George Sand (Feyrnet)

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L’Univers illustré du 17 juin 1876 (p. 3-13).

GEORGE SAND


Celle qui devait être une des gloires littéraires de la France naquit à Paris le 5 juillet 1804. Son père, Maurice Dupin, avait été officier dans les armées de la République et de l’Empire ; sa grand’mère paternelle était la fille naturelle du maréchal de Saxe.

Aurore Dupin passa son enfance dans son château de Nohant, où elle écrivit son premier et son dernier livre, et où elle vient de mourir après une courte et douloureuse maladie. À quatorze ans, elle fut mise au couvent des Dames Anglaises, à Paris, et elle y resta jusqu’en 1820.

En 1822, elle épousait un officier en retraite, le baron Dudevant. Cette union ne devait pas lui apporter le bonheur. Neuf ans plus tard elle arrivait à Paris ; et bientôt elle écrivait avec M. Sandeau quelques articles que le Figaro, dirigé alors par Delatouche, publiait sous le pseudonyme de Jules Sand. Un roman intitulé Rose et Blanche et une nouvelle : la Prima donna, insérée dans la Revue de Paris, parurent sous le même pseudonyme qui couvrait la même collaboration.

À Nohant, la jeune femme avait écrit seule, le nez dans la petite armoire qui lui servait de bureau, comme elle le dit, un livre qui allait être un événement. Elle voulait garder pour ce livre le pseudonyme de Jules Sand ; par délicatesse, M. Sandeau ne le voulut pas, et ce fut avec le nom de George Sand que parut Indiana.

Henri Delatouche, arrivant dans le petit appartement de l’écrivain au moment où l’éditeur venait d’envoyer le premier exemplaire, avait pris le roman et le parcourant s’en était fort moqué. « Allons ! s’était-il écrié, c’est un pastiche, école de Balzac ! Pastiche, que me veux-tu ? Balzac, que me veux-tu ? » Le lendemain, à son réveil, il écrivait à George Sand : « George, je viens faire amende honorable ; je suis à vos genoux. Oubliez mes duretés d’hier au soir, oubliez toutes les duretés que je vous ai dites depuis six mois. J’ai passé la nuit à vous lire. Ô, mon enfant, que je suis content de vous ! »

Quelques jours s’étaient à peine écoulés que le nom de George Sand était célèbre.

« Indiana, écrit Sainte-Beuve dans ses Portraits contemporains, n’est pas seulement un livre de vogue ; son succès n’est pas, en grande partie, dû à une surprise longtemps ménagée, à une complaisante duperie du public, à l’appât d’un nom gonflé de faveur, aux amorces habiles d’un titre bizarre ou mystérieux, promené, six mois à l’avance, de l’élégant catalogue en vélin aux couvertures beurre frais des nouveaux chefs-d’œuvre : la veille du jour où Indiana a paru, personne ne s’en inquiétait par le monde… Mais dès qu’en ouvrant le livre on s’est vu introduit dans un monde vrai, vivant, nôtre, à cent lieues des scènes historiques et des lambeaux de moyen âge dont tant de faiseurs nous ont repus à satiété ; quand on a trouvé des mœurs, des personnages comme il en existe autour de nous, un langage familier, des passions violentes, non communes, mais sincèrement éprouvées ou observées… alors on s’est laissé aller à aimer le livre, à en dévorer les pages, à en pardonner les imperfections, même les étranges invraisemblances vers la fin, et à le conseiller aux autres sur la foi de son impérieuse émotion… »

Valentine suivit de près Indiana ; puis ce furent Lélia, le Secrétaire intime, André, les Lettres d’un voyageur, Leone Leoni, Jacques, Mauprat, les Maîtres mosaïstes, les Sept cordes de la lyre, le Compagnon du tour de France, Consuelo, Jeanne, Teverino ; je passe vingt autres volumes pour ne citer que les œuvres hors ligne, celles qui ont eu le plus de retentissement. La dernière de ces œuvres est de 1845, et Indiana est de 1832 !

Il semble que le talent de George Sand ne puisse plus avoir d’aspects inconnus à nous révéler, et voici qu’un autre, tout nouveau, se découvre à nous plus familier, plus tendre, plus touchant : vous avez nommé ces chefs-d’œuvre qui s’appellent François le Champi, la Mare au Diable, la Petite Fadette.

Nous avions eu les passions violentes, orageuses ou tragiques, voici les amours tout imprégnés de la paix, de l’innocence et des parfums des champs ; c’est l’idylle et l’églogue après l’ode et l’héroïde enflammée ; nous avions eu la beauté physique et morale donnant aux petits et aux humbles l’entrée dans les paradis réservés jusqu’ici aux puissants, aux nobles, aux riches de la terre, voici les simples et naïves aventures, les amours et les romans du village ; nous avions eu toutes les élégances du monde, toutes les splendeurs de l’art, voici les magnificences et les enchantements de la nature.

Et l’inépuisable imagination de George Sand nous donne après cela, — je ne cite encore que les plus beaux livres de cette période qui va de 1848 jusqu’à hier — le Château des Désertes, Mont-Revêche, Jean de la Roche, Valvèdre, Tamaris, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, le Marquis de Villemer, l’Homme de neige, Mademoiselle de la Quintinie.

Ce fut en 1840 que George Sand aborda le théâtre. Cosima fut accueillie froidement par le public et n’eut qu’une représentation. L’écrivain ne voulut pas appeler des juges du jour à ceux du lendemain et retira sa pièce sans hasarder une seconde épreuve. François le Champi, qui fut joué en 1849, Claudie, le Mariage de Victorine, le Pressoir, Maître Favilla, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, le Marquis de Villemer, ont eu une tout autre fortune, et si ce n’est pas le théâtre qui a donné la gloire à George Sand, il lui a donné des succès qui auraient fait une célébrité à bien d’autres.

Nous ne saurions avoir la pensée d’essayer ici une étude et un jugement sur l’œuvre immense de George Sand ; l’espace nous manquerait, et puis un pareil travail ne s’improvise pas. Il nous semble d’ailleurs que dans ces premiers moments, pour tous les esprits élevés, pour toutes les âmes qui ont dû à cette femme de génie de si belles émotions, de si nobles jouissances, il ne peut y avoir qu’un besoin, celui de lui rendre un hommage enthousiaste et reconnaissant.

Quels dons merveilleux lui avaient été départis avec une abondance qui s’est bien rarement rencontrée, est-il besoin de le dire à ceux qui ont le sentiment du beau ! Elle avait la force et la clarté, l’éloquence et la poésie, la douceur et la passion, la gaieté aussi par moments, une gaieté saine et bien portante, la plus brillante imagination, une étonnante fécondité, une aisance, une simplicité, une ampleur admirables. Jamais on n’écrivit une langue plus robuste, plus souple et plus colorée. Son style fait penser à ces larges fleuves qui vont du même cours, toujours facile et majestueux, en reflétant dans leurs eaux profondes le ciel tantôt radieux de l’éblouissante lumière d’un midi d’été, tantôt sombre et déchiré par les éclairs de la tempête, empourpré par les feux du couchant ou scintillant d’innombrables étoiles dans la nuit sereine.

Nul effort chez George Sand. Il y a dans les contes de fées, qu’elle aimait tant, une jeune princesse qui ne peut ouvrir la bouche sans qu’il en sorte des diamants, des émeraudes et des rubis. George Sand n’avait qu’à prendre sa plume pour qu’il en tombât des pierreries. Elle était seule à ne pas le savoir. Après avoir écrit la dernière ligne d’un livre, si elle se demandait : « Mon livre est-il bon ? est-il mauvais ? » elle ne pouvait se répondre. Elle acceptait très-aisément le jugement des autres, trop aisément parfois. Le soir, à Nohant, elle lisait volontiers à ses hôtes ce qu’elle avait écrit dans la nuit précédente. Si quelqu’un faisait une critique et qu’elle la crût juste, elle déchirait sans hésiter des pages entières.

Elle y avait, il est vrai, moins de mérite qu’une autre ; remplacer ces pages sacrifiées lui coûtait si peu de peine ; elle travaillait si facilement et si vite !

Plusieurs de ses romans étaient mis au net au fur et à mesure qu’elle les écrivait. L’ami qui recopiait son manuscrit à côté d’elle me racontait un jour qu’elle avait quelquefois rempli son feuillet avant qu’il eût rempli le sien ; et comme il lui avait à plusieurs reprises témoigné son étonnement :

— Vous êtes drôle, lui dit-elle un jour, vous me répétez toujours la même chose. Il est tout simple que j’aille plus vite que vous. Pour me copier, il faut que vous me lisiez ; moi je n’ai qu’à écrire.

Il y a de bonnes gens qui croient naïvement que l’écrivain de génie ne travaille que par accès, quand le démon de l’inspiration, comme on disait autrefois, le pousse vers sa table de travail. Ils tomberont de leur haut quand ils sauront que George Sand s’asseyait toutes les nuits à la même heure devant son papier et son encrier ; qu’elle travaillait toujours le même nombre d’heures, et que si elle avait achevé un roman alors que le moment d’aller se mettre au lit n’était pas encore venu, elle en commençait un autre.

Ces belles créations de son esprit ne demeuraient pas dans sa mémoire.

« J’aurais cru, dit-elle dans l’Histoire de ma vie, que l’habitude de préciser les êtres, les passions et les situations fixeraient peu à peu mes souvenirs. Il n’en fut rien, et cet oubli où mon cerveau enterre immédiatement les produits de son travail n’a fait que croître et embellir. Si je n’avais pas mes ouvrages sur un rayon, j’oublierais jusqu’à leur titre. On peut me lire un demi-volume de certains romans que je n’ai pas eu à revoir en épreuves depuis quelques semaines, sans que, sauf deux ou trois noms principaux, je devine qu’ils sont de moi. »

Un jour, l’ami dont je vous parlais tout à l’heure rappela devant elle quelque épisode d’un de ses meilleurs romans, Mauprat.

« C’est moi qui ai écrit cela ? dit-elle.

— Mais oui, sans doute. »

Le roman ne se trouva point avec les autres sur le rayon où elle plaçait ses livres.

« Je l’ai, moi, lui répondit l’ami.

— Eh bien ! apportez-le-moi », dit-elle.

Il le lui apporta ; et le lendemain :

« Je l’ai lu, lui dit-elle. Ce n’est pas mauvais ; mais je ferais mieux maintenant. »

Ces chefs-d’œuvre qu’elle oubliait si vite, nous ne les avons pas oubliés, nous. Ils nous ont ravis, et ils raviront tous ceux qui les liront après nous.

La femme illustre que la France a perdue et qu’elle pleure eut la passion du travail : il fut sa consolation, son bonheur et sa joie, et l’on peut dire que la mort survenant cruelle, imprévue, a brisé la plume de George Sand dans sa main.

Qu’on mette sur sa tombe un laurier ; qu’on mette aussi des roses, des marguerites et des myosotis.

Ceux qui ont l’amour et l’intelligence du beau diront : « Elle fut grande ! » les petits, les humbles, les ignorants, les pauvres, qui l’ont connue et qu’elle a aimés diront : « Elle fut bonne ! »

X. Feyrnet.