Grammaire des arts du dessin/XI archi

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Librairie Renouard (p. 105-126).


XI

EN DEHORS DES CONDITIONS GÉNÉRALES DU BEAU, QUI SONT INVIOLABLES, L’ARCHITECTURE VARIE ET DOIT VARIER SUIVANT LE CLIMAT, LES MATÉRIAUX ET LA CONFIGURATION DU SOL.

Il faut en convenir, l’archilecture est le moins indépendant de tous les arts, parce qu’elle se rapporte toujours à un but qui la gêne, la contraint et la domine. « Ce rapport à une fin, dit M. Chaignet (Principes de la Science du beau), suffit pour détruire l’indépendance de l’architecte : il n’est plus maître de lui-même ; il dépend de la fin qu’on lui impose et de toutes les conditions qui en découlent ; il les subit fatalement, car on ne bâtit pas pour bâtir. Religieuse, militaire, domestique, l’architecture a nécessairement un but : le château, le temple, le palais, le tombeau, l’aqueduc ; les membres mêmes de l’édifice, la fenêtre, la porte, même la porte Triomphale, rien de tout cela n’existe par soi, ne s’explique par soi-même ; tous les esprits y cherchent ou nu but on un sens symbolique… Ce rapport à une fin est le vice incurable de l’architecture. »

Hegel, au contraire, a distingué deux architectures : l’une indépendante, celle qui est un symbole, c’est-à-dire qui exprime une pensée générale et vague et qui est libre de toute destination positive, comme par exemple un obélisque ; l’autre dépendante, celle qui est soumise à l’utilité pratique, comme par exemple la maison. Mais la dépendance de l’architecte ne cesse, on le voit, que dans des œuvres d’une simplicité rudimentaire, où la beauté ne peut trouver place, car le beau est inséparable de l’harmonie, qui est elle-même inséparable de la variété. Un obélisque, une pyramide, peuvent être sublimes ; ils ne sauraient être beaux. Il est donc vrai de dire que le beau de l’architecture n’est pas indépendant et absolu ; il est relatif et subordonné à une fin : c’est là sans doute le vice de ce grand art ; mais ce vice n’est pas incurable.

L’homme est libre, avons-nous dit, en vertu du principe même qui lui fait comprendre la nécessité. L’architecte peut donc reconquérir en quelque sorte sa liberté, s’il transforme une nécessité physique en une nécessité morale, c’est-à-dire s’il accomplit comme une œuvre de choix volontaire ce qui lui est imposé par la nature des choses. Le sage fait de la nécessité une vertu : l’architecte en fait une beauté.

Il est même à remarquer, en faveur de l’architecture, que ses œuvres sont de pures créations de l’esprit. Si, d’une part, elle est forcée d’obéir aux lois de la matière et aux rigueurs de la science, de l’autre, elle n’est point assujettie, comme la peinture et la statuaire, à l’imitation précise d’un modèle fourni par la nature. Au lieu d’avoir à imiter les ouvrages de Dieu, elle n’imite que ses pensées. Tout ce qu’elle touche, elle le façonne à son gré. Au moyen de matières inertes, pesantes, souvent grossières, elle exprime l’invisible, l’impondérable, l’idéal. Par là elle retrouve magnifiquement son indépendance et sa grandeur.

Nous avons déjà montré comment les idées et la religion des différents peuples modifient les grands aspects de leurs monuments : nous devons considérer maintenant les variétés qu’engendrent dans l’architecture le climat, les matériaux et la configuration du sol.

Le climat. Transportons-nous au commencement de la civilisation, dans les pays qui furent le berceau de l’humanité et d’où nous vient la lumière. Les montagnes de ces contrées sont hautes et froides, mais les plaines sont brûlantes. Pour trouver un abri contre les ardeurs du soleil, les habitants se creusent dans le roc des demeures inébranlables, à l’instar des excavations naturelles ; ils cherchent un refuge pour les vivants, un asile pour les morts ; ils y fouillent le temple de la divinité obscure dont ils ont une idée vague, et qui semble résider pour eux dans les entrailles de la terre. Cependant le sol est fertile et la population augmente. Les excavations ne lui suffisant plus, elle s’avance dans la plaine, et la voilà forcée d’élever sa construction ai lieu de l’ensevelir. Alors les matériaux extraits du rocher lui servent à intercepter les rayons du soleil par des murailles impénétrables. Puis, ces matériaux, qui s’étaient entassés naturellement en pyramides à l’entrée des cavernes, ils en imitent la disposition en bâtissant des pagodes qui diminuent de largeur à mesure qu’elles s’élèvent, et qui rappellent ainsi par leur forme et leurs étages superposés les premiers résultats d’une excavation… L’influence du climat est ici évidente, et les débuts de l’architecture indienne décideront, pour l’avenir, de sa physionomie. Les Indiens se plairont à changer d’immenses rochers eu vastes temples à ciel ouvert ; à façonner en pleine masse des chapelles, des galeries, des obélisques ; à tailler dans une montagne un éléphant colossal ; ils bâtiront de cette manière avec une patience inouïe des monuments d’une seule pierre, comme on en voit un exemple dans la prodigieuse architecture de Kaïlaça, où l’homme n’a eu que des vides à pratiquer dans le roc, tous les pleins étant faits par la nature.

« Sur le plateau élevé de l’Asie centrale, dit Thomas Hope (Hlstoire de l’Architecture), le Tartare n’a d’autre richesse que ses troupeaux ; dès qu’un pâturage est épuisé, il doit transporter dans un autre sa famille et son bétail ; il aura donc une habitation qui puisse le suivre partout, aussi légère, aussi facile à déplacer que l’exige sa vie errante, et qui s’accorde avec ses besoins et ses ressources ; aussi la construit-il avec les peaux des bêtes dont la chair le nourrit. En route, il déploie ces peaux pour en couvrir le chariot qui transporte sa famille ; veut-il s’arrêter un instant, il les étend sur des pieux, les attache avec des épingles de bois et ne s’occupe jamais d’affermir dans le sol les fondements de cette construction temporaire. »

Eh bien ! de ces premières habitudes, si bien observées, d’un peuple pasteur, sortira toute l’architecture chinoise. Lorsque les Tartares descendirent dans les plaines fécondes de la Chine et y fixèrent leur demeure, ils conservèrent dans leurs constructions les formes de la tente, sans doute parce que ces formes consacraient le souvenir de leurs campements primitifs, et devaient rappeler constamment à leurs neveux l’ancienne liberté d’une vie errante et la poésie des ancêtres. En effet, comme le remarque de Pauw, il est impossible de ne pas reconnaître la contrefaçon d’une lente dans l’architecture des Chinois, « qui ont été, comme tous les Tartares, des nomades, c’est-à-dire qu’ils ont campé avec leurs troupeaux avant que d’avoir des villes. Et c’est là sans doute l’origine de ces singulières constructions qui restent sur pied lors même qu’on eu renverse les murailles, parce que ces murailles enveloppent seulement


rapport de l’architecture à la face à humaine.


seulement la charpente sans porter le toit, comme si l’on avait d’abord commencé par l’aire autour des tentes une enceinte de maçonnerie pour renfermer le bétail, et tel a dû être en réalité le premier pas de la vie pastorale et ambulante vers la vie sédentaire. »

La tente est donc le type de l’architecture chinoise. La maison, le palais, les tours, les pagodes, tout a l’apparence d’un pavillon porté sur des pieux. Le toit aux pointes recourbées en l’air figure une peau qui serait étendue sur des cordes et accrochée aux extrémités du pieu. La tente du pasteur semble avoir pris racine dans un pays agricole, et s’être immobilisée en se transformant en bois de fer, en brique, en faïence, en porcelaine. Mais d’autres causes sont venues se joindre peut-être à cette réminiscence obstinée des origines, et concourir à déterminer un seul et même caractère dans l’architecture de la Chine. Une de ces causes n’est-elle pas la conformation physique de la face humaine dans la race chinoise, chez laquelle l’obliquité des organes doubles est si sensible et présente une si frappante analogie avec la physionomie riante de leurs constructions, aussi bien qu’avec leurs coiffures et leurs chaussures, suivant la curieuse observation faite par Humbert de Superville, dans les Signes inconditionnels de l’art ?

En ce qui touche les matériaux employés par les Chinois, nul doute que ces matériaux n’aient influé sur l’aspect de légèreté et de gaieté qui distingue leurs édifices. Bâties généralement en bois et en bambous, les constructions publiques ou privées de la Chine ne peuvent se conserver qu’à la condition d’être peintes : sous les mille couleurs dont elles sont diaprées, sous le vernis qui les fait reluire, elles ressemblent à de jolis meubles de grande dimension, percés à jour, ou plutôt à des cages dont les barreaux seraient les colonnes et les solives de la charpente. Quant à leurs tours de porcelaine, elles ont, quoique plus solides qu’on ne penserait, un caractère évident de fragilité, de sorte qu’on les prendrait pour d’immenses jouets d’enfants. L’architecture même de ce pays étrange semble sourire comme la figure de ses habitants ; au lieu d’offrir l’apparence de la solidité, elle n’en offre que l’ironie.

Comme l’architecture de l’Inde, celle de l’Égypte a eu pour point de départ, selon toute apparence, l’excavation dans le roc. Là aussi, l’amoncellement extérieur des matériaux a pu conduire à l’idée de la pyramide, et cette forme, qui est par excellence la forme de la solidité, convenait d’autant mieux au génie particulier des Égyptiens qu’ils bâtissaient toujours avec la croyance à l’immortalité et dans l’espoir d’assurer à leurs constructions leur durée éternelle. Mais, à part ces monuments qui furent des tombeaux sans doute, et dont la signification était symbolique, comme celle des obélisques, tous les édifices de l’Égypte sont terminés en terrasses, et de grandes lignes horizontales y accusent le développement de la dimension en largeur. Cette disposition est expliquée par la nature d’un climat sous lequel la pluie est presque inconnue. D’autre part, une architecture aussi massive, aussi colossale, n’était possible que dans un pays où abondent les montagnes de calcaire, les roches de grès et de granit. Voilà donc une grande variété d’aspect qui déjà résulte de la température et qui tient à la qualité des matériaux disponibles. Cependant les idées, la religion, la physionomie morale des Égyptiens, durent subir à leur tour l’influence du caractère physique de l’Égypte. Ce ciel d’un azur invariable, ce Nil imposant et monotone dont les inondations mêmes étaient régulières et prévues, l’inaltérable sérénité de l’air, un éternel soleil, un paysage toujours accablé de lumière et le voisinage d’un désert sans fin, tout cela devait à la longue faire un peuple calme, grave et résigné, qui aurait un art monotone comme sa patrie, qui élèverait patiemment des colosses, et qui pourrait manifester dans son architecture l’inébranlable solidité de l’assiette horizontale.

C’est surtout, il est vrai, dans la couverture des édifices que l’influence du climat se fait sentir ; mais cette partie est très importante pour l’art, puisqu’elle se détache sur le ciel et frappe les regards du plus loin qu’ils peuvent apercevoir le monument. Dans l’Afrique septentrionale, depuis l’Égypte jusqu’au Maroc, en Orient et dans le midi de l’Italie, les édifices sont surmontés de plates-formes, et le caractère de l’architecture en est profondément modifié, car la ligne horizontale qui les termine exprime, encore une fois, le calme, la paix, le repos, parce qu’elle annonce la pureté du ciel et rappelle la tranquillité de la mer.

De tout temps il en fut de même dans ces contrées, ainsi qu’en témoignent la Bible et les écrivains antiques. « Quand tu bâtiras une maison neuve, dit le Deutéronome, tu feras des défenses autour de ton toit, afin que tu ne rendes pas ta maison coupable de sang si quelqu’un tombait de là. » On peut ajouter à cette preuve le passage de l’Odyssée où Homère raconte la mort d’Elpenor, un des compagnons d’Ulysse. Étant allé dormir sur la terrasse du palais de Circé, Elpenor oublia en se réveillant que la terrasse n’avait point de parapet, et s’étant dirigé, à moitié endormi encore, du côté opposé à l’escalier, il se précipita sur le pavé et se tua.

En Grèce, la température ne permet plus les terrasses : elle exige un comble. Aussi, malgré la provenance égyptienne de leurs arts plastiques, les Grecs durent ajouter à leurs temples et à leurs demeures une couverture




dont la pente fit écouler l’eau de pluie. Toutefois cette couverture à deux rampants qui terminait l’édifice par une forme pyramidale n’avait encore rien d’aigu ; elle dessinait un angle très ouvert et formait à l’archifecture un couronnement adouci et gracieux. Mais à mesure que l’art de bâtir s’étendait vers le nord, la toiture dut affecter une inclinaison plus rapide. Il est en effet reconnu que si la pluie est moins fréquente dans les pays chauds, elle y est aussi plus serrée et plus violente. Il faut alors moins de pente à l’écoulement des eaux, parce que leur abondance même les entraîne, et que la chaleur du climat sèche le comble presque aussitôt que la pluie a cessé. Dans les pays tempérés, au contraire, où il pleut plus souvent et moins fort, les toitures sèchent plus lentement : il y faut une pente plus raide. Enfin cette pente doit se prononcer encore davantage dans les pays froids, où la pluie et la neige détruiraient les combles en y séjournant… Et maintenant, quelle diversité d’aspect entre les bâtiments à plates-formes et nos édifices au faîte plus ou moins aigu ! Les uns reposent, les autres s’élancent : de là des expressions toutes différentes ; de là des idées de calme ou de mouvement, de sérénité ou d’inquiétude, d’aspiration hardie ou de paix.

Les matériaux. Les matériaux que l’architecture met en œuvre sont de deux espèces, naturels et artificiels.

Les matériaux naturels, ceux dont les molécules ont une cohésion formée par la nature, sont la pierre, le bois, le fer, le plomb, le zinc, l’ardoise. Sous le nom générique de pierre, qui indique une matière commune, on comprend des substances précieuses, telles que les granités, les porphyres, les basaltes et les innombrables variétés de marbre. Le marbre, en effet, n’est qu’une pierre calcaire, mais d’un grain assez fin et assez compacte pour recevoir le poli, comme l’exprime l’étymologie grecque du mot, qui est μαρμαίρειν, reluire.

Les matériaux artificiels sont la brique, le béton, le pisé, le bitume, la faïence, la porcelaine. Ils sont ou homogènes, c’est-à-dire formés d’une matière unique, ou hétérogènes, c’est-à-dire composés de substances diverses, mais associées et rendues cohérentes par le génie de l’homme. Pour combiner des éléments naturels et en créer des matériaux factices, l’architecte a employé l’action de l’air, de l’eau et du feu, et dans sa collaboration avec la nature, chose admirable, ce sont trois agents destructeurs qui lui ont servi à fabriquer des éléments de construction.

En faisant sécher à l’air libre des carreaux d’argile, il s’est procuré des briques crues, comme celles que les voyageurs Rich et Ker Porter ont trouvées par monceaux dans les ruines de Babylone, et des adobes, qui sont des matériaux du même genre au Mexique et au Pérou. Le procédé de dessiccation à l’air lui a permis également d’élever ces murs de terre battue, encaissés et moulés entre deux planches, que l’on nomme aujourd’hui pisé, et qui excitèrent, il y a deux mille ans, l’admiration des Romains : « Mais quoi ! dit Pline le Naturaliste, ne voit-on pas en Afrique et en Espagne des murailles de terre appelées murailles de forme (parietes formaccos), parce qu’on les jette en moule plutôt qu’on ne les construit, et ces murailles ne durent-elles pas des siècles, en résistant aux pluies, aux vents et au feu, plus fermes que des murs de moellons ? L’Espagne voit encore aujourd’hui avec étonnement les guérites et les tours de terre qu’Annibal fit construire sur le sommet des montagnes. »

En mêlant, en noyant dans un mortier de chaux et de sable de menus éclats de pierre et des cailloux qui ne dépassent pas en volume la grosseur d’un œuf, l’industrie humaine se crée de très grandes pierres artificielles qui durcissent à l’air et encore mieux au fond de l’eau : elle forme ainsi des blocs énormes, pouvant cuber jusqu’à cinquante mètres, car il en est entré de cette grandeur dans la construction du môle d’Alger. Ces matériaux, appelés bétons, permettent à l’ingénieur de rivaliser avec la nature, et d’employer à la surface du sol des monolithes plus effrayants que ceux de l’Égypte. Nous avons vu naguère à Paris le pont de l’Archevêché reconstruit en béton, c’est-à-dire coulé d’un seul jet, moulé en un seul bloc, sur lequel on a simulé des pierres de tailles sans doute pour satisfaire les regards et les rassurer[1].

Par l’action du feu, l’homme transforme l’argile, et produit à l’usage de l’architecture des tuiles et des briques cuites, après leur avoir imprimé la forme qu’il juge la plus convenable à ses desseins. En faisant liquéfier par la chaleur un mélange d’asphalte et de sable qui durcit au contact de l’air et de la lumière, il compose un bitume propre au pavement ou à la couverture des édifices et des terrasses, et qui a été connu en Orient de toute antiquité. C’est aussi en traitant par le feu la terre et les matières vitrifiables, qu’il fabrique au profit de l’architecte des briques et des tuiles vernissées ou émaillées, des carreaux de faïence, et ces belles dalles de porcelaine dont les Chinois ont construit ou du moins revêtu leurs tours.

Il est enfin un autre genre de matériaux qui fut souvent mis en œuvre par les Romains : ce sont les ciments. Non content de s’en servir pour liaisonner les pierres et les briques de leurs édifices, les Romains ont fait du ciment un élément de construction. Ils l’ont combiné parfois avec la brique en quantités égales, ainsi que nous le voyons à Paris dans les restes imposants des Thermes de Julien. Les couches de ciment alternant avec les briques dans la même mesure d’épaisseur, la liaison devient à son tour un principe de résistance, de sorte que, par la force de cette cohésion décuplée, le monument finit par être d’une seule pierre.

Il est presque inutile de dire que la variété des matériaux naturels ou artificiels dont l’architecture dispose influe sur la variété d’aspect qu’offrent les monuments chez les divers peuples. Pour nous qui étudions ici l’architecture, non comme une science, mais comme un art, c’est-à-dire dans les sentiments qu’elle fait naître et dans le beau qu’elle exprime, nous n’avons guère à nous occuper que du côté apparent des matériaux. C’est pourquoi le plâtre, le mortier, le ciment, ne sont point de notre ressort, si ce n’est dans les parties extérieures de leur emploi. Il en est de même des pierres et des briques. Nous avons à les considérer par cette surface visible qu’on appelle le parement, et non par cette surface, toujours cachée aux regards, qu’on appelle le lit.

Les pierres se forment dans la carrière par couches, et l’expérience a démontré qu’elles ont plus de consistance dans cette situation naturelle que dans toute autre. On peut se représenter la pierre comme un livre, qui, posé à plat, supporterait de grands fardeaux, tandis que, posé sur la tranche, il céderait au moindre poids qui en écarterait les feuillets. Employer une pierre en délit, c’est la placer dans un autre sens que celui qu’elle avait dans sa formation ; en d’autres termes, c’est faire un parement de ce qui doit être un lit. Les colonnes de la façade de Versailles, du côté des jardins, et celles de la cour du Louvre présentent cette anomalie. Il est vrai que ces colonnes ne portent rien et sont appliquées à l’édifice comme une pure décoration ; mais cela même — nous le verrons plus tard — est une première faute qui ne saurait justifier la seconde. Cette faute, elle a été commise plus d’une fois dans nos constructions du moyen âge ; mais du moins elle avait alors pour excuse la nécessité. « Ne pouvant, dit M. Viollet-le-Duc, ni transporter ni surtout élever à une certaine hauteur des blocs de pierre d’un fort volume, les constructeurs romans se contentèrent de l’apparence ; ils dressèrent des parements formés de placages de pierres posées en délit le plus souvent et d’une faible épaisseur. » Ainsi, en puisant dans les entrailles de la terre les matériaux dont il se servira, l’architecte y trouve le principe de leur création et le secret de leur solidité. Il n’a donc plus qu’à suivre dans son ouvrage les lois que la nature a observées dans le sien, lorsqu’elle a formé lentement et par couches successives des concrétions qui ont pris, en naissant au sein des carrières, une assiette inébranlable.

Dans tous les monuments de l’architecture, avons-nous dit, la solidité doit être apparente autant que réelle, et faire ainsi partie de la beauté. Il ne suffit pas à l’architecte de persuader l’esprit, il lui faut convaincre les yeux. Mais il y a deux genres de solidité, la pesanteur et la cohésion. La solidité par la pesanteur s’appelle stabilité. Quand les matériaux sont énormes, ils sont stables dans leur poids, mole suâ ; il est alors inutile de les cimenter. Lorsqu’ils ont construit ces murs cyclopéens qui sont une superposition de rochers, les Pélasges n’ont usé d’aucun ciment. Telle pierre qui cube vingt-quatre mètres et qui pèse dix milliers peut être considérée à elle seule comme une masse de maçonnerie adhérente au sol avec une force égale à son poids… Cependant la construction cyclopéenne cesserait elle-même d’être solide si elle s élevait outre mesure, à moins d’avoir l’épaisseur d’une montagne. Il finit donc, pour le mur qui doit se développer considérablement en élévation, réunir les deux genres de solidité, cohésion et pesanteur. C’est ici que les différents peuples, tout en accusant la diversité de leur génie par le côté extérieur de leur architecture, ont dû obéir, dans le fait de construire, à certaines règles communes et à peu près invariables.

Il est de principe général que tous les joints d’un mur doivent être verticaux et tous les lits horizontaux, et que les joints d’une assise ne doivent jamais rencontrer les joints de l’assise inférieure ou supérieure.


opus isodomum


mais doivent correspondre, s’il se peut, au point-milieu de la pierre qui est immédiatement au-dessus ou au-dessous. En disposant ainsi les pierres, l’architecte assure et rend évidente la solidité de sa construction, car si deux pierres viennent à se disjoindre dans une assise, cette disjonction ne peut se prolonger dans l’assise inférieure. Lorsque toutes les assises sont de hauteur égale et que toutes les pierres ont les mêmes dimensions, on en forme cet appareil simple et parfait qui se remarque dans la plupart des constructions antiques de la Grèce, notamment au temple d’Erechthée, au temple de la Victoire Aptère, au Parthénon ; c’est celui que Vitruve a nommé opus isodomum (du grec ίσόδομον) ; les pierres y sont reliées ordinairement par des crampons de bois ou de bronze. Mais, avec des pierres de même forme et de dimensions égales, on peut dresser un autre appareil. Si, par exemple, la longueur de chaque pierre est double ou triple de sa largeur, on les présente alternativement par leur face longue et par leur face étroite. Les premières, celles qui offrent à l’extérieur leur surface longue, sont les carreaux ; les secondes, celles dont la longueur est engagée dans la muraille, sont les boutisses ; mais si la boutisse fait parement sur les deux faces du mur, elle prend le nom de parpaing. Dans le cas présent, il faut deux ou trois carreaux pour égaler l’épaisseur du mur, tandis qu’un seul parpaing mesure cette épaisseur. Quelquefois toute une assise est composée de pierres vues en longueur, tandis que l’assise qui précède et celle qui suit offrent un rang de pierres


carreaux et parpaings.


vues par le petit côté. Les Athéniens ont appareillé de cette manière le mur de la terrasse sur laquelle est bâti le temple de la Victoire Aptère. Lorsque les carrières fournissent des bancs de hauteurs inégales, on construit le mur avec des assises alternativement hautes et basses. Cet appareil constitue l’opus pseudisodomum (en grec ψευὁισόὁομον) ; pour qu’il produise un bon effet, il convient que la hauteur de la petite assise n’ait que les deux tiers de la hauteur de la grande, et que les pierres de l’une et l’autre assise aient en longueur deux l’ois leur hauteur. Taillés à angles aigus et ajustés avec la dernière précision comme les granités égyptiens, les beaux marbres grecs forment des murs unis dont


opus pseudisodomum.


la symétrie constante ou alternée produit un effet de calme et de silence, quelquefois solennel. Sur le fond tranquille de ces murailles se détacheront le plus souvent des colonnes où l’on a creusé des cannelures aux vives arêtes, et les saillies délicates de l’ornementation, et les jeux variés de la lumière et de l’ombre. Il faut n’avoir jamais vu les temples de l’Attique ou ceux de la Grande-Grèce pour ne pas comprendre l’expression imposante de l’isodomum, et l’idée qui s’y attache infailliblement, celle d’un obstacle inattaquable.


emplecton.

Quand les murs devaient être d’une grande épaisseur, les anciens se contentaient d’en tailler régulièrement les deux faces, et ils remplissaient l’espace intérieur, resté vide entre les deux, avec une maçonnerie de blocage, ce qui veut dire qu’ils y versaient pêle-mêle des blocs de menues pierres dans un bain de mortier ; ainsi du moins en usaient les Romains, selon le témoignage de Vitruve. Le mur se composait alors de trois croûtes (crustæ), savoir : les deux parements et le remplissage. Mais les Grecs opéraient avec plus de soin : au lieu de ne remplir le vide qu’après coup, dit l’auteur romain, ils bâtissaient au fur et à mesure la maçonnerie intérieure et ils entretenaient constamment le niveau entre le milieu et les assises. C’est le système qu’ils appelaient emplecton (έμπλεχτόν).

Veut-on saisir le pourquoi de ces combinaisons mixtes et analyser le sentiment qu’elles expriment ? Il suffit de se rappeler l’impression de singulière mélancolie que chacun de nous a éprouvée dans les champs lorsqu’il y a rencontré un vieux mur de parc, un de ces murs sans assises visibles, sans forme et sans fin, qui penchent, qui bombent, qui végètent, et où l’œil ne peut saisir aucun rudiment de construction. C’est à peine si l’on soupçonnerait la main de l’homme dans ces murailles que l’art n’a point définies et qui ne sont pas plus de l’architecture qu’un pan d’étoffe n’est un babil ; mais si l’on aperçoit au prochain détour un jambage de porte, un linteau ferme ou une arcade, ou bien les pierres de taille qui encadrent un saut-de-loup, on est averti aussitôt que le mur informe se rattachait à des matériaux plus résistants, dans lesquels on retrouve l’horizontale et la verticale, l’assiette et l’élévation.

Les Romains ont mis en pratique deux autres genres de maçonnerie qui modifient sensiblement l’aspect de la construction : ce sont le reliculatum et l’incertum.

L’ouvrage nommé par Vitruve reticutalum est formé de petites pierres qui présentent toutes une face carrée et que l’on pose sur un angle au lieu de les poser sur leur lit, de manière que les joints forment des diagonales croisées, ce qui donne au mur l’apparence d’un réseau, d’où lui


opus reticulatum


est venu son nom de réticulaire ou de maçonnerie maillée. Cet appareil peut avoir sans doute quelque chose d’agréable aux yeux quand il s’agit de petits matériaux ; dans le cas contraire, il serait monstrueux et peu solide. Il est en effet sensible au regard que si les pierres étaient grandes, elles agiraient ici comme coins et tendraient cà disjoindre le mur ; petites, elles sont noyées dans la liaison et font masse avec le mortier. Cependant le constructeur romain, pour maintenir son appareil réticulaire, le coupe de distance en distance par des assises horizontales de briques ou de pierres plates, et il dresse aux angles saillants des montants latéraux ; de façon que, tout en assurant la solidité, il encadre le réseau dans la maçonnerie ordinaire, comme on ferait d’un panneau de stuc qui doit varier le spectacle du mur.

L’ouvrage dit incertum consiste à employer des pierres telles qu’on les


opus incertum.


trouve, avec leurs contours irréguliers, et à les disposer sans ordre, selon qu’elles s’assemblent le mieux. Ce genre de maçonnerie rappelle en petit les constructions cyclopéennes du second âge, celles où les Pélasges assemblèrent des pierres colossales à prismes irréguliers, et les ajustèrent, sans le secours du ciment, avec une certaine précision. Ce système, que le classique Rondelet (Art de bâtir) nomme l’appareil polygonal, fut imité par les Grecs, même après les temps héroïques. Mais dans l’opus incertum de Vitruve, renouvelé de nos jours, avec une beauté sinistre, à la prison de Mazas, les pierres ne sont pas jointes à sec, comme celles des Pélasges, qui, mesurant parfois jusqu’à cinq ou six mètres de longueur sur deux de hauteur, se soutiennent par leur coupe et par l’énormité


appareil polygonal.


de leur poids. Le ciment joue ici, au contraire, un rôle très important, et on lui donne une saillie visible, non seulement afin d’accuser avec énergie la maille inégale et sauvage qui enchaîne toutes les pierres, mais encore afin que le temps et l’air aient quelque chose à ronger avant d’atteindre au ras du mur.

C’est aussi pour donner satisfaction au regard que l’architecte, quand il a bâti en moellons ou en briques, met en évidence des chaînes de pierres, c’est-à-dire des piles formées d’assises en pierres de taille, qui renforcent la maçonnerie par des points d’appui plus résistants. Ces pierres de taille sont alternativement présentées par leur face étroite (en bon tisses) et par leur face longue (en carreaux). Leur liaison avec la muraille qu’elles soutiennent est rendue sensible par les pierres longues qui s’y engagent, et dont la partie excédente se nomme harpe. La chaîne est dite simple quand elle fait harpe d’un seul côté ; double, quand elle a deux harpes. La plus petite distance qu’on doive mettre entre les chaînes est égale à la hauteur du mur ; la plus grande ne doit pas dépasser le triple de cette hauteur. Il est si vrai que la solidité touche à la beauté, que souvent l’architecte, là même où il n’élève pas de chaînes, prend


chaînes de pierres.


la peine d’en figurer, bien que ce soit généralement une faute, en architecture, de fausser les apparences. Lorsqu’on bâtit des chaînes ou qu’on les figure aux angles de l’édifice, on a soin de montrer les pierres longues d’un côté, courtes de l’autre, les courtes devant avoir une largeur égale à l’épaisseur du mur, dont elles représentent l’extrémité.

Par ce besoin de manifester aux yeux les matériaux de son art et le système de sa construction, l’architecte a été conduit à marquer fortement, dans certains cas, toutes les lignes de son appareil. Il en indique alors les lits et les joints, ou les lits seulement, par des rainures qu’on appelle refends. Les Grecs ont usé rarement de ce moyen. Toutefois on le trouve employé à Athènes, dans le piédestal du petit monument choragique de Lysicrate (vulgairement et improprement appelé Lanterne de Démosthène), et cela sans doute parce que le piédestal était en pierre et le monument en marbre pentélique. La rudesse de la base, ainsi accusée, faisait mieux ressortir l’exquise délicatesse d’un monument qui était travaillé, ciselé et fini comme un ivoire.

Les Athéniens avaient un goût trop pur, un sentiment trop élevé du beau pour donner de l’importance à chacune des pierres dont se compose un édifice, et pour faire ainsi valoir les détails aux dépens de l’ensemble. Moins artistes, les Romains enchérirent sur l’idée de leurs maîtres. Ils imaginèrent de creuser plus profondément les rainures ; ils affectèrent de mettre en saillie tous les parements et ils en tirent des bossages. Ce qui n’était chez les Grecs qu’un aven des matériaux, en fut chez les Romains une ostentation. Il faut reconnaître cependant que les architectes romains firent un emploi intelligent du bossage, et qu’ils l’appliquèrent très habilement à des édifices populaires dont le caractère veut être mâle et fort, tels que l’amphithéâtre de Vérone, ou à des ouvrages de défense et d’utilité publiques, qui doivent accuser l’énergie de leur résistance, tels que portes de villes, aqueducs, murailles de soutènement. Quelquefois ils employèrent le bossage seulement pour mettre en vue les beaux marbres qu’ils possédaient en abondance et que la conquête leur avait procurés ; mais ils comprirent toujours que les refends et les bossages sont destinés à montrer l’ossature du monument, et qu’ils doivent être, non pas un mensonge de pierre, mais une image frappante des vérités de la construction. À Rome, dans le mur circulaire du temple de Vesta, dont les assises de marbre sont d’inégale hauteur (en pseudisodomum), le bossage indique franchement les parties du mur qui sont simplement revêtues d’une dalle de marbre, et qui sont reliées par une assise dont les marbres occupent toute l’épaisseur du mur et font parpaing. On devine que les assises basses ont en profondeur ce qui leur manque en hauteur, et l’inégalité des assises, que d’autres auraient cru devoir dissimuler, est ici clairement manifestée au regard, et se change en un motif de décoration qui rompt l’uniformité de la muraille.


murs en bossages.

(Temple de Vesta.)

Les Romains allèrent encore plus loin : ils prirent ou ils feignirent de prendre au sérieux les surfaces, restées brutes, des monuments inachevés qui n’ont pas reçu le dernier poli, et ils transformèrent en ornement ce qui était le pur effet d’un manque de temps ou une imperfection due à la négligence. On en cite un exemple célèbre : le palais que Dioclétien fit bâtir à Spalatro, en Dalmatie. Cet empereur avait envoyé des émissaires dans les carrières de Paros, avec l’ordre d’emporter tout ce qu’ils trouveraient de marbres demeurés sans emploi. Les ouvriers en rapportèrent quelques morceaux déjà travaillés avec soin par d’anciens artistes grecs, mais aussi beaucoup de chapiteaux dégrossis, des tambours de colonnes ébauchés, des poutres de marbre imparfaitement équarries, et tous ces éléments furent mis en œuvre par l’architecte, dans le palais de Spalatro, tels que le hasard les avait procurés.

Ces sortes de méprises, volontaires ou non, étaient devenues en Italie, au xve siècle, tout un système d’architecture qui finit par avoir ses variantes prévues et ses règles, et qui distingua le style des Florentins, souvent imité, depuis la Renaissance. Tantôt ils rabattaient les angles du bossage et les taillaient en biseau, tantôt ils lui prêtaient la forme d’une table, tantôt ils arrondissaient les arêtes saillantes ou donnaient à l’ensemble même du bossage une forme cylindrique. Les uns laissaient le parement de la pierre à l’état de rude ébauche ; les autres, au contraire, le façonnaient en pointe de diamant. Ceux-ci piquaient des trous dans



le bossage ; ceux-là le représentaient vermiculé c’est-à-dire qu’ils y creusaient des sillons sinueux, pour simuler, non pas une matière rongée par les vers, comme on l’a dit souvent, mais plutôt l’effet produit par le refroidissement et la dessiccation des corps pâteux, ou la surface gercée qui se remarque, dans la nature, sur certains minéraux. Quelquefois l’architecte, voulant décorer la fontaine d’un jardin, en vint à imiter sur la pierre saillante les dépôts formés par la filtration des eaux dans les grottes naturelles, les congélations pendantes, les stalactites. On en voit un exemple dans la fontaine du Luxembourg, à Paris. Ce palais célèbre, conçu par Jacques (d’autres disent Salomon) de Brosse pour Marie de Médicis, est construit tout en bossages, à l’imitation du style florentin. Sans avoir à étudier ici l’architecture toscane, nous pouvons entrevoir dès à présent que l’appareil en bossage vaut surtout comme faisant contraste, par son aspérité fière, avec la douceur et la tranquillité des parties lisses, et que, s’il devient fatiguant pour les yeux lorsqu’on en use immodérément, il peut introduire une variété de plus dans l’architecture, en rappelant, avec une intention d’ironie, au milieu des raffinements de la ville, la grossièreté primitive des choses rustiques.

Le lecteur a déjà compris qu’à ces diverses manières de combiner les matériaux et de les relier entre eux, s’attachent des sentiments de différente nature. L’isodomum, dans sa régularité parfaite, a une expression grave, d’autant plus grave chez les Grecs qu’ils excellaient à dissimuler les joints de leurs marbres, et savaient rendre ces joints imperceptibles. Si les joints disparaissent, on n’a plus devant soi qu’un grand mur uni ou plutôt qu’une seule pierre immense qui, ne laissant aucune prise au regard, aucun passage à la pensée, produit l’effet d’un corps impénétrable. Si les joints sont visibles, il y a quelque chose de tranquille et comme de fatal dans leur égalité constante, dans leur symétrie inexorable. Et cette impression se vérifie d’une manière frappante par la contre-épreuve. Lorsque la construction présente l’ouvrage pseudisodomum, l’inégalité des assises et la légère modification qui en résulte sont un commencement de distraction pour les yeux. L’unité austère de la construction est rompue ; elle fait place maintenant à une double symétrie. Si l’on passe à la maçonnerie maillée, au reticulatum, on y trouve l’intention évidente d’amuser l’œil par une variété qui touche au caprice : tout caractère sérieux a disparu. L’incertum, au contraire, a quelque chose de farouche dans son irrégularité brute, et il représente, pour ainsi dire, des éléments sauvages, assujettis aux besoins de l’homme civilisé, et enchaînés par la force du ciment mis en relief. Ce sentiment a été admirablement compris par l’architecte de Mazas et par les ingénieurs militaires qui ont construit en incertum la prison des Conseils de guerre, à Paris. Il est impossible de regarder ces âpres murailles sans songer qu’elles cachent une prison dure et un tribunal terrible.

Que si l’on vient aux refends et aux bossages, on est impressionné tout autrement que par l’isodomum du temple grec. La construction en bossage ne peut être imposante que si les matériaux en sont énormes, car au lieu de présenter l’idée d’un infranchissable rempart, elle semble offrir par ses saillies mêmes une invitation à l’assaut. En un instant, l’esprit la mesure et l’escalade. Ici encore, on voit clairement que l’expression d’un appareil dépend de la dimension des matériaux. Telle forme, restant la même, peut devenir gaie en petit, terrible en grand. Si le bossage dépasse la proportion humaine, il manifeste l’idée de la fortification et il la réalise ; s’il est inférieur à cette proportion, c’est une simple métaphore architectonique pour figurer la force là où elle n’est plus. Dans tous les cas, le bossage, en produisant un jeu compliqué de lumières, d’ombres et de reflets, est une simple récréation ménagée à l’œil du spectateur, et à moins de déterminer par ses contours des dimensions colossales qui révèlent une volonté fière, il ne saurait nous procurer cette impression solennelle que font sur nous les murs unis et formidables du pylône égyptien ou du temple grec.

Le plomb, le zinc, l’ardoise étant réservés à la couverture des édifices, nous aurons à en considérer plus tard les effets. Il nous reste maintenant à parler des murailles construites en pans de bois. Celles-là n’appartiennent guère au grand art parce qu’elles manquent de stabilité et ne sont employées le plus souvent, que dans les bâtiments privés ou rustiques. Toutefois la construction en bois est soumise, comme les autres, à ce principe général, qu’il faut mettre en évidence les données essentielles de la construction. On devra donc rendre les assemblages du bois aussi apparents que ceux de la pierre, au moins dans les murs de façade. C’est ainsi que l’ont toujours entendu les architectes provinciaux de l’ancienne France. Il serait contraire à la dignité de l’art et à ses fins de couvrir les bois d’un enduit pour leur donner un faux air de maçonnerie, et encore plus d’y figurer des refends et des bossages pour indiquer l’emploi des pierres de taille là où il n’y a qu’un système de charpente dont les vides sont bouchés par un remplissage de briques ou de petits moellons. C’est à l’architecte de changer en élégance la nécessité qui s’impose à lui, comme ont su le faire les montagnards suisses. Au moyen des sculptures qui peuvent décorer les poteaux et les sablières, c’est-à-dire les pièces verticales et horizontales, au moyen des couleurs, qui seront ici employées fort à propos pour conserver le bois et pour en égayer l’aspect, l’artiste compensera du moins par un agrément pittoresque la légèreté d’une matière qui, ne pouvant garder l’invariabilité de ses angles, ne saurait offrir aux regards la majesté d’une pesanteur inébranlable, ni faire naître l’espérance d’une éternelle durée. « Sans doute, sous le rapport de l’art, dit M. Léonce Reynaud (Traité d’Architecture), un mur en pierres de taille produit, à un certain point de vue, un meilleur effet qu’un pan de bois ; il a quelque chose de plus monumental ; il annonce plus de puissance, il promet plus de durée et un meilleur abri ; et cependant tel est sur notre esprit l’empire du vrai, tel est le charme de la naïveté, que la vue des vieilles maisons bâties en bois par nos pères dans quelques provinces ne nous cause pas moins de plaisir que celle des constructions contemporaines en pierre. On les comparerait volontiers aux fabliaux du moyen âge ou aux gracieuses poésies légères de la Renaissance. Il y a là un genre d’attrait tout particulier que nous demanderions en vain à des compositions plus importantes ou d’un goût plus sévère. »

Ainsi que nous l’a montré l’architecture des Chinois, la construction en charpente est essentiellement gaie parce qu’elle permet de faire prédominer franchement les vides sur les pleins, et qu’elle se prête aux décorations les plus variées. Ces Gaulois dont nous admirions tout à l’heure le naïf bon sens, ils ont employé le bois avec infiniment d’intelligence et de goût. Même à cette époque du moyen âge que notre imagination se représente sous des couleurs sombres, ils ont su introduire un élément de gaieté dans leur architecture familière en faisant servir les grandes portées du bois aux larges ouvertures, comme on en voit tant d’exemples à Saint-Malo, et lorsqu’ils se trouvaient resserrés par les besoins de la défense dans des rues étroites, tortueuses et obscures, ils se procuraient à l’intérieur, au moyen de murailles en vitrage, autant de lumière et autant d’air que nous en avons nous-mêmes dans ces rues spacieuses que nous ouvre et nous aligne maintenant, de toutes parts, une édilité ambitieuse, impatiente et magnifique.

Plus légères encore et plus hardies que la charpente, sans être moins durables, les constructions en fer répondent mieux à certains besoins qu’a enfantés le génie moderne ; elles peuvent, en effet, reposer sur des points d’appui plus espacés, elles bravent les incendies, et il est facile de les préserver de la rouille par un étamage à l’étain ou au zinc dont le procédé s’appelle galvanisation. Mis en œuvre comme élément principal de résistance, comme matière apparente de la construction, le fer en est aujourd’hui à ses débuts. L’art n’a donc pu déterminer encore les lois du beau dans ce genre d’architecture. Il est permis de conjecturer cependant que la solidité et la convenance y joueront un plus grand rôle que la beauté. Sans prétendre à fixer d’avance les formes que l’humanité emploiera dans l’avenir pour exprimer d’autres pensées que les nôtres, on peut croire que l’architecture réservera aux choses positives et aux combinaisons pratiques de l’ingénieur l’usage d’une matière qui nous semble impénétrable à la chaleur des âmes. Déjà nous avons vu la construction en fer produire, au centre de Paris, de brillantes innovations, dans ces Halles aux voûtes élancées, aux parois transparentes, qui laissent respirer et circuler librement des flots de peuple, et qui les abritent en plein air.

Le fer, quand il est forgé, possède sous un moindre volume plus de résistance à la rupture et à l’écrasement que n’en ont les autres matériaux. Il est dans sa nature de se développer toujours en longueur et jamais en largeur. On ne pourra donc établir aucun plein dans un édifice construit tout en fer, et les vides n’en seront remplis que par des vitrages. L’absence des pleins condamnera dès lors ce mode de construction à ne montrer jamais qu’une des faces de l’art et de la vie, et à n’employer qu’un des termes dont se compose l’éloquence de l’architecture… Après tout, qui oserait prévoir quels désirs agiteront les hommes des générations futures ? Peut-être trouvera-t-on à effacer plus tard ce qu’il y a d’ingrat dans ces matériaux métalliques, et ce qu’ils ont d’hostile en apparence aux pensées morales, aux sentiments tendres et intimes. Mais comme le fond de la nature humaine est invariable, la pierre, le marbre, le bois, la terre cuite, demeureront sans aucun doute les éléments préférés de l’archi lecture, tant que les hommes auront à exprimer des idées ondes affections semblables à celles qu’ils ont déjà manifestées dans leurs monuments depuis soixante siècles. Et s’il était permis de prédire que l’esprit et le cœur de l’humanité se transformeront un jour au sein de sociétés nouvelles, les matériaux qui ont servi jusqu’à ce jour à écrire l’histoire monumentale du monde conserveront la poésie qui s’attache aux traditions antiques et aux longs souvenirs, alors même que les nations, répandues sur la terre déboisée, auraient inauguré l’âge de fer[2].

La configuration du sol. Avant d’employer les ressources de la couleur, les arts du dessin produisent leurs effets par le mariage des lignes droites et des lignes courbes ; mais l’architecte surtout, dont les œuvres ont la nature pour cadre et le ciel pour fond, doit faire entrer d’abord dans ses combinaisons les lignes extérieures que lui fournit la situation de son monument. Lorsque la terre est montagneuse et qu’elle présente des courbes variées, on s’attend que l’architecture affectera les lignes droites ; lorsque le spectacle environnant se complique de lignes brisées et se tourmente, l’art est porté aux formes simples, aux contours reposés, aux profils qui se continuent.

Un grand peintre qui a eu au plus haut degré le sentiment de l’architecture, Nicolas Poussin, a toujours l’attention de racheter par des lignes tranquilles le mouvement de la campagne, et de combiner l’invention de ses fabriques avec les données de la nature. Tantôt il coupe par des obélisques, des pyramides ou des fontaines le fond calme de son paysage ; tantôt il suppose au loin un aqueduc romain qui contraste avec l’ondulation des collines et assoit l’horizon. Chez lui, le regard trouve toujours un point d’appui pour joindre les montagnes les plus éloignées ou pour franchir un ravin. Mieux que personne, il a compris que l’architecte, avant de dessiner le plan de son édifice et d’en marquer la place, devait regarder à la configuration du sol, le plus souvent afin de contrarier les aspects naturels, quelquefois au contraire, mais rarement, afin de s’y conformer et d’ajouter encore par ses propres artifices à l’énergie des impressions locales. Sous ce rapport, les voyages sont pour l’architecte un utile enseignement. En parcourant les diverses contrées que l’art a visitées avant lui, il verra comment le génie de l’homme a corrigé ou secondé les effets produits par le caractère du sol, et y a même puisé ses habitudes de construction. Dans tel pays où une grande partie de l’existence se passe sur les fleuves, comme en Chine, il arrive que les ponts, à double bascule, en compas, en poutres empaillées, en barques renversées, en cordes tendues… Dans les pays plats, les monuments s’élèvent davantage, comme pour tenir lieu d’observatoires, et, sans sortir de France, nous pouvons constater que les tours de nos plus hautes cathédrales dominent de vastes plaines à perte de vue. Au nord, dans les pays voilés, bas et monotones, l’architecture remue ses con tours et multiplie ses nuances ; elle détache sur le gris du ciel des toitures déchiquetées

Quand la végétation est absente ou rare, l’architecte y supplée, autant qu’il peut, par les ressources de la ligne et de la couleur. Par exemple, le voyageur qui regarde Venise du haut d’un campanile s’explique aussitôt l’architecture vénitienne. Sur le sol ingrat qu’ils ont disputé aux lagunes, les Vénitiens ont voulu compenser, par les décorations architectoniques, la stérilité morne d’une patrie sans arbres, sans prairies et sans fleurs. De là les innombrables édifices qui appellent et occupent sans cesse le regard. De tous côtés se dressent des clochers rouges, des tours roses, des flèches élégantes, tantôt quadrangulaires, tantôt coniques. Ici, c’est une basilique avec cinq coupoles qui paraissent lamées d’argent ; là, c’est un dôme aux côtes rugueuses, aux enroulements de pierre, qui passe par tous les effets de la lumière et de l’ombre, de l’aurore au couchant. Plus loin c’est une église qui se termine par une calotte de cuivre, puis une autre qui est flanquée d’aiguilles légères. Çà et là, sur l’étendue des lagunes, flottent des monuments qui forment comme des îles d’architecture. Tel bureau de douane s’annonce par une énorme boule d’or ; telle façade est toute décorée de mosaïques ; telle autre se hérisse de statues, ou bien se colore de revêtements magnifiques et enchante l’œil par les tons caressants des plus riches marbres, le vert de mer, le jaune antique, la brocatelle de Vérone, le bleu turquin, la brèche rose. Ensuite se déroule une rangée de palais arabes aux devantures découpées en dentelles, qui laissent entrevoir des perspectives profondes et qui réunissent le charme du mystère à la gaieté d’une façade percée à jour… C’est à Venise surtout qu’il faut aller pourvoir comment l’architecture subit l’influence du sol qui lui sert de base, soit qu’elle en cache la tristesse, soit qu’elle en achève et en couronne la beauté.


  1. Tous les habitants de Paris et tous les voyageurs qui y sont venus connaissent la grande arche construite en béton par les frères Coignet, à Saint-Denis, et formant un pont d’une seule pierre.
  2. Dans un livre que nous avons publié naguère touchant l’Exposition universelle, le lecteur trouvera sur l’architecture en fer d’autres observations, et quelques aperçus qui seront peut-être de nature à l’intéresser. V. les Beaux-Arts à l’Exposition universelle de 1878. Paris, Renouard, 1878.