L’Étui de nacre/Gestas

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L’Étui de nacreCalmann-Lévy (p. 143-157).



GESTAS


À Charles Maurras.


Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.
« Gestas, dans nos anciens mystères, c’est le nom du larron crucifié à la droite de Jésus-Christ. »
(Augustin Thierry, la Rédemption de Larmor.)




On conte qu’il est en ce temps-ci un mauvais garçon nommé Gestas, qui fait les plus douces chansons du monde. Il était écrit sur sa face camuse qu’il serait un pécheur charnel et, vers le soir, les mauvaises joies luisent dans ses yeux verts. Il n’est plus jeune. Les bosses de son crâne ont pris l’éclat du cuivre ; sur sa nuque pendent de longs cheveux verdis. Pourtant il est ingénu et il a gardé la foi naïve de son enfance. Quand il n’est point à l’hôpital, il loge en quelque chambrette d’hôtel entre le Panthéon et le Jardin des Plantes. Là, dans le vieux quartier pauvre, toutes les pierres le connaissent, les ruelles sombres lui sont indulgentes, et l’une de ces ruelles est selon son cœur, car, bordée de mastroquets et de bouges, elle porte, à l’angle d’une maison, une sainte Vierge grillée dans sa niche bleue. Il va le soir de café en café et fait ses stations de bière et d’alcool dans un ordre constant : les grands travaux de la débauche veulent de la méthode et de la régularité. La nuit s’avance quand il a regagné son taudis sans savoir comment, et retrouvé, par un miracle quotidien, le lit de sangles où il tombe tout habillé. Il y dort à poings fermés, du sommeil des vagabonds et des enfants. Mais ce sommeil est court.

Dès que l’aube blanchit la fenêtre et jette entre les rideaux, dans la mansarde, ses flèches lumineuses, Gestas ouvre les yeux, se soulève, se secoue comme le chien sans maître qu’un coup de pied réveille, descend à la hâte la longue spirale de l’escalier et revoit avec délices la rue, la bonne rue si complaisante aux vices des humbles et des pauvres. Ses paupières clignent sous la fine pointe du jour ; ses narines de Silène se gonflent d’air matinal. Robuste et droit, la jambe raidie par son vieux rhumatisme, il va s’appuyant sur ce bâton de cornouiller dont il a usé le fer en vingt années de vagabondage. Car, dans ses aventures nocturnes, il n’a jamais perdu ni sa pipe ni sa canne. Alors, il a l’air très bon et très heureux. Et il l’est en effet. En ce monde, sa plus grande joie, qu’il achète au prix de son sommeil, est d’aller dans les cabarets boire avec les ouvriers le vin blanc du matin. Innocence d’ivrogne : ce vin clair, dans le jour pâle, parmi les blouses blanches des maçons, ce sont là des candeurs qui charment son âme restée naïve dans le vice.

Or, un matin de printemps, ayant de la sorte cheminé de son garni jusqu’au Petit More, Gestas eut la douceur de voir s’ouvrir la porte que surmontait une tête de Sarrasin en fonte peinte et d’aborder le comptoir d’étain dans la compagnie d’amis qu’il ne connaissait pas : toute une escouade d’ouvriers de la Creuse, qui choquaient leurs verres en parlant du pays et faisaient des gabs comme les douze pairs de Charlemagne. Ils buvaient un verre et cassaient une croûte ; quand l’un d’eux avait une bonne idée, il en riait très fort, et, pour la mieux faire entendre aux camarades, leur donnait de grands coups de poing dans le dos. Cependant les vieux levaient lentement le coude en silence. Quand ces hommes s’en furent allés à leur ouvrage, Gestas sortit le dernier du Petit More et gagna le Bon Coing, dont la grille en fers de lance lui était connue. Il y but encore en aimable compagnie et même il offrit un verre à deux gardiens de la paix méfiants et doux. Il visita ensuite un troisième cabaret dont l’antique enseigne de fer forgé représente deux petits hommes portant une énorme grappe de raisin, et là il fut servi par la belle madame Trubert, célèbre dans tout le quartier pour sa sagesse, sa force et sa jovialité. Puis, s’approchant des fortifications, il but encore chez les distillateurs où l’on voit, dans l’ombre, luire les robinets de cuivre des tonneaux et chez les débitants dont les volets verts demeurent clos entre deux caisses de lauriers. Après quoi, il rentra dans les quartiers populeux et se fit servir le vermouth et le marc en divers cafés. Huit heures sonnaient. Il marchait très droit, d’une allure égale, rigide et solennelle ; étonné quand des femmes, courant aux provisions, nu-tête, le chignon tordu sur la nuque, le poussaient avec leurs lourds paniers ou lorsqu’il heurtait, sans la voir, une petite fille serrant dans ses bras un pain énorme. Parfois encore, s’il traversait la chaussée, la voiture du laitier où dansaient en chantant les boîtes de fer-blanc s’arrêtait si près de lui, qu’il sentait sur sa joue le souffle chaud du cheval. Mais, sans hâte, il suivait son chemin, sous les jurons dédaignés du laitier rustique. Certes, sa démarche, assurée sur le bâton de cornouiller, était fière et tranquille. Mais au-dedans le vieil homme chancelait. Il ne lui restait plus rien de l’allégresse matinale. L’alouette qui avait jeté ses trilles joyeux dans son être avec les premières gouttes du vin paillet s’était envolée à tire-d’aile, et maintenant son âme était une rookery brumeuse où les corbeaux croassaient sur les arbres noirs. Il était mortellement triste. Un grand dégoût de lui-même lui soulevait le cœur. La voix de son repentir et de sa honte lui criait : « Cochon ! cochon ! Tu es un cochon ! » Et il admirait cette voix irritée et pure, cette belle voix d’ange qui était en lui mystérieusement et qui répétait : « Cochon ! cochon ! Tu es un cochon ! » Il lui naissait un désir infini d’innocence et de pureté. Il pleurait ; de grosses larmes coulaient sur sa barbe de bouc. Il pleurait sur lui-même. Docile à la parole du maître qui a dit : « Pleurez sur vous et sur vos enfants, filles de Jérusalem, » il versait la rosée amère de ses yeux sur sa chair prostituée aux sept péchés et sur ses rêves obscènes, enfantés par l’ivresse. La foi de son enfance se ranimait en lui, s’épanouissait toute fraîche et toute fleurie. De ses lèvres coulaient des prières naïves. Il disait tout bas : « Mon Dieu, donnez-moi de redevenir semblable au petit enfant que j’étais. » Au moment où il faisait cette simple oraison, il se trouva sous le porche d’une église.

C’était une vieille église, jadis blanche et belle sous sa dentelle de pierre, que le temps et les hommes ont déchirée. Maintenant elle est devenue noire comme la sulamite et sa beauté ne parle plus qu’au cœur des poètes ; c’était une église « pauvrette et ancienne » comme la mère de François Villon qui, peut-être, en son temps, vint s’y agenouiller et vit sur les murailles, aujourd’hui blanchies à la chaux, ce paradis peint dont elle croyait entendre les harpes, et cet enfer où les damnés sont « bouillus », ce qui faisait grand’peur à la bonne créature. Gestas entra dans la maison de Dieu. Il n’y vit personne, pas même un donneur d’eau bénite, pas même une pauvre femme comme la mère de François Villon. Formée en bon ordre dans la nef, l’assemblée des chaises attestait seule la fidélité des paroissiens et semblait continuer la prière en commun.

Dans l’ombre humide et fraîche qui tombait des voûtes, Gestas tourna sur sa droite vers le bas-côté où, près du porche, devant la statue de la Vierge, un if de fer dressait ses dents aiguës, sur lesquelles aucun cierge votif ne brûlait encore. Là, contemplant l’image blanche, bleue et rose, qui souriait au milieu des petits cœurs d’or et d’argent suspendus en offrande, il inclina sa vieille jambe raidie, pleura les larmes de saint Pierre et soupira des paroles très douces qui ne se suivaient pas. « Bonne Vierge, ma mère, Marie, Marie, votre enfant, votre enfant, maman ! » Mais très vite, il se releva, fit quelques pas rapides et s’arrêta devant un confessionnal. De chêne bruni par le temps, huilé comme les poutres des pressoirs, ce confessionnal avait l’air honnête, intime et domestique d’une vieille armoire à linge. Sur les panneaux, des emblèmes religieux, sculptés dans des écussons de coquilles et de rocailles, faisaient songer aux bourgeoises de l’ancien temps qui vinrent incliner là leur bonnet à hautes barbes de dentelle et laver à cette piscine symbolique leur âme ménagère. Où elles avaient mis le genou Gestas mit le genou et, les lèvres contre le treillis de bois, il appela à voix basse : « Mon père, mon père ! » Comme personne ne répondait à son appel, il frappa tout doucement du doigt au guichet.

— Mon père, mon père !

Il s’essuya les yeux pour mieux voir par les trous du grillage, et il crut deviner dans l’ombre le surplis blanc d’un prêtre.

Il répétait :

— Mon père, mon père, écoutez-moi donc ! Il faut que je me confesse, il faut que je lave mon âme ; elle est noire et sale ; elle me dégoûte, j’en ai le cœur soulevé. Vite, mon père, le bain de la pénitence, le bain du pardon, le bain de Jésus. À la pensée de mes immondices, le cœur me monte aux lèvres, et je me sens vomir du dégoût de mes impuretés. Le bain, le bain !

Puis il attendit. Tantôt croyant voir qu’une main lui faisait signe au fond du confessionnal, tantôt ne découvrant plus dans la logette qu’une stalle vide, il attendit longtemps. Il demeurait immobile, cloué par les genoux au degré de bois, le regard attaché sur ce guichet d’où lui devaient venir le pardon, la paix, le rafraîchissement, le salut, l’innocence, la réconciliation avec Dieu et avec lui-même, la joie céleste, le contentement dans l’amour, le souverain bien. Par intervalles, il murmurait des supplications tendres :

— Monsieur le curé, mon père, monsieur le curé ! j’ai soif, donnez-moi à boire, j’ai bien soif ! Mon bon monsieur le curé, donnez-moi de quoi vous avez, de l’eau pure, une robe blanche et des ailes pour ma pauvre âme. Donnez-moi la pénitence et le pardon.

Ne recevant point de réponse, il frappa plus fort à la grille et dit tout haut :

— La confession, s’il vous plaît !

Enfin, il perdit patience, se releva et frappa à grands coups de son bâton de cornouiller les parois du confessionnal en hurlant :

— Oh ! hé ! le curé ! Oh ! hé ! le vicaire !

Et, à mesure qu’il parlait, il frappait plus fort, les coups tombaient furieusement sur le confessionnal d’où s’échappaient des nuées de poussière et qui répondait à ces offenses par le gémissement de ses vieux ais vermoulus.

Le suisse qui balayait la sacristie accourut au bruit, les manches retroussées. Quand il vit l’homme au bâton, il s’arrêta un moment, puis s’avança vers lui avec la lenteur prudente des serviteurs blanchis dans les devoirs de la plus humble police. Parvenu à portée de voix, il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux me confesser.

— On ne se confesse pas à cette heure-ci.

— Je veux me confesser.

— Allez-vous-en.

— Je veux voir le curé.

— Pour quoi faire ?

— Pour me confesser.

— Le curé n’est pas visible.

— Le premier vicaire, alors.

— Il n’est pas visible non plus. Allez-vous-en.

— Le second vicaire, le troisième vicaire, le quatrième vicaire, le dernier vicaire.

— Allez-vous-en !

— Ah çà ! est-ce qu’on va me laisser mourir sans confession ? C’est pire qu’en 93, alors ! Un tout petit vicaire. Qu’est-ce que ça vous fait que je me confesse à un tout petit vicaire pas plus haut que le bras ? Dites à un prêtre qu’il vienne m’entendre en confession. Je lui promets de lui confier des péchés plus rares, plus extraordinaires et plus intéressants, bien sûr, que tous ceux que peuvent lui défiler ses péronnelles de pénitentes. Vous pouvez l’avertir qu’on le demande pour une belle confession.

— Allez-vous-en !

— Mais tu n’entends donc pas, vieux Barrabas ? je te dis que je veux me réconcilier avec le bon Dieu, sacré nom de Dieu !

Bien qu’il n’eût pas la stature majestueuse d’un suisse de paroisse riche, ce porte-hallebarde était robuste. Il vous prit notre Gestas par les épaules et vous le jeta dehors.

Gestas, dans la rue, n’avait qu’une idée en tête, qui était de rentrer dans l’église par une porte latérale afin de surprendre, s’il était possible, le suisse sur ses derrières et de mettre la main sur un petit vicaire qui consentît à l’entendre en confession.

Malheureusement pour le succès de ce dessein, l’église était entourée de vieilles maisons et Gestas se perdit sans espoir de retour dans un dédale inextricable de rues, de ruelles, d’impasses et de venelles.

Il s’y trouvait un marchand de vin où le pauvre pénitent pensa se consoler dans l’absinthe. Il y parvint. Mais il lui poussa bientôt un nouveau repentir. Et c’est ce qui assure ses amis dans l’espérance qu’il sera sauvé. Il a la foi, la foi simple, forte et naïve. Ce sont les œuvres plutôt qui lui manqueraient. Pourtant il ne faut pas désespérer de lui, puisque lui-même il ne désespère jamais.

Sans entrer dans les difficultés considérables de la prédestination ni considérer à ce sujet les opinions de saint Augustin, de Gotesiale, des Albigeois, des wiclefistes, des hussites, de Luther, de Calvin, de Jansénius et du grand Arnaud, on estime que Gestas est prédestiné à la béatitude éternelle.

Gestas, dixt li Signor, entrez en paradis.