Germinie Lacerteux/XLVI

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Charpentier (p. 190-192).
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XLVI.


L’amour qui lui manquait, et auquel elle avait la volonté de se refuser, devint alors la torture de sa vie, un supplice incessant et abominable. Elle eut à se défendre contre les fièvres de son corps, et les irritations du dehors, contre les émotions faciles et les molles lâchetés de sa chair, contre toutes les sollicitations de nature qui l’assaillaient. Il lui fallut lutter avec les chaleurs de la journée, avec les suggestions de la nuit, avec les tiédeurs moites des temps d’orage, avec le souffle de son passé et de ses souvenirs, avec les choses peintes tout à coup au fond d’elle, avec les voix qui l’embrassaient tout bas à l’oreille, avec les frémissements qui faisaient passer de la tendresse dans tous ses membres.

Des semaines, des mois, des années, l’affreuse tentation dura pour elle, sans qu’elle y cédât, sans qu’elle prît un autre amant. Se craignant elle-même, elle fuyait l’homme et se sauvait de sa vue. Elle restait casanière et sauvage, enfermée chez mademoiselle, ou bien en haut dans sa chambre : le dimanche elle ne sortait plus. Elle avait cessé de voir les bonnes de la maison, et, pour s’occuper et s’oublier, elle s’abîmait dans de grands travaux de couture, ou s’enfonçait dans le sommeil. Quand des musiciens venaient dans la cour, elle fermait les fenêtres pour ne pas les entendre : la volupté de la musique lui mouillait l’âme.

Malgré tout, elle ne pouvait s’apaiser ni se refroidir. Ses mauvaises pensées se rallumaient toutes seules, vivaient et s’agitaient sur elles-mêmes. À toute heure, l’idée fixe du désir se levait de tout son être, devenait dans toute sa personne ce tourment fou qui ne finit pas, ce transport des sens au cerveau : l’obsession, — l’obsession que rien ne chasse et qui revient toujours, l’obsession impudique, acharnée, fourmillante d’images, l’obsession qui approche l’amour de tous les sens de la femme, l’apporte à ses yeux fermés, le roule fumant dans sa tête, le charrie tout chaud dans ses artères !

À la longue, l’ébranlement nerveux de ces assauts continuels, l’irritation de cette douloureuse continence, mettaient un commencement de trouble dans les perceptions de Germinie. Son regard croyait toucher ses tentations : une hallucination épouvantable approchait de ses sens la réalité de leurs rêves. Il arrivait qu’à de certains moments ce qu’elle voyait, ce qui était là, les chandeliers, les pieds des meubles, les bras des fauteuils, tout autour d’elle prenait des apparences, des formes d’impureté. L’obscénité surgissait de toutes choses sous ses yeux et venait à elle. Alors, regardant l’heure au coucou de sa cuisine comme une condamnée qui n’a plus son corps à elle, elle disait : Dans cinq minutes, je vais descendre dans la rue… — Et, les cinq minutes passées, elle restait et ne descendait pas.