Gerolamo Rovetta, d’après une récente publication

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Gerolamo Rovetta, d’après une récente publication
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 1 (p. 408-437).


GEROLAMO ROVETTA
D’APRÈS UNE RÉCENTE PUBLICATION[1]


I

Ce fut un homme aimé des dieux. Lorsqu’il mourut, le 8 mai dernier, à l’heure où ceux qui vont quitter la terre voient d’un seul coup d’œil tout ce qu’ils firent et tout ce qu’ils furent, une longue suite d’années heureuses et glorieuses lui apparut ; et il put s’endormir paisiblement de son dernier sommeil. Il ne connut pas les débuts pénibles des auteurs pauvres, le manuscrit qu’on va porter en tremblant chez un éditeur dédaigneux, et qui ne représente pas seulement la gloire de demain, mais le pain d’aujourd’hui. Car ces infortunes se rencontrent ailleurs que dans les romans ; et plus d’un, même arrivé au succès, garde le souvenir amer d’une vie qui ne lui fut pas clémente. Elle fut clémente à Rovetta, né riche, et presque grand seigneur. On le surprit à parler lui-même de ses biens, sans affectation et sans vergogne, comme d’un privilège naturel qu’il avait trouvé en venant au monde. Il compta parmi les jeunes élégans qui font le beau sur le Corso de leur ville ; il compta parmi les bourgeois de Milan, ayant maison Piazza di Castello ; plutôt que bourgeois même, il fut aristocrate, gardant toujours un je ne sais quoi de distingué dans ses allures et dans sa mise : ceux qui l’ont connu savent qu’il préférait le monocle au lorgnon. Au reste, il admit peu de monde dans son intimité, très différent de ces auteurs à la poignée de main facile, qui prodiguent à mille personnes leur affection. À la fois par instinct et par habitude, il aimait les vêtemens à la mode, les appartemens confortables, les mets bien préparés et les tables bien servies : toutes « les bonnes choses ; » les belles aussi. Il eut le bonheur rare d’être élevé par une mère intelligente et délicate, dont l’influence ne permit pas que le goût d’une vie large nuisît à l’effort de l’esprit, et que le souci du bien-être fût le seul qui le dirigeât. Très vite, il s’intéressa aux bonnes lettres, en amateur. Un soir qu’il était au théâtre, il se mit à critiquer avec esprit la pièce qu’on jouait devant lui. « Vous en parlez à votre aise, lui dit une des dames dans la société desquelles il se trouvait ; mais vous seriez incapable d’en faire autant. » Il releva le défi ; et tels furent ses débuts dans la littérature : un sourire de femme l’y engagea.

Il eut la gloire des romanciers illustres : surtout auprès du gros public qui fait les gros succès. Mater dolorosa, Le Lagrime del Prossimo, La Baraonda, l’Idolo, La Moglic di Sua Eccellenza, furent les œuvres qu’on retint le plus volontiers parmi sa production féconde[2] : leurs couvertures annoncent avec orgueil les milliers d’exemplaires vendus et les éditions épuisées. Il eut la gloire du théâtre[3]. À une époque où l’Italie cherche à se débarrasser des servitudes extérieures, il apparut comme un des dramaturges nationaux les plus capables de soutenir la concurrence avec les pays voisins. Bien plus ! La pièce qui affirma pour la première fois la maîtrise de son talent, et réalisa les promesses que ses œuvres antérieures avaient seulement annoncées, franchit les Alpes, et fut représentée sur les scènes françaises, souvent hospitalières au génie étranger. De même-que les meilleurs de ses romans, dépassant les limites d’une renommée locale, avaient été traduits en plusieurs langues, de même, l’École du déshonneur fut jouée à Paris, et plut. — Romanticismo, donné pour la première fois en 1902, marqua l’apogée de sa carrière. Car cette pièce le faisait entrer dans l’enceinte où l’Italie honore, quelquefois avec les cérémonies d’un culte, ses écrivains patriotiques. À vrai dire, il ne retrouva plus dans la suite le même bonheur. Mais on le traita toujours avec une sorte de respect ; on se départit pour lui de la sévérité accoutumée ; on ne voulut pas se montrer malveillant devant des œuvres moins heureuses, comme le Re Burlone ; on eut presque l’air de s’excuser, lorsqu’en faisant le compte des applaudissemens, à la manière italienne, on les trouva peu nombreux. En 1909, quand la Moglie di Molière tomba d’une lourde chute, la critique se mit à chercher encore des circonstances atténuantes ; elle s’efforça de croire que l’insuccès de la première représentation serait passager ; elle condamna même, — singulière fortune ! — le public plutôt que l’auteur : « La matière théâtrale fut jugée insuffisante ; et jugée est peut-être trop dire : c’est plutôt le mot impression qu’il faudrait employer. Encore cette impression pourrait-elle se transformer dans les représentations qui vont suivre, et qui commencent ce soir : comme pour le Re Burlone, dont les spectateurs ne se montrèrent pas enchantés la première fois, et qui fit ensuite une tournée victorieuse, et prit droit de cité dans notre répertoire… Des démonstrations d’affection et de respect envers Gerolamo Rovetta eussent été convenables ; elles ont manqué : j’en suis désolé, non pour lui, mais pour le public… » (D. Oliva, Giornale d’Italia, 20 mai 1909.) Se sentir ainsi consoler, lorsqu’on vient de subir un échec, c’est encore une façon d’être heureux.

Or, parmi tous les dons qu’il reçut en partage, le plus utile à son art, celui qui contribue surtout à lui donner une physionomie particulière et une originalité propre, c’est le privilège de rendre la vie. Il est si précieux, que toutes les écoles le revendiquent pour elles. Mais précisément, Rovetta n’est d’aucune école ; il ne se laisse ranger dans aucune catégorie ; comme il n’a pas de disciples, il n’a pas eu de maître. On rencontre chez lui des réminiscences de tel ou tel auteur, ainsi qu’il arrive à quiconque a pris part à la vie intellectuelle de son temps : il a lu, donc il a retenu. Ce qu’on ne rencontre pas, ce sont des dogmes, ou des formules, ou seulement des programmes. Point de doctrine : quel charme, et quel repos ! Qu’il soit béni, pour n’avoir jamais écrit de dissertation, ni de préface ; pour n’avoir jamais expliqué ce qu’il fallait être, et ce qu’il ne fallait pas qu’on fût ; pour n’avoir jamais gâté le plaisir simple de ses lecteurs, en leur faisant l’école ! Des romans de Rovetta, les mots qui marquent l’intervention de l’auteur, ou les ruses qui la cachent, sont rigoureusement bannis : point de « je, » point de « moi, » point de « nous. » La tendance de son esprit est telle, qu’il saisit les apparences sensibles sans chercher à pénétrer au-delà. Il présente le minimum de la déformation nécessaire à l’art ; les objets viennent se refléter en lui, comme dans le miroir le plus parfaitement plan qu’il soit possible de concevoir. Il n’aime pas le monologue, si lent, si lourd, et qui semble n’être jamais qu’une caricature de la pensée. Il exprime ce qu’il entend d’ordinaire, c’est-à-dire des dialogues ; tels qu’ils se présentent d’ordinaire, c’est-à-dire rapides et hachés. De même, entre tous les temps qui servent à localiser l’action, c’est le présent qu’il emploie le plus volontiers ; on cite de lui un roman tout entier, La Moglie di Sua Eccellenza, qui est écrit sans imparfaits ni passés : les personnages sont saisis au moment même où ils parlent. Ce qui pourrait être, chez les autres, un tour de force et un jeu de difficulté, est chez lui naturel et spontané : il n’entreprend pas une narration, il note une vision. Il n’est ni classique, ni romantique, ni naturaliste, ni idéaliste, ni symboliste ; on ne peut même pas dire qu’il se défend de toute théorie, parce que se défendre de toute théorie, c’est encore en avouer une. Il rend la vie.

Les autres romanciers, lorsqu’ils donnent dans le genre psychologique, choisissent peu de personnages, et réservent pour un seul les faveurs de leur analyse : comme s’il était possible d’isoler ainsi un individu parmi tous ; comme si chaque vie n’entraînait pas une foule d’autres vies après elle, indissolublement liées ! Dans le genre historique, même défaut : l’auteur économise toujours les existences que la réalité prodigue ; il extrait maigrement d’une époque quelques créatures d’exception dont le rôle exprès semble être de nuire à son héros, ou plus souvent de le favoriser : comme si chacune de nos actions, même la plus simple en théorie, n’avait pas besoin de concours multiples, ne se compliquait pas d’influences imprévues, et n’aboutissait pas enfin à travers des volontés qui ne dépendent plus de nous ! Cette foule que parfois nous regardons passer de nos fenêtres, et dont nous nous plaisons à observer le cortège bariolé, entre dans notre vie, quoi que nous en ayons : aujourd’hui surtout, où plus qu’à aucune autre époque peut-être, chacun dépend de tous. Nous avons beau fermer nos portes : il arrive toujours un moment où elle délègue un de ses représentans innombrables, bientôt suivi d’autres, qu’elle pousse jusqu’à notre foyer. Cette inquiétante et puissante confusion, ces chocs, ces heurts, ces bousculades, ces élans de fièvre et de folie, ce passage ininterrompu de masques qui grimacent ou sourient, rien ne rend mieux tout cela que les romans de Rovetta. Au jeu des intérêts et des passions qui se meuvent au hasard sur la scène du monde, répond la variété des acteurs. Côte à côte, pressés, dans un contraste qui ajoute encore à l’impression de réalité qu’ils dégagent, arrivent les jeunes et les vieux, les riches et les pauvres, ceux qui portent des habits de fête ou des habits de deuil. Arrivent les ouvriers, les professeurs, les rentiers, les artistes. Arrivent les nobles, païens des Bourbons de Naples, dont les filles épousent les bourgeois riches d’avoir vendu de la farine et de la mortadelle. Arrivent les officiers, les brillans officiers de cavalerie, dépensant sans compter les écus que les banquiers juifs sont prompts à recueillir. Arrivent les jeunes filles en mal de mari ; et les veuves qui arrêtent au passage ceux qui veulent bien les consoler ; et les dévotes ridées ; et les cuisinières rubicondes ; et les servantes fidèles, qui aiment mieux renoncer à leurs gages qu’au plaisir de servir leurs maîtres ; et les écuyères françaises, grandes séductrices de cœurs légers. Arrivent les aventuriers et les aigrefins, qui ne laissent à personne leur place dans la société, et se fraient un passage à travers la littérature ou la finance. Le mieux réussi est celui qui incarne en lui le plus de caractères divers, héros, charlatan, orateur, écrivain, agioteur, patriote ; sensuel et sensible, raffiné et goulu, homme d’honneur et canaille ; celui qui porte un nom sonore comme sa voix, ample comme sa personne, beau comme sa barbe : Matteo Cantasirena (La Baraonda). Il mène la ronde effrénée de ces personnages multiples, dont chacun s’arrête assez longtemps pour qu’on le voie bien, avant de recommencer à tourner. Car ils ne sont pas là comme des comparses ou des figurans, dont un artiste adroit aurait besoin pour faire ressortir les grands premiers rôles. Ils apportent tous le même appétit de vivre, les mêmes dents aiguës, les mêmes mains habiles à saisir et obstinées à garder. Ils ne cèdent pas volontiers la place, et ne renoncent à aucun de leurs droits : c’est au point qu’on est embarrassé, parfois, pour désigner avec certitude la principale figure du roman. Les grandes forces de la société moderne, celles qui plient les individus à leur service et à leur tyrannie, sont là aussi. Voici la politique, qui ne se contente pas d’exciter les ambitions, d’opposer les partis, d’opprimer les intérêts d’un pays pour satisfaire ceux d’une secte, mais qui se répercute en effets désastreux sur tout ce qu’elle touche, les affaires, la famille, l’amour. Voici la presse, avec toutes ses grandeurs et toutes ses petitesses ; les journaux des capitales et les feuilles de la province ; ceux qui comptent derrière eux de longues années de prospérité, et ceux au contraire qui piquent l’attention par leur nouveauté, puis meurent après six mois ; journaux littéraires ; journaux socialistes, toujours prêts à dénoncer les scandales officiels ; opportunistes, toujours prêts à sacrifier leur opinion à leur intérêt : nous entendons crier leurs titres dans les rues ; et même si nous refusions de les lire, nous apprendrions malgré nous les nouvelles qu’ils apportent, lancées dans la nuit par la voix éraillée des vendeurs. Rien de ce qui agit sur ta vie contemporaine ne manque dans cet immense répertoire : pas même l’avènement tyrannique du sport parmi nos modes, puisque nous y trouvons Son Excellence Giacomo d’Orea, ministre d’hier et ministre de demain, apprenant sur le tard à jouer au tennis.

Mais ne nous arrêtons pas seulement au nombre et au mouvement des personnages. — Dans la vie, c’est sur l’extérieur que nous jugeons d’abord ; les objets vulgaires et familiers qui entourent chaque existence finissent par prendre une voix, et parlent avant que l’homme ait parlé. De même chez Rovetta. Soit, par exemple, la tragique aventure du comptable Charles Moretti. La prospérité règne chez lui, parce que sa femme, Élise, s’est laissé séduire par le vieux Peppino Sigismondi, qui pourvoit en secret aux dépenses de la maison. Fort de son honnêteté superbe, Charles Moretti condamne sévèrement un employé infidèle dont la justice la chargé de vérifier les comptes, et se montre impitoyable pour la femme du coupable, qui vient le supplier. Cependant Peppino Sigismondi meurt ; la détresse succède à l’abondance ; du même coup, le mari trompé apprend son déshonneur. Alors, poussé par la misère sans cesse grandissante, par la nécessité même de cacher à son entourage la source de sa richesse première, il fait comme l’employé qu’il condamnait ; il puise dans la caisse de ses patrons, à la banque ; il vole. Il retrouve ainsi une aisance qu’il lui faut soutenir pur des vols nouveaux, jusqu’au jour où tout se découvre. Or voyez avec quelle force Rovetta rend l’impression première des objets extérieurs sur notre âme ; c’est par l’aspect seul des choses que nous prenons d’abord connaissance des péripéties du drame ; il nous suffit d’ouvrir les yeux pour comprendre, et de regarder pour être instruits :


ACTE Ier. — Chez les Moretti, salle à manger dans laquelle Élise travaille et reçoit les visites. Tout respire une grande aisance. Armoire, buffet, bouteilles de liqueurs, de conserves, etc. Une belle pyramide de fruits, l’assiette au fromage recouverte de sa cloche, un énorme gâteau. Sur la cheminée, des candélabres garnis de bougies intactes. Grande table en noyer sans tapis. Sur la table, grand vase rempli de fleurs fraîches. Suspension à pétrole. D’un côté, un petit bureau de dame, de l’autre, celui de Charles, sans aucun luxe, avec des paperasses amoncelées. Près du bureau de Charles, une chaise encombrée de papiers et de registres ; près de celui d’Élise, un petit fauteuil bas ; petit panier à ouvrage sur le bureau. Quand la porte est ouverte, on voit l’antichambre, un portemanteau avec un chapeau, un paletot, etc. Sonnette électrique à la porte.

ACTE II. — Même décor qu’au premier acte, mais avec un aspect plus nu, plus misérable. Le buffet est vide ; il n’y a plus de bouteilles de liqueur ni de conserves. Seulement deux bouteilles vides et une à moitié pleine de vin. Ni fruits, ni fromage, ni gâteau. Plus de suspension. Quelques bouts de bougie aux candélabres.

ACTE III. — Même décor qu’aux deux actes précédens, mais avec plus de luxe, plus de richesse, — plus encore qu’au premier acte. Sur le buffet il y a de nombreuses bouteilles, une belle pyramide de fruits, des gâteaux. Des fleurs dans les vases, des bougies neuves aux candélabres. On voit une superbe suspension au-dessus de la table recouverte d’un tapis neuf. Quand le rideau se lève, la scène reste vide un instant, puis on entend la sonnette. Camille sort : c’est une femme de chambre de bonne maison, robe noire, tablier blanc… (L’École du déshonneur, trad. Lécuyer.)


— De même, Rovetta ne se fait pas scrupule d’introduire de nouveaux personnages au milieu du récit, ou même à la fin, contrairement aux préceptes des bonnes rhétoriques, soucieuses d’une composition régulière, mais conformément aux lois de la vie. On ne les attendait pas, on ne les prévoyait même pas : ils apparaissent tout d’un coup, prennent une part active à l’intrigue, concentrent sur eux l’intérêt pendant quelques jours, quelques heures, quelques instans : puis ils s’en vont, quelquefois sans prendre congé, avec l’illogisme tranquille du réel. Tel ce Salvatore Cammaroto dans la Baraonda, qui vient mêler les fils d’une intrigue électorale et part pour la Suisse une fois l’élection finie, sans qu’on entende jamais plus parler de lui ; tel ce Vharé, dans Mater dolorosa, qui semble destiné à faire les utilités, prend subitement une importance inattendue, rentre dans la pénombre, se retrouve en pleine lumière, et se sauve pour toujours ; tels les ministres, les députés, les secrétaires, les femmes du monde, les actrices, et la foule des caractères nouveaux qui viennent remplir la troisième partie de La Moglie di Sua Eccellenza. De même, — et toujours comme dans la vie, Rovetta nous montre des personnages moyens, dans lesquels il rappelle l’humanité quand ils devraient faire preuve de vertus surhumaines. À Giorgio della Valle, qui est noble et généreux, il ne manque qu’un peu de clairvoyance, pour faire cesser le supplice de la femme qui l’aime en secret. Mais précisément, il lui manque de la clairvoyance, parce que la perfection n’est pas commune en ce monde, et que Rovetta ne veut pas peindre des héros de romans. Si le major Andréa Martinengo luttait, à un moment décisif de sa destinée, contre l’amour-propre stupide qui le rend jaloux de l’affection que la femme aimée garde pour son fils, il joindrait à toutes les qualités qu’il possède déjà une force sublime : le sublime risque d’être une imagination des littérateurs. Montrer une faible proportion de coquins dans une forte proportion d’honnêtes gens serait plus moral, mais moins vrai ; les petites bassesses, les lâchetés utiles, les vilenies profitables, apparaissent presque à chaque page, comme elles se font jour presque dans chaque âme. Peu de psychologies idéalisées, dans le bleu ; peu de psychologies dramatisées et poussées au noir. Celles-ci seraient susceptibles de tenter davantage, comme prêtant à des effets plus faciles et plus vigoureux. Mais Rovetta résiste à cette tentation même ; il n’agrandit pas, il ne poétise pas le crime ; et il le fait presque toujours servir à l’intérêt.

De là résulte un tableau de ta vie qui ne réjouit pas les yeux. Mais qu’y faire ? « Je rends au public ce qu’il m’a prêté… » Ceux qui ne peuvent lire un roman sans désirer que les choses finissent bien ; qu’un mariage opportun réunisse des amoureux trop longtemps séparés ; qu’à tout le moins, le triomphe des scélérats soit de courte, durée, et qu’une juste punition vienne au bon moment châtier leurs méfaits, sont désappointés : la faute n’en est pas à l’auteur. « Il y a une justice en ce monde, à la fin ! » disait le Renzo des Promessi sposi, et Manzoni ajoutait, avec cette ironie douloureuse qu’il employait quelquefois : « Tant il est vrai qu’un homme écrasé par la douleur ne sait plus ce qu’il dit… » Les personnages de Rovetta ne sont même pas convaincus qu’il y ait une justice en ce monde, à la fin. Il arrive qu’ils soient heureux, parce que rien n’est sans exception, pas même le triomphe du plus fort. Mais le plus souvent, ils souffrent sans consolation et sans espoir. Tel est le cours des choses ; les tendres sont aussi les faibles ; aimer, c’est se condamner à la douleur. Les gens au cœur dur peuvent bien avoir des colères ou des fureurs : ils n’ont pas de larmes. Leur égoïsme leur donne une force toute-puissante ; le bonheur leur appartient : le bonheur qui se traduit par la satisfaction des passions, l’estime publique, la richesse surtout : car c’est là le facteur essentiel. L’argent joue chez Rovetta un rôle prépondérant ; on n’a pas de peine à en deviner la cause. Il ne nous montre pas seulement les prodigalités folles que suit la ruine, mais les angoisses plus intimes et les misères plus secrètes de l’heure qui presse, de la lettre de change qui échoit, de l’honnêteté qui faiblit devant la misère qui menace, de la volonté qui abdique ; non seulement les suicides tragiques et les grands crimes, mais les lentes humiliations, les dépendances et les servitudes ; non seulement les types réels, et trop connus, comme le fils de famille, l’usurier, la prêteuse sur gages, l’avare, le gentilhomme taré : mais l’influence de l’argent sur les relations sociales ou familiales, son rôle dans les rapports d’une mère avec son fils, ou d’une femme avec son mari. Il fait voir qu’on n’a pas le droit de constituer une famille sans argent ; ni même de vivre seul avec quelque dignité ; ni même de mourir en repos. Il fait voir qu’avec de l’argent tout s’achète, voire une réputation de vertu, une moralité toute neuve, les bénédictions du ciel. Il écrit l’histoire de l’argent chez ses contemporains, il en écrit même l’épopée, dans les Lagrime del prossimó : la voici.

Pompeo Barbetta, — le héros du roman — fils d’un cuisinier et d’une servante, promène dans les rues de Milan, sa ville natale, son oisiveté et sa paresse, quand il aperçoit un rassemblement. Un bijoutier qui a mal fait ses affaires est conduit en prison par la police. Est-ce un voleur ? Non pas. Mais il s’est laissé tromper par des coquins. « Les honnêtes gens, aujourd’hui, sont ceux qui savent voler beaucoup et bien. » Le jeune Pompeo Barbetta réfléchit sur cette maxime, qui deviendra la règle de son existence. Econome désormais, avare, il accumule les écus que ses parens gagnent pour lui. Mais il sent bien que ce moyen est insuffisant pour arriver à la richesse. Il joue ; il perd. Il est menacé d’être conduit en prison, comme le bijoutier, faute de pouvoir payer son loyer. Sa fortune veut qu’en cette extrême misère, il épouse la concierge de la noble maison des Alamanni. Betta Barbarò est laide et bossue ; mais elle possède un petit pécule, dû à l’inépuisable générosité de ses patrons. Pompeo Barbetta-Barbarò le risque dans des entreprises financières, qui tournent mal. Il hait sa femme, il hait le fils qu’elle lui a donné, il hait ses maîtres ; il n’a pas d’argent.

Giulio Alamanni perd sa femme, et ne se rattache à l’existence qu’en travaillant pour sa patrie. Nous sommes en 1849 : il se fait conspirateur, il est banni et poursuivi par les Autrichiens. Un soir, en cachette, il entre dans sa propre maison, pour y chercher de l’argent, qu’il confie provisoirement à Pompeo Barbetta-Barbarô, son concierge fidèle. La somme est importante, cinquante mille francs. Elle se trouve là, dans le vieux coffre de fer, destiné jadis à recevoir les économies du ménage… Le serviteur dénonce son maître, que la police vient arrêter dans cette nuit tragique ; et comme sa femme pourrait parler, il lui serre un peu le cou pour l’obliger à se taire ; elle meurt. Il possède l’argent.

Maintenant, il suit le cours d’une vie prospère. Directeur d’une agence louche, usurier, spéculateur, il vend aux Autrichiens des vivres qu’il revend aux patriotes, quand les Autrichiens sont chassés ; il s’enrichit toujours. Pourquoi son fils n’épouserait-il pas la fille que Giulio Alamanni, mort au Spielberg, a laissée ? Les jeunes gens s’aiment. Cependant des mauvaises langues font courir des bruits fâcheux ; on parle d’espionnage ; on intente un procès aux fournisseurs criminels, coupables d’avoir vendu aux garibaldiens des fusils qui éclataient dans leurs mains. Le fils de Pompeo, qui est une âme pure, apprend ainsi l’infamie de son père, et tente de se suicider. Rétabli par les soins de sa fiancée, il l’épouse, en refusant désormais d’avoir aucun rapport avec celui qu’il tient pour un traître et pour un voleur. Mais la misère l’assiège ; les privations menacent la vie de sa femme et celle de son enfant ; pour les sauver, il doit demander pardon à son père, rentrer chez lui, su soumettre à la toute-puissance de son argent.

Pourquoi Pompeo Barbarò ne se présenterait-il pas à la députation ? Élection disputée, où l’on remue toute la boue de son passé ; où il voit surgir comme adversaire le frère de sa victime, Fnincesco Alamanni ! Mais la crise se dénoue à son profit ; le voilà député de Panigale, et noble par surcroît.

Pourquoi Pompeo Barbarò di Panigale n’épouserait-il pas une de ces femmes aux mains blanches, qui lui faisaient envie, quand il ouvrait la porte aux voitures, concierge chez les Alamanni ? Après les honneurs, l’amour. La marquise de Collalto l’a repoussé une première fois, au moment où il s’offrait à elle comme le seul salut possible, après qu’il a eu dépouillé son mari. À présent, elle est veuve. Il l’aime férocement, comme on aime une vengeance ; il l’aime jalousement, car elle va se remarier avec un officier qu’elle n’a jamais cessé de chérir. Mais elle a un fils, élève à l’école militaire de Turin, qui signe des billets, et finit par commettre un faux : le faux est dans les mains du banquier Barbarò di Panigale. Il faut que la marquise de Collalto l’épouse, si elle veut sauver son fils du déshonneur. Elle l’épouse.

L’argent, toujours l’argent ! Le personnage grandit, de degré en degré, jusqu’à l’apogée de la puissance et du bonheur. Un jour de crise, une grande banque milanaise risque de suspendre ses payemens, faute de numéraire immédiatement disponible. Personne ne possède la somme nécessaire ; personne, sauf notre héros. Pour le coup, il acquiert ce qui lui manquait encore : la considération publique. Il l’augmente en fondant des écoles et en dotant des hôpitaux ; il devient le bienfaiteur de Milan. On lui décerne une médaille d’honneur, qu’on vient lui offrir en grande pompe.

Alors il pleure d’émotion ; et devant sa femme la marquise de Collalto ; devant son fils, qu’il a brisé ; devant sa belle-fille, qui s’appelle Giulia Alamanni, il s’écrie, la voix entrecoupée de sanglots : « Faites… Faites toujours le bien, mes enfans… Vous y trouverez une grande satisfaction. »

Balzac, traitant les mêmes sujets, a laissé des analyses plus profondes : il n’a pas écrit d’œuvre qu’un mouvement aussi brutal emporte d’un bout à l’autre, et qui donne mieux l’impression d’une puissance effrénée. Cette seule constatation suffit à en établir la valeur.


II

Or ici, des voix discordantes s’élèvent, non point assurément pour contredire ces éloges, mais pour les atténuer. Ce n’est pas, en effet, que Rovetta compte des adversaires irréductibles, qui condamnent son œuvre en bloc, et méprisent indistinctement tout ce qui est sorti de sa plume : seuls les chefs de parti, qui ont nettement agi pour ou contre une doctrine, provoquent vivans et morts ces haines vigoureuses. Les critiques le blâment moins de ce qu’il a fait, que de ce qu’il a négligé de faire. Ils lui en veulent un peu de ce qu’ayant cherché à se corriger, ayant réalisé même des progrès remarquables, il soit cependant resté assez sensiblement le même : si bien que les défauts qu’on signalait au début de sa carrière, apparaissaient encore à la fin. Ils disent qu’à la lecture de chacun de ses livres, ils prévoyaient un point de perfection qui chaque fois semblait tout proche, et qui pourtant n’a jamais été atteint. Ils disent que l’ensemble de son œuvre leur fait éprouver la même irritation bienveillante : intéressante à beaucoup d’égards, fort belle par endroits, elle est d’un homme qui fut presque un très grand romancier, et presque un très grand dramaturge : il y a le « presque. » Et ceci même est curieux : dans chaque pièce de théâtre, on voyait l’étoffe d’un roman remarquable ; et dans chaque roman, une pièce de théâtre. On louait donc de grand cœur les qualités dont Rovetta était doué : mais avec la déception de sentir qu’elles auraient dû porter plus de fruits, et de plus beaux.

Peut-être est-ce dans la nature même de sa pensée que se cache le défaut. Apte à saisir l’extérieur des choses, elle ne pénètre pas assez avant ; elle s’arrête aux surfaces ; elle n’atteint jamais les profondeurs. Questions inutiles, que de se demander de temps à autre, en s’arrêtant au milieu de sa route, d’où l’on vient, et où l’on va ! Ses personnages meurent comme ils vivent, sans manifester qu’il y ait en eux des forces supérieures à eux-mêmes, sans essayer de les sortir de l’ombre où elles se tiennent cachées. Aborde-t-il par hasard la Question de l’hérédité ? C’est presque en souriant : nous apprenons que si le fils d’un épicier et d’une épicière court les tripots, fait des dettes, et rêve de la gloire des armes, ses surprenantes dispositions viennent de ce que l’épicière a trompé l’épicier avec un lieutenant de cavalerie. Rien de mystérieux dans les âmes : tout est clair, tout est simple, tout s’accomplit par le jeu normal d’un mécanisme qu’on peut voir fonctionner en entier. Les étranges attractions des amours irrévocables, les servitudes de la douleur, l’injustice fondamentale du sort : tout cela existe ; on ne peut rien dire de plus : ou du moins, Rovetta ne dit rien de plus. Il en va de même pour la nature. La pluie est faite pour retenir les gens au logis ; et le soleil, pour leur permettre de sortir à leur aise. La neige est triste, à la vérité ; et il est indispensable de mettre un bon pardessus quand il fait du brouillard ; autrement, on risque de s’enrhumer. Les hôtels de la Suisse sont comme des parties nécessaires de ses montagnes ; leur existence semble parallèle à celle des glaciers ; peut-être le tout, glaciers, hôtels, montagnes, a-t-il surgi en même temps. Rovetta ne s’en tient pas toujours là. Il se montre quelquefois sensible au pittoresque ; mais il ne regarde jamais la nature que comme un beau décor ; cette matière n’est point pétrie d’idées ; il n’y a pas d’âme qui la fasse vivre, et la rende hostile ou favorable à l’homme ; elle est tout au plus un accessoire agréable de la vie de tous les jours. C’est une conception : avouons qu’elle manque non seulement de noblesse, mais même d’intérêt artistique ; elle appauvrit et elle dessèche. Voilà pourquoi l’on peut bien comparer Rovetta avec d’Annunzio et Fogazzaro, pour le succès : non point pour le mérite ou pour la gloire. Cet âpre désir de jouissance, consolation désespérée de la brièveté humaine, qui se retrouve dans les œuvres du premier ; cette profonde inquiétude morale, source de perfectionnement, qui caractérise les romans du second, n’ont pas chez Rovetta de sentiment qui leur réponde. Il s’est lui-même interdit l’accès d’une partie de l’âme, la meilleure.

Peut-être sommes-nous trop exigeans ? Renonçons à lui demander ce sens du mystère, qui n’est concédé qu’à quelques privilégiés. Mais qu’il consente au moins à nous dire ce qu’il pense des apparences, et à prendre parti. Il nous peint quelquefois des paysans ou des ouvriers. Les aime-t-il ? Les dédaigne-t-il ? Est-il avec la foule hurlante des pauvres gens en révolte, qui viennent demander sous les fenêtres des riches le salaire qu’ils ont gagné et qu’on ne leur donne pas ? Est-il avec les bourgeois qui tremblent en entendant ces clameurs, et écoutent anxieusement si les pas des carabiniers se rapprochent, pour les soustraire au danger ? Dans la société qu’il nous présente, on voit passer des prêtres en surplis ou en soutane. Il en est qui soutiennent les âmes faibles, réconfortent les mourans, donnent l’exemple d’une vie sans reproche ; il en est de gros et de gras, prêts à toutes les platitudes, pourvu qu’on leur réserve une place dans la salle à manger du château : ils font, suivant sa propre expression, de l’autel une table, et de la table un autel ; il en est de cupides, qui considèrent leur sacerdoce comme un métier. Mais n’y a-t-il pas, derrière ces prêtres qu’il ne nous montre jamais qu’à titre d’individus, le grand corps auquel ils appartiennent ? Le clergé n’a-t-il pas une mentalité générale ; n’exerce-t-il pas une action commune ? Comment Rovetta juge-t-il son œuvre ? La tient-il pour salutaire, ou nuisible ? S’il était en son pouvoir d’anéantir la religion, ou de la fortifier, à quoi se résoudrait-il ?

Il ne suffit pas de dire que la vie est triste, ce que chacun voit assez aisément pour son compte. Encore serait-il bon de savoir si elle ne l’est pas par nos fautes ; et surtout, s’il ne serait pas possible de l’améliorer. Un jugement prononcé par le romancier, un exemple, un conseil, influeraient sur des milliers d’esprits, et se répercuteraient presque à l’infini. Or il s’abstient ; il n’engage ni à lutter contre une existence qu’on peut rendre moins mauvaise, ni à céder tout de suite au malheur ; il ne dévoile ni ce qu’il pense, ni ce qu’il aime, ni ce qu’il espère. Seule une forme parfaite, qui laisserait les yeux si complètement satisfaits, qu’on tiendrait l’écrivain quitte de tout le reste, pourrait suppléer à cette indifférence de l’âme. On serait bercé par la cadence d’une phrase toujours harmonieuse, et séduit par la variété des mots nuancés ou éclatans. On se contenterait d’écouter et de regarder ; on ne penserait plus ; et si par hasard on pensait encore, on estimerait que la vie, si elle ne vaut pas la peine d’être vécue, vaut à tout le moins la peine d’être contemplée. On serait tout à la musique et à la peinture, comme devant une poésie de Gautier ou un chapitre de Flaubert ; on ne s’inquiéterait plus que de l’expression exquise et rare ; peut-être même, peu à peu, idées et sentimens finiraient-ils par sembler inopportuns. Mais avec Rovetta, nous sommes loin de compte. Son style est d’une facilité presque banale ; son vocabulaire est celui que nous employons tous les jours. Même à un étranger, ses phrases donnent l’impression d’avoir été déjà entendues. En Italie, les puristes ne lui ont pas ménagé les reproches. Il n’appartient pas à la race des ciseleurs dont l’art rehausse la matière ; il n’a pas assez bien écrit pour avoir le droit de ne pas penser.

Passons encore sur ceci. Mais à supposer qu’on exclue délibérément toute métaphysique et toute morale, on n’a pas le droit de réduire la psychologie à la vie extérieure. La difficulté consiste précisément à rendre les phénomènes secrets de notre conscience aussi visibles, aussi palpables presque que les objets matériels. Si on ne réussit pas à introduire le lecteur dans l’âme du sujet qu’on observe, on n’a rien fait. Je loue l’auteur qui note d’abord avec soin l’apparence des choses : au moins ne fera-t-il pas comme ces peintres de paravens, qui placent leurs personnages en l’air, faute de perspective. Puis j’attends. Si rien ne vient, je suis déçu ; j’estime qu’on m’avait promis de me faire voir des spectacles curieux et inconnus, qui se déroulent dans un monde où je n’ai pas accès d’ordinaire, et que j’ai été frustré. Si, continuant mon observation, je constate que l’étude de l’âme est toujours remplacée par les mouvemens qu’elle provoque au dehors, je suis forcé de conclure à une incapacité, que nulle autre qualité ne me fera oublier. Plus j’aurai loué l’art qui a présidé au choix du décor, à l’agencement des figures, aux mouvemens et aux gestes : plus je regretterai que les caractères, que je soupçonne d’être autrement riches et variés, ne soient pas rendus avec un égal talent.

J’entre derrière Pietro Laner, le villageois qui est venu chercher la fortune littéraire et l’amour à Milan, et qui est maintenant ruiné, humilié, bafoué, et trompé par sa fiancée, dans l’église où il va chercher un refuge auprès de Dieu.


Au fond de l’église brillait un petit autel : une Madone, dans une grande cage de verre, avec un habit de velours jaune tout parsemé de gemmes. Tous les cierges du petit autel étaient allumés ; les colonnes, les parois, étaient couvertes d’ex-voto, de cœurs d’argent, de béquilles, de jambes de bois, de bras…

« C’est là que je dois aller prier si je veux obtenir quelque chose, pensa Pietro Laner, et si le sacristain me voit, ce sera ma pénitence pour mériter ma grâce ! »

Il s’approcha tout doucement de la Madone des miracles : les ombres de la nef, l’obscurité derrière les colonnes, étaient pleines de mystères et d’inquiétudes. Cette église à demi vide se remplissait peu à peu, par la force de son imagination, de toute la foule des respects humains. C’étaient ses collègues les plus goguenards, les plus sceptiques ! C’était Nora qui l’avait vu entrer de loin à San Francesco, et qui l’avait suivi ; c’était Matteo Cantasirene, qui riait assez bruyamment pour se faire entendre à travers tout Milan !


Pour un seul verbe « penser, » que de descriptions ! Comme les perceptions de l’œil, celles de l’oreille même, prédominent sur l’analyse des sentimens ! Au lieu de ces hallucinations commodes, qui permettent de projeter à l’extérieur les passions de cette âme agitée, n’entendrai-je point, à la fin, la douleur profonde s’exprimer en termes qui me touchent ? L’auteur va-t-il s’évader toujours ? Il me semble qu’il arrive, en continuant son récit, à cette notation intime que je désire :


La crainte, l’oppression, devenaient fièvre : et pourtant il fallait s’agenouiller… prier, prosterné, devant cet autel… Il s’agenouilla, en effet… Mais il éprouva une impression étrange… Il entendait des pas derrière lui, qui s’approchaient… Une main lui frappait sur l’épaule… Il se leva brusquement… Il n’y avait personne.


Rien de plus ? Est-ce déjà fini ? Devrai-je me contenter de points de suspension ? C’est fini, en effet ; Rovetta revient à la description, à laquelle la nature de son talent l’a condamné :


Rien qu’une vieille, avec le châle violet de l’hospice, qui marmottait le Rosaire en fixant la Madone de ses yeux malades…

Et pourtant, l’idée d’être aperçu de cette vieille, tandis qu’il s’agenouillait une seconde fois, fut plus forte que lui. C’était la crainte des préjugés du monde qui l’emportait sur toutes les autres craintes ; et il sortit de l’église, en épiant à droite, à gauche, plus tremblant encore qu’au moment où il y était entré.

Ainsi, même ce dernier éclair d’espérance, en Notre-Seigneur, en la Madone, s’était évanoui.


Cependant il est une autre épreuve, où l’on attend ceux qui se livrent à l’étrange entreprise de peindre l’espèce humaine : la façon dont ils jugent les femmes. Les lecteurs ont été soumis à de si rudes expériences, à ce point de vue, qu’ils sont devenus singulièrement indulgens, à condition toutefois que l’image qu’on leur présente offre, sinon quelque noblesse, au moins quelque force et quelque vigueur. Mais tout vaut mieux sans doute, même la sensualité païenne érigée en théorie, même le naturalisme étalé par système, que la vulgarité. Or il arrive que Rovetta insiste avec complaisance sur des détails que le bon goût réprouve. Ne parlons pas de morale : même au point de vue strict de l’art, il y a des insistances fâcheuses, des descriptions pénibles, et des effets grossiers. Le même mot qui ferait rire, si on le rencontrait chez Rabelais, le même sous-entendu qu’on tolérerait chez Voltaire, sont déplacés chez un auteur qui n’a rien de rabelaisien, rien de voltairien. Le mal est là : on est choqué de trouver si grande la place laissée aux sens, dans des romans qui annoncent des sentimens ; de rencontrer des brutalités et des crudités, dans un ensemble dont on loue par ailleurs la tenue et la distinction. Une confidence physiologique produit l’effet qu’une fausse note ferait tout d’un coup : c’est une sorte de souffrance qu’on éprouve. S’il faut accorder au lecteur la grâce de le croire intelligent, il faut bien lui accorder aussi celle de le croire délicat. — Les caractères ne sont pas saisis avec plus de finesse. La femme est un être qui profite de ses charmes pour satisfaire, plus que ses passions, ses intérêts : c’est ainsi qu’elle apparaît chez Rovetta. Elle est sensuelle, sans doute ; mais, avant tout, pratique. Elle cherche à dominer, non seulement par caprice ou par vanité, mais parce que toute domination rapporte. Les filles pauvres jettent leur dévolu sur les vieillards, et manœuvrent jusqu’à ce qu’elles aient capté une fortune avec un nom. Elles donneront peut-être leur beauté à d’autres ; mais d’abord, elles la vendent. Tous les moyens sont bons pour celles qui veulent se faire épouser, même les irréparables. Elles n’ont d’autre morale que celle du succès. L’âme de la femme, en effet, est atteinte d’une perversité maladive, qui parfois se manifeste dès l’enfance : nous voyons chez Rovetta de toutes jeunes filles analyser savamment leurs attraits, et faire, en vue de conquêtes plus importantes, l’essai de leur pouvoir sur de jeunes cœurs qu’elles affolent, et qu’elles abandonnent, une fois l’expérience terminée : elles n’ont même pas été émues. Il arrive que la dévotion, par une sorte de raffinement voluptueux et criminel, s’ajoute à cette perversité native : et nous avons alors une étrange confusion de la vie des sens et de la vie de l’âme, une déviation de l’amour et une déviation de la foi, qui tiennent des cas pathologiques. Par là, des livres très sains, plus moraux ou moins immoraux que beaucoup d’œuvres contemporaines, comptent des pages que l’on voudrait que Rovetta n’eût pas écrites. Il sait bien que toutes les femmes ne sont pas semblables à ces créatures d’exception ; il sait bien qu’il existe des jeunes filles à la grâce délicate et pure ; qu’il y a des épouses héroïques, qui consacrent toute leur existence aux humbles devoirs de leur foyer ; que les affections les plus désintéressées que les hommes puissent éprouver ont toujours quelque chose d’égoïste, à côté de l’affection des mères. Il le sait ; il essaye de représenter parfois les premiers émois d’un cœur vierge, ou la passion désintéressée d’une femme vertueuse ; il s’efforce de tracer une de ces nobles figures, qui ressortent sur la banalité ou sur la laideur des autres. Mais il y réussit mal. Ses portraits les moins vivans, sans aucun doute, sont ceux des honnêtes gens ; et parmi ceux-là, les moins heureux, ce sont encore ceux des honnêtes femmes.

Ouvrons celui de tous ses romans où la femme semble le mieux traitée : Mater dolorosa. Que la figure de la duchesse Maria d’Eleda ait de la grandeur, voilà qui est incontestable. Être liée à un mari que l’on sait vil ; de toutes les forces d’une âme sensible et blessée, aimer un autre homme ; étouffer en soi cet amour : c’est connaître son devoir. Voir sa propre fille conquérir peu à peu le cœur de l’homme qu’on aime, non pas sous l’empire d’une passion véritable, mais par coquetterie ; assister à leur mariage, vivre leur vie, souffrir toujours, sans qu’un instant de faiblesse vienne trahir ce douloureux secret : c’est être héroïque. Mais prendre sur soi la faute de sa fille adultère ; et, pour la sauver, encourir le mépris de celui qu’on aime, du seul être qu’on aime au monde : c’est être sublime. Quand Maria d’Eleda vient trouver sa fille jusque chez son amant, afin de lui annoncer que le mari est averti, qu’il attend à la porte pour voir qui sortira ; quand elle se décide à sortir elle-même, et à se montrer coupable en rendant l’autre innocente, le lecteur est saisi de ce frisson sacré qui ne trompe pas sur la valeur d’une belle œuvre. Et pourtant, il doit bien s’avouer que le caractère de la mère, si admirable à l’instant du sacrifice, le touche peu soit avant, soit après. On l’appelle la Madone de neige : et c’est la vérité même. L’auteur n’a pas suffisamment montré, sous le masque d’indifférence volontaire qu’elle porte, le tumulte des passions généreuses. Il est naturel que ceux qui passent à ses côtés la laissent malheureuse sans compatir à ses souffrances : pour deviner toute l’étendue de sa misère, il faudrait au moins des indices suffisans ; on ne la comprend qu’à l’instant de sa mort. Sa fille, par contraste, représente toute la perversité du sexe. À huit ans, elle connaît déjà la valeur des baisers donnés aux hommes : elle embrasse Vharé, le beau séducteur dont elle a entendu son père raconter tout bas les aventures, « avec un frémissement de tout son petit corps. » À treize ans, elle séduit Frascolini, le fils du secrétaire de mairie, jusqu’à le rendre fou ; puis elle l’abandonne, et se soucie aussi peu de cette vie perdue que d’un jouet brisé. Elle épouse Giorgio della Valle, qu’elle n’aime pas, pour l’enlever aux autres, qui l’aiment ; elle le trompe avec un homme qu’elle n’aime pas davantage. Elle est assidue à l’église ; elle fait des neuvaines et des pèlerinages ; elle s’impose des mortifications ; elle va se confesser du dernier rendez-vous qu’elle a donné, et se repent jusqu’au prochain, qui a lieu le soir même ; elle ferme sa chambre à son mari, parce qu’il refuse d’aller à la messe ; elle entreprend de convertir son amant. — Les autres femmes enfin ne sont que niaiserie et platitude : Giulia, la fille pauvre, qu’on voit dans tout le roman en quête d’un mari, sans savoir ce qu’elle pense, ce qu’elle aime ou ce qu’elle hait ; miss Dill, l’institutrice anglaise, égoïste et desséchée ; Nena, la petite paysanne qui se laisse séduire bêtement ; Mme Octavie et Mme Véronique, l’épouse du pharmacien et l’épouse du maire, lune florissante et l’autre maigre, l’une matérielle et l’autre poétique : toutes deux sottes, infidèles, destinées sans doute à égayer le roman, et qui plus d’une fois sont pénibles. — Ce n’est point là ce qu’il faut pour mériter la gloire d’un observateur délicat de la psychologie féminine ; Rovetta ne résiste pas à l’épreuve.

Ces lacunes et ces défaillances dans la conception des caractères amènent fatalement des défauts dans la façon dont il les expose ; il est nécessaire que son manque de philosophie se traduise par une imperfection de son art. En premier lieu, et malgré sa virtuosité, qui est grande, il n’échappe pas à une certaine monotonie. Ses personnages sont nombreux comme dans la vie, il est vrai : mais ils sont moins variés ; et surtout, les intrigues qui les rassemblent sont conçues suivant un plan trop uniforme ; c’est une impression qu’on éprouve bien vivement, lorsqu’on lit plusieurs de ses œuvres à la suite. Trop sensible aussi sera la répétition du détail. Il est certain que, dans la vie courante, nous sommes constamment frappés des mêmes particularités ; et que, si nous avons une fois remarqué qu’un homme possède un menton trop petit, par exemple, ou un nez trop gros, chaque fois que nous le rencontrerons, le même défaut physique nous apparaîtra. Cela vaut-il la peine d’être noté ? Ce n’est pas sûr ; et dans tous les cas, l’art devrait remplacer des impressions multiples et banales par une impression si forte, qu’elle rende à elle seule la somme de toutes les autres. Mais non ; Don Vincenzo, qui prise dès qu’il nous est présenté, prisera toujours ; nous lirons non pas une fois, mais dix fois, mais vingt fois, qu’Evelina à une épaule plus haute que l’autre ; jamais un membre de la famille Gantasirena ne rentrera dans sa demeure, sans que nous ayons des nouvelles du chat Numa ; jamais la Piccola, l’Idola, ne sortira de chez elle, sans qu’elle nous force à admirer ses deux chiens, Ding et Dong. Au début, ces notations menues ne laissent pas d’amuser ; à la fin, elles fatiguent et elles ennuient.

En somme, Rovetta ne sait pas condenser plus qu’il ne sait creuser. Il est prolixe, quelquefois diffus. À faire le compte des pages, ses romans se trouvent être moins longs qu’on n’aurait pensé, en les lisant : c’est mauvais signe. Quoi donc encore ? Il faudrait noter, au théâtre, l’importance excessive donnée à l’accessoire, à la reconstitution des milieux plutôt qu’à l’analyse du cœur, à l’agencement des scènes plutôt qu’à la vigueur du drame : plus d’habileté que de génie. Mais ces défauts proviennent de la même cause, à laquelle on remonte toujours… Et puis, à les accumuler ainsi, on deviendrait injuste ; on les extrait des qualités auxquelles ils se trouvent mêlés, et qui en réalité les compensent ; on finit par dresser un réquisitoire. Telle n’est pas notre pensée ; nous n’avons fait qu’exposer les pièces du procès, le contre après le pour : le moment est venu de juger.


III

Un jeune littérateur italien, un de ceux qui promettent le plus pour l’avenir, et ont déjà fourni le plus de gages pour le présent, M. Paolo Arcari, vient de proposer à l’attention et aux discussions de ses compatriotes un très curieux essai. La critique littéraire a mis tout son effort, dit-il, à devenir scientifique sans y réussir jamais. Après avoir voulu la transformer en histoire naturelle des esprits, destinée à classifier en genres et en espèces l’immense famille des mentalités humaines, Sainte-Beuve a reculé, pour revenir à l’appréciation des valeurs esthétiques. Taine, après avoir proscrit la critique qui juge, condamne, absout, au profit d’une science littéraire destinée seulement à constater des phénomènes et à établir des lois, a éprouvé le besoin de juger à son tour, de condamner et d’absoudre, suivant la durée du caractère, sa bienfaisance, et la convergence des effets, réintroduisant ainsi dans cette prétendue science l’élément subjectif que, précisément, il s’agissait de chasser. Brunetière, lorsqu’il appliquait à la comédie ou au drame la théorie de l’évolution, ne renonçait pas à l’appréciation morale de chaque genre, de chaque œuvre, de chaque individu. Il faudrait essayer une bonne fois de donner à la critique cette objectivité, qui seule peut faire d’elle autre chose qu’un jeu inutile de l’esprit ; il faudrait qu’elle devînt une connaissance pure, aussi impersonnelle, aussi impassible que la mathématique ou que la physique. Pour cela, qu’on n’essaye plus de remonter à l’homme par l’œuvre, et d’établir des psychologies fantaisistes ; qu’on se garde, surtout, de la manie de rechercher les valeurs. Du moment où on déclare : ceci est beau, ceci est laid, on est perdu ; on a porté un jugement personnel, que d’autres ne partagent pas, qui sera contredit demain, et qui n’a point de valeur durable. Il faut arriver à dire simplement : ceci est. Le critique doit dresser l’inventaire du contenu des œuvres littéraires : rien de plus, rien de moins. Il dégagera, comme un chimiste, les élémens constitutifs de l’œuvre étudiée : sensations, images, sentimens, idées ; travail commun des sensations et des sentimens, des sentimens et des idées. Il classera ces produits sous des rubriques générales : la conception du temps, par exemple ; celle du lieu ; celle de l’individu ; celle de l’espèce. Ce travail de dépouillement et de classification, supposé terminé, donnera l’immense tableau de ce que l’âme humaine a produit. Alors la critique sera devenue une science, la première de toutes, la science du réel. Car la réalité n’existant que dans la mesure où elle est conçue par nous, analyser la façon dont un auteur l’a conçue, c’est analyser une partie de la réalité elle-même ; embrasser toutes les interprétations de tous les auteurs, c’est embrasser la réalité tout entière. Voulant donner un exemple à l’appui de sa théorie, M. Paolo Arcari regarde les auteurs contemporains, cherche le plus caractéristique parmi les « témoins du présent, » et trouve Gerolamo Rovetta.

« Le témoin du présent, » le « confesseur de l’aujourd’hui, » telle est bien la caractéristique où ses qualités et ses défauts viennent se fondre. Sa morale « est celle de notre temps et de nos mœurs ; » « sa respiration paraît mesurée sur celle de la foule autour de lui ; » il est « le photographe de la société moderne. » Son labeur « a abouti à une course vertigineuse dans le champ clos des idées contemporaines ; » « à tous les courans qui ont traversé son siècle, il a momentanément confié sa barque ; » « il s’est mis à la fenêtre, pour voir d’où venait le vent : » toutes images, recueillies par M. Arcari chez les différens critiques de Rovetta, qui traduisent la même impression dominante. Comme il n’est pas un penseur, il n’a, à proprement parler, rien créé. Comme il n’est pas un très grand artiste, il n’a guère déformé. Et comme il est artiste cependant, il a conservé en les groupant les images qui se sont offertes à lui. M. Arcari, avec l’indiscrétion d’un savant qui considère une âme comme un sujet d’expérience, a montré qu’il n’avait ni des yeux très perçans, ni des oreilles très délicates, ni même, comme il arrive à certains auteurs décadens, un odorat spécialement développé. Il a montré que sa capacité sentimentale était médiocre ; qu’il n’avait ni une grande puissance d’aimer, ni une grande puissance de vouloir. De même, il est bien certain que chez lui ni l’association des idées, ni le jugement, ni le raisonnement, ni d’une façon générale aucune faculté, ne présentaient ce déséquilibre qui fait quelquefois le génie, mais qui invente et ne conserve pas. Rovetta conserve. Il ne restera pas au nombre des auteurs chez qui les générations successives vont chercher un peu du doute ou de la vérité qui demeurent éternellement, mais il restera comme un gardien fidèle de documens. Chaque roman, chaque drame, sera comme un album de portraits anciens, qui charmeront d’autant plus, peut-être, qu’ils n’offriront pas l’aspect raidi des figures de modes surannées, qu’ils seront groupés comme au naturel, et qu’on croira voir les personnages marcher, courir, et souvent même se heurter. Les couleurs, et surtout les traits, ne s’atténueront pas de sitôt, et garderont longtemps leur valeur première, étant l’œuvre d’une main habile, experte dans son art, et qui ne voulait pas forcer son talent.

De tous les croquis qu’elle a laissés, les plus précieux sans doute seront ceux qui ont trait à la vie milanaise. Bornée dans l’espace comme elle l’est dans le temps, l’œuvre de Rovetta ne se « désitalianise » pas ; lui-même est tout le contraire d’un cosmopolite, en quête de sensations rares dans des lieux nouveaux. Il parle quelquefois de l’Amérique, parce que ses compatriotes y émigrent ; de l’Angleterre, parce qu’il n’est pas de pays que les jeunes élégans d’Italie imitent plus volontiers dans leurs modes et dans leurs allures ; de la Suisse, parce que les Milanais y choisissent parfois leur résidence d’été ; de la France, parce que la France fournit les citations de bon goût, les chanteuses légères et les toilettes de bal. Mais il n’a jamais songé à s’embarquer à Gênes pour New-York ; il n’a visité ni Londres, ni même Paris. New-York, Paris, ou Londres, ne sont pas des villes réelles, vues au-delà des frontières, à leurs places respectives : mais simplement les impressions que ces villes ont laissées dans l’esprit de ceux qui entourent Rovetta. « Les cent cités d’Italie, » comme on dit là-bas, sont déjà rendues avec plus de relief. Il est peu probable que le temps vienne jamais, où la précieuse et la charmante variété qui les distingue s’atténue jusqu’à les rendre toutes pareillement ternes. Quarante ans d’unité n’ont pas encore émoussé cette originalité locale, qui séduit le voyageur par ses aspects toujours imprévus : si bien qu’en allant de province en province, il croit voir tous les aspects du pittoresque ou du grandiose séparés et gradués pour son propre plaisir. Rovetta a su rendre à merveille l’impression de ces milieux changeans et diversement beaux. C’est à lui que l’étranger qui voudrait se faire à l’avance une idée de l’Italie vivante devrait s’adresser, comme à un guide sûr, bien plutôt qu’aux œuvres composées à la hâte par des étrangers aussi, et qui tiennent généralement le milieu entre la poésie lyrique et le Baedeker. Il ne trouverait pas dans ses romans de visions et d’extases ; il n’entendrait pas de leçons d’histoire ; on ne l’arrêterait pas devant toutes les statues, tous les tableaux, toutes les pierres ; on lui épargnerait ces impressions d’art qui deviennent factices, dès qu’elles cessent d’être exclusivement personnelles. Mais en revanche, il apprendrait à vivre de la bonne vie naturelle, avec les vivans ; il apprendrait à connaître les villes d’Italie telles qu’elles sont en elles-mêmes, sous leur aspect réel, dans leur existence de tous les jours : ce qui suffit déjà à leur donner un exceptionnel intérêt. Et même il comprendrait mieux la physionomie de chaque musée et l’originalité de chaque œuvre ; il acquerrait un sens plus sûr de l’histoire de chaque cité ; il pénétrerait davantage dans l’intimité du passé, si c’était d’abord du présent qu’il partait.

À mesure qu’on se rapproche de la Vénétie et de la Lombardie, où Rovetta se sent chez soi, les traits deviennent encore plus précis, et gagnent en vigueur. Il a séjourné à Vérone, où le second mariage de sa mère l’amena de bonne heure ; il a goûté la douceur des heures passées à Venise, quand on est las de la féerie des couleurs, las des gondoles et des pittoresques canaux, et qu’on se repose sur la place Saint-Marc, assis aux tables du café Florian ; il a fréquenté les petites villes et les bourgs. Il vaut la peine de le suivre, à travers les campagnes fertiles, jusqu’à Santa Fiore : le « palazzo dei signori » fait contraste, par sa masse et par sa hauteur, avec les maisons des paysans ; c’est le jour où les maîtres vont revenir l’habiter. Le syndic vient leur présenter ses complimens respectueux ; la musique municipale joue le Miserere du Trouvère, un chœur de Nabucco, et la Stella confidente ; un poète du cru a affiché partout les sonnets et les odes qu’il vient de composer pour célébrer le grand événement. De même, nous le suivrons à Borghignano, la préfecture ; il nous montrera des détails qui nous feront sourire, les uns par analogie avec les mœurs de nos préfectures françaises, et les autres par opposition. Nous apprendrons que les bals officiels sont les mêmes dans tous les pays ; qu’on y voit des invités mélangés, des toilettes surprenantes, et un buffet douteux. Mais aussi, nous irons au théâtre, entendre la diva Soleil, engagée pour donner deux opéras pendant la saison de carnaval. Le président du théâtre nous offrira, à notre goût, du thé, du vin, des bonbons ou des cigares, achetés par l’économe. Nous nous perdrons dans ces immenses palais, tout pareils à ceux que Palladio semble avoir construits à Vicence pour des géans ; si nous y allons faire quelque visite, nous serons étonnés par le caractère grandiose de l’entrée, par l’ampleur des voûtes, l’épaisseur des murs, et le nombre des salles que nous devrons traverser avant d’arriver jusqu’à la maîtresse de la maison. Nous rencontrerons les frères Tongoloni de Lastafarda, l’aîné et le cadet, qui règnent sur les élégances de Borghignano ; le marquis de Toscolano, qui pousse la passion du cheval jusqu’à se rendre de l’écurie au salon sans changer de costume ; Gianni Rebaldi, fier d’avoir dépensé toute sa fortune à Bologne, la grand’ville, et qui garde, après la cinquantaine sonnée, des airs de don Juan ruiné. Et nous ne chercherons pas en eux des caractères profonds, puisque nous savons bien que c’est peine inutile ; mais nous nous réjouirons à regarder ces dessins adroits et ces documens précieux.

Enfin, Milan : « la plus belle ville du monde, » comme le dit quelque part Rovetta. N’y étant pas né, il ne la chérit pas de la même façon que ces amoureux du passé, qui se promènent avec une sorte de volupté dans les rues les plus étroites et les plus tortueuses, cachent leur maison dans l’ombre de quelque antique église, et vouent une âpre rancune aux démolisseurs qui apportent l’hygiène en enlevant la poésie. Ceux-là connaissent la topographie de la ville ancienne mieux encore que celle de la ville présente ; pas un détail de son histoire ne leur est inconnu ; ils se réfugient dans des sociétés d’archéologie pour célébrer entre initiés le culte des maisons qui s’écroulent et des murs qu’on abat. Rovetta, au contraire, aime la capitale comme un homme qui s’est ennuyé en province. Il est Milanais d’élection, et non pas ambrosiano de race. Il n’a, pour les édifices du passé, ni superstition, ni dédain ; il veut bien leur accorder une considération polie ; les traces d’une civilisation antérieure lui semblent les ornemens d’une civilisation qui vaut mieux ; il les prend comme une curiosité plutôt que comme un patrimoine. Ce n’est pas à la poésie qu’il prétend ; c’est au bien-être. Il aime marcher dans des rues propres et spacieuses, aller d’un pas nonchalant jusqu’aux Jardins publics, regarder sur la place du Dôme la ronde effrénée des tramways autour de la statue de Victor-Emmanuel, entrer sous la Galerie pour flâner aux étalages. La Galerie, il l’a mise même au théâtre, avec la Station centrale. Il déjeune au Cova, le café des élégans et des intellectuels ; et comme il estime que tous ses lecteurs doivent être initiés aux moindres détails de la vie milanaise, il ne leur laisse pas ignorer qu’il y a deux portes pour sortir de ce lieu célèbre, l’une qui donne sur la via Manzoni, l’autre sur la via Giuseppe Verdi. Il va aux courses à San Siro ; il soupe chez Biffi. Il fréquente assidûment la Scala, qu’il célèbre sur un ton dithyrambique. Comme il fait bon vivre à Milan ! Comme Rovetta est heureux que la destinée l’y ait amené plutôt qu’en aucun lieu du monde ! Il fait bon y vivre, en effet, et le portrait de la capitale lombarde mérite aussi bien de durer que celui d’autres cités plus belles. Il y a des endroits qu’on aime, non pour leur décor extérieur, mais pour des raisons plus intimes qu’il est parfois difficile d’analyser : pour l’accueil qu’on vous y fait, pour le caractère des habitans, pour la nature des idées qu’on y entend exprimer, pour la couleur et pour la tonalité générale de l’existence qu’on y mène. Il est difficile de nier que Munich, par exemple, soit gemütlich : et de même que Milan soit simpatica. Ce sont là des harmonies étranges et certaines. Quand on a fait plus que de courir, guide en main, de la cathédrale à la Brera, et de l’Ambrosiana au Castello ; quand on a goûté à des tables amies les délices du risotto et du panettone, on conserve longtemps le souvenir de cette vie large et facile, où le goût de l’action n’exclut pas celui de l’idée, où les littérateurs n’apparaissent pas moins nombreux que les banquiers ou les industriels, où le sérieux de la raison s’accompagne d’un délicieux humour. De toutes les nostalgies qu’on emporte de l’Italie, celle de Milan n’est ni la moins durable, ni la moins forte.

Rovetta sera précieux aussi, pour qui voudra faire la psychologie historique de l’Italie après l’unité. Nous disons la psychologie historique et non point l’histoire. Car pour celle-ci, quelque soin qu’il ait pris de s’entourer de documens et de textes, il manquait de préparation profonde. Au contraire, l’image que les contemporains se forment de la période qui précède la leur ; la façon dont les fils vont jugeant l’œuvre des pères ; comment le présent interprète le passé : voilà ce qu’on pourra lui demander. Il ne bâtit pas l’histoire de l’Italie : il fournit des documens, — ici encore, — sur l’état d’esprit de la nation.

Cet état d’esprit est complexe. Le souvenir des faits n’est pas aboli ; il n’entre pas encore dans la pénombre. On entend rappeler, dans les conversations, les noms des batailles célèbres qui marquèrent, comme des étapes, la formation de l’unité. Les journaux évoquent le souvenir de ceux qui travaillèrent à l’œuvre commune. Ce ne sont pas seulement les érudits qui connaissent le détail des événemens : la foule des gens moyennement cultivés les connaît aussi, comme si elle les avait vécus. Point de traces de cette indifférence qui précède l’oubli ; Cavour ou Pie IX, Charles-Albert ou Garibaldi, semblent vivre encore dans l’Italie d’aujourd’hui, par le culte de leur mémoire, par la passion que l’on apporte à la discussion de leurs idées, par l’évocation continue de leurs grandes figures. On ne se bat plus autour de la brèche de la Porta Pia, mais on s’y dispute encore. Chaque ville travaille pour son compte, par les cérémonies publiques qu’elle célèbre, par les monumens qu’elle érige, par les sociétés savantes qu’elle encourage, à ce que les liens qui la rattachent à son passé immédiat ne soient pas rompus. C’est un fait curieux à constater, que le Risorgimento occupe la conscience italienne avec une intensité qui n’a guère varié depuis le premier jour. Ce que le temps a apporté, c’est le loisir de le contempler avec plus de soin qu’on n’avait pu faire dans l’ardeur de l’action ; de le juger avec plus d’impartialité ; de reconnaître que, même aux époques d’héroïsme, la faiblesse Humaine ne perd pas ses droits ; et d’établir des comptes. Rovetta donne bien l’impression du malaise sans lequel ne vont point, d’ordinaire, les bouleversemens politiques. On constate, avec lui, que tout ne s’est pas passé suivant les lois idéales de l’épopée. La menace des guerres toujours prêtes à éclater, ces guerres même, l’intervention de l’étranger, l’instabilité des traités, l’insécurité du lendemain : tout cela favorisait un désordre, que les charlatans et les coquins de toute espèce ont largement exploité. Et ces désordres se prolongent pendant les premiers temps du jeune royaume, qui n’a pas lu vertu surhumaine de satisfaire tout d’un coup les convoitises, et de calmer subitement les passions.

Mais il nous montre, en même temps, que ce n’est point là l’essentiel, que la conscience italienne se sent moins attristée de ces petitesses, qu’elle ne se réjouit des gloires intactes ; il nous rend les témoins de ces admirables élans d’enthousiasme qui l’ont agitée tout entière. Il fait ressortir l’intensité du patriotisme qui anime un peuple vieux de gloire, et jeune d’espérances. Oui, quand ce sentiment, dans les autres pays d’Europe, commence à être discuté, en Italie, il demeure encore un instinct ; il est la force vive, qu’on est obligé de contenir plutôt que d’exciter ; il est l’idéal, qui provoque et qui conduit les faits. Si on n’avait pas la sagesse de l’arrêter dans son expansion, il franchirait sans doute les frontières, et ne craindrait pas de provoquer les plus graves conflits : ceux qui sont chargés d’assurer les destinées de la nation le savent bien. À l’intérieur, il est la chaîne solide qui retient unis des intérêts différens, et parfois opposés ; il permet à l’Italie de supporter les lourdes charges du présent, et de résister aux épreuves dont le sort se plaît à frapper quelques-unes de ses provinces. Tel le sentiment patriotique restera, dans l’œuvre de Rovetta, comme un des documens les plus caractéristiques de la psychologie de l’Italie contemporaine ; tel il apparaît dans ses romans ; tel il éclate dans son Romanticismo.

En effet, la tradition de la littérature antérieure à 1870, qui unissait intimement l’art à la politique, et transformait la poésie même en une arme de combat, semblait rompue une fois l’unité finie. Comment guider encore un peuple arrivé à son but ? Comment prêcher la formation d’une patrie désormais formée ? Depuis 1815, on avait fait entrer le patriotisme dans toutes les œuvres : il devenait inutile maintenant. Et c’était un thème de lamentations, que le divorce menaçant entre la politique et les lettres. Or, voici qu’apparaissait une pièce patriotique ; qu’elle n’était pas accueillie avec une moindre faveur que l’avaient été celles de Niccolini, soixante ans plus tôt ; que la foule applaudissait, en l’écoutant, ses propres idées et son propre enthousiasme. Voici qu’une pièce italienne commençait une course triomphale à travers toutes les provinces, montrant partout la présence des mêmes souvenirs, des mêmes sentimens, du même culte. Avec joie, avec orgueil, avec attendrissement, on accueillait la reconstitution idéale des jours glorieux : les jeunes nobles provoquant en duel les gros officiers autrichiens ; toutes les bonnes volontés, même celles des prêtres, s’organisant pour chasser l’étranger ; les femmes unissant dans un même amour leur mari conspirateur et leur patrie opprimée. Dès le premier acte, on avait l’impression d’une œuvre qui dépassait la portée des drames ordinaires. On croyait prendre part à la réunion des patriotes dans l’arrière-boutique du pharmacien Ansperti ; on écoutait le récit de la propagande par les idées et par les livres ; l’horreur planait, quand on rappelait les emprisonnemens et les pendaisons. Les spectateurs répétaient mentalement, pleins de respect et d’émotion, le serment des conjurés : « Au nom de Dieu et de l’Italie, au nom de tous les martyrs de la sainte cause italienne, tombés sous les coups de la tyrannie étrangère ou domestique ; par les devoirs qui me lient à la terre où Dieu m’a mis, et aux frères que Dieu m’a donnés ; par l’amour, inné chez tout homme, envers la terre où mon père est né, et où mourront mes fils ; par la haine, innée chez tout homme, envers le mal, l’injustice, l’usurpation, l’arbitraire… je donne mon nom à la Jeune Italie, association d’hommes qui croient en la même foi, et je jure de me consacrer tout entier et pour toujours à faire avec eux de l’Italie une nation une, libre, indépendante… » On oubliait alors la fiction de la scène ; pour le dire avec un critique florentin, qui remercia Rovetta au nom de toute la nation, on voyait « la patrie italienne sur le théâtre. »

Cependant tout se tient ; celui qui peint l’âme d’une nation à un moment donné de son évolution, va nécessairement plus loin que son propre dessein ; il est forcé de noter, à côté des traits particuliers et locaux, les traits généraux de l’espèce ; quand il observe ses compatriotes et ses contemporains, c’est toujours l’humanité qu’il voit. Et la façon même dont il voit est un jugement involontaire qu’il porte non seulement sur sa propre race et sur son milieu propre, mais sur tout son temps. Elargissons donc encore l’étendue de son témoignage ; demandons-nous si les acteurs fiévreux et agités de ses drames et de ses romans ne sont pas à quelque degré les hommes d’aujourd’hui, qu’ils soient nés à Milan, à Paris, à Londres ou à Berlin. La Commission officielle chargée de juger le concours dramatique où il présenta sa Realtà, en 1895, inséra dans son rapport un mot qui mérite d’être rapporté. Avec Rovetta, disait-elle, « nous nous trouvons dans l’atmosphère même où nous vivons, et où nous ne sommes pas tellement heureux de vivre. » Les caractères qu’il nous présente laissent l’impression pénible d’une insuffisance et d’une lacune : n’est-ce point, peut-être, parce que la majorité des caractères manque aujourd’hui de vigueur et de relief ? Ses personnages s’agitent comme au hasard, sans suivre de règles, sans être soutenus par une doctrine ou même par une idée : en voyons-nous beaucoup parmi nos contemporains qui pensent leur vie ? La question d’argent prend dans son œuvre une exceptionnelle importance : serait-ce à dire que le rôle de l’argent diminue dans notre société ? Pensons bien que c’est sur nous-mêmes, sur nos actes, sur nos âmes, que nos petits-neveux chercheront ces documens qu’il offre à foison. « Voilà, diront-ils, une époque qui ne ressemble pas aux précédentes. Ceux de nos ancêtres qui vécurent alors rappellent les figures de ces cinématographes, qu’ils inventèrent, et auxquels ils firent une si singulière fortune. Leurs gestes étaient trop rapides, saccadés et presque mécaniques. Sans doute, nous ne devons pas les juger, pour être sages, sur, un seul auteur ; nous en connaissons d’autres qui nous ont rapporté des observations différentes, mais cette réserve faite, il reste significatif que celui-là ait existé, ait plu, ait été applaudi. Nous ne voyons pas qu’au XVIIe siècle, lorsque les littérateurs s’appliquaient tout entiers à l’observation de l’homme intérieur, on eût seulement pu concevoir un Rovetta. Nous n’imaginons pas non plus qu’on ait pu le concevoir au XVIIIe siècle, lorsque les philosophes échafaudaient les théories et les systèmes, et qu’il n’en était pas un qui ne prît parti et n’engageât sa responsabilité. Il faut donc bien qu’il réponde à une modification profonde de la pensée, du goût, de l’art et de la vie. Cette génération se livra toute à l’action, non pas comprise comme un remède à l’existence, mais à une action désordonnée et stérile. Les élémens divers de la société luttaient entre eux ; on allait d’instinct vers les conflits et les luttes ; et on devait faire appel à une nouvelle violence pour les arrêter. La mort était considérée comme une fatalité pénible et affreuse, et cependant on ne la traitait pas comme une affaire grave : on se disputait férocement le droit à la vie, dont on ne savait que faire par ailleurs. Une élite se réservait, dans les écoles et dans les basiliques, un coin pour rêver, pour penser, ou pour prier. Mais au dehors, on entendait les clameurs de la foule misérable. L’époque n’était ni grande, ni belle ; privée de ce qui constituait l’idéal ancien, elle ne trouvait pas ce qui pouvait lui fournir un idéal nouveau. » — Quels que doivent être eux-mêmes nos petits-neveux, meilleurs ou pires, voilà comment ils raisonneront sans doute ; et peut-être n’auront-ils pas tout à fait tort.


Paul Hazard.
  1. Paolo Arcari, Un meccanismo umano. Saggio di una nuova conoscenza letteraria. Volume primo : l’Attività apprensiva. Milano, 1909, in-8. Suivront l’Intensità sentimentale dont M. Arcari a bien voulu nous communiquer les épreuves ; et la Capacità di trasformazione teoretica.
  2. Les principaux romans de Rovetta sont, dans l’ordre chronologique : Mater dolorosa (1882) ; — Soll’acqua (1883) ; — Il processo Montegu (1885) ; — Baby (1886) ; — le Lagrime del prossimo (1887) ; — Il Primo amante (1892) ; — La Baraonda 1894) ; — Il tenente dei lancieri (1896) ; — La Signorina (1900) ; — Casta Dua (1903) ; — La moglie di Sua Eccellenza (1904) ; Baldini et Castoldi, éditeurs, à Milan.
  3. Un volo dal nido (1875) ; — La moglie di Don Giovanni (1876) ; — Insogno (1877) ; — Collera cieca (1878) ; — Gli uomini pratici (1879) ; — Scellerata (1880) ; — La contessa Maria (1898) ; — Alla città di Roma (1898) ; — La Trilogia di Dorina (1889) ; — Madame Fanny (1891) ; — La Cameriera Nuova (1891) ; — Marco Spada (1892) ; — I Disonesti (1892) ; — La Realtà (1893) ; — Principio di Secolo (1896) ; — Il ramo d’ulivo (1897) ; — Il poeta (1897) ; — La moglie giovine (1898 ; — Le dute coscienze (1900) ; — Romanticismo (1902) ; — Il Re Burlone (1905) ; — Il giorna de la cresima (1906) ; — Papà Eccellenza (1906) ; — La moglie di Molière (1909).