Georges Lafenestre (Verlaine)

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Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 439-448).


GEORGES LAFENESTRE


Georges Lafenestre, poète français, né à Orléans en 1837.

À qui de nous, férocement épris de l’art et des choses de l’art, espèces de possédés de ce démon, le Vers, parfois en butte à l’horreur du Bourgeois


« Paisible et bucolique. Sobre et naïf homme de bien'. »


et plus souvent aux sarcasmes innocents de la foule ou à la moins clémente indifférence du public qui est censé lire compétemment, auquel d’entre nous n’est-il pas arrivé — las d’héroïque acrobatisme, de militarisme en quelque sorte dans l’héroïque acrobatisme esthétique, de discussions transcendantales entre pairs et de délassements un tantinet cabrionesques quand nous daignons ébattre nos excellences littéraires dans les compatibles bohèmes délassantes ou prétendues délassantes — d’aimer à nous isoler quelque peu et pour quelque temps d’un groupe intense ou d’individualités absorbantes, y compris la nôtre, pour converser, frayer, vivre une saison, un laps, ne fut-ce qu’une journée, ne fût-ce qu’une heure, qu’un moment, avec un ami du temps jadis, camarade de premiers rêves, de tout jeunes essais vers des tentatives où le loisir était pour ainsi dire de compte à demi, ce loisir fils de l’Inspiration, et son père, croyait-on en ces temps fabuleux. Lui, l’ami des jours d’adolescence intellectuelle, quels qu’aient été d’ailleurs, d’autre part, ses progrès dans l’expérience de la vie, a gardé bonne part du frais dépôt d’illusions que nous avons d’un dédain riant, gaspillé inconsidérément peut-être, préoccupés d’autres belles visées qui ne sont pourtant pas, disons-le bien haut ! des billevisées, nous les ardents, les excessifs, les diaboliques persévérants de cette Science à part, qui ne mène à rien de « positif », mais qui, nous ayant pris innocents, nous rend malheureux d’un malheur adoré, puis nous laisse angéliques ! Il nous parle sérieusement de choses qui nous sont devenues comme étrangères, de prosodie libérale, de rimes constitutionnelles, de tout un doctrinarisme en poésie, à nous qui en sommes à l’Allitération quintessenciée, à l’Assonance infiniment plus difficultucusc que toute sonnaille hugotique, à la métrique décadente, bien plus compliquée sous son apparent déhanchement que n’importe quelle versification latine ou autre encore pire ! Et cette conversation, loin de nous exaspérer de pitié, bien au contraire nous rafraîchit, nous repose, va jusqu’à nous donner à réfléchir sur un mode délicieusement logique et clair. Car, de fait, tous ceux-là sont d’accord qui aiment sincèrement la Muse et qui lui obéissent. Les simples, ou ceux qu’il nous plaît d’appeler ainsi, pensent que peu de moyens suffisent à son culte : clarté, beau français, de l’élévation dans les idées et l’absolue sincérité, avec le seul tort, sans nul doute, de se servir d’une trop vieille rhétorique. Nous, les raffinés, ainsi, qu’ils croient exact de nous dénommer, nous voulons la pleine Clarté, obtenue par une langue impeccable au service du suprême de la pensée où qu’elle tende, et notre rhétorique sort journellement, tout armée, de nos fronts douloureux ; mais le but est le même, l’effort est analogue ; et qui sait ce que la postérité décidera quant aux prix à décerner ?

J’ai eu cette sensation d’un ami, depuis longtemps quitté de par les purs caprices du sort, soudainement rencontré et entretenu non sans un très délicat plaisir d’anecdote ancienne en relisant ces jours derniers l’œuvre poétique de Georges Lafenestre. Cette œuvre, réunie en un fort volume sous ce titre général d’Idylles et Chansons, comprend quatre recueils de courtes pièces détachées et un assez long poème, Pasquetta. Le premier en date desdits recueils est les Espérances qu’annonçait le beaucoup trop modeste joli sonnet suivant, qui fut célèbre à juste titre à cette époque prodromatique de renaissance Parnasienne :


AU LECTEUR


Je suis de ces fous qui s’en vont rêvant
De printemps sans fin, d’amours éternelles ;
Mes erreurs, tu vois ne sont pas nouvelles ;
Le père au tombeau les lègue à l’enfant.

Qu’y faire, après tout ? Nous suivons le vent
Comme la poussière et les hirondelles :
Mon corps a des pieds, mon âme a des ailes.
Parfois je m’envole et rampe souvent.

Dans ces vers troublés si tu veux les lire,
Tu dois retrouver plus d’un franc sourire,
Les pleurs y sont vrais et tombés des yeux.

L’auteur pour le reste est bien jeune encore ;
Ne demande pas de fruit à l’aurore :
L’homme qui grandit demain fera mieux.


Tout le recueil est dans ce ton correct, gris-perle, avec de temps en temps des éclats d’or et de pierres précieuses des plus ravigorants et souvent des vers fort beaux tels que


              ……« des femmes bien parées
Attendant une fête au milieu d’un pré clair


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je vais, je vais à vous, filles du ciel d’été !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Salut, chansons, salut, printemps
Salut, ô mon âme immortelle.
Je m’envole où ta voix m’appelle !
À genoux, mon Dieu, je t’entends. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


L’amour, un amour quelquefois d’une riche et chaude sensualité (Dans les blés, Pulvere levius, etc.), le débat avec elle-même d’une âme croyante en proie au tragique doute contemporain, l’expansion d’une jeunesse virile et tendre, font le thème de ces morceaux plus que remarquables, dignes pour la plupart d’une anthologie très exclusive et très large.

Peu après la publication des Espérances, saluée non sans enthousiasme par la génération levante des poètes admirateurs de Leconte de Lisle et de Théodore de Banville, en dépit des fortes réminiscences de Musset qui s’y trouvaient. (Musset n’avait pas l’heur de nous plaire, enfants pas mal pédants que nous étions alors.) Lafenestre collabora au Parnasse où ses « contributions » (English spoken here) eurent un très grand succès d’estime, bien juste. Il était désormais classé, non parmi les moindres, quelque chose comme entre Sully-Prudhomme et Armand Silvestre. Les recueils qui suivirent et qui s’intitulent la Clef des champs, l’Âme en fête et la Chute des rêves, continuent, accentuent, portent à leur sommet de perfection les grandes qualités si brillamment inaugurées dans les Espérances. Je voudrais pouvoir citer ici, entre bien d’autres pièces, tour à tour sévères et riantes, excellemment composées et d’une très remarquable et continue mélodie, d’émouvants fragments des Vieux époux (la Clef des champs, et des Survivants (la Chute des rêves), ainsi que le si noblement voluptueux Souvenir antique (l’Âme en fête). Du moins lisez, alors ce magnifique


EMBRASEMENT


Comme la gueule en sang d’une large fournaise
Qui s’ouvre tout à coup dans un noir carrefour
Et crache des torrents de fumée et de braise
Sur les pavés rougis qui craquent à leur tour.

Brusquement, le Soleil dans l’horizon éclate.
Furieux, et, trouant les montagnes de fer,
Vomit, à grosse écume, une lave écarlate
Qui roule au grand galop dans les rocs, vers la mer.

Les nuages surpris se heurtent pêle-mêle
Sous le fouet des rayons qui jaillissent contre eux.
Et, tels que des manteaux déchirés par la grêle,
Traînent, éparpillés, leurs lambeaux poussiéreux.



Du feu ! Du feu ! Tout croule en l’incendie immense,
Rocs aigus, îlots plats sous les roseaux nageant.
La ville au loin qui sent dans la flamme, en silence,
Fondre ses ponts de marbre et ses clochers d’argent.

Comme un cuvier bouillant la lagune étincelle
Et les longs avirons, éclatant par les airs,
Dans le brasier qui coule aux flancs de la nacelle
S’allument en cadence et pleurent des éclairs.

Ô splendide, ô vivante, ô divine lumière,
Dans cet embrasement de l’univers joyeux,
Prends l’homme aussi, prends moi ; voici mon âme entière,
Toute, je te la livre, ô Soleil radieux !

Loin, bien loin, aussi loin que tes flèches vibrantes
Brisent la nuit stérile et vont ouvrir des yeux,
Jette-la, trempe-la de tes clartés puissantes
Dans la pourpre des mers et la pourpre des cieux,

Afin que, retombée aux ombres de la vie
Elle épanche à son tour, sans jamais s’apaiser,
Les trésors de chaleur qui l’auront assouvie
Dans la force et l’éclat de ton dernier baiser !

(La clef des champs).



PASQUETTA


Printemps ! printemps ! l’Arno soulevé dans ses rives
Vers la mer à grand bruit porte l’eau des glaçons
On voit monter partout des verdures craintives
Comme un désir aux yeux des timides garçons.


Et les cimes d’azur que l’Apennin déplie.
D’un long voile abritant la Toscane endormie,
Au bruit des vents grondeurs ferment ses horizons.

Les ceps aux bras lascifs semés de perles blanches
Grimpent en se tordant jusqu’aux plus hautes branches
Où la lumière chaude enivre les oiseaux ;
L’olivier rude et gris agite son front paie
Comme un vieillard qui fuit le penser de ses maux,
Et dans l’atelier sombre où forge la cigale,
Les seigles pour l’été tissent de blonds manteaux.

Printemps ! printemps ! printemps ! la nature immortelle
Uougit, après trois mois, de sa stérilité
Et le soleil viril à sa grande mamelle
Porte le lait joyeux de la maternité :
Humanité, debout ! à l’œuvre, chêne et rose !
Croissez, pensez, vivez, malheur à qui repose !
Le squelette a frémi dans sa bière agité.

Combien sur l’herbe humide au penchant des ravines
S’ouvrirent de bluets et combien d’aubépines ?
Les nids s’emplirent-ils dans la paix des buissons ?
Ainsi qu’un long essaim de mouches inquiètes
S’échappe de la gerbe à la fin des moissons,
Autour du front blanchi des tranquilles poètes
Combien volera-t-il de nouvelles chansons ?

Le sculpteur verra-t-il son imposant cortège
De fils obéissants joindre leurs mains de neige
Sur la tour formidable à l’ombre d’une croix ?


Combien entendra-t-on de baisers sous la treille ?
Combien de nouveau-nés mordant leurs petits doigts,
Les bruns marins, penchés sur leurs femmes vermeilles.
Berceront-ils du pied devant leurs seuils étroits’ ?

De tout ce qui naîtra Dieu seul saura le nombre ;
Enfants, bourgeons, épis, rêves de joie ou d’ombre ;
Lui seul verra monter tous ces germes heureux
Comme des ouvriers qui reçoivent leur tâche.
Sans savoir pour quelle œuvre homme, forêts, et cieux.
Chacun, de leur côté, travaillant sans relâche :
Le maître qui les paye a su penser pour eux.

Printemps ! printemps ! printemps ! Oh ! la fille charmante !
Ses yeux, doux et mutins


et le récit part tout d’une haleine, en 3 chants d’un peu plus de 220 vers chacun, assez mal soucieux de la rime riche, il est vrai, mais supérieurement rythmés dans une ampleur que ne gênent en rien la césure presque toujours coupée à 6 et le manque absolu d’enjambements. Non seulement un entrain puissant, une couleur large et réjouissante, une conduite élégante et forte de la période font de ce poème une œuvre d’art considérable, mais la distinction de l’aristocratie de l’expression rachètent avec usure ce que le fond y peut avoir de banal. C’est l’éternelle histoire du génie tuant le bonheur. À la fin du récit Dante et Ghiotto, ayant eu le glorieux tort de préférer la poésie et la peinture à leurs « donne » se trouvent au milieu de leur noire détresse d’âme et de cœur, comme consolés par le souvenir de leurs amours d’enfance. Pasqua et Béatrix mortes leur apparaissent, doux fantômes


Qui n’ont pris ici-bas que la douceur d’un nom,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et leur bouche de miel souriant comme une lyre,
D’un récit angélique amuse leurs tourments,
Tandis qu’en leurs grands yeux par instants revient luire
L’effroyable splendeur des douze firmaments.


Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de vers plus souverains dans notre langue et que le poète qui les a faits, avec tant d’autres de la même trempe, ne mérite pas une très belle place dans l’admiration de tout juge impartial, même en ces temps d’exclusivisme peut-être excessif.

Lire aussi tout particulièrement l’Hymne frontispice des Idylles et Chansons, qui est de toute beauté.

Lafenestre est en outre un critique d’art qu’ont mis au premier rang ses travaux sur la matière, particulièrement son beau livre des Maîtres anciens.

Il occupe dans l’administration des Beaux-Arts un haut emploi où sa compétence est pour les artistes un précieux gage d’efficace sympathie.


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