sand souleva comme une onde de respectueuse sympathie pour la grande romancière ; qu’on reprochait à Heine d’avoir fait cause commune avec un individu du genre de Saphir. Puis, après la mort du poète, comme cela arrive toujours, les regrets unanimes firent virer l’opinion en sa faveur. Ce même respect pour sa mémoire et le désir d’atténuer l’impression pénible produite par une action si basse du grand méchant malade animèrent sans doute le docteur Frankl lui-même ; malgré son amour inné de la vérité, il s’efforce de concilier l’inconciliable.

Nous nous sommes, comme toujours, tenu aux documents. Ils confirment qu’en toute cette histoire, Heine fit preuve d’une incompréhensible rancune contre Dessauer. Il ne voulut pas avouer franchement que, par amour pour les bons mots et fort légèrement, il fut l’auteur du potin, et finalement il se fâcha lui-même, lorsque son bavardage fut réfuté. Il attaqua Meyerbeer et Dessauer dans un nouveau pamphlet très indécent (le Wanzerich) et en même temps il se plaignait d’être leur victime dans ses lettres à Kampe (28 août 1855).

Mais Heine fut surtout fâché parce que George Sand prit la défense de Dessauer, comme on peut le voir par sa lettre à M. de Mars, datée du 8 septembre 1855 :

Mon cher monsieur de Mars,

Si vous pouvez me donner quelques minutes demain ou après-demain vous me feriez grand plaisir. J’ai à vous consulter, vous ou Buloz, sur une lettre de George Sand qu’on vient d’imprimer en Allemagne où elle me traite de la manière la plus indigne. Vous déviiez me conseiller ce que j’ai à faire en cette occurrence où ma bonnacité (sic) est réellement mise à une rude épreuve. Je n’y comprends rien ; il paraît réellement que c’est un parti pris de cette malheureuse femme d’injurier tous ceux qui lui ont montré un intérêt sincère. Il faut beaucoup pardonner aux femmes, je le sais bien, ce que je viens de vous dire est confidentiel, et je vous prie de n’en parler à personne.

Tout à vous.

Signé : Henri Heine[69].

P.-S. — Je viens de finir mon travail pour Taillandier que je lui envoie en même temps ; il m’a promis de venir demain matin chez moi[70].

Nous avons vu toutefois que dans sa réponse à Dessauer Mme Sand ne traitait Heine pas « d’une manière indigne », elle se disait simplement prête à encourir le mécontentement de vieux amis, si cela était nécessaire, pour défendre Dessauer contre une calomnie.

C’est ainsi que Heine transporta une partie de sa rancune contre le musicien sur sa « chère et aimable cousine » d’autrefois, il semble l’avoir gardée jusqu’à sa mort, survenue moins d’un an après.

Il est clair, d’autre part, que Dessauer fut vivement touché de ce que George Sand fit pour lui, ainsi que le prouve sa lettre du 33 novembre. Cette lettre, outre son importance pour l’histoire des relations entre George Sand et Heine, nous offre comme un petit instantané des soirées de la rue Pigalle où Mme Sand et Chopin passèrent leurs plus heureux jours. Elle marque aussi les sentiments d’amitié que Dessauer et Mme Sand gardèrent l’un pour l’autre à travers une longue série d’années. Cette amitié reprit de plus belle après la visite que Dessauer fit à Mme Sand et à sa famille à Nohant, en 1863. Il redevint un intime de la maison, se prit d’une grande sympathie pour la jeune bru de Mme Sand, Mme Lina, et à partir de ce moment jusqu’à sa mort, il envoya tous les ans pour l’anniversaire de la grande romancière, tantôt un petit paysage crayonné d’après nature à Ischl ou à Gmunden, tantôt un bouquet de fleurs des Alpes, sachant que rien ne serait si doux au cœur du poète et botaniste, ex-Voyageur, que ces fleurs venues de son cher Tyrol.

Dessauer signait toutes ses lettres soit du nom de Crishni, soit de celui du vieux Favilla, car Mme Sand ne cachait point qu’il lui avait servi de modèle pour son Maître Favilla, vieux musicien amant de l’idéal, un peu fou, un peu hypocondriaque, héros de la pièce de ce nom, écrite vers 1851, dédiée à Dessauer, et d’abord intitulée Nello le violoniste, mais plus tard entièrement remaniée, jouée à l’Odéon, en 1855, sous son vrai nom de Maître Favilla et en dernier lieu dédiée à Rouvière[71].

Il nous semble pourtant qu’elle s’était inspirée déjà sinon de la personnalité, du moins des récits et des souvenirs du compositeur autrichien sur ses toutes premières impressions demi-enfantines, au milieu des montagnes de sa patrie et sur le premier éveil du talent dans son âme. Nous n’avons jamais pu relire la jolie bluette de George Sand, Carl, publiée dans la Gazette musicale en 1843, sans y sentir vaguement la réminiscence de vrais souvenirs, et sans penser que lorsque George Sand l’écrivait, elle devait indubitablement se trouver sous l’impression des récits de quelque musicien allemand ou autrichien, qui, ayant grandi dans les montagnes, avait réellement entendu dans la nature ce qu’un compositeur élevé dans une ville ne pourrait jamais entendre.

Dans Carl, l’auteur touche au problème de la vraie vocation artistique qui se manifestera toujours, même si elle est persécutée ; alors elle prend parfois la forme d’hallucinations artistiques, ou même de somnambulisme. C’est ce qui arrive au petit malade Cari, le fils d’un aubergiste tyrolien. Une fois, tout petit enfant, Cari entendit le jeu d’un maestro qui, pendant un voyage, s’était arrêté dans leur auberge. Cela éveilla d’emblée son talent endormi. Il aurait volontiers appris la musique, si son père, avare et ignare, n’eût de toutes ses forces arrêté ses élans artistiques. Mais le garçon commença à dépérir, à languir ; le jour, il paraissait oppressé et presque imbécile, inapte à toute besogne, et la nuit, pendant ses promenades somnambulesques, il chantait tout ce qu’il avait entendu beaucoup d’années auparavant. Un ami du feu maestro prit le petit Cari à son service et par hasard fut témoin de ses nocturnes et fantastiques promenades par monts et par vaux, pendant lesquelles Cari chantait et rechantait une phrase musicale de son ami le compositeur. (George Sand fait, à cette occasion, réapparaître chaque fois, au milieu de son texte, une ligne de musique, écrite pour elle par Halévy.) Grâce à cette phrase musicale, l’ami du compositeur mort se prend d’intérêt et de pitié pour le pauvre garçon, s’aperçoit de son talent, le sauve de quelque maladie finale et de l’imbécillité qui le menace, s’il reste dans un milieu qui l’opprime, et Carl devient un musicien.

George Sand touchait souvent au problème de la naissance et du développement du talent ; elle peignait l’ambiance indispensable à sa croissance et montrait combien dans un milieu bourgeois il lui était facile de périr. C’est ainsi que, tout au commencement de sa carrière, elle écrivit la Fille d’Albano, et à son déclin, le Château de Pictordu. Ici comme là, nous assistons au réveil inconscient du talent, qui, inconsciemment encore, lutte contre son entourage et ne s’échappe que grâce à d’heureuses circonstances ou parce qu’il devient conscient du vrai but de son existence.

Nous anticipons un peu sur les événements en parlant de Carl qui parut lorsque Mme Sand avait déjà quitté la rue Pigalle. C’est que Carl n’est pas seulement une réminiscence de la personnalité de Dessauer : c’est l’atmosphère intensément musicale et artiste de l’appartement de la rue Pigalle qui a fait naître ce conte minuscule comme le grandiose roman de Consuelo.

En général, les années 1838-1842 dans la vie de George Sand furent surtout consacrées aux intérêts artistiques et philosophiques ; ce n’est que vers la fin de cette période que l’élément artiste semble céder le pas à l’élément social et politique, et que l’intérêt pour les questions purement philosophiques fait place au désir de les mettre en pratique aussi bien dans ses œuvres que dans sa vie.

Une fois installée rue Pigalle, George Sand renouvela et cultiva ses relations amicales avec les artistes : Bocage et Marie Dorval, d’autant plus qu’elle voulut s’essayer dans la littérature proprement dramatique et écrivit d’abord un petit proverbe, les Mississipiens, qui ne vit jamais la rampe et n’y prétendait point, puis un drame, Cosima, qui fut reçu à la Comédie-Française et mis à l’étude en l’hiver de 1839-40. George Sand désirait expressément que le rôle principal fût confié à son amie Mme Dorval, mais il fallait pour cela qu’elle fît partie de la troupe du premier théâtre de France, or, elle n’en était point. George Sand mit tout en œuvre, agit auprès de Buloz qui était directeur de la Comédie, et réussit enfin à y faire entrer Mme Dorval. Mais le début des répétitions se fit longtemps attendre et même quand elles étaient déjà commencées, la représentation fut remise d’un jour à l’autre, — on ne sait pas trop pourquoi. George Sand écrivait que les répétitions allaient commencer, déjà dans la lettre à Papet du 1er  novembre 1839, — et le 15 janvier 1840, à la fin d’une lettre (traitant d’affaires et surtout de l’Hôtel de Narbonne) adressée à son frère, George Sand écrit de nouveau :

Mon drame n’est pas encore en répétition, je ne crois pas qu’il soit joué avant le commencement de mars, quoique Buloz se flatte de le produire aux premiers jours de février. Il y a une grande comédie de Scribe, qui, de droit, passe avant la mienne, car j’ai laissé passer mon tour. Mais je ne me repens pas. J’ai Mme Dorval et tout ce qu’il y a de mieux en acteurs. Mlle Mars n’en est pas moins charmante avec moi. Elle désire que je lui fasse une pièce, et je tâcherai, si j’ai un succès pour la première. Je compte toujours sur toi pour claquer, et Pierret[72] ne se lave plus les mains, afin de les avoir plus épaisses ce jour-là. Bonsoir, mon vieux, ne rêve pas trop à la Divine[73], tu as le temps de te renflammer…[74].

Le 27 février, elle lui annonce pourtant que la pièce est toujours « à la veille d’entrer en répétitions » et qu’à son avis cette « veille » sera celle du jugement dernier, que le comité du théâtre « se prend aux cheveux avec le ministère », qu’on parle même de la dissolution de toute la société de la Comédie, que « le ministre veut donner sa démission prétendant qu’il aimerait mieux gouverner une bande d’anthropophages que les comédiens du Théâtre-Français », que « Buloz perd l’esprit qui lui reste », et qu’elle, « tâche d’attendre avec patience la fin de la bataille ».

… Pour couronner tous mes ennuis, j’aurai peut-être une sifflade de première classe et force pommes plus ou moins cuites. Enfin, vogue la galère ! Que j’aie un succès ou une chute, j’irai me reposer à Nouant de la vie de Paris, à laquelle je ne me fais pas et ne me ferai, je crois, jamais…[75].

Le 25 mars, elle invite son ami Gustave Papet à venir à Paris, espérant que la pièce va être jouée dans les premiers jours d’avril.

Cher Papiche, ma pièce sera jouée pour sûr dans les huit premiers jours d’avril. Viens, car tu me l’as promis. La pièce ne vaut pas le diable. Mais l’envie que nous avons de te voir vaut bien que tu fasses le voyage. J’ai pour toi la table, le logement, la chandelle, le tabac, le domino, le vin, le thé et tout ce qui s’ensuit. Tu descendras rue Pigalle, n° 16, n’importe à quelle heure de jour ou de nuit. Ainsi, viens ! Cela me rendra un peu de gaieté, car cette pièce à faire répéter, la grippe et l’air de Paris m’ont donné un idiotisme spleenétique. Mon foie est assez malade, à ce que dit Gaubert[76]. Toi seul connaîtras mon mal et le guériras. Que ces raisons te fassent donc arriver au plus vite. S’il faut même que je sois à l’agonie, j’avalerai de la mort-aux-rats, pourvu que tu viennes. Adieu, mille tendresses à ton père. Tâche d’amener Boutarin[77], Fleury, Charles, Rollinat, tous nos vieux. Mais je ne les espère guère. Ils sont si paresseux ! Ils sont dans la vase berrichonne comme des âmes perdues[78].

La première de Cosima eut enfin lieu le 29 avril. La pièce n’eut pas de succès, ou plutôt elle n’eut qu’un succès d’estime, c’est-à-dire qu’elle ne tomba pas grâce au nom de l’auteur, mais elle souleva par quelques phrases audacieuses des protestations d’une certaine partie du public et fut froidement reçue en général.

Henri Heine qui consacra à George Sand justement à propos de cette première de Cosima toute une Lettre parisienne (nous l’avons déjà citée à plusieurs reprises), dit dans la première partie de cette Lettre, datée du 30 avril 1840, que le renom de l’auteur, certaines passions haineuses et différentes autres causes amenèrent ce jour-là une foule au théâtre ; qu’il se préparait d’avance force intrigues contre la pièce ; que cabale et rancunes s’unirent à la plus basse jalousie de métier ; que l’audacieux auteur devait payer pour toutes ses « idées anti-religieuses et subversives », mais que lui, Heine, ne saurait dire « en toute conscience si ce fut un fiasco décisif ou bien un succès douteux ».

… Le respect devant le grand nom avait peut-être paralysé certaines mauvaises intentions. Je m’attendais au pire. Tous les antagonistes de l’auteur s’étaient donné rendez-vous dans l’immense salle du Théâtre-Français, qui contient plus de deux mille personnes. L’administration avait donné à peu près cent quarante billets au service de l’auteur, pour les distribuer à ses amis, je crois toutefois qu’étiquettés par le caprice féminin, ils ne parvinrent que rarement dans de bonnes mains, celles qui applaudissent. Il n’était pas même question d’une claque organisée, son chef habituel avait bien offert ses services, mais trouva sourde oreille chez le fier auteur de Lélia. Les soi-disant Romains qui ont l’habitude de si bravement applaudir au milieu du parterre, sous le grand lustre, lorsqu’on donne une pièce de Scribe ou d’Ancelot, n’étaient pas visibles hier. Les applaudissements qui se firent souvent entendre quand même, et assez longuement, firent d’autant plus d’honneur. Pendant le cinquième acte, on put ouïr quelques sons hostiles, et pourtant cet acte contient plus de beautés poétiques et dramatiques que les précédents, dans lesquels la tendance à éviter tout ce qui pourrait choquer tourne au timoré fort déplaisant…

Ne s’expliquant point définitivement sur les défauts ou les qualités du drame, Heine ajoute encore que tous les acteurs, sauf Mme Dorval, furent très médiocres. Il assure que l’auteur lui avait dit un jour que quoique effectivement tous ses compatriotes fussent acteurs de naissance, c’étaient les plus mal doués qui entraient au théâtre. Heine terminait cette première Lettre en déclarant que personnellement il ne partageait point toutes les idées de George Sand, mais qu’il serait malséant de l’affirmer à un moment où tous les ennemis s’étaient ligués contre elle.

… Mais que diable allait-elle faire sur cette galère ? Ne savait-elle pas qu’un sifflet s’achetait pour un sou et que la plus misérable médiocrité pouvait jouer de cet instrument en virtuose ? Nous avons vu des gens qui savaient siffler comme s’ils étaient des Paganini…[79].


Dans la Notice ultérieure (1854), Heine nomme sans ambages Cosima « un essai parfaitement manqué, de sorte que le front habitué aux lauriers fut, cette fois, couronné d’épines très cruelles… »

Comme nous le savons déjà, George Sand assista à cette première dans une loge en compagnie de Liszt et de Mme d’Agoult[80]. Elle accepta sa défaite avec beaucoup de calme, elle ne l’attribua toutefois ni aux défauts de la pièce, ni à celui de son talent dramatique, mais bien à cette même animosité pour les idées générales de l’auteur, que rencontraient tous ses romans ; elle expliquait donc son fiasco par les mêmes causes que Heine. Seulement, à rencontre de Heine, elle décrit la contenance du public au théâtre comme plus bruyante et moins retenue.


Paris, 1er  mai 1840[81].
Cher Carabiacai[82],

J’ai été huée et sifflée comme je m’y attendais. Chaque mot approuvé et aimé de toi et de mes amis a soulevé des éclats de rire et des tempêtes d’indignation. On criait sur tous les bancs que la pièce était immorale ; il n’est pas sûr que le gouvernement ne la défende pas. Les acteurs, déconcertés par ce mauvais accueil, avaient perdu la boule et jouaient tout de travers. Enfin la pièce a été tout jusqu’au bout très attaquée et très défendue, très applaudie et très sifflée. Je suis contente du résultat et je ne changerai pas un mot aux représentations suivantes. J’étais là, fort tranquille et même fort gaie, car on a beau dire et beau croire que l’auteur doit être accablé, tremblant et agité : je n’ai rien éprouvé de tout cela, et l’incident me paraît burlesque. S’il y a un côté triste, c’est de voir la grossièreté et la profonde corruption du goût. Je n’ai jamais pensé que ma pièce fût belle ; mais je croirai toujours qu’elle est foncièrement honnête et que le sentiment en est pur et délicat. Je supporte philosophiquement la contradiction ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je sais dans quel temps nous vivons et à quels gens nous avons affaire. Laissons-les crier ! nous n’aurions plus rien à faire, s’ils n’étaient ce qu’ils sont. Console-toi de mon accident. Je l’avais prévu, tu le sais, et j’étais aussi calme et aussi résolue la veille que je le suis le lendemain. Si la pièce n’est pas défendue, je crois qu’elle ira son train et qu’on finira par l’écouter. Sinon, j’aurai fait ce que je devais et je recommencerai à dire ce que je veux dire toute ma vie, n’importe sous quelle forme[83]. Reviens-nous bientôt. Tu me manques comme une partie essentielle de ma vie. À toi de cœur.

George.

Il est très curieux que ce soit de ce même point de vue que Cosima fût jugée par… l’ultra-rétrograde critique russe Senkowski : il déclara que par ses tendances, par ses idées générales, par ses sentiments, enfin par le fond Cosima ne se distinguait en rien des œuvres les plus célèbres de la grande romancière. Nous trouvons les mirifiques lignes suivantes dans le volume 41 de la Bibliothèque de la lecture de 1840 :

La grande Georgius Sand enfanta le grand drame de Cosima, lequel grand drame, ennuyeux de par nature et dévergondé par le sujet, tomba la tête en bas, quoiqu’on y voie exhibée toute la collection des élucubrations qui firent la gloire des romans de ladite Georgius Sand. Je ne veux rien dire de Cosima, non plus ; c’est Indiana, c’est Lélia, c’est Jacques et André, c’est Mme Dudevant elle-même, donc cela ne vaut pas la peine d’en parler…

Dans la lettre inédite à son frère Hippolyte Chatiron, datée du 4 mai, George Sand lui dit que :

Buloz a manqué périr de chagrin des cabales qui ont culbuté ma pièce. Je t’ai envoyé ladite pièce ; à propos, l’as-tu reçue ? Elle n’est pas si mauvaise que les journaux l’ont prétendu, mais le Théâtre-Français est livré à toute sorte de divisions, de cabales, d’abus et de canailleries. Quoi qu’il fasse, il périra par là. Sans Rachel, ce serait fait déjà. Celle-là est toujours sublime. Ta divine Dorval a bien joué Cosima aux répétitions, mais elle a perdu la tête aux sifflets. J’ai été plus philosophe et j’ai pris ma défaite comme quelqu’un qui s’y attendait, connaissant le terrain…


L’insuccès de Cosima, qui ne se maintint pas dans le répertoire, se refléta surtout sur la position pécuniaire de George Sand, qui, déjà, n’était point brillante à ce moment. Hippolyte Chatiron avait à sa demande entrepris la vérification de toute la comptabilité et de la gestion de Nohant, et en général de toute la fortune de sa sœur : l’examen fut concluant. Les personnes qui affermaient le domaine, le géraient et le dirigeaient en l’absence de Mme Sand, si elles ne la volaient pas ouvertement, n’en portaient pas moins un grand préjudice à ses intérêts. Toute une série de lettres d’Hippolyte à sa sœur est remplie de la plus minutieuse révision de toutes ses affaires et de son budget. Chatiron y invitait sa sœur à s’installer définitivement à Nohant, mais les essais faits précédemment — et peut-être aussi l’impossibilité pour Chopin de quitter Paris cette année — forcèrent Mme Sand d’abandonner l’idée de passer avec sa famille l’été de 1840 à Nohant. Le 22 janvier 1839 déjà, à propos de la vente d’un petit bois, Mme Sand écrivait à son frère :

Cher ami, je viens d’écrire à Duteil et de le charger expressément de vendre « Côte-Noire » ou du moins d’y aider de tout son pouvoir…

… Vends des arbres aussi, le plus que tu pourras, et ne t’inquiète pas de mes enfants, les arbres ont le temps de repousser avant qu’ils aient à voir en affaires, je ne suis pas tutrice pour eux, mais propriétaire pour moi, et comme ce n’est pas pour mes plaisirs, mais pour leur santé et leur éducation que j’ai besoin d’argent, s’ils avaient le malheur de compter avec moi, je n’aurais à me reprocher que de leur avoir donné apparemment des sentiments vils. Ce n’est pas sur cette pente-là, Dieu merci, que je leur apprends à marcher, et je n’ai pas d’inquiétude sur mes rapports avec eux à l’avenir. Si Duteil s’obstinait à te contrecarrer, ce serait par bonne intention et il n’y aurait pas à discuter ; mais il faudrait passer outre, comme tu dis, car l’état de vie que je mène ne peut durer. Jusqu’ici je n’ai vécu que de mon travail et je suis fatiguée. J’ai fait des tours de force dans ce genre, mais il y a six ans et plus que cela dure, et je n’y pourrais plus tenir, surtout donnant à mes enfants six heures de leçons au moins par jour. Le grand profit pour eux, c’est que je les instruise et que je ne meure pas à la peine. Il faut donc absolument libérer mes revenus. Je t’en charge ; c’est presque ma vie qui est en question, je t’assure qu’il faut que je sois de fer pour résister à ce que je fais…[84].

Après avoir passé l’été de 1839 à Nohant, George Sand dut se convaincre que si les revenus n’augmentaient pas, ses dépenses, tant par rapport à l’éducation de ses enfants que par rapport à la gestion de sa maison de campagne, toujours pleine d’invités, ne faisaient que s’accroître de jour en jour, et qu’au bout du compte, il était moins coûteux de vivre à Paris, où tout son petit ménage était facile à surveiller et où il n’y avait pas d’obligations imposées par la large hospitalité campagnarde. Voilà ce qu’elle dit à ce propos dans deux lettres à ce même Chatiron dont l’une est inédite, l’autre, imprimée avec force coupures dans la Correspondance, doit être postérieure, mais nous trouvons utile de la donner ici, car elle nous peint la position matérielle de Mme Sand qui l’obligeait de rester à Paris en 1840.

Cher vieux… si tu me réponds de me faire passer l’été à Nohant moyennant quatre mille francs, j’irai. Mais je n’y ai jamais été sans dépenser quinze cents francs par mois, et comme ici je n’en dépense pas la moitié, ce n’est ni l’amour du travail, ni celui de la dépense, ni celui de la gloire qui me fait rester. J’ignore si j’ai été pillée, mais je ne sais guère le moyen de ne pas l’être avec mon caractère et ma nonchalance, dans une maison aussi vaste et avec un genre de vie aussi large que celui de Nohant. Ici, je puis voir clair, tout se passe sous mes yeux, comme je l’entends et comme je le veux. À Nohant, entre nous soit dit, tu sais qu’avant que je sois levée, il y a souvent douze personnes installées à la maison. Que puis-je faire ? Me poser en économe, on m’accusera de crasse ; laisser les choses aller, je n’y puis suffire. Vois si tu trouves à cela un remède. À Paris, il y a une indépendance admirable, on invite qui l’on veut, et quand on ne veut pas recevoir, on fait dire par son portier qu’on est sorti. Pourtant, je déteste Paris sous tous les autres rapports, j’y engraisse de corps et j’y maigris d’esprit. Toi qui sais comme je vis tranquille et retirée, je ne comprends pas que tu me dises, comme tous nos provinciaux, que j’y suis pour la gloire. Je n’ai point de gloire, je n’en ai jamais cherché, et je m’en soucie comme d’une cigarette. Je voudrais humer l’air et vivre en repos. J’y parviens, mais tu vois et tu sais à quelle condition…

Et dans la lettre inédite, datée du 1er  juillet 1840, Mme Sand lui disait déjà :

… Je suis toujours enchaînée ici par mon travail. J’ai entrepris une affaire qu’on m’a conseillée qui est de faire traduire un roman en anglais à mesure que je le compose. En faisant paraître en Angleterre quinze jours avant Paris, je peux gagner à Londres autant qu’à Paris, c’est-à-dire mille francs par volume. Je ne suis pas sûre que cela réussisse aussi bien qu’on me le fait espérer. Mais enfin c’est une affaire importante à tenter et qui, en doublant le prix de mon travail, diminuerait de moitié la quantité de travail que je suis obligée de produire pour vivre avec quelque aisance. Le malheur est que je ne peux guère avancer ma besogne, je n’ai plus la facilité que j’avais autrefois, tant de contrariétés de tout genre, et d’affaires manquées, de tracas, de dilapidations inévitables m’ont mis dans la tête un fond de découragement que j’ai bien de la peine à soulever, quand il faut prendre la plume, non pour donner cours à une inspiration poétique, comme les bonnes gens se l’imaginent, mais pour gagner le pain de la semaine, payer le tailleur de Maurice, les maîtres de Solange, le pot-au-feu, les nippes… Tout cela est de la vile prose, et pour en sortir littérairement, pour monter à ce beau Parnasse dont nous parle Boileau, il faudrait d’autres ailes que le cri de tous les vulgaires besoins de la vie. Je ne sais si tu comprends ma souffrance, mais elle est plus grande qu’on ne pense, et j’y succomberai avant peu d’années, si cela continue. Que j’aille à Nohant m’établir pour toute l’année, qu’y gagnerai-je ? Avec le train de maison qu’on y fait, je ne dépense pas moins de mille francs par mois. C’est comme à Paris, exactement. Ajoutez à cela l’habillement de trois personnes, car mes enfants sont des personnes tout à fait, les leçons (que je prenne des maîtres au cachet ici ou des précepteurs à l’année à la campagne) et tous les imprévus de la dépense courante, il me faut, soit à la campagne, soit à la ville, tirer de mon cerveau vingt mille francs par an. C’est bien dur. Il faut bien des pages, bien des mots pour cela, aucun art ne demanderait autant de liberté d’esprit et surtout d’indépendance d’idées et de temps. Mais à quoi bon ces plaintes ? il faut marcher. Je ne te dis pas cela pour t’attrister sur mon sort, mais pour que tu comprennes que ma vie n’est pas une partie de plaisir et que je n’ai pas envie de contrecarrer tes idées d’ordre et d’arrangement à mon égard. Aussitôt que je pourrai m’envoler de ce triste Paris, où j’ai le spleen, j’irai me reposer chez nous. Mais il faut que j’y porte quelques mille francs, car les revenus ne m’y soutiendront guère, à ce que je vois. Il faut donc que je les gagne et je ne vis ici qu’au jour le jour depuis un an, sans pouvoir regarder en face plus de cinq minutes un pauvre billet de cinq cents francs… Chopin t’embrasse. Il est toujours bon comme un ange. Sans son amitié parfaite et délicate, je perdrais souvent courage…

George Sand revient souvent dans ses lettres à Chatiron à cette amitié de Chopin, qui la réconfortait et lui réchauffait l’existence. Par exemple, déjà le 2 février 1840 elle écrit à son frère :

Chopin toussaille… son petit train. C’est toujours le plus gentil, le plus modeste et le plus caché des hommes de génie…[85].

C’est ainsi qu’en restant cet été à Paris, Mme Sand espérait y dépenser moins et y gagner davantage, d’autant plus qu’outre le contrat avec l’éditeur anglais il se présentait encore une autre affaire assez lucrative : l’éditeur célèbre Perrotin lui offrit à des conditions fort belles de faire l’édition complète de toutes ses œuvres parues. Il résulte d’une lettre inédite à Papet, datée du 28 août 1840, que cette édition assurait à Mme Sand la rente annuelle de 12 000 francs, pendant un nombre indéfini d’années, ce qui lui garantissait une indépendance indispensable à son travail. Mais cette affaire avec Perrotin était entravée par le contrat que Mme Sand avait conclu avec Buloz, pour trois ans et six mois, et qui donnait à Buloz le droit de faire paraître en volumes tous les romans de George Sand publiés dans sa Revue ; ce contrat n’était pas échu. Or, Buloz assurait qu’il avait le droit d’en faire reculer le terme. Il prétendait qu’en 1836 ou 1837, George Sand ne lui avait pas fourni sa copie à date fixe, qu’elle avait été payée durant ce temps, etc. Il fallut alors rechercher à Nohant toutes les vieilles lettres de Buloz et lui prouver, documents en mains, que toutes les feuilles d’épreuves lui avaient toujours été expédiées bien régulièrement et à dates fixes[86], et c’est alors seulement qu’il consentit, moyennant un certain dédommagement, à permettre à Perrotin d’entreprendre l’édition, à la date de 1842. Il devait en outre acheter à Buloz tous les exemplaires non vendus de son édition des œuvres de George Sand.

Nous ne savons pas s’il y eut, en dehors de ces questions d’affaires, d’autres causes qui ne permirent pas à Mme Sand d’aller cet été à la campagne. Le fait est que durant cet été et l’hiver suivant elle ne quitta Paris que pour accompagner à Cambrai Mme Pauline Viardot, qui devait donner des concerts dans cette ville[87]. Cette petite escapade est racontée dans deux lettres publiées et deux lettres inédites de George Sand, et comme toujours on a retranché des deux lettres imprimées dans la Correspondance — (les lettres du 13 août à Chopin et du 15 août à Maurice) — plusieurs lignes et certaines locutions très précieuses pour le biographe. C’est ainsi que Mme Sand raconte à Chopin ses impressions cambrésiennes :

Cambrai, 13 août 1840.
Cher enfant,

Je suis arrivée à midi bien fatiguée ; car il y a quarante-cinq lieues et non trente-cinq de Paris jusqu’ici. Nous vous raconterons de belles choses des bourgeois de Cambrai. Ils sont beaux, ils sont bêtes, ils sont épiciers ; c’est le sublime du genre. Si la Marche historique ne nous console pas, nous sommes capables de mourir d’ennui des politesses qu’on nous fait. Nous sommes logés comme des princes ; mais quels hôtes, quelles conversations, quels dîners ! nous en rions quand nous sommes ensemble ; mais quand nous sommes devant l’ennemi, quelle piteuse figure nous faisons ! Je ne désire plus vous voir arriver ; mais j’aspire à m’en aller bien vite, et je commence à comprendre pourquoi mon Chop ne veut pas donner de concerts. Il serait possible que Pauline Viardot ne chantât pas après-demain, faute d’une salle. Nous repartirons peut-être un jour plus tôt. Je voudrais être déjà loin des Cambrésiens et des Cambrésiennes.

Bonsoir, Chip-Chip ; bonsoir, Solange ; bonsoir, Bouli. Je vais me coucher, je tombe de fatigue. Aimez votre vieille comme elle vous aime…

Dans la lettre à Maurice, datée du 15 août, nous trouvons un peu plus de détails sur le train provincial et épicier de la « société cambrésienne » en général, et de leurs hôtes en particulier, avec la remarque qu’il y « aurait de bonnes scènes de mœurs de province à faire sur l’intérieur de nos hôtes, bonnes gens, excellents, mais gendarmes ! un gendarme, deux gendarmes ! trois quatre, six, huit, quarante gendarmes ! C’est curieux dans son genre ». Puis Mme Sand dit que « le concert étant demain à onze heures du matin, ce qui caractérise la vie cambrésienne, il faut que je me lève de bonne heure pour habiller Pauline[88] », et elle ajoute :

Ma présence en cette bonne ville est une des moins désagréables apparitions que j’aie faites en province. Je crois que personne n’y avait jamais entendu prononcer mon nom, ce qui me met fort à l’aise…

Après avoir passé en revue toutes les curiosités locales, voire l’une des célèbres manufactures, la cathédrale, un tableau prétendu de Rubens dans l’une des églises et la Marche historique qui parut à George Sand « assez sale et déguenillée vue de près et manquant d’exactitude », — nos deux voyageuses voulurent repartir le soir même du second concert, fixé pour le 17, parce que Mme Sand avait déjà la nostalgie de sa chère couvée. Et sa lettre du 15 se termine par le conseil à Solange « d’être sage », afin que sa mère puisse la prendre avec elle si elle fait un autre voyage, et celui « d’être bonne », car « si Mme Marliani se plaint d’elle », sa mère aurait « moins de plaisir à l’embrasser ». Puis viennent les lignes omises :

Bonsoir, bonsoir, bonsoir. Mille baisers et donnez-en un bon gros pour moi à Chip-Chip.

Ta vieille.

Samedi soir. — Dimanche. — Je reçois ta lettre bien gentille et je te rebige. À mardi midi.

En automne Maurice alla sur la demande de M. Dudevant passer quelques semaines à Guillery, ce qui fut une grande privation pour sa mère. Elle eut une certaine consolation dans l’arrivée à Paris de ses deux vieux amis, Boucoiran et Rollinat, qui séjournèrent chez elle. Elle se délassait de son labeur nocturne coutumier, en causant avec eux au coin du feu, le soir, tout en enseignant la couture à Solange. Dans la journée elle montait à cheval et faisait aussi prendre des leçons d’équitation à sa fille au manège, — comme on le voit par les lettres imprimées et inédites à Maurice des 4, 15, 20 et 27 septembre, 8 et 12 octobre. Voici par exemple ce qu’elle écrit à son fils à la date du 15 septembre :

À Maurice, à Guillery.
Paris, 15 septembre[89].

Nous menons toujours la même vie ; j’écris la nuit. Mon roman est presque fini, je dors le matin, je flâne le jour avec Solange qui est toujours censée en vacances en attendant la demi-pension, et le soir, nous travaillons à l’aiguille, pendant que Chopin dort dans un coin et que Rollinat rabâche dans l’autre…

Dans sa lettre du 20 septembre (tronquée et changée complètement dans la Correspondance) George Sand donne à son fils des conseils comment il faut monter à cheval, sans courir aucun risque, et lui donne aussi des détails sur les chevaux qu’elle et Solange montent au manège. Elle lui raconte les projets extraordinaires de Balzac pour s’enrichir, il prétend avoir découvert la rose bleue. Elle lui narre aussi la soirée passée au théâtre avec Delacroix pour voir le mélodrame du Naufrage de la Méduse ; elle met Maurice au courant des mots burlesques de Rey et de Rollinat. Puis viennent les lignes omises suivantes :

… Je passe toutes mes nuits sur le Tour de France, qui touche à sa fin ; et toutes mes soirées à faire des robes ou à raccommoder des nippes avec Solange. Elle a fait de grands progrès dans le filet et elle te fait une bourse de trente-six couleurs qui sera vraiment gentille…

Au même.
25 septembre 1840.

… J’ai eu des contrariétés[90] et des rhumatismes qui m’ont donné le spleen… Je suis encore bien souffrante. Mon travail se ressentait de mes tracasseries et je l’ai interrompu forcément, la disposition étant trop noire pour faire parler le Berrichon et pour faire casser le cou à Isidore Lerebours[91]. Comme le travail nous fait vivre au jour le jour, la situation a été un peu dure, ou, pour mieux dire, un peu triste, car les amis sont là, et on ne manque pas, mais c’est une souffrance pour moi que de me faire aider…

Au même.
8 octobre.

Cher Mauricot, il y a bien, bien des jours que je n’ai écrit, c’est que j’ai été extrêmement souffrante et spleenétique. … J’ai travaillé beaucoup à l’aiguille et fort peu à mon manuscrit qui n’est pas terminé, quoique le commencement soit livré à l’imprimerie…

Au même.
12 octobre.

… Je suis toujours prise par le genou et tout à fait boiteuse… Nos amis se portent bien… Delacroix est revenu. Chopin donne cinq leçons par jour, et moi j’écris huit ou dix pages par nuit…[92].

Dans la seconde partie de la Lettre parisienne de Gutzkow que nous avons citée, nous trouvons la description d’une soirée qu’il passa dans le petit appartement de la rue Pigalle, en tout conforme au paisible tableau sérénal évoqué par les extraits des lettres de Mme Sand à son fils.

Après sa première visite manquée, Gutzkow réussit pourtant à s’introduire chez George Sand, grâce à un billet de recommandation de Mme d’Agoult, et quoique sa Lettre parisienne soit datée du 10 avril 1842, il est parfaitement utile de la citer à cet endroit de notre récit, parce que non seulement elle nous peint l’intérieur de George Sand, tel qu’il était réellement en l’hiver de 1840-1841 et de 1841-1842, mais encore il contient des allusions à la querelle avec Buloz dont il vient d’être question.

Donc, en réponse à sa demande d’audience, Gutzkow reçut le billet suivant de George Sand :

Vous me trouverez tous les soirs chez moi. Mais s’il arrivait que vous me trouviez en conférence avec un avocat ou si je suis obligée de sortir précipitamment, ne le prenez pas pour une impolitesse de ma part. Je suis à toute minute exposée aux vicissitudes d’un procès que je soutiens en ce moment contre mon éditeur. Vous pouvez y voir l’un des traits de nos mœurs françaises dont mon patriotisme devrait rougir. J’ai porté plainte contre mon éditeur qui veut me forcer corporellement à lui écrire un roman selon son goût ou ses opinions. Notre existence se passe dans les plus tristes nécessités et s’alimente de douleurs et de sacrifices. Du reste, vous verrez les traits d’une femme de quarante ans qui passe sa vie non point à plaire par son charme, mais bien à effaroucher par sa franchise. Si vos yeux ne me trouvent pas à leur gré, il se trouvera quand même un petit coin dans votre cœur que vous me céderez. Je l’ai mérité par mon amour passionné de la vérité que vous avez senti dans mes essais littéraires…

Après avoir reçu cette lettre, Gutzkow se rendit un soir, chez Mme Sand.

… Dans une petite chambre que nous eussions appelée chambrette et que les Français nomment « la petite chapelle », grande à peine comme dix pieds carrés, George Sand brodait au coin du feu. Sa fille était assise en face d’elle. Le petit espace était faiblement éclairé par une lampe à abat-jour sombre. Il n’y avait de lumière que juste assez pour éclairer les ouvrages de la mère et de la fille. Il y avait deux hommes assis sur un divan placé dans un coin.

On ne me les présenta point selon la coutume française. Ils se taisaient, ce qui augmentait encore la tension solennelle et intimidante du moment. Je respirais à peine ; j’étouffais, mon cœur était serré par la peur. La flamme de la pâle lampe tremblait, les charbons dans la cheminée se réduisaient en une cendre blanchâtre et pétillante ; le tic tac chimérique (geisterhaft) de la pendule était le seul bruit de vie. Quelque chose battait aussi dans la poche de mon gilet. Ce n’était point mon cœur, mais bien ma montre. J’étais assis dans un fauteuil.

— Excusez mon mauvais français. J’ai trop lu vos romans, j’ai très peu lu les œuvres de Scribe. On apprend, en vous lisant, le langage muet de la poésie, chez Scribe, la langue parlée.

— Comment vous plaît Paris ?

— Je le trouve tel que je m’y attendais. Mais un procès comme le vôtre, c’est, en tout cas, quelque chose de nouveau. Comment avance-t-il ?

Un sourire amer pour toute réponse.

— Qu’est-ce que cela veut signifier en France : forcer corporellement ?

— La prison.

— On ne mettra donc point en prison une femme pour la forcer à écrire un roman. Qu’entend votre éditeur par ses opinions ?

— Celles qui ne ressemblent pas aux miennes. Je suis devenue trop démocrate à son gré.

Et les ouvriers n’achètent pas de romans, pensai-je.

— La Revue indépendante est-elle bien répandue ?

— Très suffisamment, pour une si jeune revue. C’est justement Buloz, de la Revue des Deux Mondes, qui veut me forcer à écrire un roman pour lui.

Ici j’aurais pu dire beaucoup contre la tendance des nouveaux romans de George Sand, mais cela eût été indiscret.

— Êtes-vous auteur dramatique ?

— J’ai essayé de trouver pour la littérature contemporaine un passage, ou comment faut-il dire ? une rentrée sur le théâtre. C’est un excellent moyen pour voir jusqu’à quelles limites peut s’avancer la littérature. Le roman s’avance plus que ne le peut suivre la foule. Pour rattraper le roman, il faut avoir recours au drame. Face à face avec le public, on apprend à apprécier ce qu’il faut donner pour être compris de la multitude.

— Avez-vous de bons acteurs en Allemagne ?

— D’aussi grands talents que chez vous en France, mais les emplois sont moins développés. Notre troupe d’opéra, si elle eût chanté ici avant son départ pour Londres, eût donné à penser aux Italiens.

— La Malibran et la Pasta y étaient venues. Avez-vous été au Théâtre-Français ?

— Pour n’y jamais retourner, du moins pour la tragédie.

— Notre tragédie a vraiment beaucoup vieilli, dit George Sand. Ce ne sont que des passions exagérées, des sentiments défigurés. Le cachet de politesse chevaleresque et de courtoisie nous paraît maintenant tout aussi ridicule qu’il avait semblé ravissant jadis. Le Théâtre-Français a beaucoup baissé. Il n’y a que les médiocrités qui s’en occupent. Parmi ces pièces innombrables pas une seule création qui soit durable. Scribe est certes un grand talent. Son invention, l’enchevêtrement de l’intrigue sont superbes, mais ils sont basés sur une impression passagère. Il lui manque une action plus profonde. De tous ces auteurs dramatiques pas un seul ne tend à donner une signification plus profonde à ses œuvres.

— Peut-être Souvestre ? Mais il est sec et raide.

— Souvestre ? Oui, vous avez raison.

Bien contre mon gré, nous nous avançâmes sur le terrain de la littérature dramatique, plus qu’il n’était séant en parlant à l’auteur de Cosima si complètement échouée. George Sand avait voulu dans cette pièce intéresser notre banal public théâtral par une dialectique de sentiment plus subtil, mais elle se borna à l’intention, sans parvenir à donner corps à son idée, sans parvenir à se rendre maître du sujet, avec cette parfaite liberté dans l’exposition anecdotique qui doit, quel que soit le drame, y dominer la tendance. Sa Cosima s’écroula complètement parce qu’elle manqua de crochets et de crampons. J’aurais bien voulu abandonner ce thème incommode, mais nous y revenions toujours. Nous parlâmes de Schiller, de Shakespeare, du changement de décors, de l’ancien théâtre anglais, de Balzac. Elle se mit, par caprice, à louer Balzac.

— Le traduit-on beaucoup en Allemagne ? Il le mérite. Balzac est un homme d’esprit, il a énormément vécu et observé ! La tension dangereuse de la conversation diminua. George Sand mit son ouvrage de côté, remua les charbons et alluma une de ces cigarettes innocentes où il y a plus de papier que de tabac, plus de coquetterie que d’émancipation

— Vous êtes plus jeune que je ne le croyais, me dit-elle. Ce qui me permit, pour la première fois, de laisser mes regards aller furtivement se poser sur elle, à la lumière de la lampe, et de mieux me rendre compte de ses traits. Le portrait connu lui ressemble, mais l’original est bien moins fort, bien moins arrondi. Aurore Dudevant est un petit être animé, plus maladif et plus ressemblant à une gazelle que ne le laisse soupçonner cette gravure faite d’après une statue[93].

Elle ressemble un tout petit peu à Bettina[94].

— Qui me traduit en Allemagne ?

— Fanny Tarnow ; mais elle appelle ses traductions des adaptations.

— Elle omet certainement les passages dits « immoraux » ?

Elle le dit avec beaucoup d’ironie. Je ne répondis pas et je regardai sa fille, qui baissa les yeux. La pause qui suivit ne dura qu’une seconde, mais elle eut plus de signification que toute une période oratoire.

George Sand ne connaît point l’Allemagne, mais c’est pour cela qu’elle peut la comprendre mieux que tous ceux qui se font de cette connaissance une espèce de profession. Les savants français qui étudient nos affaires ne connaissent généralement de nous qu’un côté quelconque. Il vaut mieux ne pas nous connaître que de prononcer des jugements faux et de nous endoctriner. Ceux qui, comme George Sand, ne savent rien de l’Allemagne, peuvent, malgré cela, avoir beaucoup d’estime pour l’esprit allemand. Ceux qui ne connaissent pas notre langue peuvent nous connaître par notre musique. George Sand aurait visité l’Allemagne si elle n’entreprenait ses voyages dans le but de l’isolement. Elle avait entendu parler de Bettina et me questionna sur Chezy. De tous nos poètes, philosophes et savants, elle n’avait retenu qu’un nom : Mme de Chezy ! Elle sembla étonnée que Mme de Chezy ne gardât sa place que dans des mémoires littéraires. Elle la prenait pour une grande poétesse[95].

— J’avais dernièrement été à la Chambre des députés, continuai-je. Je vis la lutte de ces passions bruyantes. Demain, une centaine de journaux donneront le compte rendu d’une scène plus digne d’une salle de récréation scolaire que de l’asile des droits nationaux. Des colonnes entières des journaux seront remplies de dissertations à ce propos. Comment un peuple d’esprit peut-il espérer qu’il sera dorénavant considéré pour une nation d’esprit, si on continue à lui présenter tous les jours cette pâture fade : Thiers ou Guizot ? Guizot ou Thiers ? Est-ce que ce sont des discussions dignes de notre époque ? Vraiment les volumes de colonnes qu’on dépense à cela seraient mieux employées si la France s’intéressait aux acquisitions morales et intellectuelles des autres peuples et si elle avait ainsi appris quelque chose sur la nation voisine qui aurait pu lui enseigner plus que les désolantes tracasseries des partis qui sont à l’ordre du jour en France.

C’est à ce moment que les yeux de George Sand étincelèrent pour la première fois. C’est alors que j’en vis tout l’éclat. C’était la sphère où se développaient ses nouvelles tendances. Elle dit :

— C’est bien vrai, bien vrai !…

Je touchai le point de contact plus intime entre elle et moi, le point magnétique de la similitude des pensées et de l’entente. Pourquoi ne profitai-je pas de cette minute d’impression plus cordiale ? Pourquoi est-ce qu’une sensation pénible et vague entrava le développement plus libre de la causerie ?

Lorsque je quittai George Sand et descendis dans les ténèbres, tout cela me sembla un rêve. Cette petite chambrette, faiblement éclairée, la fille muette, ces deux hommes, fantômes adossés au mur, ce silence, ces pauses, cette causerie par aphorismes, il me semble que le hasard avait voulu créer quelque chose de pur hasard aussi ; que l’intention avait voulu donner quelque chose de parfaitement intentionné, la réticence, quelque chose d’absolument retenu, — et pourtant le tout fut un poème ! Je reçus plus que cette sublime et divine femme ne voulut donner. Elle ne voulait rien donner. Elle ne voulait accomplir que le devoir de la politesse et me rendre impossible d’abuser de son amabilité. Elle voulait paraître froide, méfiante et même fâchée. Elle me trahit sa peur de la trahison. Elle craignait que je ne fusse désenchanté et elle voulut me désabuser elle-même. Avec une spontanéité jouée elle me suggéra ce que j’aurais pu oublier moi-même. Elle retrancha toute possibilité de la soumettre à un examen en enlevant à l’étranger toutes les données pour un pareil examen. Ce ton froid et âpre de sa voix n’était pas la voix naturelle de son cœur. Ce sourire paisible et mystérieux qui eût semblé trahir l’insensibilité à tout le monde, ces brèves questions, ces réponses plus brèves encore, ce visage détourné — tout cela me remplit d’une pitié profonde pour l’âme qui arriva par une série de cruelles désillusions à ne vouloir paraître aux étrangers que sous cet aspect-là, qui se retranchait derrière un mur pour éviter la calomnie, la substitution de la vérité et les mauvaises intentions. Combien volontiers j’aurais dit à la femme de génie : « Ne craignez donc rien ! On peut craindre ceux qui nous haïssent, parfois même ceux qui nous aiment. Jamais ceux qui nous vénèrent et nous admirent. »

Mes amis attendaient avec grande impatience la nouvelle de l’impression que me fit George Sand.

— Eh bien, vous êtes désabusé comme tous ceux qui l’ont vue ? me demandait-on de tous côtés.

— Je ne suis pas désabusé, répondis-je. Je la trouvai toutefois autre que je me la représentais. Mais d’une manière ou d’une autre, elle me laissa une fois de plus pénétrer au fond de l’âme humaine…

Gutzkow sut très finement noter l’état d’âme de George Sand, sa retenue vis-à-vis des inconnus, son désir de se cacher, de se voiler, et il comprit que ce désir ne pût être que le résultat de profonds désenchantements. Voici ce que dans une lettre qui ne fait point partie de la Correspondance de George Sand, mais qui parut autographiée dans le livre de M. Alexis Rousset : la Société en robe de chambre (Lyon, 1881), la grande romancière écrit à Mme Caroline Valchère[96] encore à la date de 1838, Mme Valchère s’étant adressée à elle, afin d’être éclairée sur les doutes qui la tourmentaient :

À Madame Caroline Valchère.
Paris, lundi soir.

Je ne puis qu’être très flattée, madame, de la sympathie que vous m’exprimez. Malheureusement, je suis peu capable de vous rendre les illusions que vous dites avoir perdues. On ne souffre pas impunément ce que j’ai souffert et il en reste toujours une grande sauvagerie, une grande crainte des autres et de soi-même…

L’hiver de 1840-41 se passa comme le précédent dans le même cadre et dans les mêmes occupations, mais le cercle des connaissances et d’amis allait toujours s’élargissant dans toutes les sphères de la société. Nous parlerons de quelques-unes de ces sphères dans le prochain chapitre. Considérons d’abord les relations que Chopin apporta à George Sand.

Grâce à lui, à sa nationalité, elle connut le monde slave, Mickiewicz, Memcewicz[97], Slowacki[98], Witwicki, Krasinski[99], les frères Chodzko, les deux Grzymala, ses deux amis intimes : Matuszynski et Fontana, et tous les émigrés du grand monde et du monde artiste polonais. Toute une sphère d’idées, de sentiments et de caractères nouveaux apparut à l’écrivain. N’oublions pas que Mickiewicz était alors à l’apogée de sa gloire, que la croyance à sa vocation presque surnaturelle l’entourait comme d’une auréole ; que dans les cercles de ses amis on parlait uniquement de la mission messianique du peuple polonais et du rôle spécial réservé au monde slave en général ; que ces idées trouvaient un adepte enflammé dans la personne de Pierre Leroux, le prédicateur de la Vérité éternelle « dans son progrès continu ». Selon lui elle passait, en une succession mystérieuse, d’un peuple dans un autre, en s’incarnant alternativement tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre. Pierre Leroux crut donc facilement et s’empressa de faire croire aux autres à la future mission du peuple polonais et des nations slaves. Il les considérait comme les propagateurs sur terre de l’amour chrétien, de l’égalité et de la fraternité. Il est évident que George Sand se prit aussi d’une sympathie profonde pour Mickiewicz, pour tous les Polonais en général et crut à cette mission des Slaves.

Ayant fait la connaissance de Mickiewicz dans les derniers mois de 1836, lorsqu’elle demeurait à l’Hôtel de France, rue Laffitte, Mme Sand se mit en quatre dès 1837, pour faire recevoir à la Porte-Saint-Martin le drame assez manqué de Mickiewicz, les Confédérés de Bar. Ce drame fut lu par plusieurs écrivains. Tous, lui prodiguèrent soit sincèrement, soit par amabilité, les plus grands éloges, mais déclarèrent, presque unanimement, qu’il ne pouvait être joué sur un théâtre français[100]. C’est ainsi que, durant ce même hiver de 1836-1837, la comtesse d’Agoult remit ce drame à Félicien Malle fille, jeune auteur dramatique, commençant alors sa carrière et, comme nous l’avons déjà dit dans notre deuxième volume, ami intime de Nohant en 1837-1838[101]. Au mois de mars ce fut Alfred de Vigny qui le lut[102].

Puis Mme d’Agoult l’emporta avec elle à Nohant, ou même, comme elle le dit, elle le « vola » pour le faire lire à George Sand, et cette dernière, après l’avoir lu, mit ses observations sur les marges du manuscrit, comme toutes les deux l’apprennent à Mickiewicz dans les lettres suivantes, publiées par M. Ladislas Mickiewicz dans les Mélanges posthumes[103].


Monsieur,

Je me suis permis de tracer quelques mots à la plume, à côté des mots au crayon que j’ai trouvés sur les marges de votre manuscrit. Je ne sais pas de qui sont ces corrections, mais je ne puis pas m’empêcher de les trouver mauvaises pour la plupart, et de penser que vous connaissez beaucoup mieux la force et l’énergie de notre langue que la personne chargée par vous de ces rectifications. Je ne me permettrai pas de porter un jugement sur l’ensemble de votre ouvrage : en fait de drame, je ne suis pas un juge compétent. D’ailleurs, j’ai une telle admiration et une telle sympathie pour tout ce qui est de vous, que, s’il y avait à reprendre dans ce nouvel œuvre, je ne pourrais pas m’en apercevoir. Je ne vous parlerai donc que du style. Dans les endroits où le style domine Faction, il m’a semblé aussi beau que celui d’aucun écrivain supérieur de notre langue ; dans les endroits où nécessairement l’action domine le style (sauf quelques incorrections qu’il est même puéril de mentionner, tant elles vous sont faciles à faire disparaître), le style m’a paru ce qu’il devait être seulement un peu trop brisé, surtout à cause du caractère particulier du rôle du palatin, dont l’énergie d’expression est précisément dans l’omission de l’expression. Peut-être tous les autres personnages, par cela même, devraient-ils se montrer plus sobres de suspensions et de réticences. L’esprit de notre langue n’en comporte pas autant et quoique nos modernes écrivains dramatiques les prodiguent, nos vieux et illustres maîtres, qui sont les aïeux par alliance de votre génie, s’en montrent très avares. Je suis honteuse, monsieur, de me permettre ces observations envers une supériorité telle que la vôtre. Je ne les aurais pas risquées si vous n’eussiez eu la bonté de me les faire demander, à moi, indigne, mais sincère admirateur de votre puissance. Quant au succès du drame, il m’est impossible d’avoir aucune prévision à cet égard. Le public français est si ignoblement stupide aujourd’hui, il applaudit à de si ridicules triomphes, que je le crois capable de tout, même de siffler une pièce de Shakespeare, si on la lui présentait sous un nom nouveau. Je puis dire seulement que si le beau, le grand et le fort doivent être couronnés, votre œuvre le sera.

Agréez, monsieur, l’assurance de mon sincère et entier dévouement.

George.

Citons aussi la lettre de la comtesse d’Agoult qui fut envoyée, paraît-il, sous le même pli que la précédente. Nohant, près La Châtre (sans date).

Voici, monsieur, le précieux manuscrit que je vous avais volé. Mme Sand a dû vous écrire ce qu’elle en pensait. Je n’ai rien à ajouter, si ce n’est que c’est la personne la plus sincère que j’aie jamais rencontrée. Mallefille sera toujours à vos ordres pour l’arrangement des scènes et la lecture au théâtre, si vous jugez bon de recourir à lui. Je voudrais bien espérer de vous voir ici avant mon départ[104]. Que mon bon génie vous inspire la pensée de venir ! Adieu, monsieur. Personne au monde ne vous admire plus que moi. J’emporte avec moi[105] le souvenir ineffaçable de la bienveillance que vous avez bien voulu me témoigner.

Marie.

Mickiewicz répondit à George Sand par la lettre inédite suivante que nous copions sur l’autographe qui est devant nous :

L’idée de vous avoir fait lire ce drame ne cesse de m’être pénible. Je ne vous dirai pas d’où vient cette peine, car il me faudrait parler longuement de mon ouvrage et de mes sentiments pour vous. Or, en parlant de tout cela, je pourrais bien tomber du mélodrame dans les mélocompliments. D’ailleurs, votre aimable et trop aimable lettre m’a ôté le courage de lutter avec vous de politesse poétique. Je me bornerai à vous remercier prosaïquement, mais très cordialement pour votre bonne action. Le peu de remarques que vous me communiquez me paraissent justes, je les pressentais, je crois même avoir lu vos longues réticences. L’inspection générale de vos notes m’a fait l’effet d’une revue des gardes nationaux parmi lesquels on remarque beaucoup d’absents. Quant aux certains délits du style que vous m’accusez d’avoir commis à l’instigation des auteurs français, j’en dois, malheureusement, accepter seul la responsabilité entière. Je ne connais aucun théâtre de Paris, excepté celui de l’Opéra ; je n’ai lu des pièces nouvelles qu’après avoir composé la mienne, mais comme dans la chaleur de la composition je me promenais souvent sur les boulevards, en invoquant le Génie du lieu, il paraît que l’auguste divinité m’a favorisé de ses inspirations. Je sais que vous n’êtes pas faite pour apprécier ce genre des (sic) beautés. Quoi qu’il en soit, mon ouvrage, ou, pour mieux dire, mon manuscrit, m’est devenu maintenant précieux, grâce à vos quelques notes. Tout le monde dit qu’il faut mettre ces notes sous les yeux du directeur de la Porte-Saint-Martin. Il faut qu’il voie, qu’il touche au doigt, sur ma figure d’auteur, ces marques autographes, qu’un classique appellerait en style d’Ovide les empreintes honorifiques des ongles adorables ! Vous ne m’avez pas autorisé à commettre de telles indiscrétions, mais j’espère que vous ne m’en voudrez pas. Les faveurs de la sublime Porte-Saint-Martin sont à ce prix. Ma femme me charge de vous dire mille choses[106]. Ou plutôt une seule chose, laquelle est : qu’elle n’oubliera jamais votre bonté pour nous. Grzymala se rappelle à votre souvenir ; il a lu vingt fois votre lettre, il en a commenté toutes les phrases, toujours dans le sens le plus favorable à l’auteur du drame. Il est fier de cette lettre, il en est heureux presque autant que moi[107]. Vous voyez que vous avez fait chez nous plus d’un heureux.

Si Mme d’Agoult est encore avec vous, je vous prie de lui remettre le billet ci-joint. Elle a eu la bonté de m’inviter chez vous. Dieu sait comment je voudrais y aller. Mais ce n’est [pas] facile pour le moment. Toutefois, je prends acte de l’invitation et je me permettrai d’en profiter dès qu’il me sera possible de le faire. Veuillez bien, madame, croire à la sincère reconnaissance de votre dévoué

Adam Mickiewicz.
Paris, rue du Val-de-Grâce, nos 1 et 3.
Paris, 3 juin (1837).

Bientôt après Mickiewicz partit pour la Suisse ; George Sand ne fit les années suivantes que de courts séjours à Paris et la question de mettre en scène les Confédérés de Bar resta pendante. Mais se trouvant à Majorque, George Sand écrivit un article sur les Dziady de Mickiewicz ou plutôt sur ce qu’on est convenu d’appeler la 3e  partie des Dziady. Cet article parut sous le titre de Essais sur le drame fantastique : Gœthe, Byron et Mickieivicz, après son retour à Paris, dans la livraison de décembre 1839 de la Revue des deux Mondes[108]. George Sand y analysait les Dziady, Faust et Manfred et donnait la palme au premier poème, autant pour la profondeur de son idée principale, que pour l’ardeur du sentiment qui l’anime et la vivacité des images. Entre autres, Mme Sand reprochait à Goethe ce que les critiques du monde entier considèrent comme la plus sublime preuve de talent artistique : le vraisemblable, la vérité réaliste des caractères humains.

Ainsi Goethe, esclave du vraisemblable, dit-elle, — et c’est elle qui souligne, — c’est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d’un héroïsme romanesque comme d’une perversité absolue, n’a pu se décider à faire l’homme tout à fait bon, ni le diable tout à fait méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles doivent être. Toute la moralité de ses œuvres a consisté à ne jamais donner tout à fait raison ni tout à fait tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni la vertu, ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et le misérable Weislingen expire dans les remords qui l’absolvent. Il semble que Goethe ait eu horreur d’une conclusion morale, d’une certitude quelconque…[109].

Ces lignes sont plus propres à faire critiquer cette critique que le grand auteur de Gœtz. En général quoique l’article de George Sand sur les Dziady fît alors beaucoup de bruit, quoiqu’il rendît un immense service à Mickiewicz en le faisant connaître au grand public européen et en le mettant au rang des plus grands poètes du monde, et quoiqu’il soit cité, aujourd’hui encore, par les auteurs polonais et français, nous avons l’audace de considérer cet article de Mme Sand comme assez médiocre. Il est vague et prolixe, écrit en un style rappelant les écrits de Leroux, et point concluant. Ce qu’il a de plus clan, c’est l’enthousiasme et l’admiration sans bornes de l’auteur de Spiridion pour l’auteur de Wallenrod, admiration qui, certes, fut surtout soufflée par Chopin. C’est Chopin qui se fit envoyer à Majorque l’édition française des Dziady[110] pour la lecture commune, comme aussi les Poésies de Witwicki pour les traduire à livre ouvert, car tantôt il traduisait ainsi pour Mme Sand différents auteurs polonais, et tantôt il les lui faisait connaître dans des traductions déjà existantes. C’est ainsi que Mme Sand, en écrivant les Sept cordes de la Lyre, parues au printemps de 1839, prit pour épigraphe, — comme nous l’avons déjà dit ailleurs, — un chant slave, les Cœurs résignés, traduit par François Grzymala[111].

Lorsqu’en 1840 Mickiewicz revint à Paris, il trouva George Sand et Chopin déjà installés rue Pigalle ; de nouveau on se vit souvent. George Sand renouvela les relations avec beaucoup d’amis communs, elle en noua de nouvelles, Mickiewicz lui présenta alors bon nombre de ses amis. Voici un petit billet inédit, de Mickiewicz, daté seulement de mardi, 8 mars, sans indication d’année, mais comme il est adressé rue Pigalle, 16, où Mme Sand habita jusqu’à l’automne de 1842, et qu’en 1842 le 8 mars tombait justement un mardi, nous le datons catégoriquement de cette année :

Au verso :

Madame
Madame George Sand,
rue Pigal (sic), 16.

Si vous avez quelques moments libres aujourd’hui après quatre heures, vous me permettrez de me présenter chez vous et de vous présenter Mme Olivier.

Votre dévoué Mickiewicz.
Ce mardi, 8 mars.

Cette amie de Mickiewicz et de Sainte-Beuve, la poétesse suisse Mme Juste Olivier, écrivit dans son journal intime à la date du 5 mars 1842 :

Mickiewicz m’apporte une lettre de George Sand, fort aimable et croit que Chopin est son mauvais génie, son vampire moral, sa croix, qu’il la tourmente et finira peut-être par la tuer…

Et à la date du 8 mars elle écrit ainsi :

Visite chez Mme Sand. Elle est jolie, plus femme que dame ; cependant, par instants, plus ceci que je n’imaginais. Simple et bonne enfant au fond. Forte de corps et d’esprit, les doigts mignons et fort bien posés autour d’une cigarette, avec une grâce sans affectation. La mise unie, les yeux superbes et beaucoup d’individualité même dans l’arrangement si simple de ses cheveux noirs. Au fond d’une grande cour, un équipage armorié devant une petite porte et un escalier mesquin. Une servante dérangée, un peu souillon ; de petites pièces, des fleurs, des choses rares ; un air général de sans-façon dans la richesse. Elle déteste Paris et se croit pauvre…

Dans une lettre à son mari, à propos de cette même visite, Mme Olivier dit :

J’avais vu mardi Mme Sand, qui m’a fort bien reçue et que j’ai trouvée beaucoup plus jolie femme que je ne m’y attendais, mais aussi d’apparence plus forte et plus géniale que je n’aurais cru : le tout assaisonné d’une cigarette et d’un bout d’oreille qui montre à la fois du Pierre Leroux et du Rabelais. Elle est très bonne, simple, accueillante, et nous y dînons aujourd’hui, Mickiewicz et moi, pour entendre Chopin. N’ai-je pas du courage[112] ?

En racontant ce dîner du 11 mars, Mme Olivier émet, dans son journal intime, la pensée bien sûrement inspirée par Mickiewicz, qu’il est douteux que Chopin puisse faire le bonheur de George Sand, car, dit-elle, « c’est un homme d’esprit et de talent, charmant, mais de cœur, je ne crois pas ».

Il n’est pas probable que Chopin ait connu cette opinion de Mickiewicz sur son compte. Il avait pour le poète la même vénération, la même sympathie qu’autrefois. George Sand aussi avait pour lui les mêmes sentiments enthousiastes, et comme elle tâchait toujours et en toutes choses de faire du bien à ses amis, de les aider, de leur rendre quelque service, elle resongea encore à faire jouer ou publier les Confédérés de Bar. Nous en trouvons la preuve écrite dans le petit billet suivant, daté aussi rien que d’un mardi, mais comme la réponse d’Adam Mickiewicz est adressée à la Cour d’Orléans, 5 (où Chopin et George Sand n’allèrent habiter que dans les derniers mois de 1842) et grâce à quelques autres considérations, nous croyons pouvoir dater ce billet avec beaucoup de certitude de 1843[113] :

Voulez-vous, pendant le peu de jours que j’ai encore à passer ici, que je relise votre drame ? Et s’il n’est pas de nature à être mis en scène, pourquoi ne le feriez-vous pas imprimer ? Je me souviens que c’est beau. Confiez-le-moi. Pourquoi faut-il le laisser dormir ? Rien de ce que vous avez fait ne peut être inutile ou indifférent.

Tout à vous de cœur.

G. Sand.
Mardi.

Mickiewicz répondit sur-le-champ par la petite lettre inédite dont nous avons encore l’autographe sous les yeux :

Au verso :

Madame
Madame George Sand,
cours d’Orléans, 5.

Je vous porterai mon drame. Faites-le lire à Bocage. Mais j’ai à vous parler d’une chose plus importante. Je pense qu’on pourrait arranger pour la scène la Comédie infernale, et que Bocage, aidé seulement de deux acteurs, serait en état de la jouer. Ceci demande des explications. Je ne sais ce qui en sera, mais comme vous êtes une personne de bon augure pour moi, je pressens qu’il en sortira quelque chose, puisque c’est vous qui en avez parlé la première.

Votre fidèle

Mickiewicz.

Mme Sand s’empressa de faire selon son désir et elle l’en informa par le petit mot que voici, que le fils d’Adam Mickiewicz a aussi publié[114] :

J’ai remis le drame à Bocage. J’attends sa réponse.

À vous de cœur.

George Sand.

Malgré tous les bons offices de George Sand, les Confédérés de Bar ne furent jamais joués en France, et le manuscrit même, en passant de mains en mains, s’égara ; on n’en retrouva plus tard que les deux premiers actes que M. Ladislas Mickiewicz publia dans les Mélanges posthumes en les accompagnant, en guise de pièces explicatives, de lettres adressées à son père et à lui-même par Mmes d’Agoult et Sand (le manuscrit ne revint jamais chez Mme Sand, elle ne fit que le remettre à Bocage), et par MM. Alfred de Vigny, Bocage, Grzymala et Mallefille, c’est-à-dire par tous ceux qui, entre 1837 et 1843, s’efforcèrent de le faire accepter par un théâtre en France.

Dans la dernière lettre inédite d’Adam Mickiewicz que nous venons de citer, il fait allusion à la Comédie infernale de Krasinski (c’est ainsi qu’il traduit ici, comme au cours de ses leçons au Collège de France, le titre de Niebosha Comedya qu’il faudrait plus exactement appeler : Comédie non divine). Eh bien, c’est à ces mêmes leçons de Mickiewicz d’une part, et d’autre part à son désir de contribuer de tout son pouvoir à la renommée de Krasinski en général et à la gloire de la Comédie infernale en particulier, et enfin à l’aide chaleureuse de voix et de fait, que lui prodigua Mme Sand que se rapportent : 1° toute une série de lettres inédites, adressées à Mme Sand par Mickiewicz et par des amis communs, et 2° une œuvre de George Sand, qu’aucun de ses critiques ni de ses biographes n’a jamais nommée (quoique M. Ladislas Mickiewicz l’ait déjà citée dans les Mélanges) et qui reste de nos jours inconnue même aux sandistes les plus fervents. Nous la nommerons tout à l’heure, après avoir précisé les faits.

Mickiewicz avait, dès le 22 décembre 1840, ouvert son cours de littératures slaves au Collège de France. La gloire s’en répandit bientôt en dehors des cercles purement universitaires et amena dans son auditoire une foule de jeunes gens et toute une série d’hommes les plus éminents de l’époque : savants, artistes et auteurs. Déjà, M. Christian Ostrowski, traducteur en français de Mickiewicz, avait cité dans la préface de la seconde édition de cette traduction, parue en 1844, un article de M. Hippolyte Lucas qui, en parlant des leçons de Mickiewicz en 1842, disait :

… MM. Ampère, de Montalembert, de Salvandy, Michelet, Sainte-Beuve, George Sand, telles sont les personnes qui viennent s’emparer, au nom de la civilisation, de ce nouvel hémisphère de la pensée que le savant Polonais est chargé de lui découvrir…[115].


M. Ladislas Mickiewicz de son côté cite dans la Vie de son père plusieurs passages de lettres de M. Dumesnil[116] à ses parents, qui leur écrivait en 1841 qu’il fréquentait beaucoup les leçons de Mickiewicz et que lorsque, fatigué d’écrire, il levait sa tête, il ne savait pas trop qui regarder surtout : le professeur ou Mme Sand[117].

Enfin, tout dernièrement, nous avons pu lire dans la Correspondance inédite de Sainte-Beuve, parue en 1904, la lettre de Sainte-Beuve à Mme Juste Olivier, datée du 23 janvier 1841, où il dit à sa correspondante :

Depuis que je vous ai écrit, j’ai entendu Mickiewicz (sans pourtant lui dire bonjour encore, nous continuons de nous chercher), je l’ai entendu à distance et j’ai été très satisfait. Il y a de l’éloquence sous ses empêchements mêmes, et l’accent profond marque mieux sous les efforts. Mme Sand y est très assidue, et l’autre jour, on l’y a applaudie…

On voit que cette disciple enthousiaste était très remarquée dans l’auditoire et excitait l’attention générale. Comme nous l’avons déjà dit plus haut, le point de départ même de Mickiewicz, sa prédication de la divine mission de la Pologne et des Slaves en général, répondaient entièrement aux croyances de George Sand. Elle s’empressa donc avant tout de se procurer le texte même des leçons de Mickiewicz, pour le publier dans la Revue indépendante. Pour cela elle s’adressa à l’ami, adepte et traducteur français de Mickiewicz, le slaviste et orientaliste Alexandre Chodzko[118].

Mme Sand était déjà alors en relations amicales avec Chodzko ; elle s’était intéressée à son livre anglais sur le poème persan de Kourroglou[119], elle inséra dans cette même Revue indépendante quelques pages flatteuses sur l’auteur de cette étude, suivies d’un compte rendu du poème[120]. Quoique les journaux anglais tels que l’Aziatic Journal et l’Atheneum aient déjà favorablement parlé de son livre, Chodzko sut parfaitement apprécier l’immense service que Mme Sand lui rendait par son article… « Être introduit à la connaissance de l’Europe littéraire moyennant l’organe aussi puissant que celui de votre plume d’or et de soie », — lui écrivait-il dans son style assez exotique, le 17 décembre 1842, en réponse à sa lettre du 15 décembre dans laquelle elle le priait de lui communiquer des extraits de son livre, — « est un avantage, une illustration, vous le savez vous-même, que tout amour-propre ne saurait assez ni briguer, ni mériter… »

Eh bien, lorsqu’en suivant le cours de Mickiewicz en l’hiver de 1842-43, Mme Sand eut idée de faire encore une fois servir cette « plume d’or et de soie », ad majorera gloriam du grand poète polonais, elle s’adressa avant tout à ce même ami de Mickiewicz, Alexandre Chodzko, en le priant de lui fournir non’ plus ses propres œuvres, mais, bien le texte sténographié des leçons de Mickiewicz. C’est à ce nouveau projet littéraire que se rapportent les lignes suivantes de Chodzko :

Madame,

Les cahiers que j’ai l’honneur de vous transmettre, avec ceux qui se trouvent déjà en votre possession, font tout ce qui a paru jusqu’aujourd’hui en fait de leçons de M. Mickiewicz de l’année actuelle. Aussitôt que de nouvelles sténographies seront imprimées, je ne manquerai pas de vous en envoyer. Il m’en voudrait, s’il savait que vous en ayez pris connaissance, avant qu’il n’eût revu et rectifié les erreurs du copiste. Aussi vous prié-je de ne pas dire que vous le tenez de moi. Un ouvrage imprimé devient la propriété de tout le monde et par conséquent pourrait aussi tomber sous vos mains. Nous faisons trop grand cas de votre opinion, madame, et nous considérons l’idée d’où notre professeur puise ses plus belles inspirations non seulement comme une question littéraire, mais bien comme un fait, une vérité incontestable, sur laquelle se base le salut de notre pauvre patrie et celui de nos âmes. Je ne saurais donc prendre assez de précautions, quand il s’agit des intérêts aussi vitaux d’un côté et d’une parole aussi puissamment influente qui peut en devenir l’organe, comme la vôtre, de l’autre.

Agréez en même temps, je vous supplie, l’assurance de la plus sincère estime, avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame,

Votre bien dévoué

Al. Chodzko.
Ce 25 mars 1843.

Paris, rue d’Anjou-Saint-Honoré, n° 60.

C’est donc grâce à ces cahiers de sténographies, remis par Chodzko, que purent paraître dans la Revue indépendante d’abord tout une série d’extraits du cours de Mickiewicz, et puis l’article de Mme Sand elle-même, intitulé : De la littérature slave, signé de deux initiales seulement : G. S., et, nous le répétons, de nos jours inconnu même aux sandistes.

En fait de leçons de Mickiewicz on y voit publiés : l’analyse de la Comédie non divine de Krasinski, parue dans le numéro du 10 mai 1843 ; l’étude sur les poètes de l’Oukraine et de la Bohême : Zaleski, Garczynski et Jan Kollar, et l’exposé du messianisme.

C’est justement à propos de ce dernier que Mme Sand écrivit son article. Tout en professant la plus grande admiration et le respect le plus enthousiaste pour les idées de Mickiewicz et même pour le towianisme[121], Mme Sand se permettait pourtant quelques réserves quant à sa croyance à la possibilité du salut de la Pologne par quelque messie futur, dont le nom serait 44, qui symboliserait « l’idée polonaise » (de même que « l’idée russe était symbolisée par un seul homme »), — mystère, que Mme Sand se déclarait incapable de comprendre et d’expliquer. Mais surtout elle ne partageait pas son culte pour Napoléon et les napoléonides. George Sand était déjà bien loin des sympathies bonapartistes de son enfance. Dans le dernier article, qui parut d’elle dans la Revue des Deux Mondes, et qui fut intitulé Quelques réflexions sur Jean-Jacques Rousseau[122], elle exposait ses idées sur les grands hommes et les hommes qui ne sont que forts, et ce n’est que cette épithète qu’elle adjugeait à Napoléon « contre tous les usages de la grammaire », disait-elle. La glorification de Napoléon par Mickiewicz, et ses espérances que quelque belligérant providentiel semblable sauverait « les âmes et la patrie » des Polonais, ne lui paraissaient donc point fondées, ni conformes à la réalité. Car, outre le mysticisme nébuleux et apocalyptique de ce Credo de Towianski et de Mickiewicz, — que Mme Sand semblait pourtant avoir sincèrement considérés comme deux révélateurs inspirés de la vérité divine, — elle ne pouvait, de plus, en sa qualité d’adepte de Rousseau, attendre le salut et la « nouvelle parole » de quelque individualité particulière. Elle l’attendait plutôt d’un peuple entier, du peuple dans le vaste sens du mot, comme classe et comme l’une des nations, agissant en qualité d’agent « du progrès continu de l’humanité » — cette doctrine fondamentale de Leroux. Malgré ces réserves et ces désaccords, l’article De la littérature slave, comme celui sur le Dziady, est plein de vénération pour Mickiewicz. Mme Sand désire propager la gloire et la doctrine du maître en France. Mickiewicz était surtout reconnaissant à l’auteur d’avoir saisi l’esprit de ses leçons, et il donna à Mme Sand plein pouvoir de choisir et de publier à son gré dans la Revue indépendante tous les extraits, tiré des auteurs slaves qu’il citait en chaire, et tous les passages : de ses leçons qu’elle voudrait. Nous en trouvons la confirmation dans les trois lettres inédites que voici, qui se rapportent toutes à 1843.


I

Madame, il m’est impossible dans ce moment d’aller vous porter ma réponse. Je répète ce que j’ai dit à M. François, que vous pouvez en toute conscience imprimer sur la Comédie infernale ce qui vous paraîtra convenable, avec plein pouvoir d’y ajouter et d’en retrancher ce que vous jugerez nécessaire. Je lirai les épreuves pour corriger l’orthographe des noms propres. Faites enfin de ce manuscrit ce que vous voudrez.

Votre dévoué

Adam Mickiewicz.

P.-S. — J’ai annoncé déjà à l’ami[123] qui écrit un article sur mon livre qu’il n’aura pas à s’occuper de la Comédie infernale.

A. Mic.

II

Madame. J’irai après-demain relire chez vous le manuscrit de la Comédie infernale, si vous avez le projet de l’imprimer dans la revue. Vous indiquerez les endroits de votre choix, et vous me laisserez les revoir. Cela vous épargnera la peine de relire. Chodzko m’a dit que vous partez pour la campagne. Si vous n’avez pas le temps de vous occuper du manuscrit, laissons-le pour le moment. J’irai cependant après-demain vous faire mes adieux.

Votre attaché

Mickiewicz.

III

Vos observations sont parfaitement justes et je vous autorise à faire tous les changements que vous jugerez utiles. Je vous dispense de la peine de les motiver. Le passage de Garczynski est beau en polonais, mais il [est] méconnaissable en français et je ne me sens pas la force de le traduire. Vaut mieux l’omettre. Je ne tiens pas aux anecdotes, ni aux citations, ni à aucun détail. Vous avez saisi l’esprit de ce fragment, vous l’appréciez, puisque vous le faites imprimer, cela suffit. Vous êtes maîtresse de la forme ; tant qu’il n’y a pas d’hostilité entre les esprits, il n’y a pas de querelle sur la lettre ; la lettre est alors une propriété commune et on n’a qu’à remercier celui qui sait l’exploiter pour le profit commun. Faites donc avec cet article ce qui vous conviendra, et soyez sûre que ce que [vous] ferez me conviendra.

Votre fidèle

A. Mickiewicz.

M. Ladislas Mickiewicz raconte, sur la foi de M. Alexandre Biergel, qu’Adam Mickiewicz aurait à un moment donné suspendu ses visites chez George Sand, craignant qu’elle ne considérât ses explications sur le towianisme que comme matière à roman, ce qui aurait paru un « sacrilège » à Mickiewicz. Cela eût ressemblé, suivant son expression, à ce que « la bien-aimée, après une déclaration d’amour, aurait demandé de l’argent ».

Mais si nous voyons George Sand, dans Consuelo et la Comtesse de Rudolstadt, trahir un intérêt et une sympathie extrêmes pour les sectes slaves, les guerres de religion hussites d’une part, et les sectes mystiques du dix-huitième siècle, les phénomènes d’extase religieuse et les visionnaires d’autre part, elle n’usa pourtant jamais directement des récits de Mickiewicz. Si elle parla de messianisme et de towianisme, ce ne fut qu’une seule fois, dans son article De la littérature slave, écrit dans le but de défendre Mickiewicz contre les attaques que lui attirèrent ses sympathies towianistes de la part de certains cercles puissants, français et polonais.

Si Mme Sand montra aussi une sympathie particulière à Chodzko et lui rendit littérairement un service amical, simplement parce qu’il était un ami de Mickiewicz, c’est avec une sympathie et une amitié toutes personnelles qu’elle traitait l’ami commun de Chopin et de Mickiewicz, le comte Albert Grzymala. Nous avons déjà parlé, et nous reparlerons du rôle de confident qui échut à Grzymala dans les relations entre Chopin et George Sand : nous prouverons que George Sand recourait à lui dans les moments les plus décisifs et les plus tragiques de leur commune histoire. Le nom de Grzymala revient constamment dans toutes ses lettres entre 1838 et 1848. Constatons maintenant que, se mouvant perpétuellement, grâce à Mickiewicz et à Chopin, au milieu d’intérêts polonais et liée d’amitié avec bon nombre de Polonais, amis du poète et du musicien, George Sand s’intéressa à beaucoup d’autres personnages politiques, écrivains et artistes polonais.

C’est ainsi qu’en 1839 elle consacra un petit article fort sympathique à la princesse Anna Czartoryska, en invitant toutes les personnes de bonne volonté à prêter leur attention, leur concours et leur aide à la vente, que la princesse arrangeait annuellement au profit de malheureux compatriotes indigents, et qui se composait de broderies et de dentelles extrêmement originales et fabriquées de ses propres mains. C’était de vrais chefs-d’œuvre d’art, ressuscitant le genre ancien : « Jamais, avant d’avoir vu ces merveilleux ouvrages, dit Mme Sand, nous n’eussions pensé qu’une broderie pût être une œuvre d’art, une création poétique… » et après avoir en passant consacré des lignes émues aux nobles et héroïques figures des Polonaises émigrées, telles que Claudine Potocka, Émilie Plater, etc., Mme Sand nous trace la silhouette touchante et la vie laborieuse de cette jeune princesse, Anna Czartoryska, autrefois immensément riche, habituée à un luxe royal, et maintenant vivant avec sa famille à Paris plus que modestement, presque pauvrement, mais toujours prête à donner l’hospitalité, à secourir les malheureux[124].

Dans une lettre inédite, datée de janvier 1843 et adressée à Théophile Thoré, plus tard communiste, mais alors critique et directeur de l’Alliance des Arts[125], Mme Sand lui recommande un protégé du vieux comte Czartoryski, et cela dans des termes qui ne laissent aucun doute sur les relations exquises existant entre elle et la famille de ce noble émigré polonais :

À Monsieur Thoré.

Est-ce que vous me permettez, monsieur, de vous demander une petite faveur ? Le vieux et respectable prince Czartoryski m’écrit une lettre que je vous prie de lire, vous verrez, mieux que je ne saurais vous le dire, de quoi il est question, et comme quoi un peu de bienveillance de votre part pour M. Statler[126] serait une bonne action. Quelques lignes d’encouragement dans votre feuilleton lui feraient grand bien, le prince Czartoryski et moi vous en aurions une grande reconnaissance.

Dites-nous si cela est possible, et pardonnez-moi si je suis indiscrète.

George Sand.

Bref, le monde polonais, les intérêts polonais étaient bien proches du cœur de George Sand, et quant à Mickiewicz, hôte fréquent de Chopin et de Mme Sand entre 1840 et 1844, il la charmait par son individualité et lui inspira beaucoup de pages publiées et inédites.

Voici par exemple un passage inédit du Journal de Piffoël ayant trait à la célèbre dispute entre Mickiewicz et Slowacki, qui eut lieu le jour de Noël de 1840 et dont on a tant de fois parlé dans la presse[127] :

Décembre 1840.

Il s’est passé ces jours-ci un fait assez étrange au temps où nous sommes. Dans une réunion de Polonais émigrés, un certain poète assez médiocre, dit-on[128], et quelque peu jaloux, a récité une pièce de vers adressée à Mickiewicz, dans laquelle, au milieu des éloges qu’il lui prodiguait, il se plaignait avec un dépit sincère, mais qui n’était pas de mauvais goût, de la supériorité de ce grand poète. C’était, comme on le voit, un reproche et un hommage à la fois. Mais le sombre Mickiewicz, insensible à l’un comme à l’autre, se lève et lui improvise en vers une réponse, ou plutôt un discours dont l’effet a été prodigieux. Personne ne peut dire exactement ce qui s’est passé ; de tous ceux qui étaient là, chacun en a gardé un souvenir différent ; les uns disent qu’il a parlé cinq minutes, les autres disent une heure. Il est certain qu’il leur a si bien parlé, et qu’il a dit de si belles choses, qu’ils sont tous tombés dans une sorte de délire. On n’entendait que cris et sanglots, plusieurs ont eu des attaques de nerfs, d’autres n’ont pu dormir de la nuit. Le comte Plater, en rentrant chez lui, était dans un état d’exaltation si étrange que sa femme l’a cru fou et s’est fort épouvantée. Mais pendant qu’il lui racontait comme il pouvait non pas l’improvisation de Mickiewicz (personne n’a pu en redire un mot), mais l’effet de sa parole sur ses auditeurs, la comtesse Plater est tombée dans le même état que son mari et s’est mise à pleurer, à prier et à divaguer. Les voilà tous convaincus qu’il y a dans ce grand homme quelque chose de surhumain, qu’il est inspiré à la manière des prophètes, et leur superstition est si grande qu’un de ces matins ils pourraient bien en faire un dieu. J’ai réussi à savoir quel était le thème sur lequel Mickiewicz a improvisé. C’était celui-ci : vous vous plaignez de ne point être un grand poète, c’est votre faute. Nul ne peut être poète s’il n’a en lui l’amour et la foi. Sur cette idée qui est assez belle, Mickiewicz a pu et a dû parler admirablement. Il ne se souvient pas lui-même d’un seul mot de son improvisation, et ses amis disent qu’il est plus effrayé que flatté de l’effet qu’il a produit sur eux. Il leur avoue aussi qu’il s’est passé en lui quelque chose de mystérieux, d’imprévu, que, de fort calme qu’il était en commençant à parler, il s’est senti tout à coup élevé par l’enthousiasme au-dessus de lui-même, et l’un d’eux qui l’a vu le lendemain, l’a trouvé dans une sorte d’abattement, comme il arrive après une forte crise.

En écoutant ceci et en recueillant de tous côtés les mêmes témoignages, il me semble entendre le récit d’une scène des temps passés, car il n’arrive plus rien de semblable aujourd’hui, et quoi qu’en disent Liszt et Mme d’Agoult, il n’y a plus que le dilettantisme des arts qui manifeste de pareils transports. Je ne crois pas aux improvisations de nos charlatans philosophes et littéraires. Poètes et professeurs sont tous des comédiens. En les applaudissant, le public n’est pas leur dupe, et quant à nos orateurs politiques, ils ont si peu d’élévation et de poésie dans l’âme, que leurs discours ne sont jamais que des déclamations plus ou moins bien débitées.

Ce qui s’est passé pour Mickiewicz rentre dans la série de ces faits qu’on appelait autrefois miracles et qu’on pourrait appeler aujourd’hui extases. Leroux donne de toute cette partie merveilleuse de 7 l’histoire philosophique et religieuse du genre humain la meilleure et peut-être la seule explication pieuse et poétique que la raison puisse accepter. Il définit l’extase et la classe dans les hautes facultés de l’esprit humain. C’est une grande théorie et il l’écrira. En attendant, voici ce qu’il m’a semblé à moi, d’après ce qu’il en a indiqué dans ses écrits jusqu’à présent et ce que j’ai cru pressentir dans nos conversations. L’extase est une puissance insolite qui se manifeste chez les hommes livrés aux idées abstraites et qui marque peut-être la borne où l’âme peut toucher aux régions les plus sublimes, mais au delà de laquelle un pas de plus la jetterait dans la confusion et la démence. Entre la raison et la folie, il y a un état de l’esprit qui n’a jamais été ni observé ni bien qualifié et où les croyances religieuses de tous les temps et de tous les peuples ont supposé l’homme en contact direct avec l’esprit de Dieu. Cela s’est appelé esprit divinatoire, prophétie, oracle, révélation, vision, descente de l’esprit saint, conjuration illuminisme, convulsionnisme. Je crois du moins que tous ces faits rentrent dans le même fait, — celui de l’extase ; et Leroux pense que le magnétisme est la manifestation que notre siècle athée et matérialiste a donnée à la faculté extatique. Ce miracle éternel, qui est dans les traditions de l’humanité ne pouvait se perdre avec la religion. Il lui a survécu, mais au lieu de s’opérer de Dieu à l’homme dans l’ordre métaphysique, il s’est passé d’homme à homme par l’opération des fluides nerveux, explication beaucoup plus merveilleuse et moins acceptable en philosophie que toutes celles du passé.

L’extase est contagieuse, cela s’est bien prouvé par l’histoire dans l’ordre psychologique et par l’observation dans l’ordre physiologique. Depuis la sublime descente du Paraclet sur les apôtres jusqu’aux phénomènes d’épilepsie du tombeau de saint Médard, depuis les fakirs de l’Orient jusqu’aux passionnistes du siècle dernier, depuis le divin Jésus et le poétique Apollonius de Tyane, jusqu’aux plus misérables sujets des expériences du somnambulisme, depuis les Pythonisses de l’antiquité jusqu’aux religieuses de Lourdes, depuis Moïse jusqu’à Swedenborg, on peut suivre les différentes faces de l’extase et voir comme elle se communique spontanément, même à des individus qui n’y semblaient pas prédisposés. Mais ici se présente une difficulté. D’où vient que cet état de ravissement qui s’est manifesté chez les esprits les plus sublimes et qui fait partie intégrante de l’organisation de tous les grands hommes, philosophes et poètes, se manifeste d’une autre manière, il est vrai, mais avec autant d’intensité chez les hommes les plus ineptes et sous l’influence du plus grossier matérialisme ? L’extase est donc une maladie ? À coup sûr, chez le vulgaire, ce n’est pas autre chose. Mais, de même que la fièvre ou l’ivresse produisent chez des natures viles l’abrutissement ou la fureur et chez les esprits supérieurs l’enthousiasme religieux, l’inspiration poétique, de même l’extase développe dans chaque individu les qualités qui lui sont propres et produit les miracles de la grâce, les prodiges de la superstition ou les phénomènes de l’animalité surexcitée, suivant les êtres qui en subissent les atteintes. Dans tous les cas, c’est une faculté à la fois intellectuelle et divine, susceptible de produire les plus nobles effets, dès qu’une grande cause métaphysique et morale les provoque.

Mickiewicz est le seul grand extatique que je connaisse. J’en ai vu beaucoup de petits, et quant à lui, je ne voudrais pas dire tout haut qu’il est atteint, selon moi, de ce haut mal intellectuel qui le met en parenté avec tant d’illustres ascétiques, avec Socrate, avec Jésus, avec saint Jean, Dante et Jeanne d’Arc. On ne comprendrait pas l’idée que j’y attache et on en prendrait une très fausse. Ses amis seraient révoltés. Cependant qui ne se fait pas une juste idée de l’extase, certains passages des Dziady doivent faire regarder Mickiewicz comme fou, et à qui l’entendra professer avec logique et clarté, au Collège de France, la lecture de ces passages des Dziady le fera passer pour charlatan. Il n’est ni l’un ni l’autre. Il est un fort grand homme, plein de cœur, de génie et d’enthousiasme, parfaitement maître de lui-même, dans la vie ordinaire, et raisonnant à son point de vue avec beaucoup de supériorité. Mais porté à l’exaltation par la nature même de ses croyances, par la violence de ses instincts un peu sauvages, le sentiment des malheurs de sa patrie et cet élan prodigieux d’une âme poétique qui ne connaît pas d’entrave à ses forces et se précipite parfois à cette limite du fini et de l’infini, où commence l’extase. Jamais le drame terrible qui se passe alors dans l’âme du poète n’a été décrit par aucun d’eux avec la puissance et la vérité qui font de Konrad une œuvre capitale. Personne, après l’avoir lu, ne peut nier que Mickiewicz soit extatique…

Nous trouvons des pages non moins intéressantes dans les Impressions et Souvenirs, publiées en 1873, comme les autres morceaux de cette série, mais écrites encore en janvier 1841. Nous y voyons reflétées les individualités de Mickiewicz, de Chopin et de Delacroix, leurs relations réciproques, l’atmosphère si artistique au milieu de laquelle vivaient entre 1840 et 1846 George Sand et Chopin ; l’auréole mystérieuse qui entourait la personne de Mickiewicz aux yeux de Chopin, comme à ceux de George Sand, enfin nous y voyons surtout l’influence directe des opinions et des doctrines musicales de Chopin sur la romancière, opinions qui sont en beaucoup de points diamétralement opposées à celles, inspirées alors par Liszt, qu’elle exprimait dans les feuillets de ce même Journal de Piffoël en l’été de 1837[129].

« J’ai passé la moitié de la journée avec Eugène Delacroix », dit George Sand, et raconte plus loin comment elle trouva un jour Delacroix tout malade ; il avait son mal de gorge habituel,

Un buste d’homme tourné vers la gauche devant un bureau sur lequel est ouvert un cahier de partitions, un encrier avec une plume et un cendrier.

PORTRAIT DE CHOPIN, PAR GEORGE SAND
(reproduit avec autorisation spéciale du musée czartoryski, à cracovie.)
mais quand même il s’est mis d’emblée à développer avec ardeur

ses doctrines d’art, à propos d’Ingres et de sa Stratonice ; il attaquait la théorie d’Ingres qui divisait dans ses tableaux le dessin de la couleur et croyait que l’important dans l’art c’était la ligne : qu’on pouvait faire des chefs-d’œuvre avec la teinte plate. Puis, emporté par le feu de la discussion, oubliant son mal, Delacroix se décida à accompagner Mme Sand et à dîner chez elle. Et toute la scène de cette discussion artistique, tantôt interrompue par les conseils de George Sand à Delacroix de se taire et de ne pas fatiguer son larynx, et tantôt par ses propres résolutions de garder le silence, — ce qui ne l’empêchait pas de crier ses démonstrations à tue-tête, même à travers la porte de sa chambre, lorsqu’il y disparut pour s’habiller, — tout cela est brillant de verve et rendu sur le vif. Enfin Delacroix est prêt, et il s’en va avec Mme Sand dîner rue Pigalle, tout en continuant ses vociférations contre Ingres, malgré le froid et les beaux projets de se taire en route. Chopin les rejoint à la porte du pavillon.

… Et les voilà qui montent l’escalier en discutant sur la Stratonice. Chopin ne l’aime pas, parce que les personnages sont maniérés et sans émotion vraie ; mais le fini de la peinture lui plaît, et quant à la couleur, il dit par politesse qu’il n’y entend rien du tout, et il ne croit pas dire la vérité !

Chopin et Delacroix s’aiment, on peut dire, tendrement. Ils ont de grands rapports de caractère et les mêmes grandes qualités de cœur et d’esprit. Mais, en fait d’art, Delacroix comprend Chopin et l’adore, Chopin ne comprend pas Delacroix. Il estime, chérit et respecte l’homme ; il déteste le peintre. Delacroix, plus varié dans ses facultés, apprécie la musique, il la sait et il la comprend ; il a le goût sûr et exquis. Il ne se lasse pas d’écouter Chopin ; il le savoure, il le sait par cœur. Cette adoration, Chopin l’accepte et il en est touché ; mais quand il regarde un tableau de son ami, il souffre et ne peut trouver un mot à lui dire. Il est musicien, rien que musicien. Sa pensée ne peut se traduire qu’en musique. Il a infiniment d’esprit, de finesse et de malice, mais il ne peut rien comprendre à la peinture et à la statuaire. Michel-Ange lui fait peur. Rubens l’horripile. Tout ce qui lui paraît excentrique le scandalise. Il s’enferme dans tout ce qu’il y a de plus étroit dans le convenu. Étrange anomalie ! Son génie est le plus original et le plus individuel qui existe. Mais il ne veut pas qu’on le lui dise. Il est vrai qu’en littérature Delacroix a le goût de ce qu’il y a de plus classique et de plus formaliste…

… Maurice casse les vitres au dessert. Il veut que Delacroix lui explique le mystère des reflets, et Chopin écoute les yeux arrondis par la surprise. Le maître établit une comparaison entre les tons de la peinture et les sons de la musique. L’harmonie en musique ne consiste pas seulement dans la construction des accords, mais encore dans leurs relations, dans leur succession logique, dans leur entraînement, dans ce que j’appellerais au besoin leurs reflets auditifs. Eh bien, la peinture ne peut pas procéder autrement. « Le reflet du reflet » nous lance dans l’infini, et Delacroix le sait bien, mais il ne pourra jamais le démontrer…

Je me permets de communiquer comme je peux mon appréciation.

Chopin s’agite sur son siège.

— Permettez-moi de respirer, dit-il, avant de passer au relief. Le reflet, c’est bien assez pour le moment. C’est ingénieux, c’est nouveau pour moi ; mais c’est un peu de l’alchimie.

— Non, dit Delacroix, c’est de la chimie toute pure. Les tons se décomposent et se recomposent…, etc., etc.[130].

… Chopin ne l’écoute plus. Il est au piano et il ne s’aperçoit pas qu’on l’écoute. Il improvise comme au hasard. Il s’arrête.

— Eh bien, eh bien ! s’écrie Delacroix, ce n’est pas fini !

— Ce n’est pas commencé. Rien ne me vient… rien que des reflets, des ombres, des reliefs qui ne veulent pas se fixer. Je cherche la couleur, je ne trouve même pas le dessin.

— Vous ne trouverez pas l’un sans l’autre, reprend Delacroix, et vous allez les trouver tous les deux.

— Mais si je ne trouve que le clair de lune ?

— Vous aurez trouvé le reflet d’un reflet, répond Maurice. L’idée plaît au divin artiste. Il reprend sans avoir l’air de recommencer, tant son dessin est vague et comme incertain. Nos yeux se remplissent peu à peu des teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis la note bleue résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente. Des nuages légers prennent toutes les formes de la fantaisie ; ils remplissent le ciel ; ils viennent se presser autour de la lune qui leur jette de grands disques d’opale et réveille la couleur endormie. Nous rêvons à la nuit d’été ; nous attendons le rossignol.

Un chant sublime s’élève !

Le maître sait bien ce qu’il fait. Il rit de ceux qui ont la prétention de faire parler les êtres et les choses au moyen de l’harmonie imitative. Il ne connaît pas cette puérilité. Il sait que la musique est une impression humaine et une manifestation humaine. C’est une âme humaine, qui pense, c’est une voix humaine qui s’exprime. C’est l’homme en présence des émotions qu’il éprouve, les traduisant par le sentiment qu’il en a sans chercher à en produire les causes par la sonorité. Ces causes, la musique ne saurait les préciser ; elle ne doit pas y prétendre. Là est sa grandeur, elle ne saurait parler en prose.

Quand le rossignol chante à la nuit étoilée, le maître ne vous fera deviner ni pressentir par une ridicule notation le ramage de l’oiseau. Il fera chanter la voix humaine dans son sentiment particulier, qui sera celui qu’on éprouve en écoutant le rossignol, et si vous ne songez pas au rossignol, vous n’en aurez pas moins une impression de ravissement qui mettra votre âme dans la disposition où elle serait, si vous tombiez dans une douce extase par une belle nuit d’été, bercé par toutes les harmonies de la nature heureuse et recueillie.

Il en sera ainsi de toutes les pensées musicales dont le dessin se détache sur les effets d’harmonie. Il faut la parole chantée pour en préciser l’intention. Là où les instruments seuls se chargent de la traduire, le drame musical vole de ses propres ailes et ne prétend pas être traduit par l’auditeur. Il s’exprime par un état de l’âme où il vous amène par la force ou la douceur. Quand Beethoven déchaîne la tempête, il ne tend pas à peindre la lueur livide de l’éclair et à faire entendre le fracas de la foudre. Il rend le frisson, l’éblouissement, l’épouvante de la nature dont l’homme a conscience et que l’homme fait partager en l’éprouvant. Les symphonies de Mozart sont des chefs-d’œuvre de sentiment que toute âme émue interprète à sa guise sans risquer de s’égarer dans une opposition formelle avec la nature du sujet. La beauté du langage musical consiste à s’emparer du cœur ou de l’imagination sans être condamné au terre à terre du raisonnement. Il se tient dans une sphère idéale où l’auditeur illettré en musique se complaît encore dans le vague, tandis que le musicien savoure cette grande logique qui préside chez les maîtres à l’émission magnifique de la pensée.

Chopin parle peu et rarement de son art ; mais quand il en parle, c’est avec une netteté admirable et une sûreté de jugement et d’intention qui réduiraient à néant bien des hérésies s’il voulait professer à cœur ouvert.

Mais jusque dans l’intimité il se réserve et n’a de véritable épanchement qu’avec son piano. Il nous promet pourtant d’écrire une méthode où il traitera non seulement du métier, mais de la doctrine. Tiendra-t-il parole ?

Delacroix promet aussi dans ses moments d’expansion d’écrire un traité de dessin et de la couleur. Mais il ne le fera pas, quoiqu’il sache magnifiquement écrire. Ces artistes inspirés sont condamnés à chercher toujours en avant et à ne pas s’arrêter un jour pour regarder en arrière.

On sonne. Chopin tressaille et s’interrompt. Je crie au domestique ! que je n’y suis pour personne. « Si fait, dit Chopin, vous y êtes pour lui. — Qui donc est-ce ? — Mickiewicz. — Oh ! oui, par exemple ! Mais comment savez-vous que c’est lui ? — Je ne le sais pas, mais j’en suis sûr, je pensais à lui. »

C’est lui, en effet. Il serre affectueusement les mains et s’assied vite dans un coin, priant de continuer. Chopin continue ; il est sublime. Mais le petit domestique accourt tout effaré ; la maison brûle ! Nous allons voir. Le feu a pris, en effet, dans ma chambre à coucher ; mais ? il est temps encore. Nous l’éteignons lestement. Pourtant cela nous tient occupés une grande heure, après quoi nous disons : « Et Miekiewiez, où peut-il être ? » On l’appelle, il ne répond pas ; on rentre au salon, il n’y est pas. Ah ! si fait, le voilà, dans le petit coin où nous l’avons laissé. La lampe s’est éteinte, il ne s’en est pas aperçu ; nous avons fait beaucoup de bruit et de mouvement à deux pas de lui, il n’a rien entendu, il ne s’est pas demandé pourquoi nous le laissions seul ; il n’a pas su qu’il était seul. Il écoutait Chopin ; il a continué de l’entendre.

De la part d’un autre, cela ressemblerait à de l’affectation, mais le doux et humble grand poète est naïf comme un enfant et, me voyant rire, il me demande ce que j’ai. « Je n’ai rien, mais la première fois que le feu prendra dans une maison où je serai avec vous, je commencerai par vous mettre en sûreté, car vous brûleriez sans vous en douter, comme un simple copeau. — Vraiment ? dit-il, je ne savais pas. » Et il s’en va sans avoir dit un mot. Chopin reconduit Delacroix qui, retombant dans le monde réel, lui parle de son tailleur anglais et ne semble plus connaître d’autre préoccupation dans l’univers que celle d’avoir des habits très chauds qui ne soient pas lourds.

Le petit incendie, cité dans le morceau qui précède, servit à Louis de Loménie de raison plausible ou de prétexte tout expressément envoyé par le sort, pour pénétrer chez la grande romancière. Du moins voici ce qu’il raconte dans son article « George Sand » daté justement de 1841 et paru dans ses Contemporain illustres par un homme de rien. Il ne sait pas trop comment ni pourquoi, grâce à une erreur d’adresse ou à la distraction d’un domestique, il reçut un jour un billet de George Sand adressé à un fumiste (dans le sens exact du mot), avec la prière de se rendre chez elle pour une réparation quelconque à faire. Loménie décida sur-le-champ de profiter de ce quiproquo et de passer pour un fumiste, afin de pénétrer dans le sanctuaire. Nous avons déjà donné plus haut le passage où il raconte comment on le dirigea à travers un petit jardin vers un petit pavillon, comment il sonna à la porte de ce petit pavillon, comme on lui ouvrit, le fit monter un tout petit escalier et entrer dans une petite antichambre, « ressemblant à l’antichambre de tout le monde… »

… Là, on me demande mon nom ; j’hésite un instant ; mais bientôt appelant à mon aide tout mon fanatisme de biographe, je consomme intrépidement mon forfait en volant le nom de l’honnête fumiste qui, très probablement, ne se doutait guère en ce moment de ma concurrence. On me prie d’attendre. En vérité je ne demandais pas mieux, car j’avais à peine eu le temps d’apprendre mon rôle et je n’étais pas fâché de le répéter un peu avant la représentation. Cependant l’attente se prolongeait indéfiniment ; mon ardeur première s’en allait peu à peu et ce rôle improvisé, dont je n’avais jusqu’ici envisagé que les avantages, commençait à se présenter à moi avec tous ses inconvénients. Je voyais passer et repasser autour de moi une charmante enfant aux cheveux bouclés, dont le regard inquisiteur me mettait assez mal à mon aise ; c’était Mlle Solange, la jolie fille de l’illustre écrivain. De plus, tout homme de rien que je suis, je croyais entendre à travers les portes une voix d’artiste qui m’était bien connue et je nie disais que si mon larcin allait être découvert, je ferais certainement une triste figure ; au total, la perspective d’une cheminée à ramoner me paraissait un peu inquiétante, vu mon inexpérience. D’autre part, au point de vue où j’en étais, c’eût été une honte de reculer. Dans cette perplexité, je me décidai tout à coup à m’adresser à la duègne qui m’avait introduit ; je pensais que c’était sans doute cette digne Ursule des Lettres d’un voyageur qui prend la. Suisse pour la Martinique ; et cette pensée m’enhardit un peu, je lui contai le quiproquo qui m’avait inspiré l’audace de ma visite ; j’ajoutai d’un ton doucereux que j’étais un simple amateur de choses étranges ; qu’à ce titre je ne serais pas fâché de voir sa maîtresse, et que si elle voulait bien m’en faciliter les moyens, je lui ferais hommage de la collection complète de mes œuvres. Cette offre parut la flatter sensiblement ; elle me sourit d’un air agréable, se glissa mystérieusement dans le sanctuaire en me faisant un signe, qui voulait dire : « Attendez » ; et moi, tremblant, j’attendis la venue de la grande, de la terrible Lélia en recommandant mon âme à tous les saints du paradis et récitant mentalement sous forme d’invocation le flamboyant dithyrambe d’un éloquent professeur : « Voici venir la vraie prêtresse, la véritable proie de Dieu ; le sol a tremblé sous le pied impétueux de Lélia…, etc., etc.[131]. » J’entendis en effet un grand tremblement de chaises ; une interjection énergique de la prêtresse sur la maladresse de ses serviteurs arriva jusqu’à moi ; la porte s’ouvrit brusquement, et je fermai les yeux dans un accès d’épouvante. Quand je les ouvris, je vis devant moi une femme de petite taille, d’un embonpoint confortable, et pas du tout dantesque. Elle portait une robe de chambre assez semblable par la forme à la houppelande dont je fais usage, moi, simple mortel ; de beaux cheveux encore parfaitement noirs, quoi qu’en disent les mauvaises langues, séparés sur un front large et uni comme un miroir, retombaient librement sur les joues, à la manière de Raphaël ; un foulard se jouait négligemment autour de son cou ; son regard, que quelques peintres s’obstinent à charger en force, avait, au contraire, une remarquable expression de douceur mélancolique ; le timbre de sa voix était moelleux et un peu voilé ; sa bouche surtout était singulièrement gracieuse et il y avait dans toute son attitude un frappant caractère de simplicité, de noblesse et de calme. À l’ampleur des tempes, au riche développement du front, Gall eût deviné le génie ; dans la direction franche du regard, sur le galbe arrondi et les traits purs, mais fatigués du visage, Lavater eût lu, ce me semble, un passé douloureux, un présent un peu vide, une propension extrême à l’enthousiasme et par suite au découragement… Lavater eût pu lire encore bien des choses, mais à coup sûr il n’eût aperçu ni détour, ni amertume, ni haine, car il n’y en avait pas trace sur cette physionomie triste et sereine à la fois ; la Lélia de mon imagination disparaissait devant la réalité, et c’était tout simplement une bonne, douce, mélancolique, intelligente et belle figure que j’avais devant les yeux.

En continuant mon examen, je remarquai avec plaisir que la grande désolée n’avait pas encore complètement renoncé aux vanités humaines, car sous les manches flottantes de la robe, à la jonction du poignet, à une main fine et blanche je vis briller deux petits bracelets en or d’un travail exquis. Cette parure féminine, qui faisait très bon effet, me rassura beaucoup touchant la teinte sombre et l’exaltation politico-philosophique de quelques récents travaux de George Sand. Une des mains que j’examinais cachait un cigarito mal caché, du reste, car la fumée s’élevait derrière la prophétesse en petits flocons révélateurs. Il est bien entendu que durant ce minutieux inventaire, ma langue ne chômait pas. Pleinement rassuré sur l’abord gracieux de Lélia, et désireux d’ailleurs de profiter de l’occasion pour compléter en tous points ma perfidie biographique, j’entortillais à dessein l’histoire du fumiste de périphrases et de parenthèses, qu’elle écoutait avec une bienveillante et courtoise indulgence. Enfin, quand il me parut que l’image était nettement tracée dans mon cerveau, je coupai court à mon imbroglio et je m’empressai de m’esquiver, enchanté de pouvoir vous déclarer que la Gazette de Saint-Pétersbourg ne sait ce qu’elle dit ; que les trois quarts de ceux qui jasent sur George Sand s’amusent à vos dépens, qu’il est bien vrai que la prophétesse fume volontiers un ou plusieurs cigaritos, qu’elle daigne même parfois endosser notre absurde redingote, que dans son cercle intime on l’appelle George tout court, mais que tout cela n’est pas défendu par la Charte, et qu’il y a loin de là aux puériles monstruosités qui se débitent en tous lieux. J’ajouterai même, si j’en crois des gens bien informés, qu’il est quelques salons de Paris où l’on voit l’illustre écrivain allier au prestige du génie la simplicité, la modestie et les grâces décentes de la femme…


La fin du printemps de 1841 se signala par un concert que donna Chopin, un concert brillant tant sous le rapport du succès artistique que du succès matériel, et aussi par rapport à la société quintessenciée qui remplit la salle Pleyel, jusqu’à y faire foule, quoique les billets fussent distribués avec le plus grand choix. Au mois de juin, toute la famille se transporta à Nohant. Cette circonstance, et la quantité d’invités venus de Paris et des environs, et de la Châtre, reçus cet été au château, nous font croire que, d’une part, George Sand ne put plus longtemps lutter contre son antipathie pour la vie parisienne et que, d’autre part, sa position pécuniaire, grâce aux efforts d’Hippolyte Chatiron et au contrat avec les éditeurs, dut s’être améliorée, puisque la large hospitalité campagnarde n’excédait plus le budget de l’auteur de Cosima.

Vers la fin de l’été les Viardot arrivèrent à Nohant. George Sand annonce à Mme Marliani dans sa lettre du 13 août qu’elle passe ses journées avec Pauline Viardot en promenades dans les bois et les champs, en causeries et en jouant au billard, tandis que Louis Viardot avec Hippolyte et Gustave Papet s’amusent à « braconner », c’est-à-dire qu’ils chassaient à un moment où la chasse est encore défendue. Et le soir Pauline Viardot passait des heures entières au piano, à lire avec Chopin les partitions des vieux auteurs. Souvent elle repassait ainsi avec lui des opéras entiers, des oratorios ou des cantates, et ressuscitait, avec son incomparable et merveilleuse intuition de génie, le style et la manière des grandes œuvres depuis longtemps oubliées ou méconnues de la foule. Palestrina, le Porpora, Paisiello Marcello, Jomelli et Carissimi, Haendel, Gluck et Haydn, et même Orlando Lasso, Martini, Josquin de Pré et Durante, mais surtout Bach et Mozart ne quittaient point le pupitre, le Don Juan de Mozart étant, comme nous l’avons déjà dit, l’Evangile musical de Chopin, qu’il ne se lassait jamais de repasser, de relire et d’étudier[132]. Quant à George Sand, elle garda toute sa vie une adoration enthousiaste pour cette œuvre et ce n’est pas pour rien qu’elle fit servir la pièce de Molière et l’opéra de Mozart de pierre d’achoppement aux jeunes talents des héros de son Château des Désertes. C’était alors à Nohant un culte de l’art divin, un sacerdoce désintéressé, sans aucun but ni considération étrangers à l’art même, sans pose, ni souci de succès, d’effet produit, ou d’applaudissements. Et Chopin et Mme Viardot étaient, chacun dans son domaine, en même temps des génies novateurs et des prêtres de la Musique dans le plus haut sens de ce mot, des prêtres inspirés, exigeants envers eux-mêmes, ayant voué toute leur existence à cette seule grande idée, le sacerdoce de l’art ! Un génie artistique comme Chopin ne pouvait pas ne pas apprécier et admirer une nature d’artiste aussi rare, aussi sublime que celle de la jeune, Pauline Viardot, mariée depuis quelques mois à peine. George Sand, elle aussi, ne pouvait pas ne pas être charmée par cette incomparable artiste à la voix merveilleuse, douée d’un talent musical rare, se manifestant dans toutes les branches de musique, et d’un talent dramatique non moins extraordinaire ; d’un extérieur si original, point belle, mais captivante, éclairée par le reflet de ce feu divin qui se trahissait dans chacun de ses regards, dans chacun de ses mouvements ; une âme de flamme sous des manières presque froides ; un esprit hors ligne, d’une culture profonde, d’une instruction solide, qui s’intéressait à tout, à la philosophie, à la politique, à la littérature, à tous les autres arts. Elle fit vibrer toutes les cordes sympathiques de l’âme artiste de George Sand, et malgré la différence d’âge, une amitié étroite lia pour de longues années ces deux grandes femmes. Leur première rencontre date des débuts de Mlle Pauline Garcia en 1838, débuts qui, comme on le sait, lui attirèrent l’article enthousiaste d’Alfred de Musset. En cette même année de 1838 débuta Rachel à laquelle Musset consacra aussi des lignes sympathiques, ayant d’emblée senti en elle un talent hors ligne. Eh bien, Mme Viardot raconta à un de nos amis que, présenté à elle et à sa mère, Musset la voyait souvent dans le monde : il se mit à lui faire la cour, tout en courtisant en même temps et sa mère et Mlle Rachel. Il remporta la victoire sur Rachel, comme on le sait. La très jeune Pauline Garcia n’en savait rien, mais cette cour assidue l’intimidait beaucoup, quoique Musset lui déplût fort, surtout par le « regard arrogant et presque insolent quand il regardait les femmes[133] ». Et voilà qu’un beau soir elle entend Musset dire à quelqu’un : « Je ne sais laquelle des deux : Pauline ou Rachel… » Cela la révolta jusqu’au plus profond de son cœur, lui fit prendre Musset en horreur, et entre temps Mme Sand attira l’attention de Mme veuve Garcia sur ce que Musset, avec ses habitudes et ses défauts, n’était nullement désirable comme prétendant au cœur de sa jeune fillette, génie musical précoce, apte dans son art à tenir tête aux artistes les plus experts, mais parfaitement dépourvue de toute connaissance de la vie réelle, innocente et confiante à l’excès. Cette même Mme Sand, en voyant la sympathie naissante entre-Pauline et M. Louis Viardot, conseilla chaudement à Mme Garcia de protéger ces sentiments à peine éclos, car elle connaissait le mérite de cet ami de Leroux ; elle était sûre qu’il ferait le bonheur de la géniale enfant, Elle ne se trompa point : le mariage de Pauline Viardot, qui eut lieu au commencement de l’été de 1840, fut des plus heureux, et les deux jeunes époux gardèrent à tout jamais une reconnaissance chaleureuse à Mme Sand pour ses conseils maternels et l’aide qu’elle leur prodigua au temps de fiançailles. Mme Viardot y revint souvent dans ses lettres, comme de vive voix, et dès son voyage de noce elle se répandait en bénédictions à leur « bon ange », comme elle appelait Mme Sand.

Elle écrivit de Rome, le 22 juillet (1840) :


Chère et bonne madame Sand,

À Paris, nous vous nommions notre bon ange, n’est-ce pas ? Eh bien, il ne se passe pas de jour que nous ne vous adressions une prière de remerciement. C’est que si notre bonheur est complet, pur, parfait, c’est que vous aviez bien deviné et que vos prédictions se sont bien réalisées.

Pardonnez-moi, bon ange, de vous entretenir si longuement de moi, de mon bonheur, mais comme il est en grande partie votre ouvrage, j’espère que le reçu ne vous sera pas totalement indifférent. Puissiez-vous être mille fois bénie…

Et Louis Viardot de son côté l’appelle « notre bon génie », parce qu’elle avait contribué à faire deux heureux.

À dater de ce jour et jusqu’à la mort de Mme Sand la correspondance ne chôma point. Et l’officiel « Madame » ou « chère Madame » en tête des lettres, — dans lesquelles Mme Viardot raconte avec les plus grands détails ses voyages, ses représentations, ses concerts, ses brillants succès à Londres, en Espagne, à Vienne, à Leipzig, à Berlin et à Saint-Pétersbourg, lettres dans lesquelles elle parle de ses enfants, de son labeur intense et de ses efforts à toujours progresser, de tous les faits importants ou minimes de sa vie privée et artistique, — cet en-tête officiel, disons-nous, fit bientôt place au nom caressant de Chère mignonne qui fut vite changé en amical minnonne, puis en ninnonne. Et la signature n’en est non plus « Pauline », mais tantôt Manzelle Pauline, tantôt Votre fille et enfin Votre fifille, pour rester telle jusqu’en 1876 ! Vraiment cette correspondance témoigne d’un attachement tout filial de la part de la grande cantatrice, d’un amour tout maternel de la part de Mme Sand. Dès les débuts de cette amitié Mme Sand consacra à sa jeune amie un article louangeux, paru le 15 février 1840 dans la Revue des Deux Mondes sous le titre de « Pauline Garcia et le théâtre italien », comme aussi vers le terme de sa carrière littéraire le n 14 de ses Impressions et Souvenirs, — écrit pendant les journées les plus néfastes de 1870, — nous peint une soirée musicale chez Pauline Viardot, soirée à laquelle elle-même et ses filles chantèrent du Gluck et d’autres vieux maîtres. L’interprétation géniale de la grande artiste de cette divine musique, toute l’atmosphère ambiante quasi « imprégnée d’art » eurent, — au dire de Mme Sand, qui se sentait écrasée par les angoisses pour le présent et l’avenir de la France, — le pouvoir magique de la transporter pour quelques heures de la sphère sombre des malheurs de la patrie, de la lutte des partis et des petites passions politiques, dans la sphère pure et lumineuse de la Beauté éternelle. « Le soleil de Gluck et de Pauline Viardot avait dissipé le rêve affreux[134]. »

Entre ces deux articles la plume de George Sand traça mainte fois des pages et des lignes consacrées à la rare artiste. Combien de fois aussi rencontrons-nous dans la Correspondance des exclamations enthousiastes à propos de ses triomphes, des expressions d’admiration émue devant ce labeur artistique incessant, devant ce caractère vif et franc. Dans le Journal de Piffoël nous trouvons aussi une page qui nous trace l’image de la jeune commençante, à peine entrée dans la vie et dans sa carrière de cantatrice, et la sympathie chaleureuse |de Mme Sand pour elle. Mais mille fois mieux, plus vivement, plus puissamment George Sand nous en traça le portrait dans Consuelo. Et c’est pour cela qu’interrompant pour le moment notre récit de la vie personnelle de Mme Sand en ces années, nous nous tournerons maintenant vers son activité littéraire.

  1. Nous soulignons avec intention ces mots, qui se rapportent à un volume de l’Encyclopédie, fort significatifs et utiles à retenir pour la suite de notre travail.
  2. C’est à cet épisode tragi-comique et qui, certes, n’aboutit à rien, que se rapportent la lettre de George Sand du 23 mars (Corresp., t. II, p. 135) et les trois lettres inédites de Rollinat, l’une sans date, l’autre datée du 19 mars (le timbre postal porte le 17) et une troisième du 2 avril 1839.
  3. Nous savons par les lettres de Chopin à Fontana, qu’en cet été de 1839 le grand musicien termina sa Sonate en si bémol mineur, le second Nocturne de l’op. 37 (Sol majeur), les trois Mazurkas de l’op. 41 (sauf le première, composée à Valdemosa) en si majeur, la bémol majeur et do dièze mineur, et enfin qu’il s’occupa à corriger l’édition des Œuvres complètes de J.-S. Bach.
  4. Inédite.
  5. Lutèce, premier volume de l’édition allemande, p. 300.
  6. Allusion à Berlioz. W. Stassow dit dans son Art au dix-neuvième siècle : « En 1837, Berlioz fit exécuter au dôme des Invalides son Requiem… il y employa des moyens orchestraux jamais encore vus ni entendus, pour peindre les tableaux de la vie transsépulcrale, du reste, nullement monstrueux eux-mêmes (16 trombones, 16 trompes, 5 ophicléides, 12 cors, 8 paires de timbales, etc.). »
  7. Histoire de ma vie, t. IV, p. 440.
  8. Ibid., p. 46 9.
  9. Ibid., p. 470-471.
  10. Mot de Pouchkine.
  11. Inédite.
  12. V. par exemple la lettre inédite du 20 septembre 1839 à Mme Cazamajou.
  13. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 292, 322.
  14. Le drame de Cosima, qui ne fut joué qu’au printemps de 1840.
  15. Corresp., t. II, p. 147.
  16. Charles-Frédéric Gutzkow, poète dramatique et publiciste allemand célèbre, l’un des représentants de la « Jeune Allemagne », auteur de Uriel Acosta, etc. Né en 1811, il est mort en 1878.
  17. Dans sa Lettre de Paris du 29 mars 1842. Œuvres complètes de Charles Gutzkow, t. XII. Lettres parisiennes, 1842. Impressions parisiennes, 1846.
  18. Nous avons déjà cité M. de Loménie dans notre premier volume, à propos de Dudevant, et signalé dans le cours de notre ouvrage quelques erreurs biographiques de son récit sur la jeunesse de George Sand. (Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. I, p. 245-49.)
  19. Lettres à l’Étrangère.
  20. Bernard Stavenow, les Belles âmes (Schône Geister). Bremen. 1879. N° 3. L’Élève favori de Chopin (Der Lieblingsschuler Chopin’s).
  21. Nous nous permettrons de noter dans le cours de notre travail les quelques erreurs de peu d’importance qui se trouvent dans cet élégant petit volume, édité à 200 exemplaires seulement et très soigné.
  22. Cf. le tome II de cet ouvrage, p. 345-51.
  23. Nous parlons plus loin de Mme Hortense Allart de Méritens, célèbre romancière et écrivain politique.
  24. Édouard Grenier, Souvenirs littéraires : George Sand. (Bévue bleue, 15 octobre 1892, t. I., p. 488-496.)
  25. Cf. notre deuxième volume, p. 398.
  26. Cf. ce que nous en avons dit dans notre deuxième volume, p. 99, 108-118. Cf. aussi : Véritable Histoire d’Elle et Lui, par le vicomte de Spœlberch de Lovenjoul, et le volume de Mme Arvède Barine, Alfred de Musset.
  27. Horace, chap. iii et iv, où l’auteur raconte l’histoire de Paul Arsène, dit le Masaccio.
  28. Hiver à Majorque, chap. iv.
  29. Histoire de ma vie, t IV, p. 242-252.
  30. Parut dans la collection : Histoire des artistes vivants, études d’après nature, par Théophile Sivestre, 2e  livraison : Delacroix. Paris, Blanchard, 1856.
  31. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. Ier, p. 246.
  32. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 99, 101-102, 108, et enfin 213-214.
  33. Ibid., t. II, p. 345, 350, et le présent tome, p. 28.
  34. V. t. I, p. 4, 11-12, 246 ; t. II, p. 34, 213, 441.
  35. Heines Sämmtliche Werke ; II Band : Lutezia, Franzosische Zustände, S. 282-307, George Sand (1840) und Spätere Notiz (Notice ultérieure) (1854).
  36. Jules Néraud.
  37. Sainte-Beuve annonçait à ses amis M. et Mme Olivier, au printemps de 1839, que « Didier se mariait… avec une amie de Mme Sand », une demoiselle belge, « bien posée dans le monde et ayant quelque fortune et encore plus d’espérances ». (Cf. Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec M. et Mme Juste Olivier, p. 153.)
  38. Heine commet une petite erreur dans le titre de l’œuvre de l’une de ses amies : la princesse Christine de Belgiojoso fit paraître, en 1846, sous le voile de l’anonyme, un ouvrage en quatre volumes, intitulé Essai sur la formation du dogme catholique. (Paris, Renouard.) Balzac, de son côté, appelle ce livre dans une de ses Lettres à l’Étrangère : Essai sur l’établissement du dogme catholique. (Lettres à l’Étrangère, t. II, p. 164.)
  39. Heines Werke, V Band : Ueber Deutschland, p. 2, 4.
  40. Fr. Pecht, Aus meiner Zeit, Lehenserinnerungen. (2 Bande. München, 1894, Friedrich Bruckmann. I Band, S. 187-188.)
  41. Heine passa quelques mois, de la fin d’août et presque jusqu’à la fin de décembre 1835, à Boulogne-sur-Mer. (Cf. Heines Werke, 20ter Band, Briefe, Zweiter Theil.)
  42. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 296-297.
  43. Urkunden zur Geschichte der neueren deutschen Literatur : Briefe von Heinrich Heine an Heinrich Laube herausgegeben von Eug. Wolff, Breslau,. Schottlânder, 1893.
  44. Balzac mourut le 17 août 1850.
  45. Erinnerungen an Heinrich Heine und seine Familie von seinem Bruder Maximilian Heine. (Berlin, 1868, Ferdinand Dümmler.)
  46. Frankfurter Zeitung den 26 Juni 1904, N° 134.
  47. Ibid., Freitag den 12 August. 1904, N° 223.
  48. Ces mots de Heine se rapportent au petit article de Laube Une visite chez George Sand, dans lequel il raconte leur visite avec Heine chez la célèbre femme, en 1839. Cet article parut en cette même année dans les colonnes de la Gazette d’Augsbourg et fut réimprimé plus tard dans les Souvenirs de Laube, qui forment les volumes I et II de ses œuvres complètes. Voici ce que Laube raconte : Dès son arrivée à Paris, il tâcha de pénétrer chez différentes célébrités du jour… Un jour, il demanda à Heine : « Connaissez-vous Mme Dudevant ? — Oh ! oui, répondit Heine, seulement voici deux ans que je ne l’ai vue, mais je la fréquentais souvent. — Mais est-ce que cette dame ne prendra pas mal votre oubli et ne vous recevra-t-elle pas mal aussi ? » (Laube ne savait pas sans doute que depuis l’hiver de 1836-1837, — lorsque Heine, comme nous le savons, la voyait souvent à l’hôtel de France, — Mme Sand passa tout le temps soit à Nohant, soit dans le Midi.) « Je ne le crois pas, dit Heine, elle demeure à Paris comme moi, et je lis toutes ses œuvres. — Et qui est donc son cavalier actuel ? » Heine répondit : « C’est Chopin, un virtuose-pianiste, un homme charmant, maigre, svelte, éthéré comme un fantôme, dans le genre d’un poète allemand, chantant la divine solitude (aus der Trosteinsamkeit). — Les virtuoses paraissent être dans son goût, remarqua Laube. Est-ce que Liszt n’a pas été longtemps son favori ? » Heine dit : « Elle cherche Dieu, or il n’est nulle part chez soi autant qu’en musique ; c’est quelque chose d’universel, cela ne tire pas à contradictions, ce n’est jamais bête, parce que cela n’a pas besoin d’être spirituel, il y a tout ce que l’on veut et ce que l’on peut, cela nous libère de l’âme qui nous tourmente, sans toutefois nous rendre inanimés (geistlos),… etc., etc. »
    Laube raconte plus loin comment il alla, quelques jours plus tard, en compagnie de Heine, faire une visite à Mme Sand, qui était encore au lit à deux heures, mais qui se leva bientôt et les reçut avec beaucoup de simplicité et de bonne grâce. Chopin lui prépara tout familièrement son chocolat dans la cheminée du salon, et pendant qu’elle l’avalait, arrivèrent Bocage, Sosthène de La Rochefoucauld et Lamennais, et une conversation fort animée s’engagea. Laube s’attendait à voir une virago, une « homme-femme » ; il vit une simple et charmante femme d’esprit et il garda un souvenir enthousiaste d’elle, de son accueil, et surtout de la dispute plus qu’intéressante entre Heine et Lamennais sur le spiritualisme et le sensualisme et sur les questions religieuses qui n’étaient pas seulement à l’ordre du jour en cette année où parut Spiridion, mais qui avaient de tous les temps été les plus chères et les plus importantes pour George Sand, — parce qu’elle « cherchait Dieu avidement », comme le remarque judicieusement Laube, et comme elle le confessa elle-même maintes fois…
    Tout récemment, le docteur Gustave Karpelès redit et cita d, ns le chapitre xxi de son intéressant et beau livre : Heinrich Heine. Aus se nem Leben and aus seiner Zeit (Leipzi, Adolf Titze, 1899), ce petit article de Laube en l’accompagnant de Notes que Laube lui communiqua par écrit et de vive voix.
  49. Heine dit en note à cette page que dans le manuscrit original il avait même mis : « Béranger vient après eux deux », et qu’il ne donnait à Victor Hugo que la troisième place.
  50. Heine parle lui-même dans sa lettre du 30 mai 1855 à Jules Kampe du succès extraordinaire et du bruit que fit sa Lutèce à Paris. (Heines Werke, 22 ter Band, Briefe, vierter Theil. Hamburg, Hoffmann et Kampe, 1876.)
  51. Ces Lieds avaient mérité les plus grands éloges de la part de Schubert et du poète Nicolas Lenau qui les trouvait même trop délicats pour la foule « qui a de si grandes oreilles », disait-il après la représentation du premier opéra de Dessauer, en 1839.
  52. Il lui dédia ses deux admirables Polonaises, op. 26.
  53. Bauernfeld, l’un des plus célèbres poètes de la « Jeune Allemagne », naquit le 13 janvier 1802 à Vienne, mourut le 9 août 1890 dans cette même ville.
  54. Déjà sur le tard de sa vie, il composa une fois tout un roman humoristique en vers, ayant pour sujet la vie des chats, qu’il accompagna de dessins autographes. Ces illustrations méritèrent, au dire de Bauernfeld, une entière approbation et les éloges du célèbre peintre et dessinateur Moritz Schwindt.
  55. Bauernfeld assure dans ses Souvenirs que ce sobriquet resta à Dessauer, depuis le jour où il chanta devant Mme Sand une chanson hindoue. Nous n’avons pas encore pu éclaircir la question. Qu’était-ce que cette chanson ? une vraie mélodie hindoue, une romance de Dessauer lui-même, sur quelque poésie traitant de l’Inde, ou bien simplement quelque farce musicale très en vogue à Nohant et dont en trouve des spécimens dans la correspondance Sand-Dessauer ? De ce même nom de Crishni l’appellent toujours dans leurs lettres les époux Viardot. Dans une lettre datée de 1843 de Vienne, où Mme Viardot et son mari revirent leur ami, ils écrivirent tous les trois quelques pages fort plaisantes à Mme Sand, qui se terminaient par une série de jeux de mots de Louis Viardot et de Crishni.
  56. M. Sack semble ne pas approuver ce silence. À son dire, pendant que tout le public viennois riait et applaudissait aux sorties comiques du livre de Heine, Dessauer… se taisait. Grave erreur aux yeux de M. Sack.
  57. Histoire de ma vie, t. IV, p. 460.
  58. Mme Charlotte Glummer fit paraître une traduction complète de cette œuvre, en douze volumes, en 1854-1856.
  59. Le comte Alexandre-Antoine Auersperg, l’un des poètes les plus connus de l’Allemagne du dix-neuvième siècle, sous le pseudonyme d’Anastasius Grün, fut en même temps l’un des plus nobles champions du mouvement libéral autrichien ; il prit une part active à la révolution viennoise de 1848, et servit sa patrie jusqu’à sa mort, en sa triple qualité d’homme d’État, de poète et de publiciste. Il naquit le 11 avril 1806 à Laibach et mourut le 12 septembre 1876 à Gratz.
  60. Briefwechsel zwischen Anastasius Grûn und Ludwig August Frank (1845-1876). Herausgegeben von Dr  Bruno von Frankl-Hochwart. Neue Ausgabe. Berlin, 1905. Herm. Ehbock, p. 52. Brief vom 9 déc. 1854.
  61. Naquit à Lovas-Bereny (en Hongrie), en 1795, mourut à Vienne, en 1858.
  62. Nous attirons l’attention sur ce passage de la lettre de Heine que nous soulignons et qui semble contenir une très vague allusion soit à Léo (ami de Chopin, mécène et en même temps commerçant de vins en gros) et à ses relations avec Dessauer, soit à Schlesinger, l’éditeur musical connu. Si, comme Heine l’assure, rien de semblable à un emprunt « n’était jamais arrivé », pourquoi alors tout ce racontar soudain sur « un capitaliste musical », et son « serviteur musical », et même l’indication du chiffre précis de 12 pour 100, moyennant lesquels ce « bailleur de fonds » escomptait ses lettres de change ? Nous devons confesser que les assertions : « Je n’ai pas emprunté d’argent à Dessauer », « je ne me suis pas adressé à Dessauer », même les plus catégoriques qui se répétaient à satiété durant cette polémique, nous semblent contenir une allusion tacite à quelqu’un à qui Heine avait emprunté de l’argent par l’intermédiaire de Dessauer. Mais ni Heine ni Dessauer ne crurent possible de nommer le mécène car c’était pour ainsi dire un secret professionnel.
  63. Expression de Wallenstein de Schiller.
  64. Nous avons copié cette lettre sur les colonnes mêmes du Fremdemblatt. Depuis sa publication dans cette feuille, elle n’a jamais été réimprimée complètement, sauf le livre du docteur Frankl, et ne fait point partie de la Correspondance de Heine. M. Sack la cite avec l’omission de tous les passages que nous donnons entre crochets. C’est aussi nous qui soulignons toutes les lignes données en italique.
    W. K.
  65. Voir à ce propos rien que la brochure d’Eug. Wolff, qui cite les lettres de Heine à Laube à ce sujet, sans parler des autres biographes du poète.
  66. Les lettres précédentes furent toutes copiées par nous sur les autographes ou sur les vieux journaux où elles parurent. Nous empruntons par contre la lettre du comte Auersperg au livre du docteur Bruno de Frankl (p. 73).
  67. Lettre de Heine à son frère.
  68. Briefwechsel zwischen A. Grün und L. A. Frankl (p. 74).
  69. Cette signature seule est de la main d’Henri Heine.
  70. Inédite.
  71. V. plus loin chap. xi.
  72. Si le lecteur se rappelle, c’était^un ami intime de Sophie-Antoinette Dupin, mère de Mme Sand.
  73. C’est-à-dire Mme Dorval.
  74. Inédite.
  75. Corresp., t II, p. 150-151.
  76. Le docteur Gaubert jeune. Son père (ou oncle), grand ami de Chopin et de George Sand, mourut au printemps de 1839, pendant le séjour de Mme Sand à Marseille. (Cf. Corresp., t. II, p. 144, et la lettre médite à Mme Marliani du 22 avril 1839 donnée plus haut.)
  77. Sobriquet de Duteil.
  78. Inédite.
  79. Franzosische Zustànde, IV Theil, p. 294.
  80. V. notre tome II, p. 371.
  81. Correspondance, t. II, p. 152.
  82. C’était le sobriquet du graveur Luigi Calamatta, qu’on surnommait encore dans la maison de George Sand le Calamajo (ce qui est plus adapté à un graveur).
  83. George Sand dit dans une lettre à Sainte-Beuve, datant de la même époque et dans laquelle elle se plaint assez amèrement des changements et des coupures que l’on fait subir à Cosima aux répétitions, qu’elle n’avait jamais pensé d’abord à ce que sa pièce fût jouée et qu’elle avait simplement revêtu ses idées de la forme dramatique, comme déjà précédemment elle avait écrit quelques « romans dialogues ». (Cette lettre est imprimée dans le très intéressant volume de M. Clément Janin, Dédicaces et lettres autographes. Dijon, 1884, Darantière.
  84. Inédite.
  85. Inédite.
  86. Lettres inédites à Hippolyte du 28 août, et à Papet de cette même date et du 2 septembre 1840.
  87. Nous avons déjà vu par la lettre de Balzac de 1841 (v. plus haut) qu’il déclare catégoriquement que Mme Sand n’était « pas sortie de Paris l’année dernière ». Mais, outre cette déclaration, nous voyons encore par toutes les lettres et les adresses des lettres de George Sand et à George Sand pendant cette année de 1840 qu’elle ne quitta pas la rue Pigalle d’octobre 1839 à juin 1841.
    M. Ferdinand Hœsick qui publia dans la Biblioteka Warszawska de 1899 un très intéressant article sur les relations entre Chopin et Fontana et qui prouva clairement par la confrontation des lettres autographes de Chopin avec les lettres tronquées, changées et fantaisistement datées par Karasowski, combien peu il fallait se fier au texte et aux dates de ce dernier, reconstitua la chronologie de presque toutes les lettres de Chopin à Fontana. Il ne s’abuse qu’en disant (p. 17 de la Bibliothèque W. de juillet 1899) qu’à « l’arrivée de l’été il s’y rendit de nouveau » (à Nohant). Cette assertion n’est basée sur rien, car, comme nous venons de le dire, on voit par le contenu, les adresses et les dates de toutes les lettres tant imprimées qu’inédites de George Sand et à George Sand, que pendant une année et demie elle ne quitta Paris que pour deux jours et n’alla point du tout à Nohant. Il serait ridicule alors de croire que Chopin y alla seul. Donc la lettre de Chopin écrite de Nohant et datée de mercredi, dans laquelle Chopin prie Fontana d’aérer l’appartement et d’y faire faire du feu avant « leur arrivée à Paris », ne doit pas être rapportée à 1840, mais bien à 1842 ou même 1843. Cette lettre commence par les mots : « Moje kochanie. Przyjezdamy z pewnoscia w poniedzialek, to jest 2-go o godzinie 2-giei z poludnia… » et on y trouve l’allusion à « l’accompagnement de l’honoré M. Lenz », or, Lenz (voir plus loin) ne fit la connaissance de Chopin qu’en 1842, — donc cette lettre ne peut pas avoir été écrite plus tôt.
  88. Nous soulignons dans ces deux lettres les phrases omises dans la Corresp., t. II, p. 155.
  89. Inédite.
  90. La contrariété principale consistait dans sa querelle avec Buloz, à propos de Perrotin et du refus de Buloz de publier le Compagnon du tour de France dans la Revue des Deux Mondes, si l’auteur n’y faisait des changements considérables.
  91. Un des personnages secondaires du Compagnon, fat impudent du genre épicier, toujours abhorré par la grande romancière.
  92. Ces trois passages sont inédits.
  93. Nous ne saurions dire à quel portrait de George Sand fait ici allusion Gutzkow.
  94. Élisabeth Brentano, connue sous le prénom de Bettina, sœur du célèbre poète Clément Brentano et épouse du poète romantique comte Louis Achim de Arnim, amie de Gœthe et de la plupart des artistes et poètes de 1848, fut elle-même une célèbre poétesse, un écrivain politique très connu. Elle prit part au mouvement de 1848, ce qui lui nuisit beaucoup dans le « grand monde », fonda des œuvres de bienfaisance, s’intéressa aux questions sociales. Sa passion enfantine pour Gœthe fut cause d’une correspondance avec le poète, qu’elle publia sous le titre de Gœthe 1 s Briefwechsel mit einem Kinde (1835. Berlin, 3 vol.). Cette œuvre fut, en 1843, traduite en français en deux volumes par Mme Hortense Cornu qui écrivait sous le pseudonyme de Sébastien Albin. Bettina naquit à Francfort-sur-le-Mein le 4 avril 1788, mourut à Berlin le 20 janvier 1859.
  95. George Sand, qui, dès son adolescence, s’était enthousiasmée pour Schiller et Leibniz ; qui, vers 1840, non seulement étudiait les œuvres de Gœthe, mais qui écrivit encore deux articles, l’un sur Faust, l’autre sur la traduction de Werther ; qui adorait Hoffmann ; qui était l’amie de Heine et de Dessauer, qui connut plus tard le docteur Muller-Strübing, Herweg et toute une série de jeunes politiques allemands ; qui lisait beaucoup les œuvres de Heine, eût sans doute été fort étonnée d’entendre cette opinion de Gutzkow, si elle l’eût connue. Mais il est à croire que Gutzkow n’aurait pas du tout écrit ce passage sur Mme de Chezy, s’il avait su que Mme Sand avait personnellement connu Mme Chezy et entretenait une correspondance avec elle et que sa demande était simplement dictée par l’intérêt porté à une personne amie.
  96. Mme veuve Valchère, de Nevers, était propriétaire à Épinay-sur-Orge (Seine-et-Oise).
  97. Julien-Ursyn Niemcewicz, écrivain très connu et homme politique polonais, naquit en 1754 et mourut en 1841 ; il fit les campagnes aux côtés de Kosciuzko, dont il fut l’aidé de camp et dont il partagea la captivité ; il fut plus tard secrétaire du Sénat polonais et finit sa vie comme émigré à Paris.
  98. Jules Slowacki, contemporain, cadet et rival de Mickiewicz, ami de Krasinski, auteur du Cordian, de Beniowski, d’Angelli, de la Balladyne, du Songe d’argent de Salomée, du poème En Suisse et de plusieurs volumes de poésies lyriques, naquit à Krzemeniec en 1809, vivait depuis 1831 comme émigré à Paris ; il voyagea en Suisse, en Italie, en Grèce, en Palestine et en Égypte, fut d’abord un romantique exalté et byronisant, devint, sur la fin de sa vie, un mystique et un towianiste, et dans ses dernières œuvres (la Genèse de l’Esprit, le Roi Esprit) prêcha la renaissance des esprits sur la terre, la métempsycose, dans le goût de Leroux et V incarnation des idées dans des personnes et des peuples (après une suite d’existences successives dans les organismes inférieurs, à commencer par les minéraux et jusqu’à l’homme).
  99. Sigismond Krasinski, le troisième grand poète polonais après Mickiewicz et Slowacki, une personnalité sympathique et une âme lumineuse, naquit en 1812. Il appartenait à une grande maison affidée au gouvernement russe ; après l’émeute de 1830, emmené par son père à Saint-Pétersbourg, il dut entrer au service russe, mais heureusement, à la suite d’une maladie d’yeux, il put partir à l’étranger et vécut à Rome, à Vienne, à Paris, à Nice, en Allemagne. Pendant sa vie, ses œuvres, où il exprimait de profondes pensées en une forme exquise, paraissaient, par considérations de famille, sans nom d’auteur, et il fut longtemps connu sous le nom du Poète anonyme de la Pologne. Parmi ses œuvres les plus célèbres, nommons : la Comédie infernale, Iridion, la Nuit d’été, V Aurore, Béatrix, et les célèbres Psaume de bonne volonté et Psaume de la pitié, sans parler d’une série de poèmes et de poésies lyriques. Vers la fin de sa vie, il se brouilla avec son ami Slowacki à cause de leurs opinions politiques et religieuses respectives. On trouve la trace de cette querelle d’opinions dans les œuvres des deux poètes, qui y firent entendre leur désenchantement réciproque. Il mourut en 1859.
  100. M. Wlad. Spasowicz, dans son Histoire des littératures slaves (p. 668), appelle ce drame simplement « faible », et M. Belcikowski déclare « qu’il manque absolument de mouvement dramatique ». (Cf. la Vie de Mickiewicz écrite par son fils, M. Ladislas Mickiewicz, t. II, p. 392.) Mais ce même M. Ladislas Mickiewicz donne en Appendice, à la deuxième série des Œuvres posthumes de son père, plusieurs articles de journaux polonais de 1872, d’où il appert que lorsque, au centenaire de la confédération de Bar, on fit jouer à Cracovie les deux premiers actes de ce drame, ils eurent un grand succès. Nous croyons toutefois que ce fut plutôt un succès patriotique qu’artistique.
  101. Cf. Mélanges posthumes d’Adam Mickiewicz, publiés avec Introductions, préfaces et notes, par Lad. Mickiewicz. Paris, 1872-1879, l re série : Drames polonais, Préface, p. 15-16. Lettre de Félicien Mallefille à M. Ladislas Mickiewicz du 2 août 1867.
  102. Ibid., p. 12. Lettre d’Alfred de Vigny à Adam Mickiewicz du 1er  avril 1837.
  103. Il les munit, comme on le sait, d’innombrables commentaires, introductions, avant-propos, préfaces, postfaces, appendices, au milieu desquels les œuvres mêmes de son père n’occupent que fort peu de place. Au dire de la critique française, les œuvres d’Adam Mickiewicz sont quasi noyées dans cette masse de suppléments. Mais si l’on considère tous ces suppléments comme une œuvre littéraire elle-même, il faut les apprécier comme des documents littéraires du plus haut prix, contenant des données biographiques très précises et très complètes sur Adam Mickiewicz, la critique de toutes ses biographies parues jusqu’alors (la Biographie, en quatre volumes, écrite en polonais par M. Ladislas Mickiewicz lui-même, ne parut qu’entre 1892 et 1896), des notes extrêmement intéressantes sur la plupart de ses œuvres, des détails sur une foule d’écrivains, d’hommes politiques et d’œuvres d’art polonais, des renseignements, des indications, des parallèles historiques les plus divers, et enfin des séries de pages, consacrées à la question russo-polonaise. N’était la crainte d’avancer un paradoxe, nous dirions même qu’au fond ces deux volumes, c’est l’histoire de la question russo-polonaise expliquée par les deux Mickiewicz, le père et le fils.
  104. Si le lecteur s’en souvient, George Sand avait écrit à la comtesse d’Agoult, déjà à la date du 5 avril 1837 : « … Dites à Mick… (manière non compromettante d’écrire les noms polonais) que ma plume et ma maison sont à son service et trop heureuses d’y être ; à Grrr… que je l’adore ; à Chopin que je l’idolâtre ; à tous ceux que vous aimez que je les aime et qu’ils seront les bienvenus amenés par vous… » (Corresp., t. II, p. 60. Voir aussi notre t. II, p. 355.)
  105. La comtesse d’Agoult était alors sur le point de commencer en compagnie de Liszt un long voyage en Italie.
  106. Adam Mickiewicz était marié avec Mlle Céline Szimanowska, la fille de la célèbre pianiste Mme Marie Szimanowska.
  107. Le comte Albert (ou plutôt Woyciech) Grzymala, ami de Chopin et de Mickiewicz, naquit à Dunajowcy, en Podolie, embrassa d’abord la carrière militaire, fut successivement aide de camp de Zajaczek et de Joseph Poniatowski, prit part à la campagne de 1812, fut fait prisonnier, passa trois ans à Pultawa, toujours avec Zajaczek (les relations avec la famille duquel lui nuisirent beaucoup dans l’opinion publique). Plus tard, il fut député et remplit les fonctions de référendaire du Conseil d’État. Grâce à sa participation à la Société dite « Patriotique », il dut comparaître avec les autres membres de la Société devant la justice, où il fit triste contenance ; il fut condamné d’abord à trois mois de prison, puis, sur un ordre express de Nicolas Ier, tous les condamnés furent transférés à Saint-Pétersbourg et enfermés dans les casemates de Saint-Pierre-et-Paul, d’où Grzymala ne sortit qu’en 1829. Ses malheurs lui ramenèrent la faveur de l’opinion publique. Il fut plus tard directeur de la Banque, débuta aussi dans la carrière littéraire (il écrivit les Mysli Polaka konstitucyjnego), et sa maison devint le point de réunion des artistes et des écrivains, grâce à sa femme, une beauté « divine, sublime, mythologique ». Grzymala dut émigrer comme tant d’autres et mourut à Paris en 1855. Comme caractère, ce ne fut pas quelqu’un, — au dire de beaucoup de personnes, — mais un homme agréable et très serviable. (V. à ce sujet la biographie de Chopin, par F. Hoesick, p. 451 et 454, où l’on trouve aussi des détails sur lui, tirés du livre de Szimon Askenazy, Zobiegi dyplomaiyczne polski et les Souvenirs d’André Kozmian, assez malveillants tous les deux.)
  108. Dans les Œuvres complètes de George Sand, cet article fait partie du volume Autour de la table.
  109. Autour de la table, p. 136.
  110. Dziady ou la Fête des Morts, poème traduit du polonais d’Adam Mickiewicz, II e et III e parties. Un vol. in-16. Paris, Clétienne, 1834. Cette traduction est faite par M. Burgaud des Marets et revue par l’auteur lui-même.
  111. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 387. François Grzymala, qu’il ne faut point confondre avec Albert Grzymala, était poète et critique, éditeur de l’Astrée et de Sibylle deux publications polonaises fort répandues en leur temps. C’était un émigré et un grand ami de Chopin.
  112. Léon Séché, Sainte-Beuve, t. II ; Ses Mœurs, chap. iii, Madame Juste Olivier, p. 109-111.
  113. M. Ladislas Mickiewicz (qui le publia dans le volume des Mélanges posthumes) a eu bien raison de le dater de 1843. Dans la Vie d’Adam Mickiewicz, M. Ladislas Mickiewicz rapporte ce même billet à 1840.
  114. C’est en note à ce billet que M. Ladislas Mickiewicz dit avec justice : « Ce billet de Mme Sand, ainsi que le précédent, est sans date. Mais ils sont adressés rue d’Amsterdam, n° 1, où M. Adam Mickiewicz demeura à son retour de Suisse, fin 1840, jusqu’à l’année 1845. Ils sont probablement du printemps 1843, époque à laquelle Mme Sand écrivit également à M. Mickiewicz à propos de ses leçons sur la Comédie infernale de Krasinski, professées au Collège de France en février 1843. »
  115. Cité par M. Ladislas Mickiewicz dans les Mélanges posthumes, 2e  série, Au lecteur bénévole, p. lxxx.
  116. M. Alf. Dumesnil fut plus tard gendre de Michelet et son successeur à la Sorbonne.
  117. V. Zywot Adarna Mickiewicza… przez Wladislawa Mickiewicza, 4 vol. Posnan, 1890-96, t. III.
  118. Tous les Chodzko se distinguèrent plus ou moins dans les lettres. Ignace Ch. (né en 1794, mort en 1861) publia plusieurs nouvelles et contes de mœurs lithuaniennes (cf. Spasowicz, Littérature polonaise, p. 742) ; Léonard Ch. (v. Mélanges posthumes d’Adam Mickiewicz, 2e  série : Au lecteur bénévole, p. x-xv) fut le premier biographe de Mickiewicz, ayant publié un article sur lui dans la Biographie universelle et portative des contemporains, éditée par Alf. Rabbe. Enfin Alexandre Chodzko, ami de Mickiewicz et de Chopin, né en 1804 dans le gouvernement de Minsk, fit ses études à l’Université de Vilna, témoigna dès cette époque d’un vif intérêt pour la poésie populaire, puis, entré à l’Institut des langues orientales à Saint-Pétersbourg, il débuta dans les lettres par un poème dans le goût oriental, Dérar. En 1829 il publia à Saint-Pétersbourg un recueil de ballades, de légendes, de chansons néo-grecques, de traductions de Pouchkine et de Byron. En 1830 il fit un voyage en Perse et y étudia la poésie persane. Après 1831, il se fixa à Paris, publia en français et en anglais beaucoup d’études sur la poésie orientale et les œuvres de la littérature populaire slave, sur les chants des Lithuaniens, Tchèques, Petits-Russiens, Latyches, etc.; il fut un des orientalistes les plus célèbres, occupa la chaire des langues orientales au Collège de France, après Mickiewicz et Cyprien Robert. Il mourut en 1891.
  119. Alexander Chodzko, Specimens of the popular poetry of Persia as found in the adventures and improvisations of Kurroglu the bandit minstrel of Northern Persia. Un vol. grand in-8°, 1842.
  120. Dans l’édition Lévy des Œuvres complètes de George Sand fait partie du volume de Piccinino.
  121. Doctrine mystique d’André Towianski, gentilhomme polonais exalté, qui prêchait la rédemption et la résurrection de la Pologne par un sauveur providentiel dont toute la nation devait attendre et accélérer la venue par des actes de foi et de repentir. Mickiewicz, Slowacki et beaucoup d’autres illustres Polonais devinrent adeptes de cette doctrine et c’est même grâce à son adhésion trop fervente aux idées de Towianski que Mickiewicz dut suspendre son cours et abandonner la chaire du Collège de France en 1844.
  122. Revue des Deux Mondes du 1er  juin 1841.
  123. M. Lèbre.
  124. Cet article parut dans le numéro du Siècle du 26 décembre 1839 et fait partie dans les Œuvres complètes du volume des Nouvelles Lettres d’un voyageur.
  125. Théophile Thoré naquit le 23 juin 1807, mourut le 30 avril 1869.
  126. Adalbert Statler, peintre polonais, passa plusieurs années en Italie, où il fit la connaissance d’Adam Mickiewicz, dont il peignit plus tard un merveilleux portrait. Son tableau le plus connu représente Mickiewicz lisant sur le parvis de l’église de Notre-Dame de Cracovie son Livre de la nation polonaise à la face d’une foule immense.
  127. Rappelons pourtant encore une fois cet incident au souvenir du lecteur : lorsque le 24 décembre 1840 les émigrés polonais se réunirent à une soirée chez Januszkiewicz, pour célébrer la fête de Mickiewicz et pour accomplir l’usage touchant de la patrie en mangeant en commun le gruau traditionnel, le jeune Slowacki, que Mickiewicz traitait toujours avec froideur et négligence et auquel il avait voué des sentiments non moins hostiles, quoiqu’il l’admirât comme poète, surtout comme l’auteur du Sieur Thadée, Slowacki, disons-nous, adressa à Mickiewicz un discours en vers. En rendant toute justice au grand poète, mais conscient de lui-même et dans un sentiment de fière dignité, il y déclarait que lui aussi, pour ses souffrances et pour ses œuvres, il avait bien mérité l’amour de la patrie et une place au royaume de la poésie. Mickiewicz lui répondit par une improvisation magnifique ; tous les assistants pleurèrent, emportés dans un élan d’enthousiasme, et les deux poètes s’embrassèrent et causèrent longtemps très amicalement en marchant de long en large par le salon. Mais malgré tous ces toasts et toutes ces démonstrations, il ne s’ensuivit pas de réconciliation durable. Grâce au caractère ombrageux et fier de Slowacki, à la négligence froidement méprisante de Mickiewicz et surtout grâce aux « amis » dont les uns appréciaient réellement Slowacki et d’autres se donnaient le cruel plaisir d’exciter traîtreusement son humeur offensée, les choses en revinrent bientôt à une querelle ouverte. (V. Slowacki, Lettres à sa mère, p. 97 ; Mickiewicz, Correspondance, t. Ier, p. 175, et surtout la Vie de Mickiewicz par son fils, t. II.)
  128. « Dit-on » veut certainement dire « dit Chopin ». On sait que Slowacki aussi, en rendant justice au génie poétique du célèbre musicien, son compatriote, et en s’extasiant sur son jeu (par exemple dans les Lettres à sa Mère, 1830-1848, Lwow., 1875), faisait parfois des remarques assez mordantes sur son compte. Cette petite ombre de malveillance de part et d’autre s’explique, il nous semble, par leur rivalité en amour pour Marie Wodzinska. Dans ces mêmes Lettres à sa mère, Slowacki parle avec enthousiasme de George Sand. (V. surtout les pages 134, 155, 161, 165, 167.)
  129. Cf. George Sand, sa vie et ses œuvres, t. II, p. 358-360. Des discussions sur la musique descriptive que George Sand rapporte dans ses Impressions et Souvenirs, il ressort d’une manière absolument claire pour tout lecteur contemporain, que Chopin — comme un grand subjectiviste qu’il était — niait complètement et ne comprenait point que la musique puisse rendre les tableaux de la nature tout objectifs, trouvant leur expression dans les compositions dites à programme, les « poèmes symphoniques » descriptifs. Qui comprenait d’une manière exquise la différence entre la musique à programme et la musique absolue ou abstraite, ce fut Tchaikowski. (V. la Vie de Pierre Iliytch Tchaikowski, par Modeste Tchaikowski, t. II, p. 237 ; Lettre à Mme N. de Meck, datée du 5 décembre 1878, où il donne une définition profonde des deux genres.)
  130. Nous omettons les explications trop professionnellement spéciales de Delacroix qui précèdent et suivent, elles pourraient pourtant être considérées comme une première ébauche des doctrines des pleinairistes et des impressionnistes, et nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui s’intéressent à ces questions de relire tout ce chapitre des Impressions.
  131. Lerminier, Au delà du Rhin.
  132. Lorsque Chopin se préparait à donner un concert, il ne s’adonnait jamais à l’étude de ses œuvres à lui, qu’il allait exécuter, mais jouait quotidiennement le Clavecin bien tempéré et autres œuvres du grand maître de chapelle de Leipzig.
  133. Cf. notre premier volume, p. 435, et t. II, la note à la page 17.
  134. Impressions et Souvenirs, p. 243.