George Sand (Othenin d’Haussonville)/03

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George Sand (Othenin d’Haussonville)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 26 (p. 332-367).
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GEORGE SAND

III.[1]
LA POLITIQUE, LA NATURE ET L’ART. — DERNIERES ANNEES.


I.

Si le problème religieux pèse d’un poids non moins lourd sur notre génération que sur la génération précédente, il n’en est pas de même du problème social. Jamais à aucune époque, sauf peut-être à la veille de la révolution française, les bases sur lesquelles repose la vieille organisation de la société n’ont eu à soutenir un assaut aussi redoutable que durant la période de 1830 à 1848. Jamais autant d’intelligences d’élite ne se sont coalisées contre elle et n’ont dirigé contre ses institutions essentielles un feu mieux nourri d’invectives et de sophismes. Les luttes politiques ont pris de nos jours, malgré leur vivacité, un tout autre caractère. Ce qui est en jeu, ce que l’on se dispute avec acharnement, c’est le pouvoir, le pouvoir qui satisfait chez les uns l’ambition légitime de mettre en pratique leurs théories et leurs idées, chez les autres le besoin longtemps contenu des jouissances et du bien-être. Quant aux utopies sociales et aux réformes humanitaires, on n’en retrouve plus guère l’écho que dans les bas-fonds des clubs où ils servent à déguiser assez mal des appétits brutaux. Mais il n’en allait pas ainsi au lendemain d’une révolution qui avait surexcité tant d’espérances qu’elle s’est montrée impuissante à satisfaire, et l’on est aujourd’hui confondu du nombre d’esprits sincères, généreux, désintéressés, qui se sont laissé entraîner durant cette période aux rêveries du socialisme. Pour ne parler que d’une école, celle des saint-simoniens, on mettrait aujourd’hui assez mal à l’aise plus d’un homme engagé dans l’industrie ou dans la politique, si on publiait la liste complète de ceux qui ont assisté en habit bleu, sur l’estrade, » aux prédications de la rue Taitbout. Lorsque tant de solides intelligences étaient ébranlées, quoi d’étonnant qu’une femme à l’imagination ardente et aux instincts généreux se soit laissé gagner par le vertige, et n’ait pas montré plus de fermeté d’esprit que tel économiste en renom dont les avis font loi aujourd’hui ?

Je ne suis donc pas de ceux qui veulent mal de mort à George Sand d’avoir versé pendant quelques années dans le socialisme. Si l’on veut en effet juger des choses à un point de vue un peu élevé, on reconnaîtra que la préoccupation exagérée des souffrances sociales n’est point l’indice d’un esprit vulgaire, et que, dût cette préoccupation conduire à des conclusions imprudentes, elle n’en demeure pas moins à l’honneur de celui qui l’a ressentie. L’homme d’état qui de nos jours resterait par négligence ou par système absolument étranger à cette préoccupation manquerait assurément en quelque chose de ce que Royer-Collard appelait la partie divine de l’art de gouverner. Parce que ces questions d’hérédité, de capital, de salaires, semblent aujourd’hui quelque peu sommeiller, il ne faudrait pas croire en effet qu’elles ne se réveilleront jamais. Si la diffusion du bien-être et l’accession d’un plus grand nombre d’individus à la propriété sous toutes ses formes ont en partie enlevé à ces questions leur caractère aigu, on ne doit pas pour cela se laisser aller à oublier combien le voile brillant de notre civilisation cache de plaies vives, et combien, pour panser ces plaies, les remèdes de la charité sont insuffisans. On ne saurait s’étonner que les hommes atteints de ces plaies, entre les mains desquels une législation prématurée a mis la force et le droit, se sentent peu disposés à choisir pour la défense de leurs intérêts des mandataires indifférens à leurs maux, incrédules à leurs espérances, et portent de préférence leurs suffrages sur ceux qui, sincères ou non, ne craignent pas de leur vanter la vertu de quelque panacée. Pourquoi faut-il que ceux-là, de leur côté, ne fassent trop souvent de l’étude de ces questions qu’un moyen grossier de capter ces suffrages, et, sitôt après les avoir obtenus, ne paraissent préoccupés que de payer leur dette en flatteries et non en services ! Ne doit-il pas y avoir des âmes délicates et fières qui se sont senties souvent émues de sympathie pour ces classes ouvrières où tant d’intelligence et d’amour du travail se mêlent à tant de passions aveugles, et qui ont contenu sur leurs lèvres l’expression publique de cette sympathie dans la crainte qu’elle ne parût entachée de quelque arrière-pensée ambitieuse et personnelle ?

Aucun mobile de cette nature ne pouvant être attribué à une femme, je persiste à savoir quelque gré à George Sand de l’ardeur peut-être un peu inconsidérée avec laquelle elle s’est lancée à la recherche du problème social. Je suis persuadé qu’au point de départ elle était sincère. Le fond de sa nature était généreux et bon, bien qu’elle ne fût pas incapable de se laisser entraîner par la passion à quelque dureté, et son oreille était facilement accessible à ce long cri de souffrance qui s’élève du fond, de la société, et que l’étourdissement du plaisir empêche souvent d’entendre au sommet. Je ne voudrais cependant pas répondre qu’à la longue un peu d’affectation ne se soit mêlé à son enthousiasme révolutionnaire. « Ne croyez pas trop à mes airs sataniques, écrivait-elle à Sainte-Beuve quelque temps après la publication de Lélia ; je vous jure que c’est un genre que je me donne. » N’était-ce pas aussi un genre qu’elle se donnait lorsqu’elle écrivait, à l’annonce d’un procès dirigé contre quelques-uns de ses amis politiques : « Ainsi nous nous reverrons, non plus comme d’heureux voyageurs, non plus comme de gais artistes, dans les riantes vallées de la Suisse ou dans les salles de concert, ou dans l’heureuse mansarde de Paris, mais bien sur l’autre rive de l’Océan ou dans les prisons, ou au pied d’un échafaud, car il est facile de partager le sort de ceux qu’on aime quand on est bien décider à le faire ; si faible et si obscure qu’on soit, on peut obtenir de la miséricorde d’un ennemi qu’il vous tue ou qu’il vous enchaîné. » Elle savait bien que le pacifique gouvernement contre lequel elle s’échauffait si fort ne l’enverrait pas de l’autre côté de l’Océan et encore moins à l’échafaud. Aussi a-t-on pu dire avec esprit qu’elle se poudrait de rouge ; mais la poudre rouge était si fort de mise dans le monde où elle s’était fourvoyée qu’il faut un peu l’excuser de n’avoir pas su mieux se défendre contre cette mode. Ses démêlés judiciaires avec son mari l’avaient mise de bonne heure en relations avec Michel de Bourges. Le célèbre avocat prit rapidement une grande influence sur son esprit et lui communiqua quelque chose de la haine furieuse qu’il éprouvait contre la société. Elle a raconté d’une façon assez dramatique la première conversation où Michel de Bourges lui découvrit la hardiesse de ses vues et la profondeur de ses colères. C’était un soir d’hiver sur le pont des Saints-Pères. Il y avait bal aux Tuileries, et l’on voyait le reflet des lumières sur les arbres du jardin. On entendait le son des instrumens qui passait par bouffées dans l’air chargé de parfums printaniers. Le quai désert du bord de l’eau, le silence et l’immobilité qui régnaient sur le pont, contrastaient avec ces rumeurs confuses, cet invisible mouvement. Ce contraste et la pensée des misères sans nombre qui se cachaient sous les toits de ce Paris silencieux irritèrent Michel de Bourges, qui se lança dans une déclamation furibonde contre la civilisation, contre la société, contre l’art. « Je vous dis, s’écria-t-il, que, pour rajeunir et renouveler votre société corrompue, il faut que ce beau fleuve soit rouge de sang, que ce palais maudit soit réduit en cendres et que cette vaste cité où plongent vos regards soit une grève nue où la famille du pauvre promènera la charrue et dressera sa chaumière. »

Sans jamais aller aussi loin que Michel de Bourges dans ces rêves de destruction sociale, George Sand n’en subit pas moins l’influence de ces déclamations et se trouva peu à peu enrôlée, elle, femme et artiste, dans la croisade révolutionnaire. Par l’intermédiaire de Michel de Bourges, elle entra en relations avec tout l’état-major républicain et socialiste ; elle fut tenue au courant de leurs conciliabules lors du procès d’avril, et avait même été un instant chargée de préparer la rédaction de la fameuse lettre adressée à la pairie par les défenseurs des accusés. Néanmoins ce ne fut que quelques années plus tard et sous l’influence, non pas de Michel de Bourges, mais de Pierre Leroux, qu’elle mit délibérément sa plume au service des utopies socialistes. Michel de Bourges n’avait pas de doctrines ; il n’avait que des haines. Il n’en était pas de même de Pierre Leroux, qui se croyait en possession d’une théorie nouvelle de la propriété, comme il se croyait l’apôtre d’une religion future. On nous saura gré, tant ces questions ont vieilli, de ne pas exposer ici cette théorie, qui aboutissait en définitive à un communisme assez brutal, et dont George Sand elle-même avouait plus tard n’avoir pas bien compris tous les points. Mais Pierre Leroux n’en eut pas moins l’art de ranger George Sand au nombre de ses prosélytes et de l’enrôler parmi les collaborateurs de la Revue indépendante, qu’il fonda en 1841. Jusqu’à cette époque, et depuis la publication d’Indiana, c’était dans la Revue des Deux Mondes qu’avaient paru celles des œuvres de George Sand qui sont restées les plus célèbres : Lélia, André, Leone Leoni, etc. Mais elle se brouilla avec la Revue, à propos du roman d’Horace, dont l’insertion lui fût refusée. Ce roman contenait une glorification de l’union libre, et une apologie de l’émeute du cloître Saint-Merry, qui ne pouvaient convenir à la direction de la Revue. Horace n’est cependant qu’une satire assez amère, mais parfois assez juste, des ridicules de la jeunesse bourgeoise, opposée par George Sand à la simplicité vertueuse de l’homme du peuple. Ce n’est pas un roman social, c’est encore un roman de mœurs. Il n’en est pas de même du Meunier d’Angibault, du Compagnon du tour de France, du Péché de M. Antoine, qu’elle fit successivement paraître dans la Revue indépendante et qui forment assurément la partie la plus faible et la plus pénible à relire aujourd’hui de l’œuvre volumineuse de George Sand. Quel ennuyeux personnage que ce meunier qui sait tout d’instinct sans avoir jamais rien appris, qui donne aux femmes du monde des leçons de savoir-vivre et qui « en agriculture considérée comme science naturelle plus que comme expérimentation commerciale, en politique considérée comme recherche du bonheur et de la justice humaine, en religion et en morale, a des notions justes, élevées, marquées au coin du bon sens, de la perspicacité et de la noblesse de l’âme. » Il n’y a de plus ennuyeux dans le roman que ce pédant socialiste, Henri Lemor, qui refuse d’épouser la femme qu’il aime, pour ne pas partager avec elle l’héritage des rapines féodales de ses pères. Plus folle encore est peut-être cette comtesse de Blanchemont qui pleure de joie en apprenant la ruine de son fils, et se propose avec enthousiasme d’en faire un meunier ! Qu’il est donc doctoral et pédantesque, ce compagnon du tour de France, maître Pierre Huguenin, ainsi que son ami le Corinthien, et quelles singulières mœurs ont ces femmes du monde dont l’une succombe avec un charpentier aux vulgaires séductions d’un accident de voiture, et dont l’autre offre sa main à un compagnon menuisier, sauf à se faire refuser par lui parce qu’il a horreur de la richesse ! Qu’il est surtout prodigieux et invraisemblable, ce vieux marquis du Péché de M. Antoine qui passe toute sa vie dans la solitude par horreur des hommes et qui dispose de sa fortune en faveur d’un rêveur comme lui, à la condition qu’il l’emploiera à fonder une commune dont tous les habitans mettront leurs biens en société ! Quelque admiration qu’on puisse professer pour le talent de George Sand, on ne saurait méconnaître que ce talent n’ait subi une éclipse passagère pendant toute cette période où son esprit était en quelque sorte hanté par la préoccupation des réformes sociales.

Ce n’est pas qu’autrement compris et traité, le sujet ne fût digne d’un génie comme le sien. Composer un roman où toutes les faces de notre société complexe seraient peintes avec une égale vérité, où les souffrances et les vertus des classes ouvrières seraient décrites sans exagération, où les haines, les illusions, les vices qu’engendrent ces souffrances seraient expliqués par ces souffrances mêmes, où les faiblesses et les mérites des classes supérieures seraient reproduits sans passion, mais sans complaisance, m’a toujours paru une des œuvres les plus dignes de tenter une imagination puissante et féconde. Mais écrire ainsi que l’a fait George Sand une sorte d’idylle ouvrière dont les héros ressemblent autant aux ouvriers véritables que les bergers de Florian ressemblent aux bergers de la Beauce, reconnaître au peuple la vertu, le génie, la poésie, imputer aux riches l’égoïsme, la lâcheté, la sottise, c’est faire une œuvre qui au point de vue littéraire sera nécessairement une œuvre médiocre parce qu’elle manque aux conditions nécessaires de la vérité, et qui au point de vue social sera souvent une œuvre dangereuse, parce qu’elle attise des haines et encourage des illusions. Au milieu de ces divagations, il est curieux de retrouver cependant l’instinct permanent de la race. L’arrière-petite-fille de Maurice de Saxe n’en veut point à la noblesse ; elle lui reconnaît volontiers certaines qualités et lui prête même assez gratuitement des tendances socialistes et humanitaires. Toute sa haine est contre le bourgeois, paysan ou industriel enrichi ; il n’est point de vices et de ridicules dont elle ne le charge. Quant au prolétaire, son enthousiasme pour lui ne connaît pas de bornes. « Ô peuple ! tu prophétises, s’écrie un de ses héros, en serrant un farinier contre son cœur. C’est pour toi en effet que Dieu fera des miracles, c’est sur toi que soufflera l’esprit saint ! Tu ne connais pas le découragement ; tu ne doutes de rien. Tu sens que le cœur est plus puissant que la science ; tu sens ta force, ton amour, et tu comptes sur l’inspiration ! Voilà pourquoi j’ai brûlé mes livres ! Voilà pourquoi je vais chercher parmi les pauvres et les simples de cœur la foi et le zèle que j’ai perdus en grandissant parmi les riches ! »

Quel sort George Sand réserve-t-elle dans ses plans de réorganisation sociale à ces malheureux riches ? Autant qu’on peut discerner une théorie précise au travers de beaucoup de déclamations confuses, George Sand ne paraît pas avoir cru à la possibilité d’un partage immédiat des biens. Elle se sentait froissée par ce qu’il y avait de brutal dans cette mesure, et les théories destructives de Michel de Bourges ne faisaient qu’exciter son indignation. Elle avait mis son espérance dans une sorte d’association volontaire des biens, des efforts, des instrumens de travail et des produits, qui abolirait la souffrance en assurant à chacun sa part de jouissance. Comment cette association parviendrait-elle à se constituer ? Serait-elle volontaire ou forcée ? Le législateur interviendrait-il pour y contraindre les citoyens ou se bornerait-il à faire appel à la générosité de chacun ? Il n’aurait pas fallu la serrer de trop près sur ce point, car elle n’en savait guère rien elle-même. Il est plus facile en effet de dénoncer les souffrances engendrées par l’inégalité des conditions que de trouver un remède à cette inégalité même ; mais cette ignorance des procédés n’est pas un obstacle quand il ne s’agit que d’écrire des romans. C’est à la pratique qu’on reconnaît la difficulté de transformer en projet de loi des utopies plus ou moins généreuses, et George Sand ne devait pas tarder à faire de cette difficulté une épreuve à laquelle ses illusions n’ont pas résisté.

Rien d’étonnant que, dans la disposition d’esprit où elle se trouvait depuis plusieurs années, elle ait salué avec enthousiasme la révolution de 1848 comme l’aurore de cette ère nouvelle qu’elle avait rêvée. L’établissement du suffrage universel était un des remèdes sur lesquels elle comptait pour diminuer la vivacité des luttes sociales et politiques : « Dans ce temps-là, écrivait-elle dès 1841, chacun ayant des droits politiques, et l’exercice de ces droits étant considéré comme une des faces de la vie de tout citoyen, il est vraisemblable que la carrière politique ne sera plus encombrée de ces ambitions palpitantes qui s’y précipitent aujourd’hui avec tant d’âpreté. » Si, sur la fin de sa vie, on lui eût demandé ce qu’elle pensait de l’efficacité du remède apporté par le suffrage universel à l’âpreté des ambitions palpitantes, la bonne foi, qui était une des qualités dominantes de son esprit, né lui eût pas permis de dire que la vertu du remède avait répondu à son attente. Mais, si la désillusion devait être prompte à venir, l’enthousiasme des premiers jours avait été grand. Une lointaine et stérile adhésion n’aurait pas suffi à la manifestation de cet enthousiasme. Elle accourut de Nohant à Paris, et vint trouver Ledru-Rollin, dont elle avait fait la connaissance lors du procès d’avril, pour mettre à sa disposition son dévoûment et sa plume. Pendant toute la durée du gouvernement provisoire, elle vécut au ministère de l’intérieur dans ce singulier milieu où, dit Mme d’Agoult dans son Histoire de la révolution de 1848, « on portait des chapeaux montagnards, des gilets à la Robespierre, on se tutoyait sans se connaître, on affectait de choquer les bienséances par des rudesses triviales et l’on mesurait au cynisme des formes l’énergie des vertus républicaines. » George Sand donna de sa vertu républicaine une preuve de meilleur aloi en offrant ses services pour la rédaction du Bulletin de la république, offre qui fut acceptée par une délibération officielle du gouvernement provisoire. Peu à peu et sous son influence, ce Bulletin changea de caractère. Au lieu de demeurer une publication chargée de mettre le gouvernement provisoire en relations avec les ouvriers des villes et les paysans des campagnes « par un perpétuel échange d’idées » (tel était le programme de la publication), le Bulletin de la république devint un organe où George Sand développa à l’aise et sans surveillance les théories qui préoccupaient son esprit. C’est ainsi que le Bulletin n° 12 était consacré tout entier à dépeindre les souffrances de la femme du peuple et les hontes de la prostituée, sujet qui pouvait paraître assez singulièrement choisi pour un recueil essentiellement politique. Mais George Sand ne bornait pas là ses hardiesses, et elle s’attirait de la part de Ledru-Rollin un désaveu pour avoir encouragé en quelque sorte l’insurrection du 15 avril, en déclarant dans le Bulletin n° 16 que, si le résultat des élections ne répondait point au désir du peuple de Paris, « il manifesterait une seconde fois sa volonté et ajournerait les décisions d’une fausse représentation nationale. » En même temps, elle assistait au ministère de l’intérieur à tous les conciliabules où les plus exaltés du parti formaient le projet de jeter par les fenêtres l’assemblée constituante. En un mot, elle vécut pendant quelques mois au plein centre de la bohème politique et en proie à une sorte d’ivresse révolutionnaire qui altérait l’équilibre de ses facultés. Le réveil fut prompt et terrible.

Les journées de juin lui ouvrirent les yeux. À quoi avaient abouti ses rêves de fraternité, d’amour, d’abolition de la souffrance ? À une émeute féroce suivie d’une répression sanglante. Les républicains s’égorgeaient entre eux, et ne se faisaient même pas grâce après le combat. Elle était devenue une étrangère au ministère de l’intérieur, où Ledru-Rollin ne régnait plus. Qu’avait-elle désormais à faire à Paris ? Elle s’enfuit en quelque sorte à Nohant, troublée et navrée jusqu’au fond de l’âme, dans l’espérance d’y trouver un peu de calme. Mais ce fut pour tomber dans une mélancolie dont, quelques mois après, la préface de la Petite Fadette apportait au public l’amère expression. « La nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon ; mais les hommes ont empiré, et nous comme les autres. Les bons sont devenus faibles, les faibles poltrons, les poltrons lâches, les généreux téméraires, les sceptiques pervers, les égoïstes féroces… Tandis que nous contemplons l’éther et les astres, tandis que nous respirons les parfums des plantes sauvages et que la nature chante autour de nous son éternelle idylle, on étouffe, on languit, on pleure, on râle, on expire dans les mansardes et dans les cachots. Jamais la race humaine n’a fait entendre une plainte plus sourde, plus rauque et plus menaçante. » N’est-ce que le découragement ou la colère de la défaite qui ont inspiré l’âpreté de cette plainte ? N’y entrait-il pas aussi, ô artiste, ô poète, quelque trouble et quelque remords ? Ne vous êtes-vous pas dit dans la paix de votre asile héréditaire et dans le silence de votre vallée que vous aviez peut-être quelque part de responsabilité dans ce tragique dénoûment de vos rêves humanitaires, et que la droiture des intentions ne suffit pas à justifier d’aussi étranges erreurs de l’esprit lorsque ces erreurs ont été un peu trop légèrement adoptées et propagées ? Vous aviez pendant dix ans déployé toute l’éloquence d’un talent populaire à dénoncer à la classe la plus nombreuse ; et la plus pauvre les vices de la classe la moins nombreuse et la plus riche ; puis vous vous êtes étonnée que ces revendications de la pauvreté et du nombre aient pris un jour une forme brutale que vous n’aviez pas prévue. Vous aviez exalté des espérances, caressé des rêves, fomenté des haines, et lorsque vous vous êtes sentie impuissante à satisfaire les passions que vous aviez excitées, vous avez été toute surprise de voir que ces passions cherchaient à se satisfaire elles-mêmes. Combien y en avait-il parmi ces malheureuses victimes de juin qui avaient rêvé, sur la foi de vos romans, communauté des biens, égale distribution de la richesse, fraternité universelle, et qui, voyant que ces biens tardaient à venir, ont cru de bonne foi que vous les teniez dans vos mains et que vous vous refusiez à les leur donner ! Pour vous, la perte de vos illusions ne vous a coûté qu’un retour mélancolique de Paris à Nohant, et quelques mois passés dans une tristesse dont les ressources de votre génie vous ont bientôt permis de secouer le poids. Mais eux, c’est de leur liberté, c’est de leur vie peut-être qu’ils ont payé leur crédule confiance dans les utopies dont vous les aviez bercés. Il est impossible que, durant ces nuits silencieuses où vous croyiez entendre la plainte rauque et menaçante de l’humanité, la voix de votre conscience inquiète n’ait pas aussi parlé à votre oreille ; et lorsque vous vous écriiez : « Mieux vaut, dans les temps où les hommes se détestent, une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfans sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels, renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction, » je crois faire honneur à votre mémoire en disant que ces lignes trahissent le secret d’un remords inavoué.

L’illusion socialiste avait été trop tenace chez George Sand pour que les mécomptes d’un jour pussent suffire à la déraciner. Durant ces années douteuses qui séparent les journées de juin du coup d’état, elle passa par des alternatives de découragement et d’espérance ; mais cette espérance, qui allait au reste en s’affaiblissant, avait aussi changé de nature. Ce n’était plus dans le peuple lui-même qu’elle avait foi pour réaliser par sa propre sagesse le progrès rêvé ; c’était dans l’homme que les suffrages du peuple avaient, par une sorte d’acclamation, appelé à sa tête. Instinctivement elle mettait sa confiance dans l’ancien prisonnier de Ham, dans celui que Sainte-Beuve appelait plus tard, en plein sénat, un socialiste éminent. Elle s’attendait toujours à ce que l’auteur des Idées napoléoniennes tentât quelque vigoureux effort en faveur de ce progrès continu des sociétés qui avait été une des préoccupations sincères de sa jeunesse errante et un des articles de son programme politique. Le coup d’état ne suffit point à la détromper, et quelque vague attente continua de se mêler aux alarmes qu’elle ressentit, non-seulement pour ses amis, dont plusieurs furent compris dans les proscriptions, mais pour elle-même, qui se crut un instant menacée de les rejoindre. Sa confiance dans la générosité du président était assez grande pour lui inspirer la pensée de solliciter par lettre une audience où elle comptait à la fois demander la grâce d’un ami et l’adjurer de ne pas oublier son rôle de réformateur. « Ce coup d’état, écrivait-elle plus tard, entre les mains d’un homme logique, aurait pu nous imprimer un mouvement dans le sens du progrès. » Il lui fallut quelque temps pour s’apercevoir que la logique du 2 décembre n’était point le progrès tel qu’elle l’entendait ; mais, tout en désapprouvant le régime impérial et ses procédés, elle conservait une certaine sympathie pour l’homme qui en était la personnification. Elle se sentait quelque attrait pour cette nature sceptique et rêveuse, singulier mélange de bon et de mauvais, qui méritera de fixer un jour l’attention de l’historien. Pendant toute la durée de son règne, elle n’évita pas les relations indirectes avec l’empereur, et par les relations comme par le cœur elle se rapprochait assez de ce que Sainte-Beuve appelait le petit parti de la gauche de l’empire. Dans le journal qu’elle a publié au lendemain de la guerre, à cette époque où il était de mode d’accumuler sur une seule tête des responsabilités multiples et de faire oublier par la violence des injures la bassesse des adulations, elle conserve en parlant de l’empereur une certaine gravité équitable et triste. Je ne connais pas au reste de pages qui fassent plus d’honneur au cœur et au bon sens de George Sand que ce Journal d’un voyageur pendant la guerre. On sent que pendant ces six mois elle a palpité de toutes les angoisses, de toutes les espérances, de tous les héroïsmes qui ont fait palpiter le sein de la France. On y trouve aussi l’expression vigoureuse de l’opinion qui était alors celle de tous les gens de bon sens sur ce singulier personnel politique qui s’était emparé de la direction de nos affaires. Avec quelle verve elle raille ce règne de la phrase et de la déclamation, avec quelle indignation elle signale ces prétentions dictatoriales et ces velléités de tyrannie ! « La France n’est pas si lâche, s’écrie-t-elle, qu’il lui faille avoir un professeur de courage et de dévoûment devant l’ennemi. Tous les partis ont eu des héros dans cette guerre, tous les contingens ont fourni des martyrs. Nous avons bien le droit de maudire ceux qui se sont présentés comme capables de nous mener à la victoire, et qui ne nous ont menés qu’au désespoir. Nous avions le droit de leur demander un peu de génie, ils n’ont même pas eu de bon sens. » Aujourd’hui que la conséquence logique des choses nous menace de ramener au pouvoir ce personnel politique, il est bon de ne pas laisser oublier comment son court passage aux affaires a été jugé par un juge au moins impartial, et, aussi bien pour nous préserver des dangers du présent que pour nous mettre en garde contre ceux de l’avenir, il importe d’avoir présente à l’esprit cette sentence dont les malheurs de la France arrachaient à George Sand l’expression peut-être un peu amère : « Ce sont deux malades : un somnambule et un épileptique, qui ont consommé la perte de la France. »

II.

Il y a parmi les œuvres de George Sand une sorte de drame fantastique intitulé la Lyre à sept cordes. Son talent n’était-il point aussi une lyre à sept cordes dont chacune rendait un son différent, mais qui toutes vibraient en même temps ? En m’efforçant, ainsi que je l’ai fait, d’introduire un peu de méthode dans la critique de l’œuvre de George Sand, je crains d’en avoir dérobé le véritable caractère, qui est la variété et l’exubérance. À côté de la femme passionnée que l’amour, la philosophie, la politique préoccupaient en même temps, il y avait une artiste sereine éprise du beau sous toutes ses formes, une arrière-petite-fille de Diotime, cette étrangère de Mantinée que Platon a introduite dans son banquet, non moins libre et non moins hardie dans son langage, mais non moins capable de s’écrier comme elle dans son enthousiasme : « Ô mon cher Socrate, la vie n’a de prix et de charme que par la contemplation de l’éternelle beauté ! » Lorsque Platon mettait dans la bouche d’une femme cet éloquent hommage, ne semblait-il pas reconnaître que ces organisations plus fines que les nôtres sont aussi plus propres à ressentir ce divin enthousiasme du beau lorsque, par un rare et heureux don du ciel, la force ne fait point défaut à leur imagination ? N’est-ce point en effet par l’imagination surtout que nous arrivons à comprendre le beau, et serions-nous capables de le saisir si cette seconde vue de l’esprit ne venait en aide à l’insuffisante perception de notre intelligence ? Or quelle femme a possédé une imagination et plus forte et plus fine à la fois que celle de George Sand ? Macaulay comparait le génie de Bacon à la tente que la fée Paribanou avait donnée au prince Ahmed : ployée, elle tiendrait dans la main d’une femme ; déployée, elle abrite des bataillons sous son ombre. Je comparerais l’imagination de George Sand à un instrument d’optique assez puissant pour permettre à l’œil d’apercevoir à la fois les mille nervures dont le microscope révèle l’existence dans la feuille d’un arbre, et les plus fines dentelures d’une montagne perdue dans les brouillards de l’horizon. Est-elle assise sur le versant des Alpes du Tyrol, il suffit qu’elle ferme les yeux pour se croire transportée en Amérique dans une de ces éternelles solitudes que l’homme n’a pu encore conquérir sur la nature sauvage ; elle entendra le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées et la voix des panthères errantes parmi les rochers. L’illusion sera si complète qu’en ouvrant les yeux elle dédaignera ces belles plaines de la Lombardie qui se déroulent sous ses pieds, cette mer Adriatique qui flotte comme un voile de brume à l’horizon, et ce magnifique paysage lui apparaîtra comme une conquête épuisée. Elle habite à Venise une petite maison basse, le long d’une étroite rue d’eau verte et pourtant limpide, tout à côté du pont dei Barcaroli : il lui vient tout à coup je ne sais quel souvenir du pays natal, des rues sales et noires, des maisons déjetées, des pauvres toits moussus de La Châtre ; elle prend la même plume qui venait de tracer les pages brûlantes de Leone Leoni, et au bruit des eaux tranquilles que soulève la rame, au son des guitares errantes, en face des palais féeriques qui projettent leur ombre sur les canaux les plus étroits et les moins fréquentés, elle écrit en huit jours cette délicieuse églogue d’André, où son imagination a ennobli la vulgaire histoire d’une grisette rendue mère par un fils de famille, et qui respire la senteur des belles prairies de l’Indre avec leurs foins parfumés. L’hiver a été rude à Nohant, le printemps est pâle et froid ; le vent du nord fait gémir les vieux sapins, et la grue jette en traversant les airs un cri de détresse : sa pensée distraite se reporte à ces belles nuits de Venise où, à la clarté pleine et suave de la lune des mers orientales, assise sous une treille en fleurs, abreuvée du doux parfum de la vigne et du jasmin, elle soupait gaîment de minuit à deux heures dans les jardins de Santa-Margarita, et le souvenir des vieilles annales vénitiennes lui inspire cette histoire des Maîtres mosaïstes, qu’on dirait écrite par un chroniqueur d’autrefois. C’est ainsi que le manteau voyageur de son imagination la transporte sans efforts des plages du Lido au bord de l’Indre ou de la Creuse, et que l’incident le plus futile, le personnage le plus vulgaire avec lequel la vie l’avait mise en rapport devenait le prétexte ou le héros d’un récit où un peu de vérité se mêlait à beaucoup de fiction. L’âge n’a pas altéré chez elle ce don de création facile, et, au risque de surcharger son bagage littéraire de beaucoup d’œuvres inférieures, sa fantaisie a évoqué jusqu’au dernier jour les figures les plus diverses avec la même facilité que, dans le poème antique, le héros évoquait les morts en faisant des libations de lait et de miel.

Parmi les créations brillantes de cette fantaisie, il convient de faire une place à part à toute la série des romans champêtres qui sont devenus presque classiques dans notre littérature. Par un contraste qui pourrait au premier abord paraître singulier, c’est à la veille et au lendemain de la période la plus agitée de sa vie, de 1846 à 1850, qu’elle a écrit ces œuvres si paisibles, si dégagées de toute agitation d’esprit, qui s’appellent la Mare au diable, François le Champi, la Petite Fadette ; mais il n’y a là qu’une contradiction apparente, car c’est précisément pour chercher un refuge contre l’anxiété des problèmes de la politique qu’elle se plongeait ainsi dans le calme et la simplicité de la vie rurale. Ce serait une curieuse étude à faire que celle des circonstances où sont éclos dans la littérature ancienne ou moderne les différens essais de poésie pastorale. On y verrait que, depuis les idylles de Théocrite jusqu’aux bergeries d’Urfé, ces enthousiasmes subits pour les charmes de la vie rustique plus ou moins exactement dépeints sont toujours nés du dégoût d’une civilisation trop raffinée ou de la fatigue d’une époque batailleuse. On y verrait que, de même que les peuples enfans rêvent combats singuliers, héros et guerrières, de même les peuples vieillis rêvent moutons, bergers et bergères. Cette étude apprendrait aussi à mieux apprécier les difficultés d’un genre où il est si rare, je ne dis pas seulement d’atteindre à la perfection, mais même d’en approcher. De tous les écrivains français, George Sand est assurément celui qui en est arrivé le plus près, et elle a fait preuve d’une souplesse qui a révélé son talent sous un jour nouveau. Ce qu’on pouvait en effet jusque-là lui reprocher, c’est que ses différens personnages, à quelque sexe, à quelque condition sociale qu’ils appartiennent, parlent tous un peu la même langue, éprouvent les mêmes sentimens et les rendent de la même manière. Dans ses romans champêtres, ce n’est pas seulement un monde nouveau qu’elle a su peindre, c’est une langue nouvelle qu’elle a appris à manier. Je ne vais point cependant jusqu’à approuver le procédé qu’elle a employé dans François le Champi et dans la Petite Fadette, de mettre tout le récit dans la bouche du chanvreur qui parle ou du moins qui est supposé parler le patois berrichon. Il y a quelque chose d’un peu fatigant à la longue dans ce langage factice, qui en réalité n’a même pas le mérite de la vérité. Le patois du chanvreur n’est pas plus le parler ordinaire des paysans que celui des gens du monde ; c’est un dialecte absolument conventionnel à l’aide duquel le pauvre chanvreur a beaucoup de peine à rendre des pensées qui n’ont jamais traversé d’autre cerveau que celui de George Sand. Bien supérieur est le plan de la Mare au diable, son chef-d’œuvre en ce genre, où l’auteur parle comme il sait parler et où le dialogue seul est en langue paysanne. Si ce ne sont pas là, comme on l’a dit, de vrais paysans, ce sont les paysans tels qu’ils pourraient être, et si le tableau est un peu idéalisé, les couleurs du moins en demeurent vraies. George Sand a beaucoup mieux compris les habitans des campagnes que ceux des villes. Elle ne leur a point prêté les vertus de l’âge d’or et elle a peint avec vérité ce mélange d’honnêteté, de ruse, de grossièreté, de vertu, d’ardeur au travail et d’amour du gain qui constitue aujourd’hui le paysan français. Bien qu’il y ait dans ses romans champêtres un parti-pris de relever et d’ennoblir la vie rustique, elle n’a pas méconnu l’inévitable tristesse de ces existences qui s’écoulent tout entières sans passion, sans plaisirs, sans événemens, en présence d’un horizon borné et d’un champ de terre brune en hiver, verte au printemps, jaune en été. Elle proteste, au début de la Mare au diable, contre la dureté de ce refrain inscrit au bas d’un tableau d’Holbein qui représente un laboureur dont la Mort excite les chevaux :

À la sueur de ton visage,
Tu gagneras ta pauvre vie :
Après long travail et usage,
Voici la Mort qui te convie.


Mais elle semble elle-même par instans pénétrée de la rudesse de ces pauvres vies consacrées à un long travail et usage dont la mélancolie se traduit parfois dans les propos sentencieux des paysans. « A présent qu’il a reçu la grâce du saint baptême, ce qui peut lui arriver de plus heureux, c’est de mourir, » disait devant moi une vieille femme sur la place d’un village, en parlant d’un enfant qui venait de naître. Elle ne se doutait guère que deux mille ans plutôt Ménandre avait dit : « Ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux ; » mais elle rendait par là cette impression confuse de tristesse qu’inspire au paysan le sentiment de sa condition et dont, en dépit d’un certain parti-pris, George Sand a peine à se défendre. En lisant ses romans champêtres, on croirait voir un de ces paysages de l’école hollandaise où une nature grasse et féconde est éclairée par les rayons d’un pâle soleil perçant à travers le brouillard. Mais on y respire aussi un certain enivrement de la vie rustique, qui fait comme la contre-partie de cette impression mélancolique. Il y a, au début de la Mare au diable, une scène de labourage par une journée d’automne qui atteint presque à la simple beauté de l’antique ; on dirait, dans un chant d’Hésiode, la description de quelque métope sculptée au fronton d’un temple de Cérès.

George Sand n’a pas attendu d’écrire ses romans champêtres pour donner une large place dans ses œuvres aux descriptions de la nature. C’est par là peut-être qu’elle s’est élevée le plus haut et dès ses premiers essais. La promenade dans les trames du Berry qui ouvre le premier chapitre de Valentine, et le récit de cette journée d’été passée dans les prairies au bord de l’Indre, où Bénédict, assis sur le tronc d’un vieux frêne, contemple l’image de Valentine se reflétant dans l’eau immobile, annoncèrent au monde littéraire qu’un nouveau peintre de la nature était né. Mais ce don éclata surtout dans les Lettres d’un voyageur, dont les premières sont datées de Venise, et qui donnent le droit de comparer George Sand aux deux plus grands peintres de la nature que notre littérature ait produits, à Chateaubriand et à Rousseau, sans que ce soit pour la mettre au-dessous. Chateaubriand, c’est tantôt la splendeur de la savane, peinte avec des couleurs plus brillantes-peut-être que vraies, et tantôt la tristesse du nord, décrite d’un trait sobre et rapide ; c’est le geai bleu du Meschacébé et la non-pareille des Florides, c’est l’étang désert où le jonc flétri murmurait ; mais le détail de la nature, avec son charme et sa variété, n’apparaît pas au coup d’œil distrait et rapide du grand ennuyé. Rousseau, c’est surtout l’éclat et la vérité dans le détail ; c’est l’or des genêts et la pourpre des bruyères, le clapotement de l’eau contre les cailloux de la rive, le frémissement argenté du lac sous les rayons de la lune ; mais à sa vue un peu incertaine l’ensemble ne se révèle parfois que par des lignes pâles et confuses. — George Sand, c’est à la fois l’ensemble et le détail, ou pour mieux dire, c’est la nature elle-même, la nature brute et sauvage avec son éclat, son exubérance, sa grâce, sa grandeur, ses détails trop infinis, ses couleurs trop éclatantes pour nos yeux. C’est la beauté de l’eau et ses pures harmonies, tantôt blanche comme le lait lorsqu’elle mousse et bondit contre les rochers, tantôt verte comme l’herbe qu’elle couche à peine sur son passage, tantôt bleue comme le ciel paisible qu’elle réfléchit. C’est la plaine unie et morne qui déploie ses perspectives infinies où le soleil en s’abaissant projette l’embrasement de ses vastes lueurs, c’est l’aurore dont les rayons montent comme des flammes derrière de grands rideaux de peupliers qui n’en reçoivent rien encore et qui se dessinent en noir sur la fournaise. Mais c’est aussi les flocons de neige qui au moindre souffle du vent tombent silencieusement des branches des vieux ifs, les fleurs des lauriers-roses qui, se détachant de leur étroit calice, jonchent la dalle blanche d’un tombeau, et les plantes microscopiques engendrées par l’humidité qui colorent les ruines et les constructions souterraines. Tout est vu, tout est senti, tout est rendu. Jamais la nature n’a été aussi bien comprise et autant chérie, sous des aspects aussi différens, comme une amie qui aurait le secret et la compassion de nos douleurs, comme une puissance mystérieuse dont on étudierait avec une crainte mêlée de tendresse les secrets redoutables, comme une divinité secourante à laquelle on demanderait avec confiance l’oubli et le repos. Parfois en effet George Sand semble aspirer dans l’ivresse de son admiration à une sorte d’anéantissement dans le sein de cette nature aimée et à l’absorption de son être dans le grand tout. « Il y a des heures, disait-elle, où je m’échappe de moi, où je vis dans une plante, où je me sens herbe, oiseau, cime d’arbre, nuage, eau courante, horizon, couleur, forme et sensations changeantes, Mobiles, indéfinies ; des heures où je cours, ou je vole, où je nage, où je bois la rosée, où je m’épanouis au soleil, où je dors sous les feuilles, où je vis avec les alouettes, où je rampe avec les lézards, où je brille avec les étoiles et les vers luisans, où je vis enfin dans tout un milieu qui est comme une dilatation de mon être. » Elle se demandait alors avec un enthousiasme mêlé de mélancolie s’il était plus difficile pour l’homme de mourir que pour les blocs de pierre de se désagréger sous l’influence alternative du soleil et de la lune, et elle trouvait quelque consolation dans la pensée que la science promet aux élémens matériels dont se compose le corps de l’homme une immortalité qui sera peut-être refusée à son âme.

Cet art de peindre la nature, porté aussi haut que l’ont élevé George Sand, Chateaubriand, Rousseau, n’est-il à tout prendre qu’un art descriptif et d’imitation dont l’exactitude fait tout le prix, une sorte de photographie parlante ? N’entre-t-il pas dans cet art une part d’imagination et presque d’invention ? « C’est le Poussin, disait M. Ingres, qui a créé la campagne de Rome, » et l’on a eu tort de railler ce propos échappé à l’enthousiasme du vieux maître. Lorsque l’homme révèle à l’homme quelque beauté de la nature qui a échappé jusqu’alors à son admiration, n’y a-t-il pas là en effet une sorte de création nouvelle qui tire les objets du néant ? Sans doute la ligne des montagnes de la Sabine ne se dessinait pas moins sombre et moins nette sur l’azur du ciel italien avant que le Poussin n’eût couronné de leurs cimes violettes l’horizon mélancolique de ses paysages, et l’eau ne dormait pas moins limpide et moins bleue au pied de la rive de Meillerie avant que du haut de la roche escarpée le désespoir de Saint-Preux n’en mesurât la profondeur. Mais peut-être, à l’heure où j’écris, quelque vallée inaccessible des chaînes de l’Himalaya ou quelque lac perdu dans un repli des Andes offrent aux yeux qui pourraient les contempler un spectacle non moins digne d’admiration. Que nous importe ! Les lieux que l’homme n’a jamais décrits existent-ils pour l’homme, et ne semble-t-il pas que ces muettes beautés de la nature ne parlent véritablement à notre âme que du jour où une voix humaine a pris soin de nous traduire leur langage ? Combien de contrées dont les noms se retrouvent à chaque, instant dans l’histoire ont été parcourues et foulées aux pieds par des générations entières sans que leur beauté ait été comprise ou même aperçue, jusqu’au jour où un peintre s’est trouvé pour la sentir et la décrire ! On dirait qu’à partir de la seconde moitié du siècle dernier, une série de voyages, sinon de découvertes, du moins d’explorations, a été organisée à travers ces contrées si connues et si inconnues, de même qu’à la fin du XIVe siècle s’organisaient en foule ces expéditions où de hardis matelots partaient à la recherche de la terra incognita. C’était alors le suprême honneur auquel aspirait un navigateur, obscur la veille, que de donner son nom à un continent nouveau, et parfois d’ardentes controverses s’élevaient entre deux explorateurs qui se disputaient le mérite de la première découverte. La difficulté ne serait pas moindre aujourd’hui s’il fallait baptiser nos vieilles contrées du nom des auteurs qui les premiers en ont décrit, c’est-à-dire à demi créé les beautés, et l’on se trouverait en présence de plus d’une compétition légitime. À Bernardin de Saint-Pierre reviendrait sans conteste l’Ile de France, à Rousseau la Suisse, à Chateaubriand l’Amérique. Mais Byron pourrait bien lui disputer la Grèce, et ne serait-il pas juste de laisser Rome à Mme de Staël ? Dans cette répartition nouvelle des royaumes de la terre, quelle serait la part de George Sand ? Je n’hésiterais pas pour mon compte à la faire très-large en lui adjugeant Venise et la Vallée-Noire ; mais je ne me dissimule pas les réclamations que ce partage soulèverait. Passe pour la Vallée-Noire, dirait-on ; mais Venise ! Venise, la ville classique des palais et des gondoles, n’avait-elle pas été célébrée sur tous les tons, en vers et en prose, avant que George Sand n’en visitât les rivages ? Je le veux bien ; mais prenez les Confessions de Rousseau. Dans quels termes ce premier peintre de la nature a-t-il parlé de Venise, où il a séjourné dix-huit mois ? Comme d’une ville célèbre seulement par ses amusemens et ses courtisanes. Quel souvenir en a-t-il gardé ? Celui de l’aventure qui se termine par le mot célèbre : Lascia le donne e studia la matematica ! C’est tout. Ouvrez ensuite Corinne et voici ce que vous lirez au XVe livre : « L’aspect de Venise est plus étonnant qu’agréable ; on croit d’abord voir une ville submergée, et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre sur le bord de la mer, mais, Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d’un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s’empare de l’imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation ; on ne voit pas même une mouche dans ce séjour ; tous les animaux en sont bannis, et l’homme seul est là pour lutter contre la mer. Ce n’est pas la campagne, puisqu’on n’y voit pas un arbre ; ce n’est pas la ville, puisqu’on n’y entend pas le moindre mouvement ; ce n’est pas même un vaisseau, puisqu’on n’avance pas. C’est une demeure dont l’orage fait une prison. »

Lisez maintenant, en regard de cette description maussade, les premiers chapitres de Consuelo, ce délicieux chef-d’œuvre que George Sand a gâté ensuite à plaisir en égarant son héroïne dans les forêts de la Bohême et les grottes du Schreckenstein. Promenez-vous avec elle dans cette Corte Minella où le jour les blanchisseuses étendent leurs linges sur les cordes tendues en travers du chemin, où de l’aube à la nuit les enfans, les chiens, les poules jouent et crient ensemble dans une enceinte resserrée, tandis que les femmes babillent sur le seuil des portes, et que l’improvisatore hurle ses sonnets, mais où la nuit, quand tout est rentré dans le silence et que la lune paisible éclaire et blanchit les dalles, cet assemblage de maisons de toutes les époques, pleines de mystères dans leurs enfoncemens et de grâces instinctives dans leurs bizarreries, offre un désordre infiniment pittoresque, tandis que le ciel limpide où se baignent au-dessus de ce cadre sombre et anguleux les pâles coupoles des édifices lointains verse sur les moindres détails du tableau une couleur vague et harmonieuse. Faites mieux encore ; relisez les premières Lettres d’un voyageur, et arrêtez-vous à cette page : « On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n’y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l’œil ne saisit plus la ligne de l’horizon, et que l’eau et le ciel ne font plus qu’un voile d’azur où la rêverie se perd et s’endort. L’air est si transparent et si pur que l’on découvre au ciel mille fois plus d’étoiles qu’on n’en peut apercevoir dans notre France septentrionale. Il ne faut guère songer, à moins d’être un homme de génie, à écrire des poèmes durant ces nuits voluptueuses ; il faut aimer ou dormir. Pour dormir, il y a un endroit délicieux : c’est le perron de marbre blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n’être dérangé par aucun importun piéton. J’ai passé là bien des heures, tout seul sans penser à rien. Quand le vent de minuit passe sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux ; quand le parfum des géraniums et des girofliers monte par bouffée, comme si la terre exhalait sous le regard de la lune des soupirs passionnés ; quand les coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les deux leurs demi-globes d’albâtre et leurs minarets couronnés d’un turban ; quand tout est blanc, le ciel, l’eau, le marbre, ces trois élémens de Venise, et que du haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d’airain plane sur ma tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui viendrait faire un appel à mon âme ! Je végète, je me repose, j’oublie ! » Lisez ou relisez cela, et dites, vous tous qui avez vu Venise, de quel côté sont la vérité et la vie ; dites, vous qui ne l’avez pas vue, si vous ne croyez pas y avoir été.

Quant à la Vallée-Noire, assurément on ne disputera pas à George Sand l’honneur de l’avoir découverte ; elle a fait mieux : elle l’a inventée. Dans une heure de bonne foi, elle a confessé que la Vallée-Noire n’existait nulle part sur la carte, que c’était un nom donné par sa fantaisie à un pays, — dirai-je toute ma pensée ? — peut-être un peu légendaire aussi. Certes, je ne prétends pas que les vallées de l’Indre, de la Creuse ou de ces petites rivières aux noms pittoresques, la Tarde, la Bouzanne, la Couarde, dont elle parle si souvent dans ses romans, ne présentent aucune des beautés que sa plume a si complaisamment décrites ; mais le voyageur qui, emportant dans sa valise les romans de George Sand, et laissant égarer ses pas dans les traînes du Berry, entreprendrait un dévot pèlerinage au moulin d’Angibault, à la ferme de Grangeneuve, au vieux château de Saint-Chartier, à Nohant même, s’exposerait, je le crains, à quelque mécompte s’il s’attendait à découvrir à chaque pas des beautés inconnues qu’aucune autre région de la France ne saurait offrir à ses yeux. Il n’aurait, au reste, à s’en prendre qu’à lui-même de sa déconvenue, car George Sand a pris soin de prémunir à l’avance ses lecteurs contre toute déception. « Le Berry, a-t-elle écrit, n’est pas doué d’une nature éclatante. Il n’y a là ni grands rochers, ni bruyantes cascades, ni sombres forêts, ni cavernes mystérieuses ; mais des travailleurs paisibles, des pastoures rêveuses, de grandes prairies désertes où rien n’interrompt, ni le jour ni la nuit, le chant monotone des insectes ; des villes dont les mœurs sont stationnaires ; des routes où, après le coucher du soleil, vous ne rencontrez pas une âme ; des pâturages où les animaux paissent au grand air la moitié de l’année ; enfin tout un ensemble sérieux, triste ou riant, selon la nature du terrain, mais jamais disposé pour les grandes émotions ou les vives impressions extérieures. »

Si la Vallée-Noire, n’existe pas et si le Berry est assez semblable à beaucoup d’autres provinces de la France, quelle est donc la découverte de George Sand ? C’est précisément de nous avoir révélé tout ce qu’une contrée dont les couleurs n’ont rien d’éclatant ni les lignes rien de grandiose peut cependant receler d’aspects attachans ; c’est d’avoir signalé à notre admiration ces mille spectacles dont la nature renouvelle pour nous avec les saisons l’incessante variété : la verdure des bois un peu rougie aux approches de l’automne, les lignes d’eau laissées par des pluies récentes dans les sillons d’un brun vigoureux et que le soleil fait briller comme de minces filets d’argent ; la légère vapeur qui s’exhale de la terre fraîchement ouverte par le tranchant des charrues ; en un mot, ces détails sans nombre auxquels nous ne prêtons souvent qu’un regard distrait jusqu’au jour où une certaine lassitude de l’esprit nous fait goûter dans la contemplation de la nature le contraste avec les agitations de la vie. Par là, elle a singulièrement agrandi le champ de l’art, et elle demeure le véritable ancêtre de toute cette génération d’auteurs et de poètes qui fait aujourd’hui dans ses écrits une si large place aux descriptions de la nature. Son action s’est fait sentir jusque dans le domaine de la peinture, et elle n’a pas été sans influence sur le développement de l’école du paysage moderne. Je suis persuadé que les Dupré, les Rousseau, les Breton, les Daubigny, pour ne parler que de ceux-là, lui doivent beaucoup sans le savoir. Peut-être en effet ne se seraient-ils pas livrés avec autant de complaisance et de sécurité à l’étude de la nature simple et familière qui nous environne, et peut-être auraient-ils été comme bien d’autres chercher leur inspiration en Orient ou en Italie, si George Sand ne leur avait appris à saisir les beautés que cache cette nature et n’avait accoutumé le public à goûter ces beautés. Pour un peu, je serais disposé à lui reprocher sa trop nombreuse postérité, et à la rendre en partie responsable de ce que j’appellerai, dans l’art et dans la littérature, le débordement du paysage, Sans doute elle a formé des élèves dont elle avait le droit d’être fière, et lorsque Fromentin lui dédiait, dans ce recueil même le roman exquis de Dominique, elle pouvait saluer dans ce peintre délicat de la nature et du cœur un de ceux qui ont su le mieux traduire l’alliance un peu maladive des souffrances intimes avec les sensations extérieures. Mais combien voyons-nous de romanciers qui suppléent aujourd’hui par l’abondance des descriptions à la pauvreté de leur invention et dans les œuvres desquels l’homme ne tient pas plus de place qu’un laboureur au milieu d’un champ ! « Mes imitateurs ne feront que des sots, » disait, il est vrai, Michel-Ange ; mais ne mettait-il pas par cette brusque saillie sa conscience un peu trop à l’aise, et les figures péniblement contournées de son élève Vasari qui couvrent les murs de l’antichambre de la chapelle Sixtine ne sont-elles pas la meilleure critique de ce qu’il y a d’un peu exagéré dans certaines figures du Jugement dernier ? George Sand a déjà donné l’exemple de ces excès où devaient tomber ses imitateurs, et elle a cru trop facilement qu’en entremêlant un roman de beaucoup de descriptions elle pouvait ne laisser qu’une petite place au caractère et aux passions. De grâce n’oublions pas que, suivant l’expression si juste de Latouche, le roman c’est la vie racontée avec art ; que l’homme est le héros de la vie, et non pas la nature, et que le paysage doit être à l’action ce qu’est le cadre au tableau. Il sied assurément au tableau d’être relevé par un cadre. Mais que signifie le cadre sans le tableau ?


III.

J’ai rendu assez entière justice au talent de George Sand pour avoir le droit de signaler en toute liberté ses lacunes et ses erreurs. Une qualité essentielle lui a tout d’abord manqué, le don de la composition. Dès ses premières œuvres, elle eut beaucoup de peine à accepter la nécessité de concevoir le plan d’un roman avant de l’écrire, et à se demander, avant de mettre en chemin ses personnages, dans quelle voie elle entendait les engager. « L’absence de plan, a-t-elle écrit ingénument, fut de tout temps mon infirmité ordinaire. » Cette infirmité alla croissant avec l’âge comme toutes celles qui ne sont point vigoureusement traitées et combattues. Les besoins incessans avec lesquels elle fut aux prises toute sa vie l’entraînèrent souvent à contracter avec ses éditeurs des engagemens littéraires dans l’accomplissement desquels elle apportait, me disait l’un d’eux, « la régularité et la probité d’un notaire. » Pour faire honneur à ses engagemens, elle comptait sur l’incroyable facilité qui lui permettait d’écrire des manuscrits entiers presque sans ratures, et elle poussait ses personnages devant elle un peu au hasard jusqu’à ce qu’elle eût rempli le nombre de pages promises. Elle s’en débarrassait alors au moyen d’un dénoûment plaqué, et sous le premier prétexte venu, comme un maître de maison se débarrasserait d’une compagnie incommode. Le manuscrit était sur-le-champ expédié par la poste, et arrivait au jour dit avec la régularité d’un effet de commerce. Je crains que dans l’avenir cette absence de plan ne soit un des défauts qui nuiront le plus à la réputation de George Sand. Rien ne dure en effet que ce qui est bien composé. Si les formes vieillissent, si les idées changent, les lois de la composition sont éternelles ; l’esprit humain, mobile dans ses goûts, est toujours constant dans ses procédés. Les opérations de la logique sont les mêmes aujourd’hui qu’au temps d’Aristote, et les préceptes de rhétorique qui ont cours dans nos écoles modernes ne diffèrent pas de ceux que la jeunesse studieuse recueillait autrefois sous les portiques d’Athènes et de Rome. Celui qui se fait un jeu de ces préceptes et qui ne sait pas discerner l’éternelle vérité des lois cachées sous leurs formules arides pourra peut-être surprendre un succès d’un jour ; mais il s’exposera à voir crouler tôt ou tard sa réputation fragile, comme un édifice dont l’architecte aurait embelli la façade sans en asseoir la base d’après les lois de l’équilibre géométrique.

Un second défaut non moins grave chez George Sand, c’est ce que j’appellerai l’intempérance. La sobriété lui est inconnue ; elle ignore l’art exquis de beaucoup dire en peu de mots, d’éveiller l’imagination en laissant à la rêverie le soin de la satisfaire, et de traduire en termes contenus des sentimens passionnés. Les personnages de ses romans parlent toujours au ton le plus élevé du diapason. Il n’y a pas de mots assez forts, d’épithètes assez redondantes pour traduire les sentimens qui les animent. On croirait entendre un opéra où les acteurs chanteraient tout le temps à pleins poumons, et les musiciens joueraient à grand orchestre sans jamais faire usage, ni les uns ni les autres, du piano ou de la mezza voce. Il en résulte à la longue une monotonie un peu fatigante. À force d’entendre vibrer toujours la même corde, l’oreille cesse d’être aussi sensible et finit par s’assourdir un peu. Cette exagération constante de l’expression explique pourquoi George Sand arrive si rarement à son but lorsqu’elle veut émouvoir la sensibilité. Elle n’a pas le don des larmes. Ni la mort de Lélia, ni celle de Lucrezia Floriani, ne parviennent à nous attendrir. Celle même de Geneviève, dans André, n’y réussit qu’à moitié. Certes elle est touchante, la scène où la pauvre fleuriste fait apporter sur son lit ces tubéreuses qu’elle aimait à reproduire autrefois et dont le parfum doit aujourd’hui l’aider à mourir ; que l’on compare cependant cette scène, je ne dirai pas même avec le récit de la mort de Manon Lescaut, mais avec la dernière lettre de Bernerette à Frédéric, et l’on verra si la sensibilité du talent était du côté de la femme ou du poète.

Je voudrais essayer de montrer plus clairement comment, par un peu d’emphase et d’exagération, George Sand détruit souvent l’effet qu’elle veut produire, en comparant la manière différente dont une situation absolument identique a été traitée par elle et par un auteur étranger, justement célèbre, mistress Gaskell. Tout le monde a lu le roman de Mauprat, qui serait un chef-d’œuvre de narration vivante et animée, si les théories du bonhomme Patience et de l’abbé Aubert ne venaient trop souvent alourdir le récit. Le roman se termine par un procès où le héros, Bernard de Mauprat, est injustement accusé d’avoir assassiné par jalousie sa cousine Edmée. Son sort dépend en grande partie de la réponse que fera Edmée dans sa déposition, lorsque le juge lui demandera si elle a repoussé ou accueilli l’amour de son cousin. Certes la situation est dramatique, si dramatique que dix ans plus tard mistress Gaskell, qui (je le lui ai entendu dire à elle-même) n’avait jamais lu Mauprat, l’a reproduite dans Mary Barton.

Dans ce roman, très-célèbre en Angleterre, un ouvrier, James Wilson, est accusé d’avoir assassiné, par jalousie également, le fils du propriétaire de l’usine où il travaille, Henry Carson, qui faisait en même temps que lui la cour à Mary Barton. Le sort de James dépend aussi en grande partie de l’aveu que Mary sera obligée de faire à l’audience de sa préférence pour James ou pour Henry. On voit que, si la condition sociale des personnages est différente, la situation est absolument la même. Voyons comment les deux auteurs l’ont traitée, et commençons par Mauprat. Lorsque le juge insiste auprès d’Edmée pour obtenir l’explication de sa conduite à l’égard de Bernard, Edmée s’écrie en se levant tout à coup : « Cet interrogatoire est une chose odieuse. On me demande compte de mes plus intimes sentimens, on descend dans les mystères de mon âme, on tourmente ma pudeur, on s’arroge des droits qui n’appartiennent qu’à Dieu. Je vous déclare que, s’il s’agissait ici de ma vie et non de celle d’autrui, vous ne m’arracheriez pas un mot de plus. Mais pour sauver la vie du dernier des hommes, je sacrifierais mes répugnances ; à plus forte raison le ferai-je pour celui qui est devant vos yeux. Apprenez-le donc, puisque vous me contraignez à faire un aveu contraire à la réserve et à la fierté de mon sexe : tout ce qui vous semble inexplicable dans ma conduite, tout ce que vous attribuez aux torts de Bernard et à mes ressentimens, à ses menaces et à mes terreurs, s’explique par un mot : je l’aime. » En ce moment, ajoute Bernard, dans la bouche duquel George Sand a placé le récit, je fus si transporté que je m’écriai sans pouvoir me contenir : « Qu’on me mène à l’échafaud maintenant ! Je suis le roi de la terre. »

À cette même question, comment répondra Mary Barton ? « Mary eut d’abord un instant d’indignation. Qui était-il cet homme, pour la questionner ? De quel droit lui demandait-il de révéler devant cette multitude assemblée le secret de son cœur, ce secret qu’une femme ne murmure, au milieu de la rougeur et des larmes, qu’à l’oreille d’un seul homme ? Mais, lorsqu’elle aperçut la figure de James, dont le regard était fixé sur elle avec une expression intense d’amour, de tristesse et d’angoisse, son parti fut pris et son hésitation cessa : — On me demande lequel des deux je préférais. Peut-être ai-je aimé M. Henry Carson autrefois. Je ne sais pas ; j’ai oublié. Mais j’aime James Wilson, qui est là devant vous, plus que ma langue ne peut dire, plus que tout ce que je connais sur la terre, et je l’aime aujourd’hui plus que jamais, bien qu’il ne l’ait jamais su jusqu’à cette minute même. Voyez-vous, monsieur, ma mère est morte avant que j’eusse treize ans, avant que je susse distinguer le bien du mal en certaines choses. J’étais coquette et vaine et j’aimais à entendre les complimens qu’on m’adressait. Le pauvre M. Carson tomba amoureux de moi. Il me dit qu’il m’aimait, et je fus assez folle pour croire qu’il me proposait de m’épouser. La perte d’une mère est une triste chose pour une fille, allez, monsieur ! Je fus tentée par la pensée de devenir une lady, de ne plus connaître le besoin, et je ne m’aperçus combien j’aimais en réalité un autre homme que lui que le jour où James Wilson me proposa de m’épouser. Je fus maussade dans ma réponse, car, voyez-vous, monsieur, j’avais eu justement du chagrin ce jour-là. Mais lui, il me prit au mot ; il me quitta, et depuis ce jour-là nous ne nous sommes jamais parlé, ni regardés, bien que j’aie essayé de lui faire comprendre depuis qu’il avait été trop vite, car à peine était-il parti que j’ai compris que je l’aimais, oh ! plus que ma vie. Et si on me demande encore maintenant lequel des deux je préférais, je répondrai : J’ai été flattée de l’amour de M. Carson, mais quant à James Wilson, je… — Et Marie, baissant la tête, cacha entre ses mains sa figure couverte de rougeur. »

On a les deux réponses sous les yeux. Ai-je tort de trouver que la comparaison ne tourne pas à l’avantage de George Sand, et que, pour cette fois, c’est l’humble femme d’un pasteur unitarien, perdue dans les brouillards de Manchester, qui a le mieux fait parler le langage de l’amour ?

Enfin, dernier défaut et non moins grave à mes yeux, George Sand manque à chaque instant de délicatesse. Ce n’est pas au point de vue moral que j’adresse cette critique à presque toutes ses œuvres. J’ai déjà dit ce qu’il y avait, à mes yeux, de fondé et d’excessif dans les accusations d’immoralité qui ont été portées contre elle et je n’ai point l’intention d’y revenir. Je me place à un point de vue beaucoup moins élevé, et je lui reproche d’avoir, en froissant sans scrupule ses lecteurs par les indélicatesses de son langage, manqué par là même aux règles éternelles de l’art. Quelques efforts qu’on fasse en effet pour établir que la morale n’a rien de commun avec l’art, on n’empêchera jamais qu’il n’y ait certaines convenances élevées que l’art ne saurait braver sans enfreindre les règles du beau. Je veux bien que les œuvres d’art aient leur moralité particulière, tenant moins au sujet qu’à la forme, et que la Vénus de Milo soit plus chaste dans le calme de sa demi-nudité que la sainte Thérèse du Bernin, dont la pose extatique arrachait au président de Brosses cette boutade hardie : « Si c’est là l’amour divin, je le connais. » Mais c’est la preuve que les anciens, nos maîtres, avaient raison, lorsqu’ils défendaient au statuaire ou au peintre de reproduire d’une façon trop fidèle les mouvemens désordonnés de la passion. Ce n’était point non plus par une banale redondance qu’ils faisaient de la décence l’attribut des Grâces. Cette décence n’est pas moins nécessaire dans les œuvres littéraires. L’imagination n’est pas moins facile à choquer que les yeux, et peut-être même doit-elle être traitée avec encore plus de ménagemens. En n’usant point de ces ménagemens, George Sand gâte à chaque instant ses œuvres littéraires, où elle laisse échapper moins des peintures que des expressions et des commentaires qu’on voudrait pouvoir effacer. Ici encore j’essaierai d’éclairer ce que je veux dire par un exemple et par « ne comparaison.

Une des œuvres les plus populaires de George Sand est l’histoire de François le Champi, cet enfant trouvé qui finit par épouser sa mère adoptive, Le sujet avait par lui-même ses difficultés et ses écueils. Si la transformation de l’amour filial du Champi et de l’amour maternel de Madeleine Blanchet en un sentiment plus passionné laisse à coup sûr la morale tout à fait désintéressée, l’imagination n’en conçoit pas moins quelque inquiétude. Pour la rassurer, il aurait fallu ne laisser parler à l’oreille du Champi d’autre voix que celle du cœur, imposer silence aux mouvemens d’une émotion vulgaire, et lui épargner, aussi bien qu’à nous, les caquets grossiers de la servante. Il n’aurait pas fallu que François découvrît la véritable nature de ses sentimens en s’apercevant un jour que la femme dont il tient la main et qu’il a appelée si longtemps sa mère n’est ni vieille ni laide, et que l’émotion de cette découverte lui fît passer la nuit tout entière sans dormir, à trembler comme s’il avait la fièvre. George Sand n’a pas eu cette délicate intelligence, et il n’en faut pas davantage, sinon pour gâter son œuvre, du moins pour lui enlever, au point de vue même de l’art, quelque chose de son exquise perfection. Thackeray s’est trouvé en présence d’une difficulté semblable et plus grande lorsqu’à la fin du beau roman d’Henry Esmond le héros épouse la femme qui a pris soin de sa jeunesse et dont la fille a été sa fiancée. Mais avec quel art l’auteur anglais a su échapper au péril, et comme Henry Esmond écarte dans son récit tout ce qui pourrait gâter le souvenir de ses pures relations avec celle que depuis son enfance il a appelée sa chère maîtresse ! « Le bonheur, dit-il, qui a couronné ma vie n’est pas de ceux qu’on peut décrire avec des mots. Il est de sa nature sacré et secret ; si plein que mon cœur soit de reconnaissance, je n’en saurais parler qu’à l’oreille de Dieu et à celle de la créature chérie qui est devenue pour moi la plus fidèle, la plus pure et la plus tendre des femmes. Posséder un pareil amour est une bénédiction qui dépasse toutes les joies de la terre ; penser à elle, c’est louer Dieu. Ce fut à Bruxelles, où nous nous retirâmes après l’échec de notre tentative, que la grande joie de ma vie me fut octroyée et que ma chère maîtresse devint ma femme. Nous avions été accoutumés à une si complète intimité et confiance, et nous avions vécu si longtemps et si tendrement l’un près de l’autre que nous aurions pu continuer ainsi jusqu’au bout sans songer à resserrer nos liens, si les circonstances n’avaient amené l’événement qui a si prodigieusement accru son bonheur et le mien. Ce fut à la suite d’une déplorable querelle avec son fils et sa belle-fille qu’ayant trouvé un jour ma chère maîtresse toute en larmes, je lui demandai de se confier au soin et au dévoûment de quelqu’un qui, avec l’aide de Dieu, ne lui ferait jamais défaut. Aussi belle, aussi pure dans son automne qu’une vierge en son printemps, avec une rougeur d’amour et un regard de doux abandon, elle céda à ma respectueuse importunité et consentit à venir partager ma maison. Que les derniers mots que j’écris ici soient un remercîment et une bénédiction pour elle. »

Quelle ardeur, mais quelle pureté, et comme la gravité du sentiment religieux vient ici tempérer à propos les élans de passion ! Ai-je raison de trouver que cette fois encore l’art et la morale, ou, pour me servir d’un moins gros mot, la délicatesse, sont d’accord pour faire accorder la préférence à la réserve anglaise ?

Puisque j’en suis à marquer chez George Sand les faiblesses du talent, j’oserai, au risque de soulever certaines contradictions, mettre au rang de ses erreurs le don qu’elle s’est cru d’écrire pour le théâtre. Ce don, à mes yeux, elle ne le possédait pas. Son talent un peu prolixe et diffus se prêtait difficilement à la rapidité, à la concision nécessaires sur la scène, et, sans méconnaître le mérite de quelques-unes de ses œuvres dramatiques, je ne crois pas qu’elle ait été bien inspirée en cédant à cette tentation qui, de nos jours, pousse les romanciers et les poètes à écrire pour le théâtre. On comprend à vrai dire que cette tentation soit puissante, et qu’y résister soit difficile. Lorsqu’un auteur a conscience de sa popularité auprès de toute une génération, lorsqu’il a la divination des sympathies mystérieuses et muettes qui l’environnent, on comprend qu’il soit séduit par la pensée d’exercer cette influence directement et d’homme à homme, d’assigner à un jour donné un rendez-vous solennel à cette foule d’amis inconnus, pour se donner le spectacle de leur émotion, et cueillir en une soirée la fleur de sa gloire. Victor Hugo a peint cette ivresse en vers plus orgueilleux qu’agréables à l’oreille :

Quand le peuple au théâtre écoute ma pensée,
J’y cours ; et là, courbé sur la foule pressée,
L’étudiant de près,
Sur mon drame touffu dont le branchage plie,
J’entends tomber ses pleurs comme la large pluie
Aux feuilles des forêts.


Combien cette espérance d’entendre tomber les pleurs de la foule n’a-t-elle pas séduit d’auteurs, et combien en avons-nous vu grossir et condenser pour la scène des romans dont la finesse et le détail faisaient le plus grand charme ! Il n’y aurait eu, cependant que demi-mal si George Sand s’était bornée à emprunter à ses œuvres d’imagination le canevas de ses pièces. C’est en tirant de François le Champi un drame représenté en 1849 sur la scène de l’Odéon qu’elle a obtenu son premier succès au théâtre. Cette pièce agréable a mérité de demeurer au répertoire, bien que le parler paysan que George Sand a également employé dans Claudie et dans le Pressoir ne soit pas le langage qui convienne à la scène. Ce faux naturel n’ajoute rien à la réalité, et si par malheur la vérité ne se trouve pas dans les sentimens, toutes les locutions berrichonnes n’y feront rien. George Sand a également tiré du roman de Mauprat un drame assez mal construit, mais où il y a de belles scènes, et une des œuvres les plus charmantes de sa vieillesse, le Marquis de Villemer, lui a fourni le sujet d’une pièce qui fait regretter plus d’une fois le détail plein de charme du roman, mais où la rivalité des deux frères, combattus par leur affection, donne naissance à une situation dramatique. On devine que cette fois George Sand s’est fait aider par la main d’un maître. Malheureusement elle n’a point su borner son ambition à faire monter sur la scène les personnages de ses romans. Elle a essayé ses forces dans tous les genres, dans la comédie, dans le drame historique, dans le mélodrame, et nulle part, à mon gré, elle n’a complètement réussi.

Dans la comédie proprement dite, il lui manque une chose essentielle : la gaîté. Chose singulière, cette femme si généreusement douée n’avait pas d’esprit. Elle-même avouait avec bonhomie qu’elle en manquait totalement dans la conversation, et j’ai ouï dire en effet qu’elle ne s’exprimait guère que par tirades éloquentes, entrecoupées d’assez longs silences, sans posséder ce don si français de rendre sa pensée sous une forme vive et saillante. Dans ses romans, la plaisanterie est un peu lourde ; dans ses comédies, le rire ne vient pas facilement aux lèvres ; la vis comica lui fait absolument défaut pour peindre le ridicule. Elle n’a pas mieux réussi dans ses drames historiques, dont la couleur n’est pas vraie. Quand elle mettait Molière en scène, c’était pour faire de lui un précurseur de la révolution de février, et pour mettre dans sa bouche un langage dont la solennelle prudhomie était digne, en effet, d’un membre du gouvernement provisoire. Enfin, dans ses mélodrames, elle n’arrive pas à l’émotion, et c’est vainement qu’elle a recours au poignard et au poison, comme dans Cosima ; le spectateur s’en va froid et ennuyé. Il serait injuste cependant de ne pas lui reconnaître, dans presque toutes ses œuvres dramatiques, une qualité qui lui fait trop souvent défaut dans ses romans, et qu’avec un critique éminent, beaucoup plus indulgent que moi pour le théâtre de George Sand, j’appellerai : la bienséance[2]. On dirait que, femme et artiste, elle se sent prise en présence du public d’une timidité qu’elle ne connaît pas la plume à la main, et que la crainte de choquer l’oreille la fait reculer devant l’emploi de certaines expressions dont elle se sert librement en écrivant. Dans ses pièces, les femmes, les jeunes filles surtout, se servent d’une langue plus châtiée et plus délicate que dans ses romans ; elles n’ont point de ces hardiesses d’aveu et de ces franchises d’impression qui percent à chaque instant dans ses œuvres les plus morales. Il y a telle de ses œuvres dramatiques ou la sévérité d’une critique scrupuleuse ne relèverait pas une expression qui pût froisser l’oreille la plus susceptible. Je citerai comme son chef-d’œuvre dans ce genre d’exquise délicatesse le Mariage de Victorine, où elle a continué l’œuvre de Sedaine sans atteindre ni prétendre au même pathétique que dans le Philosophe sans le savoir, mais où elle a égalé son modèle par la grâce et l’émotion du dialogue. Le Mariage de Victorine mérite de vivre dans l’œuvre de George Sand comme un délicieux pastel qui, dans une galerie, reposerait les yeux de tableaux aux couleurs plus brillantes, et justice a été rendue à cette pièce trop oubliée le jour où, interprétée par des artistes éminens, elle est entrée au répertoire de la première scène de Paris et du monde : le Théâtre-Français.

George Sand n’a pas seulement beaucoup écrit pour le théâtre, elle a aussi beaucoup écrit à propos du théâtre. Son esprit était préoccupé des questions que soulève l’art dramatique et du rôle qui revient à cet art dans nos sociétés modernes. Elle en parle souvent dans ses œuvres d’imagination comme dans ses œuvres de critique, et je voudrais tenter de dégager de ces essais épars ce qu’on pourrait appeler sa théorie dramatique. Je laisserai de côté cette brillante fantaisie du Château des Désertes, où elle a voulu élever l’interprétation scénique à la hauteur d’une collaboration véritable en invitant les acteurs à se mouvoir librement dans le cadre de l’œuvre tracée par le maître, et à faire bon marché de la forme, que renouvellerait à chaque représentation la liberté de leur improvisation. Il ne faut voir dans ce conseil hardi que le caprice d’un esprit ingénieux, et ce serait dépasser sa pensée que de prendre le conseil au pied de la lettre. C’est dans les préfaces ajoutées après coup en tête de ses pièces qu’il faut chercher sa théorie véritable, et cette théorie peut se résumer ainsi : le théâtre doit servir à la peinture des caractères ; une pièce bien faite est une œuvre d’analyse psychologique, et les événemens qui font marcher la pièce ne sont que l’accessoire par rapport aux sentimens. A-t-elle composé ses pièces d’après sa théorie, ou n’a-t-elle pas plutôt construit sa théorie d’après ses pièces ? Il serait assez malaisé de le dire, mais il est certain que dans presque toutes ses œuvres dramatiques l’analyse des caractères est toujours fine et soignée, tandis que l’action est maladroite et faible. Or, là est, suivant moi, l’erreur. La psychologie n’a rien à faire au théâtre : c’est l’action qui en est la vie, l’action mise en mouvement dans la comédie par un ridicule, dans le drame par une passion ou un vice, mais toujours vivante et souveraine. Lorsqu’au lieu de mettre en relief dans un personnage le trait saillant qui fait marcher la pièce, comme la misanthropie d’Alceste ou l’hypocrisie de Tartuffe, on essaie de peindre le personnage tout entier avec les nuances, les complications, les contradictions même de son caractère, on s’aventure déjà en dehors des règles du genre. Et, lorsqu’au lieu de placer ce personnage dans les conditions ordinaires de la vie on le fait naître de circonstances invraisemblables, empruntées à d’autres mœurs et une autre civilisation que la nôtre, on peut, à force d’art et de verve éblouissante, ravir pour un jour les suffrages du public, mais on n’en a pas moins fait une œuvre étrange qui n’a point les conditions de la durée. George Sand n’a guère eu la hardiesse, sauf dans Flaminio, de créer ainsi une de ces figures inconnues au théâtre aussi bien que dans la vie, sans aïeux comme sans postérité ; mais elle a cru trop souvent qu’il suffisait de réunir sur la scène, à l’entour d’une action faiblement nouée, un certain nombre de personnages dont les caractères dissemblables seraient peints avec vérité et délicatesse. Cette faiblesse de l’action, qui nuit déjà aux romans de George Sand, devient un défaut capital au théâtre, et je n’hésite pas à répéter que les quatre volumes dont se compose aujourd’hui la collection de ses pièces ajoutent médiocrement à sa gloire.

L’art dramatique n’est pas le seul dont les procédés et les créations aient préoccupé l’esprit de George Sand. À vrai dire, aucun art ne lui a été étranger. Si elle ne les a pas possédés tous, elle les a tous aimés et tous compris. Son intime liaison avec Delacroix, qui datait des premières années de son séjour à Paris, l’avait fait pénétrer en plein cœur du monde des peintres et artistes. Dans son petit volume d’Impressions et souvenirs, elle a rapporté une conversation étincelante de Delacroix sur le dessin et la couleur, où elle a peut-être bien mis dans la bouche du maître quelques-unes, de ses propres théories. Mais la musique a été son art de prédilection, et ce goût qu’elle tenait de la nature a été développé chez elle par l’éducation et par les circonstances. Enfant, elle passait volontiers de longues heures assise sous le vieux clavecin de sa grand’mère, qui, malgré ses doigts à moitié paralysés et sa voix cassée, chantait encore admirablement en s’accompagnant elle-même. La vieille dame ne connaissait d’autre musique que les airs simples et calmes de la vieille école française ou italienne, et sa petite-fille aurait passé sa vie entière à les lui entendre chanter, tant elle était charmée par cette voix chevrotante et le son criard de cette épinette. Ainsi Rousseau n’avait point conservé de souvenir musical plus vif que celui de sa vieille tante Suzon chantant avec un filet de voix fort douce la romance :

Tircis, je n’ose
Écouter ton chalumeau.


L’avenir, réservait cependant à George Sand des leçons de musique plus hautes et plus pénétrantes que celles de sa grand’mère ou de son professeur M. Guyard. Sa longue intimité avec Chopin est un des épisodes les plus connus de sa vie. Elle-même, dans ses Mémoires, nous en a raconté les douceurs et les déceptions, et il est intéressant de compléter ce récit par la lecture d’une Vie de Chopin, publiée à Dresde l’année dernière, dont l’auteur entre dans des détails négligés par George Sand. J’y trouve le récit de leur première entrevue, qui eut lieu chez la comtesse C… :

« Chopin était au piano ; il improvisait selon sa coutume. En terminant, il leva les yeux et remarqua une femme simplement vêtue qui s’appuyait sur le piano. Ses yeux foncés et pleins de feu semblaient vouloir lire dans l’âme de l’artiste. Chopin sentit qu’il rougissait sous le regard fascinateur de cette femme. Elle souriait. L’artiste, ayant quitté sa place pour s’isoler du reste de la société derrière une touffe de camélias, entendit le doux froissement d’une robe de soie d’où s’échappait un parfum de violette. La même dame qu’il avait remarquée près du piano s’approchait de lui accompagnée de Liszt. Elle lui parla avec une voix profonde et vibrante. Après l’avoir complimenté sur la manière dont il exécutait, elle loua surtout son talent d’improvisation. Chopin l’écoutait ravi et ému. Rien ne vaut pour l’artiste le sentiment d’être compris, et dans ces quelques paroles spirituelles et pleines de poésie Chopin se sentait compris comme jamais il ne l’avait été… Cependant la première impression n’avait pas été de tout point favorable, et il écrivait le lendemain à ses parens : « J’ai fait connaissance avec une célébrité, Mme Dudevant ; mais sa figure ne m’est pas sympathique et ne m’a pas plu du tout. Il y a pourtant en elle quelque chose qui me frappe. »

Une plus ample connaissance devait adoucir cette déplaisance, et pendant huit années la santé délicate de Chopin trouva dans George Sand une garde-malade dont le dévoûment ne s’est pas laissé ignorer. Chopin l’accompagna dans ce voyage à Majorque qu’elle a raconté ici même sous le titre : Un hiver au midi de l’Europe. La chartreuse abandonnée de Valdemosa offrit pendant six mois un abri à leur poétique collaboration. C’est là que les hurlemens désespérés du vent dans les galeries creuses et sonores, le bruit des torrens, la course précipitée des nuages, la grande clameur monotone de la mer interrompue par le sifflement de l’orage, et les plaintes des oiseaux de mer qui passaient tout effarés dans les rafales, inspirèrent à Chopin quelques-uns de ces préludes dont le rhythme vague et tourmenté répond si bien aux caprices mélancoliques de nos rêves. Chopin improvisait ces préludes au piano, pâle, les yeux hagards, en proie à une hallucination constante. C’est peut-être après ces improvisations que George Sand écrivait dans la même cellule cette belle page de Spiridion, où le moine Alexis raconte comment le sens de la musique lui fut révélé : « Un soir j’écoutais avec recueillement le bruit de la mer calme, brisant sur le sable ; je cherchais le sens de ces trois lames, plus fortes que les autres, qui reviennent toujours ensemble à des intervalles réguliers, comme un rhythme marqué dans l’harmonie éternelle. J’entendis un pêcheur qui chantait aux étoiles, étendu sur le dos dans sa barque. Sans doute, j’avais entendu bien souvent le chant des pêcheurs de la côte, et celui-là peut-être aussi souvent que les autres. Mes oreilles avaient toujours été fermées à la musique comme mon cerveau à la poésie. Je n’avais vu dans les chants du peuple que l’expression des passions grossières, et j’en avais détourné mon attention avec mépris. Ce soir-là, comme les autres soirs, je fus d’abord blessé d’entendre cette voix qui couvrait celle des flots et qui troublait mon audition ; mais, au bout de quelques instans, je remarquai que le chant du pêcheur suivait instinctivement le rhythme de la mer, et je pensai que c’était là peut-être un de ces grands et vrais artistes que la nature elle-même prend soin d’instruire, et qui, pour la plupart, meurent ignorés comme ils ont vécu. J’écoutais donc sans impatience le chant à demi sauvage de cet homme, à demi sauvage aussi, qui célébrait d’une voix lente et mélancolique les mystères de la nuit et la douceur de la brise. Les vers avaient peu de rime et peu de mesure, les paroles encore moins de sens et de poésie ; mais le charme de sa voix, l’habileté naïve de son rhythme et l’étonnante beauté de sa mélodie, triste, large et monotone comme celle des vagues, me frappèrent si vivement que tout à coup la musique me fut révélée. La musique me sembla devoir être la véritable langue poétique de l’homme, indépendante de toute parole et de toute poésie écrite, soumise à une logique particulière et pouvant exprimer des idées de l’ordre le plus élevé, des idées trop vastes même pour être bien rendues dans toute autre langue. »

Cette collaboration poétique ne devait pas toujours durer, pas plus que celle qui avait donné autrefois naissance à Rose et Blanche. Les causes et les détails de la rupture sont racontés d’une façon sensiblement différente dans l’Histoire de ma vie et dans la biographie de Chopin dont j’ai parlé. Une seule chose est constante : le fait de la rupture, qui précéda d’assez peu la révolution de février. Après huit années d’intimité constante, George Sand et Chopin ne se rencontrèrent plus qu’une fois, chez la comtesse C… « Chopin, raconte son biographe, était déjà profondément atteint du mal dont il mourut. Il se trouva inopinément en face de George Sand. — Frédéric ! — dit-elle d’une voix étouffée, que lui seul entendit. Une pâleur mortelle couvrit les traits délicats et amaigris de l’artiste, et il se retira sans répondre. » Quelques mois après, il expirait, et George Sand ne fut point admise au nombre des femmes qui assistèrent à ses derniers momens, et dont l’une (morte elle-même il y a peu de temps) berça son agonie douloureuse au son des mélodies qu’il aimait. Mais le goût et le sentiment musical ne s’éteignirent point chez George Sand avec le souvenir de l’artiste dont le génie l’avait captivée. L’amour intelligent de la musique, qui lui a dicté de si belles pages dans Consuelo, l’inspirait encore bien des années après dans les Maîtres sonneurs, un de ses derniers romans champêtres. Les impressions que la musique fait naître chez des natures incultes y sont rendues avec une fidélité poétique, et elle nous fait aussi bien entendre les sons de la cornemuse rustique retentissant dans les forêts du Bourbonnais que la voix des élèves de Porpora s’exerçant dans la Scuola dei mendicanti. Toutes les fois que George Sand a parlé de la musique, elle en a montré l’intelligence autant qu’aucun écrivain du siècle, et nulle oreille n’a été plus sensible aux accens de cette langue mystérieuse qui a été donnée à l’homme pour l’aider à rendre des sentimens que la parole humaine ne saurait traduire et à tromper des besoins que la vie ne saurait satisfaire.


IV.

Arrivé au terme de cette trop longue étude, je n’ai pas l’espérance d’avoir envisagé sous toutes ses faces le talent si varié de George Sand. Je devrais dire encore que, si elle a médiocrement réussi dans des essais d’histoire assez courts, elle n’en avait pas moins le don, essentiel pour l’historien, de se représenter vivement la vie des époques passées. Il y a au commencement du roman assez peu connu de Nanon cinquante pages où l’état d’esprit des habitans d’une petite commune rurale en 1789, leurs relations avec les moines d’un couvent voisin leurs seigneurs, leurs anxiétés et leurs espérances à l’annonce des premiers événemens de la révolution française, sont peints avec cette vérité de l’imagination qui vaut bien celle des faits. On croirait lire la mise en scène d’une page de Tocqueville. Je devrais, à l’opposé, signaler l’aisance avec laquelle elle créait et faisait mouvoir des personnages fantastiques, bien que dans ce genre, un peu nébuleux pour son talent limpide, elle n’ait pas égalé la mystérieuse poésie d’Hoffmann. L’histoire de l’esprit captif dans la lyre, qui remonte au ciel avec celui d’Hélène, l’élève de maître Albertus, au moment où la dernière corde se brise et où la jeune fille meurt, ne vaut pas celle du violon de Crémone qui vole en éclats au moment où la dernière note de chant s’exhale des lèvres d’Antonia, la fille du professeur Crespel. Mais ces lacunes, et d’autres peut-être qui m’échappent, ne sont rien auprès de celle que je sens. En écrivant l’histoire du talent, n’ai-je pas négligé l’histoire de l’âme, que dans la première partie de cette étude je m’étais efforcé de suivre de près, et en étudiant l’artiste, n’ai-je point, par un oubli volontaire ou non, il n’importe, laissé de côté la femme ? J’aurais cependant bien mal rendu le caractère de l’œuvre de George Sand, si l’on n’y avait retrouvé cette histoire écrite en fragmens épars dont la notoriété des événemens de sa vie permet de renouer facilement la chaîne. J’essaierai maintenant de la résumer telle que me l’a fait comprendre une étude entreprise, j’ose le dire, dans un esprit également éloigné de la malveillance et de la partialité.

Aurore Dupin était née avec une nature que la sévérité d’une éducation soigneuse aurait seule pu défendre contre les tentations dont elle avait trouvé l’héritage dans sa race. Le mélange étrange du sang de Maurice de Saxe avec le sang des Delaborde avait, des deux côtés, insinué dans ses veines le germe fatal des entraînemens auxquels elle devait plus tard succomber. Une imagination ardente et un besoin dévorant d’aimer avait encore favorisé l’éclosion de ces germes, dont aucune saine et affectueuse influence n’était venu prévenir le développement. La liberté d’une vie solitaire avait surexcité cette imagination ; les luttes entre sa mère et sa grand’mère avaient troublé ce besoin d’aimer sans le satisfaire ; le sentiment religieux, qui aurait pu venir à son aide, avait été chez elle tour à tour combattu par l’influence de la famille et exalté par celle du couvent. Enfin, lorsque sa vie de jeune fille, si agitée et si difficile, avait pris fin, elle n’avait rencontré dans l’homme qui aurait pu être son protecteur et son guide qu’un compagnon grossier et un maître brutal. Quoi d’étonnant si elle a cru trouver en dehors de la règle le bonheur qu’elle n’avait pas trouvé dans la règle, et si elle s’est lancée à corps perdu dans une poursuite téméraire ? Le bonheur, elle l’a cherché partout, aux Pyrénées, à Paris, à Denise, à Majorque, à Nohant, dans tous les lieux où elle a promené l’inconstance de son imagination, la fumée de son cigare et la facilité de son tutoiement. À chaque pas elle croyait le saisir ; à chaque pas le bonheur lui échappait. L’amertume de ses déceptions, proportionnée à l’avidité de ses espérances, l’a jetée alors dans cette révolte contre Dieu, contre les lois, contre la société dont ses premiers écrits portent l’empreinte, en même temps qu’une insatiable ardeur la poussait toujours à des entreprises nouvelles et plus hasardées. De déceptions en déceptions et de poursuites en poursuites, peut-être aurait-elle fini par s’égarer sans retour dans ces régions morales et sociales d’où l’on ne revient pas, si une ancre de miséricorde ne l’eût rattachée au rivage : l’amour de ses enfans. C’est ce frêle lien qui l’a empêchée de s’éloigner à jamais du foyer de Nohant, et qui, se fortifiant avec les années, a fini par l’y enchaîner. Le spectacle d’une union heureuse se développant paisiblement sous ses yeux lui a fait sans doute comprendre la sainteté des lois contre lesquelles elle s’était autrefois élevée, en même temps que son cœur s’élargissait pour faire place à des êtres nouveaux qui venaient solliciter sa tendresse. Après avoir été une mère tendre, elle est devenue une grand’mère passionnée. Cette expérience nouvelle lui a fait apercevoir la vie sous un jour plus riant, et quelques-unes des œuvres de la seconde moitié de sa vie semblent jaillir d’une source fraîche et purifiée. Ce n’est plus à l’amour adultère d’Indiana ou à la passion désordonnée de Juliette qu’elle prête des accens chaleureux ; elle peint la tendresse honnête de Jean de la Roche pour Love Butler ou le silencieux dévoûment de Caroline de Saint-Geneix pour le marquis de Villemer, heureuse si elle avait toujours été aussi bien inspirée que dans ces deux œuvres charmantes, et si elle n’avait aussi surchargé sa mémoire littéraire du lourd fardeau de beaucoup de romans languissans et sans intérêt. Plus complète a été encore la transformation de son talent, lorsque, pour parler à l’imagination de la génération nouvelle qui se groupait le soir autour de la table ronde du salon de Nohant, elle se prit à écrire des récits féeriques où son imagination puissante, se joue avec grâce. Qui eût dit que Lélia achèverait sa vie dans le château de ses pères en écrivant des contes pour ses petits-enfans, et qu’on pourrait, après plus de trente ans, lui appliquer à elle-même, presque sans restrictions, cette peinture de la vieillesse d’une de ses premières héroïnes : « Métella, fortifiée contre le souvenir des passions par une conscience raffermie et par le sentiment maternel que la douce Sarah sut développer en son cœur, descendit tranquillement la pente des années. Quand elle eut accepté franchement la vieillesse, quand elle ne cacha plus ses beaux cheveux blancs, quand les pleurs et l’insomnie ne creusèrent plus à son front des rides anticipées, on y vit d’autant plus reparaître les lignes de l’impérissable beauté du type. On l’admira encore dans l’âge où l’amour n’est plus de saison, et, dans le respect avec lequel on la saluait, entourée et embrassée par les charmans enfans de Sarah, on sentait encore l’émotion qui se fait dans l’âme à la vue d’un ciel pur, harmonieux et placide que le soleil vient d’abandonner. »

Il est à regretter que l’harmonie et la placidité de ce ciel aient encore été troublés par quelques éclairs dont l’éclat rappelle les orages de ses premières années. George Sand fut mal inspirée lorsque, dans le roman d’Elle et Lui, elle écrivit le récit trop transparent d’un épisode de sa jeunesse qui, disait avec raison Sainte-Beuve, est entré dans le roman du siècle. Plutôt que de faire retomber, sur la mémoire de celui qui n’était plus là pour se défendre, des torts réels ou imaginaires, elle aurait dû se souvenir de ces vers de la Nuit d’octobre :

Les morts dorment en paix dans le sein de la terre.
Ainsi doivent dormir nos sentimens éteints.
Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière,
Sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains.


Elle a porté, au contraire, la main sur ces reliques, et par là elle a mérité les reproches qui lui ont été adressés au nom d’une affection justement émue, en même temps qu’elle s’exposait aux hasards d’une longue controverse. Ce fut aussi à un sentiment fâcheux qu’elle céda lorsqu’elle voulut répondre à l’éclatant succès que Sibylle avait valu au plus délicat de nos romanciers, par la composition d’un roman qui en fut en quelque sorte la contre-partie. Dans Sibylle, M. Octave Feuillet avait peint sans l’approuver l’exaltation religieuse d’une jeune fille qui refuse de s’unir à l’homme qu’elle aime avant de l’avoir amené à partager sa foi. Dans Mademoiselle de la Quintinie, George Sand propose à la sympathie et à l’admiration de ses lecteurs un jeune philosophe qui exige et obtient de sa fiancée avant son mariage le sacrifice des scrupules de sa conscience religieuse. Il eût été plus digne d’elle de ne pas mettre son talent au service de ce sophisme et de comprendre qu’en dépit de toutes les assimilations de la logique, l’ardeur excessive du sentiment religieux chez une femme paraîtra toujours et à juste titre moins odieuse que l’intolérance du fanatisme incrédule chez un homme.

Cet éclat subit de colère contre le catholicisme n’est pas, au reste, en harmonie avec l’apaisement qui paraît s’être fait dans-son âme pendant les dernières années de sa vie. « J’ai eu, faisait-elle dire autrefois à Lélia, de grandes ambitions de certitude que la fatigue et la douleur ont refroidies. » Peut-être étaient-ce aussi la fatigue et l’âge, sinon la douleur, qui avaient refroidi chez elle les grandes ambitions de certitude. Je ne crois pas en effet que la solution des redoutables problèmes dont sa jeunesse avait été tourmentée si fort apparut d’une façon beaucoup plus claire aux yeux affaiblis de sa vieillesse. Mais elle en poursuivait du moins la réponse sans irritation et sans révolte. Les colères que lui inspirait autrefois la condition de l’humanité étaient remplacées par une vague confiance dans le progrès futur, et le Dieu qu’elle accusait jadis d’être le grand artisan des misères de l’homme recevait constamment de sa bouche l’expression d’une tendresse reconnaissante. « Je sens Dieu, j’aime, je crois, » s’écriait-elle en terminant, assez peu de temps avant sa mort, le récit des évolutions successives de sa pensée religieuse. A-t-elle jamais dépassé la limite de cette croyance en un Dieu attentif et paternel ? Il faudrait pour le savoir chercher à surprendre le secret de ses méditations durant ces quelques jours de maladie rapide où son ferme esprit dut sentir l’approche et envisager l’aspect de la mort. Mais il y a quelque chose qui me répugne dans l’ardeur que l’on met aujourd’hui à interroger les mourans et à tourner au profit de ses propres croyances leur suprême témoignage. Qui peut savoir en effet si ces réponses tardives sont l’aveu sincère d’une âme qui se sent déjà en présence de son juge ou une concession banale faite aux exigences d’un monde dont il semble qu’à cette heure l’opinion ne devrait guère préoccuper ? Je dirai cependant que durant ses derniers jours aucune volonté contraire n’est venue par avance opposer d’obstacle au pieux désir exprimé par ses enfans de voir le corps de leur mère franchir le seuil de l’enceinte sacrée et recevoir la bénédiction qui, dans la liturgie de l’église, encourage le départ de l’âme chrétienne : aucune parole ne s’échappa de ses lèvres pendant sa lente agonie que pour exprimer des sentimens de tendresse et de reconnaissance. Elle fit approcher ses petites-filles de son lit pour leur dire : « Mes chéries, ce que je regrette le plus, c’est de vous quitter. » Lorsque le délire de la mort l’eut saisie, on l’entendit plusieurs fois murmurer d’une voix indistincte ces mots : « Ne touchez pas à la verdure. » Elle voulait, on le crut du moins, par ces paroles confuses, exprimer le désir qu’on laissât debout un groupe d’arbres verts qui ombragent le caveau de famille où son aïeule dort à côté de son père, où sa place était déjà préparée. Son dernier vœu a été exaucé. On n’a pas touché à la verdure, et les arbres qu’elle aimait balancent encore au-dessus de la tombe où repose sa dépouille leur feuillage qui ne meurt point, symbole d’une espérance dont par-delà le grand voile elle aura connu sans doute la réalité.

Othenin d’Haussonville.
  1. Voyez la Revue du 15 février et du 14 mars.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1864, l’étude de M. Émile Montégut sur le Marquis de Villemer.