Gertrude et Véronique/Madame Véronique/IX

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 344-351).


IX


Le jeune homme s’était avancé, considérant alternativement Véronique, appuyée, contre la table, et Bernard du Tremble adossé à la cheminée. À l’aspect de ce visiteur inattendu, le verrier avait pâli, sa rage s’était accrue ; il restait dans son coin, immobile, les poings fermés, les lèvres blanches. Il avait résolu de tenir tête à ce protecteur qui tombait des nues, mais les paroles s’arrêtaient dans son gosier desséché. Enfin il fit un effort, et, d’une voix sarcastique et tranchante : — Que signifie cette algarade, commença-t-il, et à quel hasard dois-je l’honneur de vous revoir, monsieur ?

Mais Véronique s’était déjà élancée vers Gérard, et du geste lui imposant silence : — Ne répondez pas ! s’écria-t-elle, c’est à moi de parler. — Elle se retourna vers le verrier : — Monsieur, reprit-elle, vos injures de tout à l’heure m’ont déliée de ma promesse, je reprends ma liberté et je pars… Mais avant, de m’éloigner, je tiens à vous dire que vos intérêts n’auront pas en souffrir. Une fois en sûreté, je prendrai des mesures pour désintéresser vos créanciers et vous mettre à l’abri du besoin… Adieu !

— Alors, s’exclama Bernard exaspéré, vous croyez avoir trouvé un moyen de vous débarrasser de moi en me jetant de l’argent comme à un mendiant… Pour qui me prenez-vous donc ?… Ce ne sont pas des aumônes que je veux, entendez-vous !

Et comme Gérard s’avançait à son tour et voulait se placer entre lui et Véronique : — Et vous, monsieur, lui demanda-t-il d’un ton menaçant, m’expliquerez-vous à la fin de quel droit vous vous mêlez de mes affaires ?

— Je vais vous le dire, riposta le jeune homme en le regardant en face, le moment est arrivé où nous ne devons plus nous payer de mots ; si j’ai bien compris ce qui vient de se passer, vous avez voulu lâchement abuser de votre force pour insulter une femme ; le hasard permet que je puisse protéger madame contre vous, et je l’accompagnerai où il lui plaira d’aller, sans me soucier de vos menaces et de vos violences.

— Ouais ! fit Bernard d’un ton ironique, et selon vous, ces raisons-là suffisent pour que vous emmeniez ma femme !… Ah ça, et le Code civil, qu’en faites-vous, s’il vous plaît ?

— La loi elle-même, repartit Gérard, est contre vous, puisqu’elle a prononcé votre séparation ; mais il y a une loi qui est au-dessus des conventions et des formules, c’est la loi de la conscience, et elle me donne raison.

— Eh ! que m’importe votre conscience ? interrompit le verrier, je m’en soucie comme d’une prunelle !… et la société est de mon avis… Aux yeux du monde, le Code a gardé un certain prestige, et le Code défend à celle qui a été ma femme d’avoir un autre protecteur que moi.

Gérard voulut se récrier, mais Bernard lui coupa la parole.— Mordieu ! poursuivit-il, prenez patience, nous causerons tous deux tout à l’heure… Pour le moment, c’est à elle que je veux parler… Oui, s’écria-t-il avec véhémence en s’adressant à Véronique, le mariage est une chaîne qui ne se brise qu’à la mort. Vous auriez beau fuir au bout du monde avec ce jeune fou, mon souvenir se dresserait entre vous deux comme une menace, pour lui rappeler que vous avez été ma femme, et pour vous crier à vous que vous l’êtes encore, car vous portez mon nom et vous êtes enchaînée à moi par la loi et par Dieu.

Véronique frissonna. Il vit que ses paroles avaient porté et continua sur le même ton avec une vigueur éloquente dont on l’eût cru incapable : — Allez maintenant, s’écria-t-il, abandonnez-moi comme un chien. Vous m’avez déjà laissé une fois et vous savez dans quel bourbier vous m’avez retrouvé !… Vous répondrez de ce que le désespoir va me conseiller…— Puis il se mit à peindre son abandon et sa misère avec une verve si enragée, que Véronique et Gérard lui-même se sentirent un moment ébranlés. Peut-être au fond était-il sincère et plus sérieusement épris de sa femme qu’il n’aurait voulu ? Peut-être aussi avait-il peur d’une nouvelle lutte solitaire contre les difficultés de la vie ?… Dans cette nature profondément dissimulée et dépravée, on ne savait jamais où finissait le comédien et où commençait l’homme. Il se faisait son procès à lui-même, s’injuriait et se frappait la poitrine.— Oui, poursuivait-il, je suis un misérable, je le sais, et j’aurais dû crever quand vous m’avez trouvé sur mon grabat ; c’eût été justice… Mais me rejeter aujourd’hui dans la boue après m’en avoir tiré, ce serait de la cruauté, ce serait une infamie !… Vous ne ferez pas cela, Véronique, vous serez clémente !

Et comme elle secouait la tête d’un air désabusé : — Tenez, s’écria-t-il en se jetant à genoux, me croyez-vous maintenant suffisamment humilié. Je vous en supplie, ne me laissez pas seul… La solitude me fait horreur !

— Rester est au-dessus de mes forces, répondit enfin la jeune femme, tout ce que je puis vous promettre, c’est de me retirer dans un couvent dès que je vous aurai quitté.

— Eh ! riposta Bernard en se relevant furieux, que m’importe que vous soyez cloîtrée, si je reste seul ! — Il avait repris son ton hargneux et agressif.— Allons, grommela-t-il, c’est moi qui vous délivrerai de vos serments.— Il se tourna brusquement vers Gérard : — A nous deux maintenant, vociféra-t-il, nous allons nous couper la gorge, monsieur, car l’un de nous est de trop ici, et je vous hais !

— Je vous méprise, répliqua le jeune homme en le regardant droit dans les yeux, mais puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Il fit quelques pas vers le verrier et du geste lui montra la porte. Ils étaient déjà sur le seuil quand Véronique s’élança entre eux.— Arrêtez ! s’écria-t-elle.— Elle repoussa Bernard dans la salle et ajouta d’une voix sourde : — Assez de violence, mon parti est pris… Je resterai.

Puis elle retourna vers Gérard qu’elle entraîna dans la cour.— Vous le voyez, murmura-t-elle, je dois vivre ici jusqu’au bout.

Le jeune homme ne voulait rien entendre.— Non, reprenait-il avec force, laissez-moi vous venger de ce misérable !

— Tout plutôt que cela ! dit rapidement Véronique, vous ne devez pas le tuer et il ne faut pas qu’il vous tue… Songez à votre mère.

Ils demeurèrent un moment silencieux en face l’un de l’autre. Le jour baissait, au delà du mur de la cour le soleil se couchait, rouge, derrière la forêt, et l’on voyait se dessiner en noir sur le ciel les talus de sable du taillis et les arbres de bordure dominant la cour.

— Adieu, reprit-elle, mon souvenir vous suivra, et c’est le meilleur de moi-même.

— Non, il est impossible que vous retourniez dans cet enfer ! protesta Gérard.

— La vie est courte, soupira-t-elle d’un ton résigné, rentrez au Doyenné et dites à votre mère que j’ai fait mon devoir.

On entendait le verrier piétiner et s’impatienter dans la salle.— Est-ce fini ? cria-t-il d’une voix brève.

— Adieu ! murmura encore Véronique, et elle rentra.

Mais elle avait à peine mis le pied sur le seuil que la porte de la cour s’ouvrit et Brunille échevelée, haletante, apparut aux yeux de Gérard.

— Bernard ! Bernard ! s’écriait-elle d’une voix pleine d’épouvante.

Du fond de la salle, le verrier avait reconnu cette voix désespérée ; il poussa un horrible juron, écarta Véronique et fit quelques pas dehors.

— Ah ! reprit Brunille en l’apercevant, Bernard, tu es perdu… Mon père me suit, je lui ai tout dit… Sauve-toi !

Pâle, le verrier regardait d’un air exaspéré Gérard qui était resté dans la cour, et Brunille qui se tordait les mains. Tout à coup celle-ci tourna la tête du côté du talus qui dominait le mur et poussa un grand cri. Au même moment deux coups de fusil partaient de la lisière, Bernard du Tremble pirouetta sur lui-même et alla tomber la face dans les herbes du pavé.

Des bûcherons, attirés par les détonations et par les cris de Brunille, accoururent et aidèrent Gérard à relever le verrier. Le charbonnier n’avait pas manqué son coup ; Bernard avait une balle au cœur et une balle dans la tête, et on ne ramassa qu’un cadavre.


Gérard ramena Véronique à Saint-Gengoult.— Aujourd’hui ils sont mariés et vivent au Doyenné avec madame La Faucherie.

Le Four-aux-Moines est redevenu désert ; je l’ai visité l’an passé, à l’automne, et je n’ai plus trouvé qu’une ruine.

Novembre 1867-Avril 1868.