Gertrude et Véronique/Le secret de Gertrude/IV

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 55-71).


IV


Hop ! hop ! … À travers les hautes forêts de l’Argonne la voiture passait au trot, et la faible lueur des lanternes éclairait vaguement les profondeurs boisées où la brume flottait sur la cime des chênes. Parfois une éclatante et soudaine illumination flamboyait parmi les arbres de la lisière. De larges embrasures se découpaient en noir sur un fond lumineux, et vers le ciel s’élançaient de hautes cheminées surmontées d’une fumée rougeâtre. — C’était une verrerie… Les baies des fenêtres laissaient voir des ombres fantastiques s’agitant dans cette lumière incandescente et remuant des matières embrasées au bout de longues cannes de fer… C’étaient les verriers, les hâzis maigres et brûlés par les flammes d’enfer de leurs ouvreaux nuit et jour allumés… Et Gertrude songeait à la maison de sa tante, à l’appentis couvert de tuiles moussues et à Xavier. Elle revoyait ce dernier accoudé sur son établi, le menton dans sa main, pensif, concentré, les yeux tournés vers une vision intérieure. Elle le voyait aussi courant dans les bois à la recherche des premières fleurs de la saison, elle entendait encore l’accent profondément triste de sa voix, lorsqu’ils s’étaient dit adieu devant l’auberge… Quelle étrange nature et qu’y avait-il réellement au fond de ce cœur obscur ? Sous cette enveloppe dure et difficile à pénétrer, Gertrude devinait une féconde source de tendresse qui jaillirait peut-être un jour.— Et en pensant à toutes ces choses, elle pressait contre ses lèvres le petit bouquet d’anémones, le sauvage bouquet noué avec un brin d’herbe et qui sentait les bois et le printemps.

Hop ! hop !… Sur la route blafarde, parmi de grandes plaines nues et crayeuses, la voiture roulait, et les sabots des chevaux heurtant les cailloux faisaient jaillir des étincelles. Le ciel terne et sans étoiles bordait confusément un horizon monotone. Parfois la masse noire d’une ferme endormie se dressait sur la berge du chemin, ou bien, dans les champs, on entrevoyait un parc de moutons avec la maison roulante du berger… Et Gertrude songeait à la vie errante du régiment, quand elle suivait son père d’étape en étape, blottie dans un coin de son manteau, bercée par le roulement du fourgon ; elle se souvenait que parfois un gros baiser du capitaine Jacques la réveillait à demi, et qu’entre les plis du manteau elle distinguait un coin du ciel étoilé… Ah ! les bons baisers donnés à plein cœur, il y avait longtemps qu’elle ne les connaissait plus ! Les petits soins paternels, les dorloteries et les câlineries du réveil, les intimes babillages du coin du feu, tout cela était bien loin !…

Ho, la Grise ! holà, Blond !… On était arrivé au relais. Des lumières couraient aux croisées de l’auberge ; la porte de la remise s’ouvrait, un garçon d’écurie dételait les chevaux tout fumants et en amenait de frais. Le facteur s’avançait lourdement avec sa sacoche pleine de lettres ; une commère recommandait un paquet au conducteur ; un homme courbé sous le poids de deux seaux remplis au réservoir prochain se dirigeait lentement vers l’auge. Par la porte ouverte de l’auberge on voyait un bon feu flambant, on entendait de gros rires et le choc des verres… Au dehors le vent sifflait contre les rideaux de la capote, et Gertrude se sentait plus seule que jamais. Elle enviait les gens qui se chauffaient au feu de l’auberge, et ceux qui dormaient dans les maisons du village après une rude journée de labeur ; elle se disait qu’elle n’avait plus de chez elle, plus de foyer, plus de maison !…

En route !… et la voiture reprenait le trot.— Encore des champs à perte de vue, des sillons nus, des chaumes frissonnant au vent, de petits villages assoupis et blottis autour de leur clocher. Encore de grands bois sombres où l’écho répercutait le bruit des roues et des claquements du fouet, puis la voiture enrayée glissa rapidement sur une longue pente. De grands prés s’étendaient au long d’une rivière bordée de peupliers, un moulin apparaissait avec son bief rempli d’eau, des coteaux de vignes dessinaient vaguement leurs formes arrondies, et, au loin, sur une colline, des centaines de lumières scintillaient… C’était la ville.— Les chevaux redoublèrent de vitesse, le conducteur fit claquer son fouet avec frénésie et on traversa les faubourgs… Encore un pont, une large rue plantée d’arbres, puis la voiture s’arrêta brusquement devant un bureau de messageries. On était à B…

Gertrude descendit tout engourdie. Il était trop tard pour aller frapper à la porte des demoiselles Pêche ; elle prit une chambre à l’auberge voisine, s’y barricada et essaya de dormir. Le sommeil ne vint que tard, et lorsqu’elle s’éveilla, il faisait déjà grand jour. Un rayon de soleil pénétrait dans la chambre et on entendait une sonnerie de cloches sur la colline. Ce sourire du soleil et cette chanson des cloches lui redonnèrent du courage, elle s’habilla rapidement et se fit conduire chez les modistes.


Dans l’atelier des demoiselles Pêche, le poêle de faïence, allumé dès le matin par la vieille servante Scholastique, commençait à répandre une douce chaleur et les ouvrières étaient déjà à la besogne. L’atelier, contigu avec le magasin où on recevait les pratiques, était éclairé par deux fenêtres donnant sur la rue Entre-Deux-Ponts, la plus animée et la plus commerçante des rues de B… L’ameublement était des plus simples.— Au milieu, une grande table ronde, autour de laquelle se rangeait le menu fretin des apprenties ; de chaque côté du poêle, de grandes armoires où l’on serrait les coiffures confectionnées ; çà et là, des chaises encombrées de cartons ; pour tout ornement, une statuette de la Vierge, coloriée en rouge et en bleu, tenant encore à la main un raisin desséché, offrande de la Notre-Dame d’août ; puis, en guise de pendant, une naïve image d’Épinal représentant les vierges sages et les vierges folles et se déroulant aux yeux des apprenties comme une pieuse et salutaire invitation à la vertu.— Devant chaque fenêtre, sur une sorte d’estrade, se dressaient les deux maîtresses chaises de mademoiselle Hortense Pêche, l’aînée, et de mademoiselle Héloïse, sa principale ouvrière. Mademoiselle Héloïse était une fille de vingt-quatre ans, adroite, remuante et s’entendant à tout. Elle était grande, bien faite, très blanche, très vaine de ses yeux noirs et de ses cheveux bruns abondants. Curieuse, hardie, ingénument orgueilleuse, folle de spectacles forains et de toilette, mauvaise langue et bon cœur, elle représentait le type de la grisette de B…, — une race qui se perd.

À travers les cartons, les chaises et les têtes à bonnet, passant de l’atelier au magasin et du magasin à un ouvroir de couturières, mademoiselle Célénie Pêche allait et venait, brandissant une aune dans sa forte main, s’agitant sans cesse et ne se reposant jamais. Les deux sœurs faisaient un contraste complet : — Mademoiselle Hortense, qui frisait la cinquantaine, ronde, replète, avec des yeux à fleur de tête et un tour de cheveux bruns sous un bonnet à tuyaux, était l’image du calme et de la prudence. Mademoiselle Célénie était grande, robuste et taillée comme un homme ; sa taille plate, sa voix mâle et toujours grondante, ses bras osseux et ses grosses mains rouges ajoutaient encore à l’illusion ; mais elle était bonne fille, oubliait vite ses colères et n’aurait pas fait de mal à une mouche. La nature, qui avait si maltraité les deux sœurs au point de vue plastique, leur avait donné, par une juste compensation, un goût sûr et des doigts de fée. Les chapeaux montés par mademoiselle Hortense, les robes coupées par mademoiselle Célénie étaient renommées à dix lieues à la ronde, et les demoiselle Pêche avaient la plus belle clientèle de l’arrondissement. Très pieuses, en dépit des rubans et des toilettes de bal, elles s’efforçaient de se faire pardonner leurs occupations mondaines en prodiguant des soins assidus à la congrégation du Rosaire, dont elles étaient directrices. Mademoiselle Hortense réservait pour la chapelle de la Vierge du Pont ses plus belles fleurs artificielles, et de ces mêmes mains qui avaient trop largement échancré un corsage de bal, mademoiselle Célénie, les jours de Fête-Dieu, portait fièrement en tête du cortège la lourde bannière de la congrégation.— En résumé, c’étaient de braves filles, actives comme des abeilles et courageuses comme des fourmis ; chacun les estimait, et Gertrude ne pouvait tomber en de meilleures mains.

Ce matin-là mademoiselle Célénie était plus agitée que jamais.

— C’est aujourd’hui que doit arriver la nouvelle ouvrière, dit-elle à sa sœur ; puis, s’appuyant sur son aune comme sur une canne : — J’espère, Mesdemoiselles, que vous n’allez pas prendre vos grands airs, et que vous vous montrerez bonnes et serviables… Où la caserons-nous, Hortense ?

— Je crois, répondit l’aînée, qu’on pourrait lui faire une petite place à côté d’Héloïse, près de la fenêtre…

La grande Héloïse releva vivement la tête :

— Près de ma fenêtre, fit-elle d’un air piqué, et pourquoi donc pas à la table ronde ? Cette demoiselle est une apprentie, après tout !…

— Nous devons des égards à sa famille, reprit tranquillement mademoiselle Hortense.

— Oui, elle est noble ! répliqua Héloïse en pinçant dédaigneusement les lèvres. Puis, après un moment de réflexion, elle ajouta : — C’est drôle tout de même qu’une demoiselle dans sa position soit obligée de travailler pour vivre…

— Elle est orpheline, dit mademoiselle Hortense, et sa situation n’en est que plus intéressante…

— N’importe, poursuivit obstinément Héloïse on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y a là-dessous quelque chose de louche !…

— Héloïse, s’écria sévèrement mademoiselle Célénie, pas de jugements téméraires, s’il vous plaît !… Cette jeune fille m’est recommandée et je n’entends pas qu’on fasse courir de sottes histoires sur son compte.

— Je crois que la voici, dit mademoiselle Hortense qui venait de jeter un coup d’œil dans la rue.

Au même moment la sonnette du magasin se mit à tinter, et mademoiselle Célénie alla ouvrir. C’était en effet Gertrude. Scholastique se chargea de son mince bagage et la modiste montra à la jeune fille la chambre qu’elle devait occuper au second étage ; puis, après l’avoir mise au courant des habitudes de la maison et l’avoir forcée à boire une tasse de lait chaud, mademoiselle Pêche la cadette, toujours armée de son bâton à auner, introduisit Gertrude dans l’atelier. A son entrée, les ouvrières, dont le babil à mi-voix produisait un bourdonnement pareil à celui d’un essaim de mouches, se turent subitement et se mirent à considérer la nouvelle arrivante qui saluait, souriait et rougissait à la fois. Bientôt leurs regards témoignèrent une admiration qui déplut fort à la grande Héloïse. La première ouvrière n’avait pu charitablement s’empêcher de rêver une Gertrude gauche, revêche et guindée. Celle qui arrivait était tout le contraire ; en outre, elle avait de magnifiques cheveux blonds et le plus joli teint du monde.— Ce sont là de ces déceptions qu’une femme supporte généralement assez mal, et la grande Héloïse ne se piquait pas de stoïcisme.

Mademoiselle Hortense baisa doucement Gertrude au front et lui souhaita la bienvenue, puis, comme la jeune fille manifestait le désir de commencer à se rendre utile :

— Tenez, dit mademoiselle Pêche, allez trouver mademoiselle Héloïse ; elle vous mettra au courant de la besogne.

Les grands yeux de Gertrude parcoururent l’atelier.

— Là, près de la vitre, prenez un tabouret ! lui cria la grosse voix de mademoiselle Célénie, et en même temps, avec son aune, la sœur cadette désignait l’estrade d’Héloïse. Celle-ci, piquée de ce que Gertrude n’avait pas deviné du premier coup qui elle était et ce qu’elle valait, prit son air le plus imposant.

— Vous voulez de la besogne, Mademoiselle, commença-t-elle avec dignité, dites-moi d’abord ce que vous savez faire…

— Peu de chose ; répondit Gertrude en souriant, mais j’ai de la bonne volonté, et avec vos conseils… En même temps elle regarda Héloïse et son regard à la fois si doux et si profond, son regard et le son de sa voix opérèrent comme un charme. Héloïse se sentit gagnée et amollie ; elle quitta son grand air et donna d’assez bonne grâce ses instructions à la débutante.

A midi, quand sonna la cloche de la Tour de l’horloge, les ouvrières s’en allèrent dîner, et dès qu’elles furent dehors, leur conversation roula sur Gertrude. Toutes les fillettes regardaient Héloïse et attendaient qu’elle donnât son avis ; mais l’imposante première se bornait à écouter silencieusement. A la fin, une apprentie ayant vanté les beaux yeux de la nouvelle venue, Héloïse plissa les lèvres d’un air dédaigneux :

— Oh ! fit-elle, des yeux verts comme les chats… Signe de trahison ! — Ce fut tout ce qu’on put tirer d’elle.

La journée se passa tranquillement. Le soir, à la cloche de huit heures, après avoir soupé avec les demoiselles Pêche, Gertrude monta dans sa chambrette haut perchée. Son premier soin fut de prendre le coffret de Xavier et de le contempler longuement. Il avait la forme d’un fragment de grès enveloppé de mousses, de ronces et de fougères : çà et là, dans le fouillis des herbes et des feuilles, quelques insectes avaient été sculptés, et cela avait été exécuté avec une légèreté et une sincérité qui faisaient illusion ; on eût dit que les scarabées allaient bourdonner et les fougères frissonner au vent. Gertrude ouvrit le coffret et prit les anémones qu’elle y avait enfermées ; le bouquet flétri avait conservé son odeur forestière, et la jeune fille se sentit de nouveau transportée dans les bois de l’Argonne. Elle s’endormit en pensant à Xavier et au petit atelier de Lachalade.

Le lendemain, quand elle s’éveilla vers six heures et qu’elle se pencha à l’étroite fenêtre pour jeter un coup d’œil sur la ville, elle fut un peu réconfortée par la vue qu’on avait de sa mansarde.— En bas, la rue Entre-Deux-Ponts encore endormie ; puis un fouillis de toitures aux profils curieux et, au-dessus, la ville haute avec ses maisons et ses vergers en amphithéâtre. Sur la crête de la colline, la vieille tour de l’horloge se dressait, coiffée de son toit pointu ; un long couvent étalait ses rangées de fenêtres étincelantes ; au fond, les clochetons de l’église Saint-Étienne se découpaient sur un ciel d’un bleu pâle ; à droite et à gauche, des coteaux de vignes s’arrondissaient mollement ; et enfin à l’horizon on apercevait la ligne sombre des grands bois… Il faisait une claire matinée, les moineaux chantaient sur les toits, les laitières criaient leur lait dans la rue, et de tous côtés, les cloches sonnaient la première messe.— Gertrude descendit à l’atelier, plus gaie et plus courageuse.

Elle fut vite au courant, et comme elle joignait à une grande dextérité un goût délicat et une activité prodigieuse, elle fit rapidement la conquête des demoiselles Pêche. Elle accueillait les clients avec un air si avenant et un si joli sourire que chacun se retirait enchanté. Elle s’entendait à merveille à la vente, et lorsqu’il s’agissait de convaincre un acheteur rétif ou d’apaiser une belle dame irritée, mademoiselle Célénie se laissait volontiers suppléer par Gertrude. Bientôt il ne fut bruit dans B… que de la belle modiste du magasin des demoiselles Pêche ; on vantait sa grâce et son adresse ; on consultait son goût, on ne voulait plus être coiffé que par elle, et les dames à imagination vive faisaient sur son compte toutes sortes de récits romanesques. Le dimanche, à la grand’messe, on se la montrait de loin ; et vers quatre heures, chaque jour, les jeunes clercs, les fils de fabricants et les surnuméraires des contributions venaient parader sur le trottoir de la rue Entre-Deux-Ponts, afin de l’entrevoir derrière les rideaux ; — ce qui excitait vivement l’indignation de mademoiselle Célénie et lui faisait brandir son aune d’une façon expressive. Tout ce manège, naturellement, agréait très peu à la grande Héloïse. Après avoir trôné seule pendant si longtemps, elle se sentait amoindrie et reléguée au second plan, et son dépit contre Gertrude grandissait de jour en jour.

Celle-ci, cependant, ne paraissait pas se préoccuper de tout ce bruit, et son succès ne l’enorgueillissait guère. Les œillades admiratives des jeunes gens de B… ne l’intéressaient que médiocrement ; sa pensée était ailleurs. Son seul plaisir consistait, le dimanche, à passer quelques heures dans un jardin que possédaient les demoiselles Pêche, sur la promenade des Saules. Ce jour-là, après les vêpres, les modistes prenaient avec elles quelques-unes de leurs ouvrières et on allait souper au jardin. Le petit enclos descendait en pente douce jusqu’à un bras de l’Ornain coulant à l’ombre d’une allée de platanes. Il était abondamment planté de néfliers et d’épines roses ; on y voyait une maisonnette au toit de chaume et une tonnelle de vigne vierge, un chambret, comme on dit dans le Barrois. Gertrude aimait ce petit coin de verdure, baigné d’eau courante. Comme on se trouvait au printemps, les narcisses jaunes et les jacinthes commençaient à s’épanouir et les néfliers étaient en fleurs. Sous ces arbres, il lui semblait qu’elle pensait mieux à Lachalade et à l’Argonne, elle mettait là tous ses rêves, et le bruit de l’eau les berçait. De temps en temps un merle sifflait dans le fourré, un carillon tintait au loin, ou le vent apportait par bouffées les airs sautillants d’un bal champêtre du voisinage, — et Gertrude sentait en elle de mystérieuses espérances palpiter comme des papillons qui essayent leurs ailes.

Un soir, comme elle revenait du jardin avec Héloïse et mademoiselle Célénie, elle aperçut mademoiselle Hortense sur le seuil du magasin.

— Il y a quelqu’un qui vous attend avec impatience, dit celle-ci à Gertrude ; en même temps elle entr’ouvrit la porte et lui montra Xavier près du comptoir. L’orpheline poussa une exclamation joyeuse et tendit les deux mains à son cousin, pendant que la grande Héloïse examinait du coin de l’œil ce joli garçon à l’air mélancolique.

Dès qu’on les eut laissés seuls, Xavier dit à Gertrude :

— Je viens demeurer à B… pour trois mois.

— Vrai ! s’écria-t-elle et elle battit des mains, que s’est-il donc passé depuis mon départ ?

— J’ai eu une bonne fortune, et je crois que c’est toi qui m’as porté bonheur… J’avais déposé chez un marchand de Sainte-Menehould quelques-uns de mes bois sculptés ; ils ont plu à un Anglais qui passait et qui les a payés largement, en me faisant une nouvelle commande ; grâce à cette aubaine, j’ai pu venir ici où je compte travailler chez un marbrier-sculpteur, qui me donnera d’utiles conseils…

— Oh ! que je suis contente ! dit Gertrude ravie, ami Xavier, si tu savais comme j’ai pensé à Lachalade, et comme j’admirais chaque jour ton coffret !…

Elle s’arrêta court. Xavier la regardait avec tant de vivacité et tant de bonheur qu’elle se mit à rougir, et ils demeurèrent silencieux.

— Tout le monde va bien là-bas ? reprit enfin Gertrude, puis elle s’informa de l’oncle Renaudin.— Il se portait assez mal et devenait de plus en plus casanier.

— Il faut que je te fasse faire connaissance avec mademoiselle Célénie, dit ensuite la jeune fille, et elle l’emmena dans l’atelier.

Les demoiselles Pêche firent bon accueil au jeune Mauprié, et, quand, à la nuit, il prit congé des modistes, elles l’invitèrent à venir chez elles chaque dimanche. Gertrude le reconduisit jusqu’au seuil de la porte.

— Je me suis logé à la Ville haute, dit Xavier, près de mon sculpteur… Je viendrai te voir le plus souvent possible… Ah ! si tu savais comme le temps me durait là-bas loin de toi !

Il lui serra brusquement la main et disparut dans la nuit…

— Comment s’appelle-t-il, votre cousin ? demanda le lendemain Héloïse à Gertrude.

— Xavier de Mauprié…

— Xavier… C’est un joli nom… Et lui aussi est très bien. Je suis sûre qu’il est amoureux de vous.

— Quelle folie ! s’écria Gertrude, et elle essaya de rire, mais en dedans son cœur battait, et elle avait rougi jusqu’à la racine des cheveux.