Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/III

La bibliothèque libre.
G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 36-54).


III


Le jour fixé pour le départ de l’orpheline était arrivé. Sa petite malle, cadenassée et ficelée, attendait dans le corridor le passage d’Herbillon le brioleur[1] qui devait la charger sur un de ses mulets, et accompagner la jeune fille jusqu’aux Islettes où passe le courrier de B… Il ne restait plus à Gertrude qu’une démarche pénible à faire, c’était sa visite d’adieu à l’oncle Renaudin. Cette visite lui coûtait, car le bonhomme était quinteux et recevait fort mal les visiteurs, surtout quand ceux-ci faisaient partie de sa famille. Néanmoins Gertrude se croyait obligée à ce dernier devoir. L’oncle Eustache était le frère de sa mère, et puis elle l’avait trouvé si faible, si vieilli, lorsqu’elle l’avait rencontré récemment ! … Qui pouvait dire si elle le reverrait jamais ? C’est en songeant à toutes ces choses que, vers midi, Gertrude prit le chemin de la maison de son oncle.

Cette maison était une ancienne dépendance de l’abbaye de Lachalade, et on l’appelait encore l’Abbatiale. Elle était bâtie un peu en dehors du village, sur une éminence d’où l’on dominait la vallée de la Biesme, et elle comprenait, outre les bâtiments d’habitation, un grand jardin abandonné dont les murs croulants ne finissaient qu’à la lisière de la forêt. Le chemin qui allait du village à l’Abbatiale était bordé de peupliers mélancoliques et aboutissait à un grand mur triste dans lequel était pratiquée une porte cintrée, prudemment munie d’un guichet. C’est devant cette porte que Gertrude s’arrêta pour respirer, car son cœur battait fort et elle se sentait tout oppressée. Au bout de quelques minutes elle agita la chaîne rouillée de la sonnette. Un tintement plaintif réveilla l’écho de la cour sonore, un aboiement lointain y répondit, mais personne ne se montra. Enfin un bruit de sabots résonna dans la cour, puis une clef grinça dans la serrure et la porte s’entre-bâilla.

— Bonjour, Fanchette ; puis-je voir mon oncle ? demanda Gertrude à une vieille servante qui l’examinait d’un air revêche.

— Vous savez bien que M. Renaudin ne veut recevoir personne, répondit froidement celle-ci.

— C’est que je pars ce soir… pour longtemps, et j’aurais désiré lui dire adieu.

La servante, tenant toujours la porte à demi fermée, considérait la jeune fille d’un air soupçonneux.

— Allons, Fanchette, dit une voix d’homme, laisse donc entrer mademoiselle dans la cour…. J’irai voir si elle peut monter là-haut.

En même temps le vieux garde Pitois ouvrit la porte toute grande et fit passer Gertrude, malgré les protestations de Fanchette. Les deux domestiques s’acheminèrent vers la porte du vestibule, en discutant aigrement. Gertrude les suivait toute décontenancée et regardait machinalement la cour solitaire avec sa ceinture de hauts bâtiments aux volets clos, son puits à la margelle usée et sa pelouse ovale bordée de buis, où un grand houx dressait son feuillage sombre et piquant, emblème de la maussaderie des hôtes du logis….

— Je vous dis que M. Renaudin ne la recevra pas ! marmonnait Fanchette.

— Encore faut-il s’en assurer, grommelait Pitois.

— Allez-y donc, vieil entêté ! s’écria-t-elle poussée à bout.

Ils étaient arrivés dans le vestibule, en face d’un escalier de pierre qui conduisait à la chambre de M. Renaudin.

— Eh bien ! Fanchette, dit une voix perçante et plaintive, que signifie ce vacarme ?…

En même temps l’oncle Renaudin parut sur les marches supérieures de l’escalier. Il était enveloppé dans une longue redingote râpée, ses doigts maigres s’appuyaient à la rampe de fer, son corps était courbé comme la lame d’une serpe et sa tête surplombait, montrant un crâne couronné de cheveux blancs, un long nez pointu et des yeux gris qui dardaient un regard méfiant.

— Que me veut-on ? répéta-t-il d’un ton bref, en apercevant une figure étrangère.

— C’est votre nièce, monsieur, dit Pitois.

— Je ne veux voir personne, murmura le vieillard d’un ton bourru.

— Mon oncle, commença Gertrude en s’avançant, je venais vous faire mes adieux… En même temps elle le regardait avec ses beaux yeux mouillés de larmes.

Le son clair de cette voix sympathique sembla frapper le vieillard. Il s’arrêta, dévisagea silencieusement sa nièce, puis, comme si quelque chose avait enfin tressailli au dedans de lui, sa figure prit une expression moins rébarbative.

— Tes adieux ? reprit-il, tu quittes donc la maison du verrier ?

— Je vais à B…, répondit Gertrude.

— A B… ! s’écria M. Renaudin.— Les muscles de sa face parcheminée se détendirent et le nom de cette ville parut agir mystérieusement sur son esprit.— Pitois, cria-t-il, laisse-la monter.

— Attrape ! dit le garde triomphant, et il fit la nique à Fanchette qui s’éloigna d’un air grognon.

Quand Gertrude fut sur le palier : « Attends un moment, petite ! » murmura son oncle. Il se traîna dans sa chambre où la jeune fille l’entendit clore à double tour les portes des armoires et les tiroirs d’un secrétaire. « Tu peux venir maintenant ! » lui cria-t-il.

La pièce où elle entrait était entièrement lambrissée de chêne. Au fond, un grand lit carré à baldaquin de perse faisait face à la porte. De hautes fenêtres garnies de rideaux jaunis donnaient sur la vallée et les bois. M. Renaudin était assis dans son fauteuil de façon à avoir le secrétaire à portée de la main.— Viens te chauffer, dit-il à Gertrude en lui montrant une chaise près de la cheminée où deux pauvres tisons se mouraient dans un monceau de cendres. Il attisa un moment le brasier, puis fixant de nouveau ses yeux perçants sur la jeune fille :

— Dis-moi, reprit-il, que vas-tu faire à B… ?

— Je vais y apprendre un métier, mon oncle, afin de gagner ma vie.

La figure de l’avare s’éclaircit un peu.

— Bien, fit-il, tu veux travailler… Bien cela, petite, et d’autant mieux que ce n’est pas dans les habitudes de ta famille… Et les Mauprié te laissent partir sans regret, hein ?

— C’est moi qui ai demandé à m’en aller ; je ne voulais pas abuser de l’hospitalité de ma tante… Il faut apprendre à se suffire à soi-même, quand on est pauvre.

— Pauvre !… pauvre ! grommela le vieillard qui crut saisir un reproche dans ces derniers mots, à qui la faute ?… Si ta mère et ta tante m’avaient écouté autrefois, elles n’auraient pas épousé leurs hâzis[3] de verriers, et elles s’en seraient mieux trouvées… Enfin, continua-t-il en se radoucissant, tu as pris le bon parti, qui est de travailler quand on est jeune… C’est comme cela que j’ai fait ; j’ai quitté Lachalade à ton âge, avec mon paquet sur le dos… J’allais à B…, comme toi… Eh ! eh ! il y a eu de cela quarante-deux ans à la Chandeleur dernière…

Il poussa un soupir, croisa ses longs doigts sur ses jambes et se mit à regarder le foyer à demi éteint où scintillaient parfois encore quelques points lumineux. Cette allusion à sa jeunesse l’avait rendu songeur ; il resta longtemps silencieux. Gertrude embarrassée ne savait si elle devait s’en aller. A un mouvement qu’elle fit pour quitter sa chaise, M. Renaudin releva la tête.

— Quoi ! tu veux déjà partir, s’écria-t-il… Attends encore un peu, je n’ai pas tout dit.

Il contempla un moment la jolie figure étonnée et attentive de sa nièce ; on eût dit que ses regards se rafraîchissaient en se reposant sur ces cheveux soyeux, sur ces yeux limpides et rêveurs, sur cette petite bouche souriante… Il se leva péniblement et effleura de sa main ridée et tremblante les bandeaux crêpelés de Gertrude.

— Comme tu as de beaux cheveux blonds ! soupira-t-il. Va, rassieds-toi encore un peu ; mes yeux ne sont pas souvent réjouis par la vue de la jeunesse… Arrête-toi un peu ici. Qui sait quand nous nous reverrons ?

Il secoua tristement la tête, et il y eut de nouveau un moment de silence. On entendait la bise se lamenter dans la cage de l’escalier.

— Écoute le vent, reprit-il… Rassieds-toi et chauffe tes petits pieds… Attends, je vais mettre du bois au feu et te faire une bonne flambée.

Il attisa le brasier et jeta sur les chenets une brassée de menu bois qui pétilla en lançant une flamme claire.

— Eh ! eh ! dit-il en étendant ses mains devant le foyer, c’est gai, un bon feu, cela vous ragaillardit… C’est bien à toi, Gertrude, d’être venue me faire visite !

— Et pourtant, répondit Gertrude un peu apprivoisée et demi-souriante, et pourtant vous ne m’aviez guère encouragée…

— Oui, c’est vrai… Je me disais : « La caque sent toujours le hareng » et je te jugeais d’après tes grandes pecques de cousines, mais tu ne leur ressembles pas, tu es tout autre… Tu ressembles…

Il s’arrêta, passa la main sur son front jauni et poussa un long soupir.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, je suis content de ton courage et de ta bonne envie de travailler… Mais tu ne m’as point dit ce que tu comptes faire à B… ?

— Je veux y apprendre le métier de modiste.

M. Renaudin tressaillit et murmura en se parlant à lui-même : « Modiste… à B… ? Il y a des ressemblances singulières ! »

Et comme si cette réflexion l’avait replongé dans de profondes méditations, il tourna la tête du côté de la cheminée. La flamme dansait sur les chenets en formant mille fantastiques images, et au dehors la bise se lamentait toujours. Était-ce la plainte du vent qui réveillait de vieux souvenirs, ou bien le vieillard revoyait-il dans les arabesques de la flamme les fuyantes apparitions d’une époque lointaine ?… Il étendait ses mains vers le brasier, puis il les passait sur son front comme pour réchauffer sa mémoire engourdie. Sa figure s’était attendrie et ses yeux étaient devenus humides.

— Tu auras grand froid sur la route, ma pauvre enfant ! reprit-il tout à coup… Aie soin de bien te couvrir ! En vérité, il y a des ressemblances singulières !… En te regardant et en entendant la bise de mars, il me semble revoir une pauvre enfant comme toi, qui s’en allait seule aussi dans la froidure et le vent… Écoute, dit-il en s’animant, laisse-moi te donner un conseil… Quand tu seras là-bas, à la ville, veille bien sur ton cœur ! A ton âge, on ne demande qu’à aimer ; défie-toi de ceux qui te diront que tu es jolie !… Ne donne pas ton cœur avant d’avoir au doigt un bel anneau de mariée. Veille sur toi ; les hommes sont égoïstes et ne valent rien !…

Il s’était levé, tout surexcité ; l’expression étrange de sa figure effraya Gertrude :

— Mon oncle, dit-elle, il est temps que je prenne congé de vous ; je vais jusqu’aux Islettes à pied, et le brioleur Herbillon m’attend pour charger ma malle.

— Allons ! fit-il en abaissant la voix, merci de ta visite, Gertrude ! Avant de partir, mets-toi là et écris-moi lisiblement ton adresse à B…

Elle lui obéit, et pendant qu’elle écrivait, il ouvrit son secrétaire :

— Je ne veux pas que tu t’en ailles sans rien emporter de moi. Tiens !

Il lui glissa dans la main un double louis :

— Serre-le bien, c’est de l’or… C’est beau et bon comme un rayon de soleil, et c’est plus rare ! Ne le montre à personne ici, et promets-moi, si j’ai besoin de toi quelque jour, de revenir dès que je t’appellerai.

— Je vous le promets, mon oncle, répondit-elle tout émue !

— Maintenant, laisse-moi baiser tes cheveux blonds… Là… Bon voyage, petite Gertrude, et merci… Ta visite m’a fait du bien… Il l’accompagna jusque sur l’escalier :

— Ne dis rien à tes cousines ! lui cria-t-il encore.

Quand Gertrude arriva au logis de sa tante, les sonnailles des mulets retentissaient déjà dans la descente de la Louvière.

— Eh bien ! lui demandèrent à la fois Reine et Honorine, comment t’es-tu tirée de ta visite à l’oncle Renaudin ?

— Il m’a bien reçue, répliqua-t-elle brièvement, et il est meilleur qu’on ne le dit.

Gaspard était parti dès le matin pour la chasse, madame de Mauprié et ses filles étaient seules dans la salle. Gertrude courut à l’atelier espérant y trouver Xavier, mais l’appentis était vide. « Où peut-il être ? » se demandait-elle et elle se sentait le cœur gros. Elle parcourut du regard l’étroit réduit où s’étaient passées les seules bonnes heures de sa jeunesse. Elle fit un adieu silencieux aux vitraux verdâtres, aux dessins accrochés aux murs, aux outils rangés le long de l’établi… Le bruit des sonnailles s’était rapproché.

— Gertrude, cria la voix stridente d’Honorine, voici le brioleur !

Elle se hâta d’accourir et questionna ses cousines sur Xavier, Reine haussa les épaules et répondit négligemment :

— Il court les bois, sans doute.

Gertrude sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle était habituée aux façons bizarres de son cousin, mais cette absence dans un pareil moment lui semblait impardonnable.— On avait chargé son bagage à dos de mulet. La veuve n’eut pas un moment d’expansion, et son baiser fut aussi froid que d’habitude.

— Au revoir, ma nièce, fit-elle solennellement…, que Dieu vous garde !

Gertrude embrassa ses deux cousines.

— Nous t’écrirons là-bas et tu nous enverras des chapeaux ! lui dit Reine.

Ce fut la seule marque d’intérêt que Gertrude emporta de la maison de sa tante…

Dans la chambre haute de l’Abbatiale, le vieil oncle Renaudin était resté tout absorbé par les souvenirs que la visite de sa nièce avait réveillés. Il s’était rassis dans son fauteuil et demeurait immobile, les coudes sur les genoux et le front dans les mains. La belle flambée allumée en l’honneur de Gertrude s’était éteinte et l’âtre ne contenait plus que des cendres grises ; mais dans les corridors de la vieille maison le vent de mars gémissait toujours. Peu à peu on entendit au dehors, dans l’éloignement, un bruit de grelots. Le vieillard se leva, poussa un soupir et se mit à fouiller les tiroirs de son secrétaire. Dans un coin il trouva un objet de petite dimension soigneusement enveloppé de papier de soie. C’était une ancienne lorgnette de spectacle avec trois tuyaux de cuivre doré et une garniture d’ivoire. On ne s’en était pas servi depuis longtemps, car les tuyaux jouaient difficilement les uns dans les autres, M. Renaudin nettoya les lentilles avec un chiffon, ajusta les tuyaux, et s’approchant de l’une des fenêtres, braqua la lorgnette sur la campagne. De l’embrasure où il se tenait on pouvait voir l’extrémité du logis de Mauprié, l’angle du jardin, puis la route blanche serpentant au long des bois et des prés, dans la direction des Islettes.

Le bonhomme distingua bientôt les mulets avec leur charge de charbon, puis le chien courant de l’un à l’autre, puis le brioleur chevauchant sur la dernière mule et fermant la file. Gertrude enveloppée dans un châle gris et coiffée d’une capeline bleue, cheminait à côté de lui.

— Voici la petite ! murmura Renaudin, comme elle marche bravement sur les cailloux de la route ! Les Mauprié l’ont laissée partir seule… Ses nobles cousines n’ont pas daigné l’accompagner jusqu’aux Islettes ; le hâle aurait gâté leur précieux teint !… Les pécores !… Heureusement Gertrude ne leur ressemble pas.

Courbé vers la fenêtre, le front appuyé contre la targette glacée, il clignait un œil, et de l’autre suivait les détours de la route à travers la lorgnette. Au dehors, le vent secouait les branches décharnées et les pièces de toile pendues à des cordes dans le clos du voisinage. La girouette du toit virait et grinçait furieusement.

— Quel vent ! murmurait le vieillard, elle a bien fait de cacher ses cheveux blonds. Elle marche bravement ; elle est vaillante et elle a du cœur… Tant mieux !

Il la suivait toujours avec un redoublement d’attention à mesure que la distance rendait les images moins distinctes. Tout à coup une brume mystérieuse brouilla les objets et il ne vit plus rien… Une buée humide voilait le verre de la lunette. Les mains de M. Renaudin tremblaient. Il les porta à ses paupières, à ses yeux si longtemps secs comme son cœur, et il y trouva des larmes…

Gertrude aussi, sur la route balayée par la bise, avait des pleurs dans les yeux. Elle écoutait pensivement le bruit berceur des sonnailles, elle regardait le ciel où de longs nuages couraient avec une hâte furibonde, le taillis où les chênes entre-choquaient leurs branches encore couvertes des feuilles de l’an passé, les oseraies rougeâtres qui bordaient le cours de la Biesme ; puis elle se sentait un poids plus lourd sur le cœur et cherchant la cause de ce redoublement de peine, elle la trouvait dans l’absence étrange de Xavier. « Pourquoi n’est-il pas venu me serrer la main ? » se demandait-elle. Cet oubli lui paraissait tellement inexplicable, qu’elle n’eût pas été étonnée de voir tout à coup Xavier sortir du bois et accourir au-devant d’elle. A chaque point noir qui apparaissait au loin : « Est-ce lui ? » se disait-elle.— Puis le point grandissait, et c’était un cantonnier cassant des pierres ou un mendiant courbé sous sa besace, qui cheminait en comptant sa recette de vieux sous.

Le brioleur Herbillon, qui était un brave homme et qui la voyait triste, essayait de la distraire en lui contant des histoires de chasse. De temps à autre, tout en talonnant son mulet, il entonnait une vieille chanson du pays, à laquelle les tintements des sonnailles formaient un accompagnement naturel. En sa qualité de brioleur, il savait des chansons de toute sorte et de toute provenance ; tristes, gaies ou gaillardes ; chansons de noce et chansons de métier, refrains de soldats ou complaintes de bergers.— Il en dit une surtout qui remua le cœur de Gertrude, tant l’air lui semblait doux et tant quelques-unes des rustiques paroles s’accordaient avec sa situation :

« Mon Dieu, mon Dieu, que je suis aise Quand j’ai ma mie auprès de moi ! Je la prends et je la regarde : O ma mignonne, embrasse-moi !

— Comment veux-tu que je t’embrasse ?… Tout chacun dit du mal de toi ; On dit que tu vas à la guerre, Servir dans les soldats du roi.

— Ceux qui t’ont dit cela, ma belle, Ne t’ont dit que la vérité ; Mon cheval est là à la porte, Est tout sellé et tout bridé…

— J’ai tant pleuré, versé de larmes, Que les ruisseaux ont débordé ; Petits ruisseaux, grandes rivières, Quatre moulins en ont viré… »

Gertrude à son tour fondait en larmes aux sons de cette complainte rythmée par la voix chevrotante du brioleur. Celui-ci vit que son remède produisait un effet contraire à celui qu’il avait espéré, et il s’arrêta court.

— Voyons, dit-il, mademoiselle Gertrude, ne vous laissez pas aller ainsi à votre envie de pleurer. Je sais bien que ça soulage le cœur, mais ça gâte les yeux quasiment comme la fumée de bois vert. Allons, allons, hardi !… Montrez que vous êtes brave à l’égal de feu votre père !… Aussi bien, nous voici au bourg et il ne faut pas que les gens des Islettes vous voient pleurer comme une petite fille.

On était arrivé en effet, et déjà l’auberge se montrait avec son escalier de pierre, son enseigne balancée par le vent, et sa remise pleine de chevaux de rouliers. Gertrude essuya ses yeux, le brioleur déchargea la petite malle, serra la main de la jeune fille et prit congé. La voiture ne devait pas tarder ; Gertrude s’assit sur le banc de l’auberge, et elle n’y était pas depuis cinq minutes, lorsque tintèrent les grelots du courrier qui descendait au galop la côte de Biesme.

Les chevaux s’arrêtèrent tout fumants devant l’auberge. On lia la malle derrière la capote, et déjà Gertrude s’apprêtait à monter, quand elle entendit son nom prononcé par une voix bien connue… Celui qu’elle n’espérait plus, Xavier, sortit d’une maison voisine et s’élança vers elle.

— Ah ! s’écria Gertrude en lui tendant la main, je savais bien que tu ne me laisserais pas partir ainsi !

Xavier semblait très ému ; ses yeux noirs brillaient et la course avait coloré ses joues.

— J’ai eu peur de ne pas arriver à temps ! dit-il enfin.

— Pourquoi ne t’es-tu pas trouvé à la maison ?

Il secoua la tête et plongea ses yeux dans ceux de sa cousine :

— Je ne voulais pas te faire mes adieux devant ma mère et mes sœurs. J’avais besoin de te serrer les mains à mon aise, loin des regards indifférents… Et puis… Il s’arrêta.

— Et puis ? fit Gertrude en souriant.

— Et puis j’avais peur de montrer aux autres tout le chagrin que j’ai de te voir partir !

Il détourna la tête et, comme s’il avait été honteux d’en avoir trop dit, il reprit avec brusquerie :

— D’ailleurs, je voulais te donner ceci, et le serrurier des Islettes n’en avait pas terminé la monture.

Il déchira le papier qui enveloppait un petit coffret de chêne sculpté, puis il le tendit à sa cousine.

— C’est le premier essai dont je ne sois pas trop mécontent… Garde-le pour y mettre tes aiguilles et tes écheveaux.

Elle souriait. Il ouvrit le coffret et y prit un bouquet de violettes et d’anémones sauvages, — les premières de la saison.

— Tiens, continua-t-il, voici encore des fleurettes que j’ai cueillies pour toi dans un ravin exposé au midi.

Gertrude sentait des larmes lui monter aux yeux.

— Merci tout plein, ami Xavier, dit-elle en lui serrant de nouveau la main… Tu me gâtes !

— En voiture ! en voiture ! cria le conducteur qui s’impatientait.

Gertrude monta.

— Pense un peu à moi, là-bas ! murmura encore Xavier d’une voix brisée.

Elle répondit en agitant la main et en aspirant longuement le parfum des fleurettes.

— Hue, la Grise ! Hardi, Blond !… s’écria le conducteur en faisant claquer son fouet. L’attelage prit le trot et la voiture disparut bientôt dans les vapeurs de la nuit brunissante.


  1. Muletier.